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Article de revue

Facebook, machine de la visagéité et de l’amitié posthumaniste

Pages 75 à 80

Notes

  • [*]
    Doctorant en philosophie à Paris-Sorbonne.
  • [1]
    G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1972, p. 273.
  • [2]
    S. Turkle, Life on Screen, Identity in the Age of Internet, New York, Simon and Schuster paperbacks, 1995, p. 258-262.
  • [3]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, coll. « critique », 2001, p. 205-234.
  • [4]
    P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain suivi de La domestication de l’être, Paris, Fayard, coll. « Mille et une nuits », 2010.
  • [5]
    A. Dalsuet, T’es sur Facebook ? Qu’est-ce que les réseaux sociaux changent à l’amitié ?, Paris, Flammarion, coll. « Antidote », 2013, p. 5.
  • [6]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 207.
  • [7]
    Ibid., p. 208.
  • [8]
    Ibid., p. 209.
  • [9]
    Ibid., p. 214.
  • [10]
    Sous la direction de M. Benedikt, Cyberspace, First Steps, Cambridge Massachusetts, The mit Press, 1991, p. 2.
  • [11]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 219.
  • [12]
    Ibid., p. 217.
  • [13]
    Ibid., p. 221.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    P. Breton, L’utopie de la communication, le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/ poche », 2011, p. 54-56.
  • [16]
    A. Dalsuet, op. cit., p. 27.
  • [17]
    N. Wiener, Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, Massachusetts, The mit Press, 1965, p. 11.
  • [18]
    P. Sloterdijk, op. cit., p. 38.
  • [19]
    F. Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1994, § 17, p. 61.
  • [20]
    N. Wiener, op. cit., p. 12.
  • [21]
    A. Dalsuet, op. cit., p. 59.

1La présente étude traite du dispositif machinique établi par le média social qui compte aujourd’hui plus d’un milliard d’adhérents, Facebook. Nous pensons que ce média n’est pas un simple moyen dont disposent les utilisateurs pour communiquer avec leurs amis, mais qu’il s’agit davantage d’une machine qui dispose de ses utilisateurs en produisant des visages (face) et de l’amitié posthumaniste, c’est-à-dire une amitié post-littéraire qui convertit la lettre et le livre (book) des humanistes en machines sociales de production de l’amitié. Il nous semble intéressant d’appréhender ce rhizome de l’amitié sous l’angle de la machine productive.

2De fait, il nous est apparu plus judicieux de concevoir Facebook comme condition de possibilité (ou actualisation) du visage et de l’amitié que comme un moyen véhiculant des visages et des amitiés préexistantes. Car il est évident que Facebook est avant tout une machine de production « virtuelle », au sens deleuzien du terme, à savoir qui ne s’oppose pas à la réalité mais qui plutôt a pour principe l’actualisation par la différence, la divergence ou la différenciation [1]. Pour Deleuze, le virtuel se trouve derrière l’actuel et le structure, il est pour ainsi dire une condition de possibilité de l’actualité s’établissant par la différenciation. Le virtuel est la source du multiple qui reste derrière l’actuel même et après l’actualisation, c’est-à-dire qui ne s’épuise pas dans l’actuel mais se trouve toujours réactualisé. Il est intéressant de voir que le terme d’actualisation est aujourd’hui une sorte d’ubiquité de l’information sur Internet et que Facebook, dans son principe de production des visages et des amitiés, est lui même tenu par l’actualisation et donc par la multiplicité. Cette multiplicité qui est peut-être synonyme d’une crise de l’identité apportée par Internet et la création de ce nouveau chez-soi, le « home page[2] », nous invite à penser Facebook comme une machine productive.

3Nous nous demanderons donc comment s’organise cette production du visage et de l’amitié sur Facebook et plus généralement si l’actualisation perpétuelle de la multiplicité de visages et d’amitiés ne constitue pas une stigmergie du social, qui devient, par cela même, plus facilement traçable, en définissant une nouvelle forme de surveillance du corps décodé par la multiplicité du virtuel et recodé dans le visage et l’amitié. Pour ce faire, nous pensons non pas simplement nous atteler à la tâche exhaustive d’une définition du visage et de l’amitié, mais peut-être davantage à mettre en évidence comment ces deux attributs de Facebook sont produits sui generis. Nous aborderons donc la production du visage sur Facebook en nous basant sur l’étude de Deleuze et Guattari de la visagéité [3], que nous conjuguerons avec l’idée de la production d’une amitié posthumaniste en parallèle du propos de Sloterdijk [4]. Ceci nous amènera à nous demander si ce nouveau mécanisme de production n’institue pas une nouvelle forme de surveillance, non plus fondée par une organisation verticale du pouvoir mais par l’organisation horizontale du réseau.

La machine de la visagéité et la production sémiotique du visage

4Facebook, le projet de Mark Zuckerberg, avait, comme le note Anne Dalsuet, pour nom premier « The Facebook, le trombinoscope [5] ». Il s’agissait en effet d’un trombinoscope permettant aux étudiants de Harvard de mettre leurs informations personnelles (âge, nom, activité, etc.) sur le réseau intranet et à partir de cela d’échanger des informations avec les autres personnes inscrites sur le réseau. Mais le plus important, c’est que le site se propose d’entrée de jeu comme trombinoscope, c’est-à-dire que dès l’origine, il s’intéresse au visage (face) comme manifestation de soi dans le réseau. Toutefois, il y avait déjà, avant Facebook, un bon nombre de sites permettant de discuter on line avec des amis sous le masque d’une photo ou d’un avatar, tel msn Messenger. Mais ce qui fait la spécificité de Facebook, c’est son aspect virtuel, c’est-à-dire la multiplicité qui s’établit par l’actualisation. Facebook ne met pas simplement en réseau des avatars, des masques fixes, il produit en permanence du visage dans la multiplicité de l’actualité. Facebook est une machine produisant une visagéification par un mécanisme de coupure de flux. En effet, en septembre 2006, Mark Zuckerberg ajoute cette fonctionnalité nouvelle qui fait l’essence de Facebook et le différencie de tous les autres réseaux sociaux, le « fil d’actualité ». Le fil d’actualité crée de la multiplicité, de la divergence et enrichit le paysage numérique d’un processus continu d’actualisation. Son principe est simple, il s’agit d’une page web fluctuant en fonction de notifications, d’événements, de photos et d’informations postés et commentés par ceux que le réseau appelle nos « amis ». Cela établit et classifie une sorte de flux d’actualité dans la relation virtuelle avec nos « amis ». Il semble que ce soit là la grande innovation de Facebook ainsi que sa source de développement. Récemment, le 9 avril 2012, le site de Zuckerberg a fait l’acquisition de Instagram, une application disponible sur tous les types de Smartphone permettant de poster une photo prise directement sur Facebook. L’actualisation photographique absolutise ainsi peu à peu la production du visage de nos « amis » et de nous-même.

5La machine Facebook semble tendre à une plus grande production du visage dans le paysage numérique. Notre profil, qui se multiplie au fil du temps, peut dès lors être suivi tout au long de son processus de visagéification. Deleuze et Guattari, qui étudient dans leur ouvrage Mille plateaux ce qu’ils nomment – et que nous avons repris ici – « visagéité », nous apportent une compréhension précise de la production du visage, qui étrangement s’apparente en tout point avec Facebook. En effet, ils définissent ce qu’ils nomment « la machine abstraite de la visagéité » comme une machine produisant le visage en donnant « au signifiant son mur blanc, à la subjectivité son trou noir [6] ». Sur Facebook, nous avons notre « mur blanc », sur lequel on émet des signes au sein d’un cadre défini, et notre « trou noir », cette pluridimensionnalité apportée par la caméra, le troisième œil, notre subjectivité et l’intersubjectivité qui inscrit dans le silence des données l’actualisation de nous-même et de nos amis. En cela, il nous a paru que Facebook n’était pas un simple média qui modifiait une réalité déjà présente. C’est avant tout une machine virtuelle produisant des visages et de l’amitié entre visages multiples. Deleuze et Guattari accentuent leur analyse de la visagéité en différenciant le visage du corps. Ils écrivent à ce sujet : « Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose que l’on appellera le Visage [7]. » Le visage (face) est avant tout ancré dans un processus de décorporalisation ou de décodage du corps. Le corps doit disparaître pour laisser place au visage inscrit sur le dispositif mur blanc-trou noir. Et c’est le corps tout entier qui doit être décodé puis surcodé pour faire visage. « La main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse, la jambe et le pied seront visagéifiés [8]. » En cela, Facebook produit du visage par un surcodage du corps dans un espace virtuel. Nous nous y démembrons pour mieux nous y reconstituer sous la forme du visage. Notre manifestation, notre apparence au sein de ce réseau n’est que visage. Nous n’y apparaissons pas sous la forme du masque ou de l’avatar, car nous nous actualisons dans Facebook par un processus de décodage et de surcodage continu. En fait, Facebook déterritorialise le corps pour en faire un visage dans la signifiance du mur blanc et la subjectivité du trou noir.

Inscription du visage dans le paysage numérique

6Deleuze et Guattari pensent que la reterritorialisation du visage ne s’établit qu’en lien avec un paysage, c’est-à-dire que le paysage se connecte à la machine abstraite de la visagéité afin de la reterritorialiser. Autrement dit, le visage se stabilise dans un espace strié, un territoire, le paysage. « La main, le sein se reterritorialisent sur le visage, dans le paysage : ils sont visagéifiés en même temps que paysagéifiés [9]. » Sur Facebook, il n’en va pas autrement, nous sommes d’une certaine manière reterritorialisés, donc stabilisés dans un espace strié, qui n’est autre que le paysage numérique ou cyberespace que Michael Benedikt définit comme étant « une géographie mentale commune […] un territoire essaimé de données et de mensonges […] avec un million de voix et deux millions d’yeux dans un silencieux et invisible concert d’enquêtes, de décisions, de rêves partagés et de simples contemplations [10] ».

7Ce paysage, ce territoire, cet espace strié que nous nommons le cyberespace est sans doute le lieu par excellence où le surcodage prend forme et informe par la sémiotique du virtuel. En ce qui concerne Facebook, ce surcodage fait apparaître le visage. En effet, Facebook est un territoire virtuel, un système qui quadrille l’espace dans une géométrie binaire, celle du signifiant et de la subjectivité. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari : « Il faut déjà que le système trou noir-mur blanc quadrille tout l’espace, dessine ses arborescences ou ses dichotomies, pour que le signifiant et la subjectivité puissent seulement rendre concevable la possibilité des leurs [11]. » Autrement dit, la structure de Facebook qui s’établit entre le mur blanc et le trou noir est programmée, structurée par une arborescence permettant à l’utilisateur de progresser au travers du système en élaborant lui-même une arborescence au travers du dispositif trou noir-mur blanc. Nous construisons à partir de cette structure notre visage et participons au système par le lien à des amis. On le voit bien, il suffit de se rendre sur le site pour le constater : chacun a une arborescence par sa filiation à des amis qui se lie à celle de leurs amis ; en cela, Facebook constitue un système de l’amitié par le visage.

8Il est intéressant de remarquer que Deleuze et Guattari sont critiques à l’égard de cette visagéité qui, d’une part, pour eux est inhumaine et, d’autre part, constitue un agencement politique disciplinaire. Le visage pour Deleuze et Guattari est inhumain et n’est même pas animal, car il défait la corporéité de son agencement. Le devenir animal du corps défini par le milieu et agencé par celui-ci se défait à mesure que se constitue le visage. Lorsque le visage apparaît, le corps se désapproprie de son agencement, de son territoire, il est décodé et surcodé dans un paysage. Cette perte de l’humanité et de l’animalité est une perte d’agencement par rapport au milieu, en cela la visagéification déterritorialise le corps. Par cette déterritorialisation, nous nous défaisons des strates organiques et nous recomposons dans la norme du visage. Car le visage est normatif, comme ils en conviennent : « La machine abstraite de visagéité prend un rôle de réponse sélective ou de choix : un visage concret étant donné, la machine juge s’il passe ou ne passe pas, s’il va ou ne va pas, d’après les unités de visages élémentaires [12]. » Il est évident que sur Facebook, il y a une sorte de normativité du visage, nous ne pouvons pas apparaître de n’importe quelle manière, il y a un bon nombre de critères de bienséance à remplir afin de ne pas voir notre profil supprimé. De plus, ce dernier est soumis au regard incessant de nos « amis », qui d’une certaine manière participent aussi de cette normativité du visage. Il est possible par exemple d’aimer (like) un profil, des photos, etc. ou bien de les signaler à l’administrateur Facebook pour divers motifs, tel le harcèlement. Mais au-delà de cela se développent des agencements de pouvoir qui, comme le notent Deleuze et Guattari, « imposent la signifiance et la subjectivation [13] ». De fait, ces deux instances limitent le corps ou plutôt le désapproprient de lui-même en le faisant visage. Par la réduction de notre identité au visage, nous déconstruisons le corps pour façonner un nouvel agencement de strates de signifiance et de subjectivation. Cet agencement est avant tout un agencement de pouvoir qui strie l’ensemble sémiotique des manifestations de notre subjectivité au travers d’un paysage virtuel. « Il s’agit d’une abolition concertée du corps et des coordonnées corporelles par lesquelles passaient les sémiotiques polyvoques et multidimensionnelles. On disciplinera les corps, on défera la corporéité, on fera la chasse aux devenirs animaux, on poussera la déterritorialisation jusqu’à un nouveau seuil, puisqu’on sautera des strates organiques aux strates de signifiance et de subjectivation [14]. »

9L’on comprend bien dès lors que la voix polyvoque et multidimensionnelle se désagrège du corps pour être surcodée dans un dispositif de traitement de l’information qui nous réduit au visage, et sur Facebook cette réduction s’établit par notre actualisation dans le réseau. La voix n’est plus organique, elle devient organisée par une sémiotique informatique. Facebook, d’une certaine manière, fait de nous ce que Philippe Breton appelle l’« Homo communicans [15] », qu’il définit comme étant un être dont l’intériorité est tout extérieure, c’est-à-dire dont la subjectivité est constamment définie par un environnement informationnel, entre input et output. C’est peut-être bien là le nouveau type d’humanité que constitue Facebook, une humanité visagéifiée qui se trouve réduite dans l’expression de sa subjectivité au travers d’un processus informationnel abolissant le corps de la communication. Il est intéressant de voir que cette machine de la visagéité qu’est Facebook est définie par un agencement de pouvoir. En somme, il semblerait que Facebook soit politique. Du moins dans sa production de visage.

10Il s’agit donc maintenant de voir comment cette production de visage fait système par l’amitié et sans doute davantage quel type d’amitié elle entend produire. Car cette machine de la visagéité est également et surtout une machine de l’amitié. D’ailleurs, c’est avant tout comme cela que l’on présente Facebook : sur la page d’accueil du site, l’on peut lire « Facebook vous permet de rester en contact avec les personnes qui comptent dans votre vie ». Le contact amical qui se défait du tact corporel élabore une production de l’amitié et semble appeler à une nouvelle définition de l’ami devenu contact.

Le système de l’amitié posthumaniste

11Il semblerait qu’avec Facebook les conditions de communication entre amis que sont l’espace et le temps soient totalement modifiées. De fait, comme l’écrit Anne Dalsuet, avec Facebook s’établit « une quête de la proximité [16] ». Nous sommes éloignés de nos amis mais il semble qu’en même temps nous tendions par l’espace virtuel de Facebook à nous en rapprocher au travers de l’actualisation et de la possibilité de discussion en ligne. Le cyberespace déterritorialise les territoires, les frontières de la géographie planétaire, pour reterritorialiser les visages dans un même espace de signifiance et de subjectivité. La temporalité du virtuel s’actualisant en permanence établit une certaine continuité dans le lien amical. Nous sommes d’ores et déjà définis par le temps des autoroutes de la communication. La vitesse du haut débit intensifie le flux d’actualité et développe une certaine forme de compulsion. Nous établissons le contact à la vitesse de la fibre optique et nous nous connectons avec une simplicité déconcertante, à tel point que rester en ligne devient une habitude. Les conditions du contact entre amis sont changées, nous sommes passés à l’amitié posthumaniste. Le livre, la lettre et leur lenteur anémique ne sont plus de ce monde, il ne subsiste dès lors plus que le réseau. Facebook change le rapport à l’ami mais bien plus encore, il est une machine de production de l’amitié, comme nous le mentionnions, Facebook fait système à partir de l’arborescence de l’amitié. Il y a en somme une sorte de rhizome de l’amitié s’établissant sur plusieurs plateaux et tendant à l’extension de l’espace et du temps Facebook. Il semblerait que les relations humaines, telles que l’amitié, soient devenues posthumaines en ce sens qu’elles rompent définitivement avec la conception humaniste de l’animal rationnel ; avec l’apparition de la cybernétique, nous sommes devenus des machines rationnelles organisées en réseau d’amis.

12Norbert Wiener, le père de la cybernétique, la science « du contrôle et de la communication [17] », est à l’origine non seulement du développement des technologies d’information et de communication contemporaines, mais aussi et surtout d’une transvaluation ontologique qui fit de l’homme une machine communicante, l’homo communicans. En effet, pour Norbert Wiener l’homme comme la machine sont tous deux régulés par un système de boucle rétroactive (feedback) générant un système automatique d’information et de communication. Le cerveau humain, tout comme la machine, se résume par le traitement d’information. Ce nouveau paradigme de la communication est à notre sens ce qui constitue le posthumanisme. Celui-ci est une rupture avec l’humanisme qui définissait l’homme comme un animal raisonnable. Il génère cette amitié entre visages connectés en défaisant le lien corporel et animal. Sloterdijk, commentant la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, apporte à cette idée un éclaircissement remarquable. De fait, il ose penser l’hominisation en termes de domestication technique. Selon lui, l’homme est contraint de domestiquer son monde et lui même, car il est un être prématuré défini par la néoténie et l’échec de son devenir animal [18]. On retrouve ici ce que disaient Deleuze et Guattari : l’homme a échoué dans son devenir animal, il s’est fait visage pour se défaire d’un milieu. Notre tendance technique provient d’un échec vis-à-vis du devenir animal. Nous n’avons pas réussi à nous adapter au milieu naturel et avons donc adapté la nature. La nature est devenue une maison et nous des animaux domestiques. Seulement, avec la déterritorialisation Facebook, il semble que nous soyons devenus plus que cela, non plus des animaux domestiques mais des visages en réseau. Nous sommes devenus des machines à produire de l’arborescence pour étendre le système de l’amitié.

Le meilleur des mondes

13Pour reprendre le titre de la conférence de Sloterdijk, Facebook est un nouveau parc humain avec des règles propres. Nous sommes devenus peer-to-peer, un maillon de la chaîne communicationnelle s’établissant dans la communauté de l’amitié Facebook. L’ami, ce visage pris dans la toile de l’araignée métaphysique [19], semble constituer sur mon « home page » une sorte de convivialité domestique qui me lie ad infinitum à l’ensemble du système généré par la boucle des amis de mes amis, etc. En sorte que ce qui me semble personnel, proche, familier, convivial n’est en fait qu’un maillon d’une chaîne infinie dans laquelle je ne suis qu’une boucle monadique. Par ailleurs, il est intéressant de se rappeler que Leibniz lui-même est à la source de cet idéal de communication sémiotique avec le calculus ratiocinator, dont Wiener reconnaît l’héritage [20].

14D’une certaine manière, l’on pourrait dire que nous sommes liés à la monadologie Facebook. Et il est évident qu’à l’instar du Dieu leibnizien, les administrateurs de Facebook disposent de l’omniscience. L’ensemble de mes données est à disposition des administrateurs qui organisent le meilleur des mondes possible. En effet, il y a quelque chose de troublant dans ce système de l’amitié, que l’on peut assez aisément remarquer avec ce que Anne Dalsuet appelle « l’idéologie normative » de Facebook [21]. Il s’agit du « like », qui permet de se manifester auprès de nos amis. Mais ce qui est étrange dans ce dispositif, c’est que l’on ne peut pas ne pas aimer, il n’y a pas de fonction « hate ». En fait, il semblerait que Facebook s’élabore dans un système de l’amitié triviale et positive. Nos amis nous confortent dans nos actualisations.

15Toutefois, cela cache vraisemblablement quelque chose de plus sournois. En effet, il semblerait que ceci permette d’établir une traçabilité plus simple de nos actualisations. En ce sens, l’amitié sur Facebook définit des comportements stigmergiques. Notre amitié laisse des traces et l’ensemble de la communauté Facebook agit dans la même dynamique d’actualisation. Ce qui peut s’expliquer par la conjecture de Von Foerster. L’idée de Von Foerster est que plus les actions seront triviales, plus il sera facile de faire apparaître le comportement de la totalité du système. Il semble que le système de l’amitié sur Facebook réponde à cette dynamique. Le marketing et la publicité se trament au sein de Facebook. Il est intéressant d’ailleurs de remarquer que Facebook établit une sorte de système de recommandation dans la barre de droite en fonction de nos amis et de nos activités. Nous sommes soumis dès lors, de par l’organisation horizontale du réseau, à un nouveau type de surveillance molle où chacun est quelque peu tributaire d’un suivi de ses actualisations. La production du visage et de l’amitié qui peut paraître à première vue ludique et sympathique établit une sorte de pouvoir latent qui se joue de la transparence des profils pour administrer un système traçable dans lequel chacun est réduit à l’ensemble d’informations le constituant. L’amitié sur Facebook est avant tout constitutive de ce système et ne change absolument rien au lien amical à l’état brut. Sur Facebook, nous ne trouvons que ce que nous y mettons, mais une fois dans le système, nous acceptons l’administration de notre visage et de notre amitié, ce qui laisse à penser une forme accrue du contrôle de notre intimité.

Conclusion

16Facebook, en tant que machine produisant du visage et de l’amitié, nous apparaît dès lors sous les traits de la discipline et de la surveillance. Le corps visagéifié est défini au travers d’un paysage normatif qui limite son champ d’action et d’expérience à la signifiance et à la subjectivité, c’est-à-dire à une boucle informationnelle entre un input et un output. D’une certaine manière, le visage (face) constitue le devenir informationnel de notre corporéité et de nous-même dans le cyberespace. Se faire visage n’est pas anodin, on le voit, tout visage n’est autre qu’un corps limité. C’est un corps que l’on a prélevé du milieu puis recodé dans un espace strié où chacune des actions est définie à l’avance par une architecture. La visagéification destitue les corps de l’agencement possible-réel pour produire du visage sous l’agencement du virtuel-actuel. Il y a, semble-t-il, une sorte de modification qui n’est plus dès lors action du corps mais actualisation par la signifiance et la subjectivité du dispositif trou noir-mur blanc qu’est le visage.

17Facebook, en cela, discipline le corps en l’arrachant à son milieu et à son devenir animal afin de le limiter sous les traits du visage, par la signifiance et la subjectivité on line. Sur Facebook, nous ne nous manifestons plus de manière objective au travers de l’action, mais de manière subjective par la signifiance. Ceci permet d’établir une amitié entre visages qui fait système. Ce système de l’amitié basé sur un processus de sémiotique définit les fonctionnalités du visage, établit une stigmergie du réseau dans lequel la traçabilité des manifestations est continue. Par là, la surveillance semble se manifester par l’amitié faisant système. Si bien que, pour conclure, nous dirons que le système Facebook est avant tout une nouvelle manière de discipliner les corps par la production du visage et la surveillance de nos comportements stigmergiques.


Date de mise en ligne : 08/04/2015.

https://doi.org/10.3917/jfp.041.0075

Notes

  • [*]
    Doctorant en philosophie à Paris-Sorbonne.
  • [1]
    G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1972, p. 273.
  • [2]
    S. Turkle, Life on Screen, Identity in the Age of Internet, New York, Simon and Schuster paperbacks, 1995, p. 258-262.
  • [3]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, coll. « critique », 2001, p. 205-234.
  • [4]
    P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain suivi de La domestication de l’être, Paris, Fayard, coll. « Mille et une nuits », 2010.
  • [5]
    A. Dalsuet, T’es sur Facebook ? Qu’est-ce que les réseaux sociaux changent à l’amitié ?, Paris, Flammarion, coll. « Antidote », 2013, p. 5.
  • [6]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 207.
  • [7]
    Ibid., p. 208.
  • [8]
    Ibid., p. 209.
  • [9]
    Ibid., p. 214.
  • [10]
    Sous la direction de M. Benedikt, Cyberspace, First Steps, Cambridge Massachusetts, The mit Press, 1991, p. 2.
  • [11]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 219.
  • [12]
    Ibid., p. 217.
  • [13]
    Ibid., p. 221.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    P. Breton, L’utopie de la communication, le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/ poche », 2011, p. 54-56.
  • [16]
    A. Dalsuet, op. cit., p. 27.
  • [17]
    N. Wiener, Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, Massachusetts, The mit Press, 1965, p. 11.
  • [18]
    P. Sloterdijk, op. cit., p. 38.
  • [19]
    F. Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1994, § 17, p. 61.
  • [20]
    N. Wiener, op. cit., p. 12.
  • [21]
    A. Dalsuet, op. cit., p. 59.
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