Préambule
1J’ai donné immédiatement mon accord à Thierry Jean quand il m’a sollicité pour commenter « la loi du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins en psychiatrie ». Il a pourtant fallu plusieurs relances amicales de sa part pour me contraindre à écrire ces quelques lignes. Ce n’est pas le signe d’une attitude démissionnaire de ma part. Au moment de la préparation de la loi, j’ai réagi [1]. Après son adoption, j’ai récidivé en compagnie de Gilles Vidon [2]. De nombreuses analyses, souvent très fines, ont été produites par nos instances syndicales. Elles ne nous ont pas empêchés de réagir en ordre dispersé. C’est l’une des sources de notre sentiment d’inanité et de notre vécu d’impuissance, comme si le rouleau compresseur était inexorablement en marche, quoi que nous fassions. La loi est là : certains estiment qu’il convient de s’y soumettre, puisque c’est la loi ; d’autres de la contourner ; d’autres enfin de la boycotter. Ici et là, en fonction de la géographie, de l’histoire locale, de la distance entre l’hôpital et le tribunal, de l’exigence surmoïque du chef de service ou de sa capacité de résistance, l’application en est diverse. Beaucoup ne placent leur espoir que dans un changement politique prochain. D’autres, résignés, n’y croient même plus. Alors, à quoi bon ? Je me rends compte que ma procrastination est directement liée à ma honte : honte que nous en soyons collectivement arrivés là ; honte de ce dévoiement de la psychiatrie ; honte du piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermer. Certes, beaucoup d’entre nous ont combattu, mais le fait est là : le pouvoir politique a imposé un nouveau contrat social entre la psychiatrie publique et le pays. Dès lors, pourquoi écrire pour dénoncer ce que tant d’autres ont en vain si bien analysé et critiqué ? Le livre de Denis Salas, La justice dévoyée, critique des utopies sécuritaires [3], m’a aidé à sortir d’une certaine attente résignée. Il nous exhorte à analyser de façon urgente l’utopie sécuritaire.
2Tel est bien le subterfuge, pour ne pas dire l’escroquerie : promettre au pays une société sans meurtre ou sans « folie criminelle », c’est organiser la justice et la psychiatrie sur ces fondements imaginaires ; c’est entrer dans une course folle ou, de retour du réel en retour du réel, ce que j’appelle « l’état pervers » s’acharnera à chaque fois un peu plus, au petit malheur la malchance, sur un juge ou un psychiatre boucs émissaires. Nous savons que les institutions n’y survivront pas et qu’au fur et à mesure de leur décomposition, c’est nous qui serons désignés à la vindicte publique. C’est la logique de « l’état pervers » qui se retourne contre ses propres serviteurs faute d’avoir à assumer les conséquences électorales de sa démagogie. Il convient de retourner le compliment à ceux qui fustigent les « utopistes naïfs droit-de-l’hommistes » ou qui les qualifient de sympathiques humanistes ignorant la dureté du réel. C’est leur utopie qui ne marche pas. Le paradigme sécuritaire ne peut pas être le fondement du soin d’un million et demi d’usagers de la psychiatrie publique. C’est placer l’irrationnel, le fantasme et la peur au cœur des dispositifs. C’est inefficace, contre-productif et dangereux.
3Pour reprendre à notre compte l’heureuse formule de Denis Salas, la psychiatrie a été captée dans un schéma narratif qui lui est étranger. Ce schéma narratif est imparable au regard de l’émotion collective. Il est irrationnel et contre-productif au regard d’une politique de santé publique. Il nous faudra bien en sortir. Vite.
Loi de 1838 et loi de 1990
4Le système français était original. Il a duré près de deux siècles. Il était centré sur le rôle du préfet, autorité administrative. Les recours judiciaires possibles permettaient d’équilibrer les nécessités du soin et la protection des libertés. Il convient cependant d’avoir l’honnêteté de dire que la fluidité et l’efficacité de son application étaient directement liées à un rapport de confiance entre l’autorité administrative et le corps des psychiatres des hôpitaux. Le préfet entérinait l’immense majorité de nos avis et ne sollicitait de garanties supplémentaires ou d’avis expertal que dans un très petit nombre de cas. Donc, relation de confiance. Elle a basculé dans une défiance de principe, au cœur des rapports de l’autorité administrative et de la psychiatrie publique réputée inconséquente. À partir du moment où Nicolas Sarkozy, fidèle à son système de caporalisation, a personnellement imputé par avance au préfet les troubles qui pourraient survenir du fait d’un malade dans son ressort, le système français était condamné. Nos discussions sur les mérites respectifs du placement administratif avec possibilité de recours judiciaire et de la judiciarisation des placements devenaient caduques. La voie était désormais ouverte à la judiciarisation. Les préfets, menacés dans leur parcours de carrière, ont renforcé les verrouillages. L’homéostasie était rompue. On a même vu des préfets refuser l’application de l’article D398 du Code de procédure pénale et l’application de la mesure d’hospitalisation d’office de détenus, au nom du risque d’évasion encouru (c’est-à-dire de fugue depuis le lieu de soins). Exit le système français. C’est pourtant son renforcement et son dévoiement qui ont été voulus par le pouvoir politique.
Le discours d’Antony, esprit de la loi
5La loi de 2011 est le bébé monstrueux du discours d’Antony du 2 décembre 2008. Pourquoi ce trop fameux discours nous fut-il si traumatique ? Tout simplement parce que Nicolas Sarkozy nous faisait la leçon, critiquait nos idéaux, ignorait notre histoire prestigieuse, moquait notre prétendu laxisme coupable au nom d’un réalisme supposé, mais surtout parce qu’il plaçait « l’utopie sécuritaire » au cœur du contrat social liant le pays à sa psychiatrie. Cette utopie sécuritaire venait prendre la place de ce qui a constitué notre mythe fondateur depuis Pinel « délivrant l’aliéné de ses chaînes ». Bien sûr, nous savons depuis les travaux de Gladys Swain et Jacques Postel que l’imagerie est mythique avant d’être historique. Bien sûr, il convient de l’interpréter comme une métaphore : il s’agit des chaînes psychiques qui aliènent la liberté de nos patients. Bien sûr, il peut nous arriver d’isoler, d’enfermer, voire d’attacher dans des moments d’extrême agitation, mais c’est toujours dans la visée d’une libération des chaînes, d’un retour à une vie psychique plus supportable.
6Expert depuis vingt-cinq ans, m’étant intéressé aux passages à l’acte criminels, aux séries criminelles, je sais ce qu’est le cauchemar psychotique et je n’en minimise pas la portée. Mais il convient de lui donner sa place, qui ne saurait concerner l’immense majorité de nos patients. C’est d’ailleurs une insulte à notre profession que de prétendre qu’elle néglige les risques de violence psychotique. Psychiatre de secteur depuis trente-quatre ans, je sais par expérience que chaque synthèse d’équipe est l’occasion de partager les inquiétudes, d’analyser les situations préoccupantes, de réfléchir ensemble sur les signalements, de co-élaborer et de prendre les dispositions qui en découlent. Le souci sécuritaire fait partie intégrante de notre pratique. Il implique une disponibilité multiloculaire et différenciée d’équipes suffisamment étoffées, formées, encadrées. C’est ce dispositif, quand il est performant, qui assure au mieux la sécurité de nos patients, de leurs proches et de la société. C’est l’inverse de « l’utopie sécuritaire », système d’imputation, de couverture à soi, de « jet de la patate chaude » sur le voisin, avec un arrière-fond de désorganisation globale du système de soin. C’est ce paradigme sécuritaire qui constitue une nouvelle utopie. Il n’est plus question de délivrer l’aliéné de ses entraves mais les nouveaux symboles de la psychiatrie sont les chambres d’isolement, les bracelets électroniques, les systèmes d’alarme, les dispositifs de surveillance… Nouvelle psychiatrie, nouveau paradigme. Il faut avoir le courage de lire jusqu’au bout le rapport de l’igas (Inspection générale des Affaires sociales) publié le jour même du vote de la loi par les députés, dénonçant les dysfonctionnements sécuritaires dans les hôpitaux psychiatriques, pour mesurer jusqu’à quel degré d’ignorance et de prétention peuvent aller ceux qui nous font la leçon. C’est sur le ton du paternalisme agacé qu’ils fustigent l’inconséquence des psychiatres de service public.
7Toujours dans le droit fil du discours d’Antony, nous avons traversé une période terrible au cours de laquelle la stigmatisation médiatique des malades mentaux s’est exprimée ouvertement, de schizophrène évadé en « malade ayant à nouveau tué ». Les reportages sur les umd (Unités pour malades difficiles) se sont multipliés, donnant du soin en psychiatrie l’image d’une branche du karaté.
Le rôle du conseil constitutionnel et le vote de la loi
8On connaît la suite : débats houleux, langue de bois, avis critiques de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, réserves du médiateur des lieux de privation de liberté, démission de la présidente de la Commission des Affaires sociales du Sénat, une dangereuse… centriste, députés ump qui font l’aveu de voter à reculons sur l’injonction du « président des réformes »… La loi, sécuritaire, dans son esprit, sera quelque peu amendée mais surtout contrebalancée par la judiciarisation partielle exigée par le Conseil constitutionnel. C’est là que nous avons été piégés une seconde fois : certes, le Conseil constitutionnel a sauvé l’honneur, et j’ai dit d’emblée que le système administratif était de fait définitivement condamné. Mais quelle précipitation ! Quelle impréparation ! Réponse du berger à la bergère, équilibrage de la balance, lutte entre sarkozystes et chiraquiens, souci légitime de protection des libertés… l’histoire fera la part des choses, mais le fait est : l’entrée dans la judiciarisation a été manquée. Je suis frappé par la position de certains collègues dont la logique pourrait ainsi être résumée : la judiciarisation des soins sans consentement est un bien. Il faut donc l’accepter telle quelle. Comme si était inévitable le honteux déplacement des malades hospitalisés depuis moins de quinze jours, par définition déstabilisés ; comme si était logique la systématisation du contrôle de toutes les hospitalisations à leur début. Comme si allait de soi que le juge contrôle la contrainte à l’hôpital et non dans la cité. Les Cours d’appel ont réagi comme elles ont pu et certaines, au nom du manque de moyens ou d’un principe de dignité de l’audience, ont imposé le déplacement des malades et des soignants vers le tribunal. Que dire au malade qui demande ce qu’il a fait pour qu’on le conduise au tribunal en audience publique ? Que dire au mélancolique qui y voit la confirmation de sa faute inexcusable ? Que dire au persécuté conforté dans son délire ? N’est-il pas déontologique d’estimer que la plupart de ces déplacements sont contre-indiqués ? Au-delà des questions de principe (« la place de l’audience est au tribunal » contre « la place du malade est à l’hôpital au début des soins »), et au-delà des « coûts humains », que penser, en ces temps troublés ou chaque centime compte, de l’immoralité des dépenses publiques engagées ? Qui a comparé le coût d’un juge qui se déplace deux fois par semaine à celui d’une équipe qui fait le trajet inverse ? La position de principe de certaines cours d’appel ne doit pas reposer sur des fondements intangibles puisque ailleurs les magistrats se déplacent vers l’hôpital. Les équipes qui les reçoivent s’en félicitent d’ailleurs.
9Voilà donc une loi qui se présente comme un monstre hybride, une hydre à deux têtes, à la fois administrative et judiciaire, sécuritaire dans son esprit en assimilant le malade à un délinquant potentiel et protectrice des libertés, en suspectant qu’il soit détenu abusivement. Double mauvaise pioche : ce sont des malades à soigner. Cette loi se trompe doublement de cible, entre le présumé délinquant et le supposé interné abusivement. Quant au psychiatre, le voilà tantôt affublé des oripeaux du dangereux irresponsable, du naïf inconséquent, tantôt regardé comme un tyran tout-puissant qui retient abusivement les malades qui lui ont été confiés.
10Loi de défiance, loi de rupture de contrat social, loi bâclée, loi imposée contre le consentement de la profession, sans aucune concertation, la loi de 2011 est un fiasco. Avions-nous besoin de cet étouffement bureaucratique, qui transforme les médecins certificateurs (quand il y en a), les secrétaires et les administrations hospitalières en employés aux écritures ? Les secrétaires de mon secteur ont préparé vingt-quatre modèles de certificats. Étions-nous si libres de notre temps qu’il fallait nous occuper à gratter du papier ? Bref, quelle honte ! Il m’a fallu mobiliser beaucoup d’énergie pour écrire ces quelques lignes. Pourtant, il y a des raisons d’espérer
L’espoir
11L’intérêt paradoxal de ce fiasco, de cette loi profondément irrationnelle et inadaptée à son objet, c’est de constater à quel point beaucoup d’équipes ont mobilisé leur réactivité et leur créativité pour travailler avec les patients à obtenir leur consentement avant la limite de la date d’audience. Il sera intéressant d’étudier les premiers chiffres et de vérifier si le taux d’hospitalisation sous contrainte a diminué ou s’est effondré.
12Par ailleurs, les perspectives d’avenir se sont clarifiées :
- la prochaine grande loi voulue par les psychiatres de service public sera exclusivement confiée au contrôle du juge ;
- les ratés de ce qui aura été une loi intermédiaire seront pris en compte. La publicité de l’audience sera supprimée, tout comme la systématisation de la rencontre avec le juge en début d’hospitalisation. La notion même d’audience sera redéfinie, après concertation entre magistrats et psychiatres de service public. La loi de 1838 aura duré cent cinquante-deux ans. Celle de 1990, vingt ans. Appelons de nos vœux que cette loi de 2011 ait la durée de vie la plus brève possible et œuvrons dans cet objectif.