Notes
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M. Czermak, Patronymies. Considérations cliniques
sur les psychoses, Paris, Masson, 1998.
1L’automatisme mental comporte un ensemble de phénomènes qui concernent la voix comme objet pulsionnel dans la psychose tel que les phénomènes connus classiquement: la pensée devancée, l’énonciation des actes, des impulsions verbales, l’écho de la pensée. Tout ce syndrome que Clérambault a rassemblé et décrit sous le nom de « petit automatisme mental ».
2Parler de l’automatisme mental, c’est à la fois simple et compliqué: c’est assez compliqué parce que, d’un certain côté, cela rassemble à peu près à tous les phénomènes hallucinatoires qu’on peut trouver dans les psychoses, ce qui peut faire une impression de fourre-tout par moments, mais, d’un autre côté, c’est quelque chose de très précis, puisqu’il s’agit, sur un des bords, des effets de marque du signifiant dans le rapport à l’Autre d’un sujet et, sur un autre bord, plus lisible dans la psychose, des effets du déploiement de l’objet.
3Au-delà de cela, comment essayer de voir un peu plus clair dans l’automatisme mental? Parce que c’est un terrain qui permet de bien comprendre comment s’articule une psychose, qui permet un éclairage, une réflexion sur la notion de phénomène élémentaire, qui est introduite par Lacan dans le Séminaire Structures freudiennes des psychoses, qui est quelque chose de tout à fait fondamental dans la psychose.
4Pour rester un peu plus près de ce qui se passe pour un sujet psychotique au-delà de ces déformations un peu classiques, il faut avant tout comprendre un automatisme mental comme un temps logique nécessaire, même s’il n’est pas nécessairement présent dans toute psychose. Temps logique nécessaire qui est la conséquence de l’effort de décapitonnage de la chaîne signifiante dans la psychose. À ce propos, Lacan faisait remarquer, dans le Séminaire sur Le Sinthome, comment, la plupart du temps, nous ne sentons pas tous que les paroles dont nous dépendons sont en quelque sorte imposées. C’est bien ce en quoi un malade nous appelle quelquefois plus loin qu’un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme dit normal ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est une place, que la parole est une sorte de cancer dont l’être humain est affligé? Comment est-ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir?
5Il faut peut-être là spécifier ce qu’est ce décapitonnage, que des décapitonnages, il y en a dans toute psychose. Je préciserai cela en disant que l’automatisme mental, c’est ce moment de déploiement d’une psychose où le sujet se raccroche au langage, au symbolique, dans une sorte de travail. Il suffit d’avoir lu Schreber pour se rendre compte combien, même si cela lui est imposé en grande partie, ce qui lui arrive par les rayons divins, les nerfs de Dieu… son travail doit consister à mettre en jeu différents procédés qui lui permettent de se maintenir, on ne peut pas vraiment dire comme sujet, mais de maintenir une place, un lieu possible pour le sujet. Donc, l’automatisme mental c’est le moment où – on peut dire cela très simplement – souvent, dans le début d’une psychose, le sujet se raccroche au symbolique. Je dis: « travail » parce qu’il y a une opération, un travail produit par ce qui reste du sujet, qui permet de faire qu’il reste quelque chose de la place du sujet. Ce à quoi on assiste dans ces moments de décapitonnage est que la chaîne signifiante se met à fonctionner toute seule, n’est plus vectorisée et qu’on voit fonctionner, à l’état libre, d’un côté ce qui en est de l’énonciation et de l’autre ce qui fait retour au sujet de l’énoncé. Il n’y a plus, comme dans la chaîne signifiante normale, la rétroaction qui permet à la chaîne de tenir. Ce qui se met en place, c’est une espèce de tournage en rond, de bouclage en rond de la question de l’énoncé et de celle de l’énonciation. Il se boucle de manière circulaire sur un mode assez particulier qui est très typique de l’automatisme mental, qui doit toujours se manifester par ce que j’appelle une sorte de jonction-disjonction. Il y a toujours un certain nombre de paroles qui sont envoyées au sujet sur un certain mode et il est toujours sommé de répondre. Et c’est assez important à comprendre. Ça paraît peut-être paradoxal, mais c’est juste sur ce mode-là que le sujet arrive à se maintenir, dans le battement même de cette disjonction.
6Pour introduire cela plus avant, je fais un petit retour sur la question des hallucinations comme elle se pose au début du xxe siècle, pour voir quels étaient les enjeux, du temps de Clérambault, lorsqu’il a isolé ce syndrome. Tout le problème dans les hallucinations vient de cette définition que l’on trouve par exemple chez Esquirol, qui décrit l’hallucination comme une perception sans objet. Au fond, une perception fausse. Tout le problème de cette définition, c’est qu’elle suppose une sorte de transparence du sujet dans son rapport à la connaissance, un sujet qui serait dans une transparence de soi à soi. Donc posé dans ces termes de reconnaissance et de conscience. Malgré cette définition extrêmement étroite dans sa portée de départ, il y a quand même un certain nombre de cliniciens qui, peu à peu, devant les faits (il y a de nombreux débats tout au long du xixe siècle là-dessus) ont bien été obligés de reconnaître qu’il y avait un certain nombre de phénomènes qui, visiblement, étaient vécus de manière hallucinatoire pour un patient. C’est-à-dire que ces faits sont vécus par les patients comme nettement hallucinatoires, mais ils ne font pas appel à la sensation. Le fait de tenir compte de ces phénomènes hallucinatoires n’était pas rare: ce qu’on n’a pas observé auparavant vient peu à peu déplacer la conception classique des hallucinations. C’est-à-dire que les hallucinations psychiques qui sont de l’hystérie, qui ne sont pas spatialisées, qui sont vécues par les gens comme des phénomènes subtils de l’ordre de la parole et du langage, peu à peu ces hallucinations, pour les caractériser, vont être définies dans ce qui nous semble beaucoup plus actuellement comme quelque chose de parlant, c’est-à-dire qu’on peut les définir en termes de phénomènes étrangers, xénopathiques, qui s’imposent au sujet. Ce qui fait qu’on arrive à une espèce de paradoxe, de contorsion assez compliquée dans la théorie des hallucinations, comme deux termes opposés entre les hallucinations vraies, objectivées, esthésiques, qui seraient en quelque sorte définies comme des perceptions normales mais extériorisées par l’objectivation de l’idée délirante. Les hallucinations psychiques étaient définies essentiellement par leur caractère de corps étranger au sujet.
7Ce problème se présentait comme tel à la fin du xixe siècle, au moment où Clérambault travaillait, et c’est vrai que la question de l’automatisme mental vient en partie répondre à cela. La conception strictement psychique de l’automatisme mental par Clérambault permet de déplacer cette opposition et de donner toute leur valeur clinique aux phénomènes dits psychiques. Voici la définition que Clérambault donnait lui-même de ce qu’il appelait automatisme mental: « Par automatisme, je compte les phénomènes classiques: pensées devancées, énonciation des actes, impulsions verbales, tendances aux phénomènes psychomoteurs, ce sont des phénomènes déjà signalés par L’Hemerger, je les oppose aux hallucinations auditives, c’est-à-dire aux voix objectives, individualisées. Je les oppose aussi aux hallucinations psychomotrices caractérisées. En effet, ces deux sortes de voix, les auditives et les motrices, sont tardives par rapport aux phénomènes susdits. Le terme d’automatisme mental ainsi limité est certes passible d’objections. J’aurais pu dire petit automatisme mental, je n’ai pas voulu de romantisme. Je cherche encore un terme plus approprié, en attendant, le groupe clinique sus-dit a une existence clinique et, décrit aussi sous cette rubrique provisoire, peut facilement être reconnu de tous. »
8Ce qui est nouveau à l’époque dans la description de ce type de phénomènes met en avant que cet ensemble de manifestations se caractérise par trois types de connotations, de caractérisations qui sont essentielles à ses yeux:
- la teneur essentiellement neutre des phénomènes, neutre consiste simplement par exemple en un dédoublement de pensée sans qu’il y ait d’affects particuliers ou des sens particuliers, de connotation particulière qui soit émise par le sujet;
- leur caractère non sensoriel, c’est-à-dire que la pensée en général devient étrangère au sujet sous la forme ordinaire de la pensée;
- initiale: parce que, en général, ces manifestations sont considérées comme une sorte de conséquence, disons d’abêtissement du sujet, de fragmentation de la personnalité. Lui, au contraire, dit que ce sont des phénomènes qui sont les premiers à se manifester.
9Ensuite, cela a une grande importance, il décrit un certain nombre de variantes de cet automatisme de base. Il en expose trois, deux autres sont copiées sur le même mode et sont moins importantes, c’est l’automatisme sensitif et plus précisément, qu’est-ce qu’il va ranger dans ce qu’il appelle les phénomènes subtils de l’automatisme mental? Je vais en décrire quelques-uns, parce qu’il a une énumération extrêmement lourde. Mais on va voir un certain nombre de phénomènes. On voit se manifester tous les effets de l’éclatement de la chaîne signifiante. Disjonctions diverses de ce que produit le signifiant pour un sujet. Je vais citer quelques exemples de ce qu’il appelle l’émancipation des abstraits. La pensée s’émancipe sous une forme indifférenciée, voire neutre, le dévidage muet des souvenirs, les personnes relatent qu’on leur montre leurs propres souvenirs.
10Ce qu’il appelle « l’idéornée », ce sont des pensées latérales, adventices, méconnues ordinairement parce que régies par des phénomènes mécaniques élémentaires. Il y a aussi les fausses ressemblances. Toujours très près, c’est très important de le souligner, Clérambault avait un don pour des termes précis, mais toujours extrêmement articulés sur le dire des patients. Ces ressemblances et ces fausses reconnaissances, le patient en témoigne avec ce type de propos: « On me force à reconnaître les gens. » Les pensées sont portées à voir des ressemblances partout, l’étrangeté des choses et des gens. Le sujet trouve que les gens sont un peu bizarres, ont une drôle d’allure, sans que ce soit un phénomène interprétatif.
11Autres phénomènes: les émotions sans objet. La disparition des pensées. La pensée se présente au sujet et disparaît avant d’être claire. Arrêt, vide de la pensée: le sujet perçoit des arrêts dans sa pensée, un temps de pensée, perçoit des fragments de pensée, substitution de pensée. Toujours parole d’un patient: « On m’a donné l’habitude de penser à côté de ce qu’il faut. Je souffre d’une boule de pensée. » Passage, énonciations des pensées invisibles: sentiment d’imminence d’une pensée qui est décollée, qu’il reconnaît sans la définir, qu’il décrit comme la perception de l’ombre d’un objet qui vient de passer. Et, phénomène très fréquent – parce qu’il dresse un catalogue qui est plus long –, il y a des phénomènes très, très rares. Les phénomènes que l’on trouve à tous les coups dans l’automatisme mental, c’est ce qu’il appelle les jeux parcellaires verbaux, c’est-à-dire qu’il s’agit, dans le domaine verbal, de l’émancipation de la phrase articulée mais vide de sens, de fragments de phrase, de mots, de syllabes qui peuvent se présenter sous forme de mots – déformés, distordus, d’intonations bizarres. Il remarque que ces jeux verbaux sont caractérisés par le sens harmonique de la langue. Je ne vais pas reprendre les choses une par une, mais ce qu’il est intéressant de remarquer dans tous ces phénomènes, c’est que ce sont des phénomènes purement de pensée et on peut quand même y lire, dans les effets produits, l’irruption, chez le psychotique, du signifiant dans sa matérialité, formant une boucle de ce que j’appellerais, aux deux extrémités, d’un côté, ce qui s’articule sans s’énoncer et, d’un autre côté, ce qui s’énonce sans s’articuler.
12Parce qu’en fait, on peut reprendre tous ces phénomènes et voir qu’au fond ils s’avèrent entièrement déterminés par des effets de signifiant quand il n’y a plus de capitonnage, c’est-à-dire que ce qui est d’un côté de l’énonciation, de la parole du sujet, tourne complètement en rond avec ce qu’il en est de l’énoncé. C’est une explication.
13Autre point important dans sa théorie de l’automatisme mental, c’est l’écho de la pensée qui forme une espèce de pivot entre tous ces petits phénomènes subtils qui ont été décrits et ce qu’il appelle le « grand automatisme mental » qui, en fait, correspond à des phénomènes hallucinatoires que l’on connaît classiquement tels qu’ils sont perçus par le sujet. Ce phénomène d’écho est fondamental et exemplaire de quelque chose dans la psychose et, comme les phénomènes subtils, il est neutre et n’est pas interprété de façon particulière par le sujet. Il est anidéique, sans rapport à sa pensée, sans lien causal avec les idées du sujet. Clérambault disait qu’il faut comprendre que les idées sont des signes et non pas des causes. De la même façon, au niveau de l’écho ou de ses variantes, échos anticipés, consécutifs, simultanés, échos avec interpolation de phrases, sur le fond, c’est toujours construit de cette façon-là.
14Autre chose importante, conséquemment à tout cela, c’est que, pour Clérambault, l’automatisme mental est un phénomène premier. Cela aussi a été tout un débat dans la psychiatrie du xixe siècle. Est-ce que c’est l’hallucination qui crée le délire ou est-ce que c’est le délire qui crée un trouble de conscience qui ferait que la personne interpréterait la réalité suivant son idée délirante? Clérambault est très net, catégorique là-dessus, l’automatisme mental est un phénomène premier. Le délire se construit, directement s’étend à partir de phrases, de néologismes, des rébus verbaux qui viennent à la conscience du sujet par ce phénomène permanent. Pour essayer de faire valoir l’intérêt de tout cela, je vais parler d’un cas qui montre comment on peut prendre appui là-dessus, bien sûr sans se passer de la lecture structurale des phénomènes des psychoses que nous a apportée Lacan.
15C’est le cas d’une dame psychotique que j’ai pu rencontrer un certain nombre de fois quand j’étais interne à Sainte-Anne. Mais surtout l’intérêt de cette patiente, outre celui du cas en lui-même, c’est qu’elle a été présentée à plusieurs reprises à la présentation de Marcel Czermak et il est intéressant de voir l’évolution à quelques années d’intervalles. Donc de voir l’évolution du tableau de phénomènes d’automatisme mental, assez minimes au début, jusqu’au décollement de toute la structure de la psychose dans la deuxième présentation. Au moment de la présentation, c’est quelqu’un qui a bien une cinquantaine d’années. Elle a commencé à être hospitalisée à 20 ans pour anorexie. D’autres hospitalisations ont suivi. Au cours d’une de ces hospitalisations, elle va rencontrer un homme que j’appellerai A, de qui elle aura un enfant. Elle accouche d’ailleurs au cours d’une de ces hospitalisations. Son fils ne sera pas reconnu par son père et sera élevé par ses parents à elle.
16À cette époque, ce qui caractérise surtout ses propos, c’est une plainte et une revendication à l’égard de sa mère. Elle dit: « Elle veut prendre ma place » et confesse enfin l’idée d’être littéralement dépossédée, enclose dans le dire de sa mère: « Ce que j’attends: la mort de ma mère-moi. » « Ce n’est pas moi qui voulais me tuer, ce qui me pousse à me tuer, c’est ma mère », dira-t-elle à propos d’une tentative de suicide qui l’a conduite à son hospitalisation actuelle. À cette époque, elle s’exprime de manière très cohérente, dans le registre du bon sens. On peut remarquer que, par moments, son mode d’adresse est un peu flou, ses repères temporels télescopés. Parfois, elle parlera de choses qui témoignent de phénomènes hallucinatoires discrets mais nets. On pourrait se poser la question: à quoi cela sert d’essayer de voir cela de plus près? Là, il faut bien préciser que l’hallucination ou tel autre phénomène psychotique, si on ne cherche pas à en connaître la structure, cela ne suffit pas pour savoir à quoi on a affaire. Pour pouvoir agir un tant soit peu de façon cohérente, c’est fondamental de comprendre les moments de structuration: la place de l’Autre, de l’objet… toutes ces questions qui sont en jeu dans la psychose. Souvent, on dit que l’automatisme mental, c’est une structure d’exposition; cela est vrai, c’est une structure d’exposition pour le sujet lui-même, mais c’est aussi une structure d’exposition des éléments de la structure elle-même. Cela les montre. C’est tout à fait important de pouvoir reconnaître, au minimum, le trajet possible de tout cela quand on veut aider un peu un psychotique.
17Ainsi, description des phénomènes hallucinatoires qu’on va pouvoir reconnaître dans une première présentation. C’est tout d’abord la rencontre avec ce monsieur A qu’elle appellera son mari, mais avec lequel elle ne s’est pas mariée. Donc, la rencontre avec lui n’est pas sans effet. Comme elle le dit: « Tout le temps où j’ai été mariée, on me traitait de voleuse. » Avec insistance aussi sur ses parents, qui lui auraient laissé entendre que le simple commerce avec un homme est, en puissance, une sorte de prostitution. Qu’est-ce qui se passe? Lacan dit quelque part: « Amour est une signification engendrée par le signifiant phallique. » C’est une définition très simple permettant de comprendre ce qui se passe pour elle, dans la mesure où chez elle, psychotique, ce signifiant est forclos de cette rencontre avec monsieur A.
18Parce que le phallus étant exclu, il n’y a pas de possibilité de tiers, dans la rencontre avec le représentant de cette question, mon-sieur A. Il convient de voir que pour elle, c’est une rencontre qui se fait hors semblant, qui n’est pas prise dans le circuit de suppléance, et fait immédiatement retour pour elle dans le réel sous une forme hallucinatoire – voleuse lui dit-on –, voleuse de ce phallus qui, là, se conjoint à l’objet non plus agissant comme voilé comme métaphore ou phallus objet, mais réellement.
19À un autre moment, elle va faire état d’un autre type de phénomènes hallucinatoires qui est là également intéressant à détailler: elle évoque un patient, monsieur B, qu’elle croise lors d’une séance de soins au cours de son hospitalisation. Il lui faut dire qu’elle était mariée et dit qu’il voulait coucher avec Marilyn Monroe.
20C’est vrai, dans ce genre de choses, le délire est de prime abord. Cela fait retour dans le réel, c’est le mode de l’hallucination souvent le plus cru, mais en fait, si on regarde les choses de près, il y a lieu de se rendre compte qu’il y a quelque chose de très particulier. L’hallucination qui est supportée par le petit autre, son message ne lui vient pas de manière directe dans le réel sous forme de voix. Elle ne spécifie pas du tout ce mode. Ce n’est pas quelque chose qui vient dans le réel, c’est le monsieur qui lui dit qu’elle était Marilyn Monroe. C’est aussi important qu’on remarque la façon dont elle parle. Le patient, quand il dit qu’elle est Marilyn Monroe, ne dit pas qu’il veut coucher avec elle, il dit qu’il veut coucher avec Marilyn Monroe. Là aussi, c’est peut être essayer de faire les schémas. Ceux qui ont lu le Séminaire de Lacan Structures freudiennes des psychoses peuvent repérer que c’est l’expérience hallucinatoire particulière qui est sur la même structure que ce qui se passe chez cette dame. Dans ce séminaire, Lacan montre bien ce qu’il en est de l’hallucination à propos de l’histoire d’une dame qui revient de faire ses courses, croisant un méchant bonhomme qu’elle n’aime pas du tout et qui lui dit: « Truie ». Lacan aime à détailler un peu ce qui entoure l’événement: quelques instants avant, et après… Elle dit qu’elle vient de chez le charcutier et elle lui dit, non pas comme Lacan l’envisage à un certain moment, elle pense à cochon et cela fait retour dans le réel sous forme de « Truie ».
21Dans ce type d’hallucination, ce n’est pas cela qui se passe parce que le message ne vient pas, comme pour tout un chacun ordinairement, de l’Autre sous forme inversée, mais il ne vient pas non plus comme dans une hallucination tout à fait caractérisée de manière directe, dans le réel.
22Il y a dans ce type de phénomène une exclusion particulière de l’Autre: tout ce qui se passe entre dans le schéma très simple que l’on trouve dans le Séminaire concernant les psychoses où il y a le sujet, le petit autre, l’Autre et le moi. Cette exclusion particulière de l’Autre fait que le sujet ne peut s’adresser à l’autre que d’une manière allusive. Il se forme une espèce de court-circuit entre les 2 « a » qui fait que le message propre du sujet ne lui revient pas par l’Autre mais par la marionnette « petit autre », le semblable; là on a un type particulier d’hallucination, qu’on n’appelle pas comme cela ordinairement mais qui est spécifié comme une allusion hallucinatoire.
23Un peu plus tard, dans le premier entretien, elle parle de la rencontre de son fils qu’elle a eu de monsieur A et, au-delà des commentaires d’une très grande banalité, elle dit: « Ça c’est bien produit. » C’est vrai que sous cette banalité apparente, c’est intéressant de constater qu’il n’y a aucune référence à l’œdipe, la rencontre est décrite comme quelque chose de produit. Ce qui est intéressant aussi, c’est de voir que juste après avoir évoqué cela, elle fait état de ce que monsieur A n’est pas le père de l’enfant. Dans cet entretien, c’est le seul moment avéré où l’autre se met à lui parler sous forme directe dans le réel de ses voix. C’est sur la question du Nom du Père et ce qui lui est répondu justement, c’est que le père n’est pas le père.
24Il est frappant, dans ce deuxième moment de présentation, de constater qu’un certain nombre de tournures langagières néologiques reviennent souvent, alors que cela n’apparaissait pas du tout dans la première. Elle dit: « On nous le fait passer le mirador public… on maudit mon téléphone. » On lui dit: « Je te ferai étatiser par un cul de salaud. » Elle fait état d’un certain nombre d’injures, qu’elle dit subir: « Poubelle, poule publique ». On lui dit qu’elle est « aliénée publiquement ». Un certain nombre de phrases comme cela, j’en ai cité quelques-unes. Alors que dans la première présentation, c’était assez facile de discuter avec elle, là, ses propos sont agencés sur un mode particulier qui témoigne toujours des effets de l’automatisme mental qui se met à parler et la somme de répondre.
25À cet endroit d’ailleurs, elle-même fait bien la distinction entre ce qui lui vient de l’Autre et des propos ordinaires, et elle oppose très bien ce qu’elle appelle les paroles mentales aux paroles verbales. Le type de phrase qui témoigne du travail de l’automatisme mental, c’est: « On ne me prend pas pour cible, on m’impose des saloperies mentales, non moi je ne réponds pas… » Et, plus loin: « Je ne peux pas répondre à ces gens parce qu’ils ne m’ont pas donné la parole, si on peut dire, alors on dit que je ne réponds pas. » Cette très grande impersonnalisation corrélative d’une dégradation des petits autres la plonge dans un monde sans consistance. Elle-même se vit comme doublure. Elle est, comme elle dit, « Polichinelle libre », pas libre, mais ce polichinelle. Ce caractère de doublure est très important dans ses dires mais aussi dans ce qu’il est, car tout à fait homogène dans ses propos: cette espèce de balancement entre ses phrases et les répliques qu’elle a de l’automatisme mental, et c’est là qu’on voit cette homogénéité entre ses propos et son imaginaire. Les gens sont doubles et elle-même lui dit ou pas qu’elle a une double vie. C’est important de repérer ce genre de choses car on peut très bien penser que cette question de la doublure, par exemple, serait simplement un thème, alors que c’est un fait de structure. C’est dû à la question de la disjonction des termes de la relation narcissique et donc c’est, à proprement parler, un effet de structure. Le moi et l’image spéculaire ont pris leur autonomie avec pour conséquence pour elle de se voir sans cesse déployée dans son dédoublement constitutif.
26Au cours de cet entretien également, elle va faire l’aveu de quelque chose qui n’existait pas, en tout cas pas sous cette forme, quelques années auparavant. Qu’elle est aimée par un homme dont elle ne veut pas préciser grand-chose mais qui est un personnage important du monde du spectacle et avec qui elle est en communication. Et une autre chose qui apparaît aussi et qui n’existait pas auparavant, c’est une dimension de persécution qui est très repérée sur un de ses voisins qu’elle vit comme quelqu’un qui la poursuit de son désir sexuel, qui la surveille, qui la guette à chaque instant.
27Alors que peut-on dire de plus, de l’évolution du premier tableau au second? Dans la deuxième présentation, on voit se déployer sur un mode particulier, désintriqué, des questions qui étaient en jeu pour la patiente dès le départ: la question de l’Amour autour de ce monsieur qu’elle appelle son mari: monsieur A. La question du désir en rapport avec la personne qui lui fait dire qu’elle est Marilyn Monroe: monsieur B. Et ce qu’on voit d’une manière exemplaire, qui est comme exposée d’une manière précise mais désarticulée, c’est la question tout à fait commune que Freud décrit dans ce texte « Ravalement de l’objet dans la vie sexuelle » : c’est qu’on aime là où on ne désire pas et on désire là où on n’aime pas. On voit fonctionner cela dans la deuxième présentation avec, d’un côté, son persécuteur qui veut absolument coucher avec elle, et de l’autre côté, la question de l’amour qu’elle reprend sur un mode érotomaniaque. On voit comment c’est déployé par l’automatisme mental, et comment ces deux questions sont désintriquées par l’automatisme mental et fonctionnent de manière autonome. C’est cela aussi qu’il est intéressant de voir dans l’automatisme mental: en fait de structure, cela a ce caractère de structure d’exposition qui expose le sujet à l’Autre, mais exposition aussi de la structure elle-même puisqu’il met au jour, de manière totalement désintégrée, les éléments de la structure auxquels le sujet est soumis, où l’on peut lire de manière assez claire la question de l’Autre, de « l’objet a », de l’identification idéale.
28Je voudrais juste faire deux petites remarques pour prendre les choses d’un autre bord: dans le déploiement d’une structure, qu’est-ce qui se passe? Il se passe exactement ce qui se passe par le transfert dans une névrose. À ceci près que d’emblée, assez rapidement, les divers éléments en jeu sont désintriqués, se mettent, quand je dis à fonctionner tous seuls, c’est pour aller un peu vite. À proprement parler, c’est exactement le même travail que produit le transfert dans une névrose. En pratique, quand on a affaire à ce genre de cas, il ne faut pas être trop du côté du grand Autre, du supposé savoir, il faut faire très attention à ne pas intervenir d’une manière qui vous ferait vous prendre pour tel ou tel sujet. Et une autre remarque, c’est que si j’ai un peu fait valoir ce que je voulais mettre en place, c’est qu’on voit bien qu’on ne peut pas prendre simplement appui, pour décrire ou essayer de répertorier une psychose, sur tel ou tel thème. Parce que c’est vrai, beaucoup de cas le montrent, rien n’empêche, en fonction de telle ou telle conjoncture, une psychose de prendre tel ou tel aspect. Dans les deux présentations, pour cette femme, c’est totalement différent et c’est la même chose. C’est totalement différent parce qu’au début on a un automatisme tout à fait débutant, je veux dire, qui n’a pas encore fait son œuvre. Et à la fin, on a la structure du sujet tout à fait désintriqué, avec le déploiement, l’alignement des questions des termes de la conjoncture du sujet qui étaient là.
29Pour préciser encore plus cette question de formes que peuvent prendre les psychoses: si on veut être rigoureux analytiquement, on ne devrait pas parler de formes mais uniquement de modes de décomposition transférentielle de la psychose.
30Un autre aspect important de l’automatisme mental, c’est sa place dans la construction d’un délire, non pas seulement dans sa construction diachronique, mais aussi dans ce qu’il met au jour de la structure du délire lui-même. De la structure dans le délire, des suppléances mises en place par le sujet pour qu’il puisse se situer, exister à une place qui soit un tout petit peu respirable pour lui. Là, je me suis appuyé sur Schreber, qui est un témoignage extraordinaire, de première main, pour toutes ces questions, tout ce qui a un rapport avec la psychose – mais c’est vrai que sous cet angle, on peut dire comment se construit son délire – dans le jeu de ce qui lui vient des voix, de ses réponses. De ce qui lui vient de la langue fondamentale. Il suffit de lire ce livre. En plus, on a la chance que, dans un souci de justification, il précise les choses de manière assez inouïe et il donne un tas de témoignages sur la façon dont un sujet éprouve ce type de phénomènes. Et c’est vrai qu’on est frappé quand on lit, sans forcer les choses, on trouve très facilement à peu près tous les phénomènes que décrit Clérambault, on les repère facilement: le déploiement d’un automatisme mental dans ce discours, incessant, perpétuel, qui saisit Schreber, qui fait tout ce trajet du petit au grand automatisme en passant par le syndrome d’influence qui le relie à la présence de Dieu.
31Alors, je vais juste rappeler ces phénomènes que Schreber lui-même répertorie et explique très précisément. Ce qu’il appelle la contrainte du jeu continu de la pensée, le système de contrefaçon de la pensée, le système de couper la parole, le système de la parole en suspens, enfin un tas de choses qu’il décrit, où l’on reconnaît de façon parfois assez surprenante, presque terme à terme, des descriptions de petit automatisme mental. Ce qu’il appelle « jeu forcé de la pensée », c’est ce qu’il précise sous la rubrique « Le parler des nerfs dont l’homme ordinaire n’est pas conscient. Pour moi, mes nerfs sont constamment mobilisés » (ce qu’il appelle « les nerfs divins » et parfois les rayons par où les sons sont acheminés, enfin, tout ce qu’il entend). « Mes nerfs, dit-il, sont continuellement mobilisés par l’extérieur et sans aucun répit. »
32Dans ses remarques, il explique comment cette espèce d’ingérence peut prendre des tours comiques ou grotesques, quelquefois incompréhensibles. On voit bien que, dans les premiers temps de la psychose, il n’y attribue pas une valeur très particulière, il range cela sous la rubrique des choses qu’il ne comprend pas très bien et c’est peu à peu (ça a duré environ vingt-cinq ans) l’élaboration de tout son délire. Donc, il donne le témoignage de ce qui se passe. Ces choses qui lui envoient des pensées sous la forme même de sa pensée, on lui dit des choses qu’il considère comme ineptes et, en plus, il doit faire croire que c’est lui qui les a pensées.
33Ce genre de remarque, c’est tout à fait intéressant, parce que ça montre bien qu’il n’est pas totalement dupe de ce qui se passe, ce qui n’empêche absolument pas qu’il ait la certitude que ça se passe. Il nie cela comme quelque chose qui lui est imposé, qui est totalement inepte, mais il peut être tout à fait critique, par exemple, sur comment telle ou telle chose va être perçue. Mais la critique n’empêche pas la conviction que tout cela se passe réellement. Et donc, il précise bien que les voix, en général, formulent leurs pensées sous une manière langagière dégradée, néologique. Il y a donc le système de prise de notes.
34Ce que Schreber appelle la question du dessiné permet d’interroger le statut de l’imaginaire. Dans l’automatisme mental, il y a une tentative de travail du sujet qui résiste à cette mise en question des voix qui lui viennent, mais ça n’explique pas complètement comment on voit certains patients qui arrivent à toujours se maintenir à un automatisme mental relativement minime, où ils arrivent à ce que cela n’aille pas plus loin. Ce qui se passe chez Schreber où, au final, cela n’empêche pas qu’il y ait une effraction de phénomènes hallucinatoires anéantissants qui se produisent pour lui. Il y a aussi des phénomènes dans le réel qui se produisent, dont le dessiné. C’est précis: cela lui vient de la « langue des âmes » qui consiste à l’utilisation volontaire pour lui de la force de l’imagination humaine dont le but est, dit-il, de susciter des images, essentiellement des images souvenirs dans la tête, afin de donner vie aux rayons. Et ainsi, il explique comment par certains efforts d’évocation, il peut, à partir de tous les souvenirs s’il le veut, il en parle comme cela. Constamment, il a à se parler tous ses souvenirs et il peut à partir de tout souvenir créer des images qui ont pour effet qu’elles deviennent utiles, tant pour lui que pour les rayons. Il ne pense pas que ces images soient visibles pour tout un chacun. Ces images deviennent, en quelque sorte, réelles pour lui et les rayons. Et donc, il dit qu’il peut soit produire ce type d’images, soit se déplacer dans un espace particulier, il les produit à n’importe quel endroit selon ce qu’il souhaite. S’il veut, il peut produire une image de pluie à tel endroit, s’il veut, il peut provoquer la foudre ou l’image d’un incendie dans une chambre en dessous de celle qu’il occupe. Il dit: « Tout cela se passe dans ma tête, et pour les rayons, c’est réel. » Quand il présente ces images aux rayons, cela a un côté tout à fait apaisant sur les voix
35C’est là-dessus que je voudrais avancer; c’est que, comme il dit, tout se passe dans sa tête mais pour les rayons c’est réel, et là on sent bien qu’on touche quelque chose d’un bouclage particulier des registres mis en place par Lacan du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Et il donne encore d’autres exemples de ce pouvoir d’imagination qu’il a, en précisant bien le rôle apaisant que ça a pour lui. Ça le protège des effets du signifiant et du fait que les voix, dans ces moments-là, sont plus sympathiques, moins persécutives. En effet, la plupart du temps, elles sont assez hostiles, elles le traitent de « femmelette ». Dans Patronymies, le livre de M. Czermak [1], il y a un très beau cas d’automatisme mental qui s’appelle « L’homme aux paroles imposées » et où il y a quelque chose de très particulier. Dans ce cas, cette personne réussit à produire quelque chose qui, même si ce n’est pas semblable à ce qui se passe pour Schreber, est cependant superposable. En effet, il produit par sa pensée ce qu’il appelle le « monde imaginé », le seul d’ailleurs qui ait quelque consistance pour lui et qui, de toute évidence, lui permet de se soutenir. Par ce genre de chose, on peut voir comment ce monde chez lui fait une sorte de pont réel-symbolique et une sorte de pont particulier qui, pour le patient (c’est un peu la démonstration de Czermak, c’est lisible dans ce qu’il écrit), est une mise en continuité de rsi. C’est-à-dire tout simplement quel-que chose qui permet que R, S, I tiennent ensemble, ne se volatilisent pas totalement. Donc j’avance cela pour répondre à la question: pourquoi tous les automatismes mentaux n’évolueront-ils pas de la même façon?
36Là, il y a tout un pan de choses que l’on connaît très peu. Il y a, semble-t-il, des psychotiques mieux que d’autres, on ne sait pas exactement par quel procédé. On ne sait même pas si c’est vraiment un choix de leur part, ce n’est pas certain… Par des phénomènes qui sont en jeu dans la structure produisant un certain type d’imaginaire, qui aide à les soutenir, qui arrive à faire que les registres tiennent à peu près ensemble…
Notes
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[1]
M. Czermak, Patronymies. Considérations cliniques
sur les psychoses, Paris, Masson, 1998.