Couverture de JFP_037

Article de revue

La guerre des âges n'aura pas lieu

Remarques sur la philosophie contemporaine de la famille

Pages 9 à 11

Notes

  • [*]
    Philosophe, maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne.
  • [1]
    L. Chauvel, Le destin des générations, Paris, puf, 1998, rééd. 2010.
  • [2]
    Cf. M. Lelièvre, O. Sautory et J. Pujol, «?Niveau de vie par âge et par génération entre 1996 et 2005?», dans Les revenus et le patrimoine des ménages, Paris, insee, 2010.
  • [3]
    Je précise que cet «?effacement du générationnel?» est à entendre ici au sens sociologique du terme, tel que je le rappelle plus bas. On pourrait aussi et par ailleurs défendre l’idée que notre époque est celle d’un écrasement de la différence intergénérationnelle au sens d’une disparition des âges. Sur ce second diagnostic, je me permets de renvoyer aux discussions critiques développées dans Philosophie des âges de la vie. Pourquoi grandir?? Pourquoi vieillir?? (en collaboration avec?E.?Deschavanne, Paris, Hachette, coll. «Pluriel?», 2008).
  • [4]
    A. Masson, Des liens et des transferts entre générations, Paris, éditions de l’ehess, 2009.
  • [5]
    C. Attias-Donfut, N.?Lapierre, M. Segalen (sous la direction de), Le nouvel esprit de famille, Paris, Odile Jacob, 2002?; F. de Singly, Libres ensemble, Paris, Nathan, 2000?; S. Mesure et F. de Singly (sous la direction de), «?Le lien familial?», Comprendre, n° 2, 2001.
  • [6]
    Voir, par exemple, R.?Boudon, Déclin de la morale?? Déclin des valeurs??, Paris, puf, 2002.
  • [7]
    Données citées par R. Rochefort, Vive le papy-boom, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 203 sq., et par C. Attias-Donfut, Les solidarités entre générations, Paris, Nathan, 1995.
  • [8]
    Cf. F. Housseaux, «?La famille, pilier des identités?», Insee Première, décembre 2003.
  • [9]
    Cf. Insee Première, n° 631, février 1999.
  • [10]
    Je renvoie à l’analyse d’Alain Renaut dans ce même numéro.
  • [11]
    Il faudrait ici faire référence à l’«?éthique de la?vulnérabilité?», qui se conçoit comme une réactivation encore plus poussée du lien familial. Son principal défaut, à mes yeux, est qu’elle se?construit sur une critique de?l’autonomie, identifiée à?l’autosuffisance. Or, d’une part, l’autonomie n’est pas l’autosuffisance et, d’autre part, il me paraît peu plausible de penser le «prendre soin» sans faire référence à?l’autonomie.
  • [12]
    Cf. L. Bourgeois, dans La?pensée solidariste, sous la direction de Serge Audier, Paris, puf, 2010, p.?166.
  • [13]
    Je n’insiste pas davantage sur cette critique, tout en notant qu’elle constitue sans nul doute ce qui nous éloigne de ces penseurs. Ceux-ci, n’ayant pas connu l’expérience totalitaire, usent et abusent à propos de la société de références anicistes devenues pour nous inaudibles.

1« Solidarité intergénérationnelle : se lamenter de sa disparition ! »Voilà une nouvelle entrée à inscrire dans la dernière édition, augmentée, de notre Dictionnaire des idées reçues. En effet, le débat sur les rapports intergénérationnels fait partie de ces nombreuses discussions passionnelles qui, dans notre espace public, fonctionnent selon une mécanique bien huilée et parfaitement prévisible. Quand la question se pose, deux positions bien tranchées se présentent d’emblée selon une logique implacable. Selon la première, notre univers individualiste, ultralibéral et marchandisé verrait disparaître toute espèce de solidarité intergénérationnelle : les générations, les âges se refermeraient sur eux-mêmes comme des entités closes, des castes indifférentes les unes aux autres, avec leurs propres culture, langage, valeurs, intérêts... Selon une seconde lecture, cette indifférence risque à tout moment de se muer en guerre inexpiable, lorsque émergera la prise de conscience qu’il y a au sein de l’échelle intergénérationnelle des gagnants et des perdants, des exploitants et des exploités, des inclus et des exclus... Alors la guerre des âges aura lieu : elle opposera les jeunes dont, dit-on parfois, notre société organise le « massacre économique » aux vieux qui, repus, satisfaits et majoritaires, tirent désormais les ficelles et les marrons du feu. À moins qu’elle n’oppose les très vieux, dépendants, abandonnés dans des mouroirs indignes, aux plus jeunes qui les auront oubliés. Ou alors ce seront les citoyens actifs qui, harassés de contraintes et de responsabilités, devront faire face aux exigences toujours grandissantes de leurs enfants de plus en plus tyranniques et de leurs parents de plus en plus despotiques.

2Je souhaiterai ici plaider en faveur d’une autre lecture, aux beautés peut-être moins crépusculaires, mais qui me semble plus conforme à la réalité complexe de notre temps. Le scénario d’une indifférence ou d’une guerre des générations ne me paraît ni plausible ni éclairant. Il me semble que l’on assiste au contraire à la fois à un maintien (voire à un renforcement) et à une métamorphose des solidarités entre générations.

Quelle lutte des âges??

3Mais avant de développer cette interprétation, il faut revenir sur ce qu’a, malgré tout, d’incontestablement convaincant le scénario de la lutte des âges en deçà de son usage idéologique. Trois phénomènes massifs plaident aujourd’hui en sa faveur.

4Il y a d’abord la structure du travail en France, où ceux qui ont les places –?disons les adultes salariés – s’attachent aussi bien à empêcher les jeunes d’entrer qu’à pousser les vieux dehors. Cette lutte des places est complexe à évaluer, car le bénéfice de la protection de ceux qui obtiennent (enfin) une place devient un maléfice pour ceux qui n’en ont pas encore et pour ceux qui se rapprochent de la sortie.

5Il y a ensuite le fonctionnement de l’État providence, qui voit une génération bénie –?celle grosso modo de Mai 68 –, bénéficiaire des allocations familiales du temps de sa jeunesse et de généreuses retraites du temps de sa vieillesse, se heurter à une génération maudite, née dans la crise et sans garantie pour son avenir. Les travaux de Louis Chauvel [1] ont été importants pour souligner cet impensé de l’État providence, même si la dramatisation à outrance qui accompagne désormais ses analyses rend son diagnostic plus opaque. Il montrait en tout cas comment la lecture générationnelle permettait de comprendre que les jeunes valorisés d’hier soient devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui. Certes, la situation objective de la jeunesse (en termes de revenus) est bien meilleure que celle des années 1960, mais les perspectives d’amélioration sont faibles, l’écart avec les autres générations s’accroît et l’effort à fournir pour atteindre un niveau équivalent à celui des aînés devient beaucoup plus important [2].

6Il y a enfin le vieillissement général de la population –?et de l’électorat –?qui favorisera à n’en pas douter les arbitrages politiques à destination des personnes âgées et au détriment de la jeunesse. Tout cela réuni nous promet des lendemains qui déchantent et des conflits violents, lorsque la prise de conscience des injustices intergénérationnelles viendra, et avec elle l’heure de solder les comptes.

7Ces trois éléments, auxquels on pourrait ajouter le poids de la dette et les ravages environnementaux, qui pèsent sur ­­l’avenir, sans conteste sont justes?; mais sont-ils suffisants?? Et permettent-ils surtout d’en conclure à l’annonce d’une guerre inévitable?? Voilà un pronostic qui me paraît non seulement contestable d’un point de vue sociologique, mais dont les conséquences sont périlleuses d’un point de vue politique.

8J’opposerai à cette idée trois arguments. Si le scénario d’une guerre des générations me paraît erroné, c’est d’abord parce que le phénomène générationnel semble s’effacer [3]?; c’est ensuite, parce que les rapports intergénérationnels sont devenus infiniment plus complexes et variés que par le passé?; c’est enfin parce que la dimension conflictuelle du rapport entre les âges est largement amortie par les mutations de la famille contemporaine.

Quelles générations??

9Fabriquer des générations est le jeu favori des?observateurs de l’opinion. Il y eut, en 1988, la?«?génération Mitterrand?», qualifiée aussi de «?génération morale?»?; vint ensuite vers 1998 la «?génération black, blanc, beur?»?; et depuis, une «?génération Internet?», une «?génération Google?», «?Facebook?»?; on nous annonce une génération «?Ipad?» à venir… À chaque fois, l’objectif est le même?: identifier une identité stable dans le flux de la succession temporelle, à partir d’un événement susceptible d’exprimer, pour une cohorte, le passage à l’âge adulte. Car, pour faire une génération, il faut à la fois un marqueur historique et une conscience collective qui accompagnent l’entrée dans la maturité. Le jeu continue sans doute, mais il faut bien admettre que l’exercice paraît de plus en plus difficile et de moins en moins probant. Trois raisons à cela.

10D’abord, les événements fondateurs se font plus rares. Sans doute n’est-ce qu’une parenthèse, mais force est d’admettre qu’après la Génération de la Résistance, puis celle de 1968 (qui était une forme de résistance à la Résistance), les regroupements générationnels sont moins grandioses et moins évidents?: on n’a plus guère que quelques mouvements politiques fugaces (contre la loi Devaquet en 1986 ou anti-cpe), ou quelques innovations technologiques (portable, sms, Twitter…) à se mettre sous la dent. C’est un peu court. L’Histoire (avec un grand H comme Tragique) a cessé d’être fournisseur officiel de rites de passages, car nos sociétés se trouvent pour le moment à l’écart des grands drames historiques. C’est sans doute temporaire, mais cela explique l’épuisement actuel du fait générationnel… en attendant la fin de «?la fin de l’histoire?» qui ne manquera pas d’arriver un jour.

11L’appellation plus ou moins contrôlée de «?génération Y?», si prisée des drh, me semble donc prendre une profonde transformation des âges de la vie pour un fugace fait générationnel. Au fond, c’est plutôt la figure de l’adulte, pivot des âges et arbitre de la solidarité, qui se trouve brouillée. Concurrencé, en amont, par cette adolescence interminable et, en aval, par une nouvelle vieillesse dorée où l’on est âgé sans être vieux, l’âge adulte se réduit comme une peau de chagrin. Durant cette brève phase pèsent tous les poids de l’existence. En quelques années décisives, tous les fronts s’ouvrent en même temps?: il faut faire?carrière, élever ses enfants, s’occuper de ses vieux parents, s’épanouir dans ses loisirs, penser à l’avenir et à soi tout en «?gérant?» le quotidien. L’adulte est au fond «?un être qui n’a pas le temps?», ce qui explique en partie que les jeunes ne se soient pas pressés de le devenir trop vite et s’y préparent aussi plus longuement. Notre époque tend ainsi à substituer la logique de l’épanouissement permanent à celle plus traditionnelle de l’accomplissement final. Ce qui ne signifie pas que l’adulte soit en voie de disparition, mais que sa figure est devenue un idéal beaucoup plus exigeant sur lequel pèsent des responsabilités plus lourdes.

Quel intergénérationnel??

12Cette redéfinition contemporaine de l’âge adulte impose d’examiner à nouveau frais les rapports intergénérationnels. C’est ce qu’a proposé récemment l’économiste André Masson, dans un ouvrage passionnant [4]. André Masson identifie, dans la modernité, trois philosophies de l’intergénérationnel, qui correspondent aux trois modèles initiaux du capitalisme suivant la célèbre typologie de l’État providence établie par le sociologue danois Gosta Esping-Andersen?: le modèle libéral (de type anglo-saxon), le modèle social-démocrate (qui règne en Europe du Nord) et le modèle conservateur (qui concerne l’Europe du Sud). Chacun de ces modèles conçoit les liens et les justes transferts entre les âges et les générations (notamment pour ce qui est de l’éducation et de l’aide à la vieillesse) à partir d’un pilier différent?: le marché, l’État ou la famille.

13La philosophie libérale est celle du «?libre agent?». Elle se fonde sur la confiance à l’égard du marché pour réguler les multiples dépendances des individus tout au long de leur trajectoire existentielle. Dans ce dispositif, l’État entretient une neutralité ambiguë à l’égard des solidarités familiales, puisqu’il s’interdit d’intervenir dans la sphère privée tout en exigeant une limitation des «?retours familiaux?». Pour ne prendre qu’un seul exemple, la transmission patrimoniale est perçue avec méfiance et sera fortement taxée à partir de l’idée que chaque génération doit, pour ainsi dire, repartir de zéro. De même, la politique publique éducative sera limitée à un strict minimum afin de ne pas encourir le risque de l’assistanat.

14La philosophie sociale-démocrate est celle «?de l’égalité citoyenne?». Elle privilégie l’action de l’État dans la régulation des dépendances tout au long de la vie (enfance, jeunesse, handicap, vieillesse). Les solidarités familiales sont regardées avec méfiance, car elles apparaissent tout à la fois comme inefficaces, inéquitables et arbitraires. L’État a donc vocation à se substituer aux familles, en recourant aux transferts financiers, mais aussi aux services à la personne. L’objectif principal est de limiter le risque de pauvreté à tous âges, mais avec une priorité notable à l’égard des jeunes.

15La philosophie conservatrice?se distingue au contraire par la confiance faite aux solidarités familiales. Elle valorise les liens familiaux ainsi que les solidarités existantes au-delà de la famille (professionnel, local, national, etc.). Celles-ci sont considérées comme étant plus efficaces que celles du seul État et moins violentes que celles du marché. Mais elles dépendent fortement du type de structure familiale qui fonctionne dans ces sociétés.

16Cette typologie est très éclairante, et André Masson a raison d’en explorer en détail les tenants et les aboutissants philosophiques. Mais il montre aussi que, au-delà des philosophies, la plupart des dispositifs nationaux tendent à se rapprocher d’un modèle multi-solidaire pour lequel il plaide avec de solides arguments. Et le moindre d’entre eux n’est pas le constat des profondes mutations que la famille a vécues à l’âge contemporain. Celle-ci, pour le dire d’un mot a cessé d’être «?conservatrice?».

Quelle famille??

17En la matière, les pronostics ont été largement démentis. L’avènement de la société des individus n’a pas produit l’atomisation annoncée du social. Alors que les grandes interprétations de la modernité du xixe siècle prophétisaient le déclin de la famille, la fragmentation de la société, la dissolution du politique, rien de tout cela n’est arrivé. La politique fonctionne encore malgré quelques ratés et désillusions?; la société tient toujours la route en dépit des communautarismes et des incivilités?; et le lien familial – ce n’est pas la moindre des surprises –, loin de se distendre, s’est renforcé au fur et à mesure que s’épuisait le modèle autoritaire et holiste d’un foyer soumis au pater familias. L’avènement de la femme-adulte-à-part-entière et celui de l’enfant-individu ont certes métamorphosé ce lien, mais ils ne l’ont pas affaibli. Même éclatée, même individualisée, même libérée, la famille demeure solide hors du carcan des solidarités contraintes et obligées [5]. Elle est d’ailleurs toujours la référence principale dans toutes les enquêtes mondiales sur les valeurs parce qu’elle a su s’associer au principe de l’autonomie [6].

18Elle a pourtant changé. Si la cohabitation des générations se raréfie (notamment en France et en Europe du Nord), la coexistence, rendue possible par l’allongement de la vie, se fait de manière non seulement pacifique, mais «?amicale?». Le lien réel est loin de se distendre?: 40?% des plus de 50 ans rencontrent leurs parents au moins une fois par semaine?; 60?% des personnes âgées ont un contact direct avec un membre de leur famille dans la même période?; 43?% des grands-parents français vivent à moins de 9 km de leurs enfants et petits-enfants [7]. Le vieil adage selon lequel on choisit ses amis, mais pas sa famille, se révèle donc faux?: à l’âge de l’individu, c’est dans sa famille qu’on choisit ses plus solides amis, ceux qui constituent les piliers de l’identité personnelle [8]. Voilà sans doute ce qui explique le spectaculaire changement de discours depuis les années 1960?: on est passé du «?familles, je vous hais?» au «?familles, je vous aime?» et «?je vous aide [9]?».

19La lutte des âges, qui peut régner dans le monde marchand, s’arrête dès qu’on atteint les frontières du privé. Ici règnent solidarité et entraide. Le grand souci des parents, c’est la jeunesse de leurs enfants?; le grand souci des enfants, c’est la vieillesse de leurs parents. Un «?double circuit de transmission?» (Claudine Attias-Donfut) se met ainsi en place qui anime des relations mutuelles approfondies?: l’aide domestique pour les tâches de la vie quotidienne?; l’aide financière, qui, selon l’insee, ne cesse d’augmenter en valeur absolue (près de 20?milliards d’euros par an en France)?; l’aide «?réticulaire?», qui permet d’utiliser le réseau familial pour donner le coup de pouce nécessaire quand il faut.

20Bien entendu, tout n’est pas devenu idyllique. L’univers familial reste aussi celui des rancœurs, des jalousies et des querelles. Avec l’individualisation, ce sont également les procès qui augmentent, le reniement et l’abandon qui persistent. Et c’est d’ailleurs là que passe sans doute la vraie «?fracture sociale?»?: elle discrimine ceux qui bénéficient de l’assistance familiale et ceux qui en sont dépourvus. Les couples qui ne peuvent pas compter sur un grand-parent pour garder les enfants lors des vacances scolaires ou en cas de maladie?; les ménages qui n’ont pas un allié leur permettant de passer une fin de mois difficile?; les jeunes qui ne disposent pas du réseau d’un parent pour décrocher le premier job?: tels sont les vrais «?précaires?».

21La puissance de cette solidarité, dans un contexte d’hyperindividualisme et d’hyperconsommation (Gilles Lipovetsky), invite à réfléchir. Elle apparaît comme un havre de gratuité dans l’univers omni-marchandisé. Quand il s’agit de ses propres enfants, l’individu est prêt à tout?: l’homme de gauche est capable de contourner la carte scolaire et son idéal de mixité sociale?pour mettre –?horresco referens – sa progéniture dans le privé?! De son côté, l’homme de droite ne va pas hésiter à dénoncer les méthodes pédagogiques «?aberrantes?» de ceux à qui il reproche, par ailleurs, de ne plus savoir faire respecter leur autorité. «?Mon fils, ma bataille?», chantait Daniel Balavoine?: la famille est, en effet, une des rares causes pour lesquelles on continue de partir en guerre sans hésiter.

De la famille à la société

22Toute la question est de savoir comment penser l’élargissement de la puissance maintenue et même renforcée du lien familial dans le secteur de la société. À cet égard, on peut envisager deux hypothèses principales. On peut, d’abord, tenter de considérer la société comme une grande famille, où la force émotionnelle des liens familiaux pourrait continuer de fonctionner, sinon à pleine puissance, du moins de manière analogique. C’est au fond le sens de la logique républicaine lorsqu’elle promeut l’idée fondatrice de «?fraternité [10]?». La fraternité constitue en effet la seule exportation possible du lien familial au domaine social qui semble compatible avec l’égalité (pour autant que l’on renonce au droit d’aînesse), avec la liberté et avec l’idée de l’unité d’un collectif. Mais l’inconvénient de cette idée est que, reposant sur un modèle strictement émotionnel et traditionnel, elle n’est guère élaborée. Elle néglige tout ce qui, même dans une famille traditionnelle, peut affaiblir ce type de lien. Car les jalousies ou les luttes fratricides ne sont pas des éléments négligeables de ce type de rapport [11].

23D’où un second type d’élaboration, toujours au cœur de la pensée républicaine, qui correspond à la pensée solidariste. Le solidarisme, dont Léon Bourgeois (1851-1925) a été le principal théoricien, s’est lui-même conçu comme une synthèse du socialisme et du libéralisme. Il part d’une idée qui est aussi simple que profonde?: personne ne peut être, à lui tout seul, un individu libre. En effet, à peine né, chacun se trouve pris dans un faisceau de dettes et d’obligations à l’égard de l’ensemble de la collectivité présente, passée et future. «?L’homme naît débiteur de l’association humaine?», écrit Léon Bourgeois [12]. Soins, nourriture, langue, culture, morale, règles de vie, institutions…, nous avons besoin de tout cela pour être des individus à part entière et pour exercer notre liberté?: telle est la «?dette sociale?». L’individualisme intégral du libéralisme se trompe lourdement en ignorant ce qui le produit?; il méconnaît ses propres conditions de possibilité et risque à tout moment de s’autodétruire et de détruire la société avec lui. Il se persuade – de manière un peu naïve ou adolescente – qu’on devient libre contre la société, alors qu’on le devient dans et grâce à elle. Bref, le self-made-man n’existe pas?!

24S’il veut être cohérent, l’individu moderne doit donc, sans cesser d’être un individu, s’attacher à remplir les termes du «?quasi-contrat?» qu’il a passé à sa naissance (et sans le savoir) avec la collectivité. Ce «?quasi-contrat?» est certes rétroactif, mais comme il est la condition de la liberté, il est au fondement de tous les contrats possibles à venir.

25Le solidarisme conçoit ainsi un lien qui va plus loin que la charité chrétienne et même que la fraternité républicaine. Par rapport à la première (en tout cas, dans sa version la plus triviale), il n’instaure pas un lien univoque entre assistant et assisté, mais un rapport mutuel et égal entre les individus de la société?; par rapport à la seconde, il ne concerne pas les seuls contemporains (les frères), mais l’ensemble des générations passées et à venir, puisque la dette contractée à l’égard des générations passées doit être remboursée au profit des générations futures. Par où l’on comprend – aussi paradoxal que cela paraisse –?que la solidarité est inconcevable sans l’individualisme.

26Cette préférence de la solidarité sur la fraternité ne va pas elle-même sans difficulté, puisqu’elle prend chez Léon Bourgeois et ses contemporains une tournure très «?organiciste?», soit l’idée qu’il faut viser l’élaboration artificielle d’une unité encore plus naturelle et homogène que celle de la famille [13]. Il n’en reste pas moins que, à travers ce concept de solidarité, on perçoit comment, du point de vue de l’individu lui-même, la perspective d’un lien d’aide et de reconnaissance d’autrui est envisagée. Cette sortie de la référence familiale permet l’élargissement de l’action solidaire, mais elle ne représente pas, pour autant, une neutralisation absolue de sa capacité. Je prendrai un exemple pour tenter d’expliciter cette logique. De nombreux analystes du monde associatif notent que l’engagement des individus dans des actions de solidarité très exigeantes –?soins palliatifs, aide aux personnes âgées très dépendantes, etc. – constitue le prolongement d’une expérience familiale. Ces personnes, après avoir été confrontées à ces épreuves pour leurs propres parents, décident de les poursuivre dans le monde associatif. L’étude de leurs motivations est sans doute complexe à élucider (sentiment de compétence, de réalisation de soi, de fidélité, d’utilité,?…), mais on perçoit dans cette continuité, presque à l’état d’épure, la métamorphose d’un lien familial en lien de solidarité?: ce qui était subi devient alors choisi?; ce qui était borné (au lien affectif) s’élargit?; ce qui était éprouvé devient réfléchi. Le lien ne perd pourtant rien de sa puissance?; il se pourrait même qu’il gagne en efficacité.

27L’exploration systématique des liens de ce type constituerait un apport inestimable pour comprendre les métamorphoses contemporaines du lien intergénérationnel. Cette topographie permettrait d’explorer les nouvelles figures de la solidarité et, peut-être aussi, d’identifier le type de leviers politiques susceptible de les activer lorsqu’elles font défaut ou de les soutenir lorsqu’elles sont affaiblies. Ce qui montre, encore une fois, que le scénario de la lutte des âges non seulement apparaît erroné et simpliste, mais –?et c’est le plus fâcheux –?constitue un obstacle à une lecture politique de la solidarité intergénérationnelle.

Notes

  • [*]
    Philosophe, maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne.
  • [1]
    L. Chauvel, Le destin des générations, Paris, puf, 1998, rééd. 2010.
  • [2]
    Cf. M. Lelièvre, O. Sautory et J. Pujol, «?Niveau de vie par âge et par génération entre 1996 et 2005?», dans Les revenus et le patrimoine des ménages, Paris, insee, 2010.
  • [3]
    Je précise que cet «?effacement du générationnel?» est à entendre ici au sens sociologique du terme, tel que je le rappelle plus bas. On pourrait aussi et par ailleurs défendre l’idée que notre époque est celle d’un écrasement de la différence intergénérationnelle au sens d’une disparition des âges. Sur ce second diagnostic, je me permets de renvoyer aux discussions critiques développées dans Philosophie des âges de la vie. Pourquoi grandir?? Pourquoi vieillir?? (en collaboration avec?E.?Deschavanne, Paris, Hachette, coll. «Pluriel?», 2008).
  • [4]
    A. Masson, Des liens et des transferts entre générations, Paris, éditions de l’ehess, 2009.
  • [5]
    C. Attias-Donfut, N.?Lapierre, M. Segalen (sous la direction de), Le nouvel esprit de famille, Paris, Odile Jacob, 2002?; F. de Singly, Libres ensemble, Paris, Nathan, 2000?; S. Mesure et F. de Singly (sous la direction de), «?Le lien familial?», Comprendre, n° 2, 2001.
  • [6]
    Voir, par exemple, R.?Boudon, Déclin de la morale?? Déclin des valeurs??, Paris, puf, 2002.
  • [7]
    Données citées par R. Rochefort, Vive le papy-boom, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 203 sq., et par C. Attias-Donfut, Les solidarités entre générations, Paris, Nathan, 1995.
  • [8]
    Cf. F. Housseaux, «?La famille, pilier des identités?», Insee Première, décembre 2003.
  • [9]
    Cf. Insee Première, n° 631, février 1999.
  • [10]
    Je renvoie à l’analyse d’Alain Renaut dans ce même numéro.
  • [11]
    Il faudrait ici faire référence à l’«?éthique de la?vulnérabilité?», qui se conçoit comme une réactivation encore plus poussée du lien familial. Son principal défaut, à mes yeux, est qu’elle se?construit sur une critique de?l’autonomie, identifiée à?l’autosuffisance. Or, d’une part, l’autonomie n’est pas l’autosuffisance et, d’autre part, il me paraît peu plausible de penser le «prendre soin» sans faire référence à?l’autonomie.
  • [12]
    Cf. L. Bourgeois, dans La?pensée solidariste, sous la direction de Serge Audier, Paris, puf, 2010, p.?166.
  • [13]
    Je n’insiste pas davantage sur cette critique, tout en notant qu’elle constitue sans nul doute ce qui nous éloigne de ces penseurs. Ceux-ci, n’ayant pas connu l’expérience totalitaire, usent et abusent à propos de la société de références anicistes devenues pour nous inaudibles.
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