1Je voulais vous proposer trois remarques, sur le thème qui est celui de ces journées. Une première remarque, sur le terme de décohérence, qui est un terme emprunté à la physique moderne, aux paradoxes de la physique et au fantasme unificateur de la physique, fantasme qui probablement est à l’œuvre dans la conception dite moderne – enfin je ne sais pas pourquoi on est toujours obligé de dire « moderne » – la modernité dans la psychiatrie...
2Ensuite, je voulais vous faire un petit mot sur notre fidélité, c’est-à-dire : comment faut-il entendre que nous sommes « fidèles », entre guillemets, à la clinique classique, pourquoi a-t-on le respect des tableaux de la clinique classique ? C’est une autre question que je souhaitais soulever. Ici je ne ferai pas dans la totalité de la clinique, mais je parlerai un peu de la clinique de la psychose.
3Le troisième point, qui est un point de travail, un point qui sera moins problématisé, puisque c’est un point d’ouverture, c’est comment nous traitons – parce que nous ne sommes pas seulement des gardiens du temple, il faut faire attention à cet aspect – comment nous traitons aujourd’hui nous-mêmes des questions de clinique, c’est-à-dire comment, dans notre activité de praticien, nous nommons la clinique que nous rencontrons, et donc quel type de travail épistémologique nous fournissons pour éventuellement, ce qui n’est pas toujours le cas, faire casuistique, nosographie, etc. Ce sera le troisième temps.
4La question de la décohérence, je vous la livre très rapidement. Elle est liée à ce séisme introduit par Erwin Schrödinger, qui avait mis en évidence un paradoxe sur lequel les physiciens, les scientifiques, travaillent toujours, et qui est : comment est-il possible qu’un chat puisse être en même temps mort et vivant ? C’est donc un paradoxe scientifique assez moderne, qui a occupé jusqu’à aujourd’hui des générations de physiciens, qui fait que les équations – ce qu’on appelle la physique quantique, c’est-à-dire ce qui s’occupe de l’infiniment petit – impliquent l’existence effective d’états superposés. C’est-à-dire que d’un certain point de vue, les physiciens nous disent : eh bien, le chat, il est mort, et il est vivant.
5Ces questions ont introduit une difficulté mentale dans l’univers scientifique, jusqu’au moment, il y a juste une dizaine d’années, où a été introduit – c’est ça qui m’intéresse, et je vous le livre tout de suite – une forme de résolution par la théorie, qu’on appelle la théorie de la décohérence. Là je vous invite à lire tout seuls les bouquins qui ont à voir avec tout ça. C’est une théorie intéressante puisqu’elle propose de ne pas relier en permanence, artificiellement, sur le mode du forçage, ce qui concerne l’infiniment petit, et ce qui concerne l’infiniment grand. Et vous voyez qu’on est au cœur, sans le dire, de la façon dont la psychiatrie moderne pense aux choses, en réunissant en même temps le plus petit – ce qui est moléculaire au niveau synaptique – et le plus grand, à savoir le tableau de l’homme dans son milieu, le vivant.
6Et donc cette théorie – vous en trouverez des traces si vous vous intéressez à cette question – n’a pas empêché qu’encore aujourd’hui, évidemment, la science, les scientifiques aient le rêve de ce qu’ils appellent eux-mêmes « la grande unification », c’est-à-dire de réconcilier Einstein avec lui-même (puisqu’Einstein est le même qui a décrit les théories de la relativité, et, avec Max Planck, ce qui concerne la physique dite quantique), et donc de réunir enfin (c’est un vœu qui est déjà chez Pascal, un vœu pascalien) que nous puissions lire le plus petit à partir du plus grand, le plus grand à partir du plus petit. Cela me paraît un mythe scientifique qui est intéressant, qui est robuste, qui est permanent, qui est présent dans nos consciences, et je pense que les jeunes collègues dont parlait le professeur Patris sont formés comme ça. Ils ont l’idée de cette grande unification, en quelque sorte, c’est-à-dire que dans leur propre discipline, ils auraient à résoudre quelque chose qu’on pourrait appeler ce fantasme, ce rêve d’une grande unification : partir d’une cellule pour penser le cerveau, partir du cerveau pour parler d’un patient.
7Donc ça, c’est un point d’épistémologie que je soumets à votre regard : nous sommes dans une période de forçage concernant une pensée unifiante sur une discipline, alors qu’il y a trace de possibilité de trouer ce type de fantasme. La question de la décohérence est un appui assez résolu pour dire non : le chat pour son propriétaire, eh bien il est mort ou il est vivant. C’est-à-dire qu’à l’échelle macroscopique, comme on dit, les choses ne se passent pas exactement comme nous pouvons le penser à l’échelle atomique.
8La psychiatrie s’appuie résolument sur ce qu’on appelle un humanisme tout à fait classique, et comme disait Sartre, « l’homme est une liberté en situation », c’est-à-dire que la psychiatrie a toujours pensé l’homme dans son milieu, dans sa famille, dans sa génération, dans le social, voire dans ses conditions politiques. À mon sens, quand Lacan dit : « Le désir est toujours le désir de l’Autre », c’est une autre façon de le dire. À un niveau métapsychologique, c’est la même conception.
9Pour moi, le point de bascule, et mon angoisse, ça a été par exemple quand nous avons été au congrès mondial de psychiatrie, que l’on a appelé le Congrès du jubilé. Je dois dire que, pour un praticien de ma génération, qui se considérait tout de même comme très ancré dans sa discipline, la psychiatrie, même si c’était avec cet apport personnel et didactique de la psychanalyse, ça a été pour moi un tournant moral, ce congrès.
10C’est-à-dire – les collègues qui y participaient s’en rappellent peut-être – que je me suis senti ce jour-là, bizarrement d’ailleurs, totalement étranger au discours, au côté boutiquier de ce qui avait lieu dans ce congrès, et évidemment à l’omniprésence – spatiale quasiment – de la question du pharmakon, de la pharmacopée. Alors ça, c’est quelque chose qui m’a paru totalement inouï, que l’espace même des débats d’une discipline soit, comme ça, spatialement inféodé à la question de la pharmacie. C’était petits fours, champagne et pharmacie, avant les débats, après les débats, au moment des débats.
11Et je crois que, sur ces questions-là, on ne peut pas faire de discours. C’est-à-dire que je me suis aperçu que nous n’avons pas en nous la force de crier notre angoisse et notre désespoir dans des moments comme ça. Il faudrait presque convoquer la fureur d’un Léo Ferré, par exemple. Il faudrait le chanter avec la cruauté nécessaire, comme quand Léo Ferré dit :
12Il n’y a plus rien, les mots, nous leur mettons des masques, un bâillon sur la tronche.
13C’est exactement ça, le climat de ces congrès de psychiatrie. Henri Ey s’en plaignait déjà, à une époque antérieure. Les congrès, lesdits congrès de communication scientifique de psychiatrie sont devenus des baillons sur la tronche. C’est comme ça.
14Donc ça, c’est un constat qui me paraît angoissant, parce que nous n’arrivons pas à faire discours pour répondre à une difficulté que nous ressentons, pour nous-mêmes, comme un abandon en quelque sorte. C’est-à-dire nous nous sentons nous-mêmes abandonnés dans notre propre maison. La psychiatrie moderne, Jean-Louis Chassaing le rappelait, n’écoute plus les patients, les mots, les mots ! ne l’intéressent pas. Les mots m.o.t.s. ne l’intéressent pas, et effectivement, ce qui la détermine, c’est toute une série de chiffres, de statistiques, des choses qui nous tombent des mains parce que nous ne savons pas le critiquer. Qu’est ce que vous voulez dire sur le lien de comorbidité, par exemple, entre la schizophrénie et la grippe ? On voit des genres d’articles comme ça. Qu’est-ce que tu veux dire, par rapport à ce qui ne fait même pas discours, qui est proposé comme un lien chiffré, comme ça ? Qu’est-ce que tu peux dire, toi qui es spécialisé [2], du lien entre l’addiction aux jeux d’argent et la maladie de Parkinson (puisque c’est proposé aussi comme un lien de comorbidité) ? Ce sont des choses qui me tombent des mains ; ce qui rend difficile d’y répondre, c’est que nous ne savons même pas comment saisir un propos qui est tenu comme ça. Je crois que dans ces moments-là, il faudrait la cruauté, il faut la cruauté nécessaire.
15Il n’y a plus rien, effectivement, et je dois dire que, dès mon internat, mes enseignants d’Université (on a eu la chance, heureusement de rencontrer Marcel Czermak sur notre route, qui était associé à cet enseignement), mes enseignants d’Université, donc, me l’avaient déjà annoncé, ils me disaient en clair : « Tu sais, tu peux te préparer à jeter Falret, Chaslin, Séglas, Capgras – la question des noms propres en psychiatrie ! – Dide et compagnie, jette-les ! prépare-toi à les jeter ! Si tu le veux, garde uniquement Bleuler, parce que ça devient le modèle unifié de toute psychose. C’était déjà le discours que nous entendions pendant notre internat. Pied de nez à Freud, que les dsm n’ont pas cessé de poursuivre : exit – pas simplement la névrose – exit la paranoïa, les subtilités de la clinique française et la culture de la clinique allemande réunies. C’était ça, le message introduit par nos enseignants dits cliniciens à l’époque de notre internat. Exit tous ces noms propres. Gardons le nom d’une maladie unifiante : la schizophrénie. Elle vaudra pour toutes, elle vaudra comme paradigme pour tout.
16Un patient peut-il se dire à la fois vivant et mort ? Là j’en viens à mon deuxième petit thème. Assez bizarrement, quand nous prenons les choses sur ce mode-là, il n’y a que le meilleur, au fond, de la tradition dite classique de la psychiatrie pour raconter, pour nous faire entendre l’inouï, l’impossible à se représenter autrement. Un patient peut-il se déclarer à la fois vivant et mort ? Eh bien, c’est là ce qu’on appelle classiquement – nous avions beaucoup travaillé dessus à Sainte-Anne – le syndrome de Cotard. C’est quand un patient parle d’un corps qui est affligé d’une compacité sans aucun trou : rien n’entre, rien ne sort, ni organe ni fonction, pas de sommeil, pas de vision, pas de douleur. Et ça, comment voulez-vous l’entendre autrement que comme sujet déjà mort et en même temps immortel ? Ce sont des questions que seul le meilleur de la tradition classique est capable d’évoquer. Aucun de nous ne peut là aisément recueillir des formulations de ce type si elles ne sont pas mises dans une forme de tension avec cette mémoire classique.
17Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’un corps dans la psychose ? Qu’est-ce que ces objets réels qui semblent des représentants sans représentation ? Que sont ces moments qu’on appelle de mort, de mort du sujet, qui trouvent là un type de paroxysme ? Qu’est-ce, même, qu’une « négation » de ce type ? C’est-à-dire comment nommer, comment pouvons-nous saisir la négation ordonnée par ce type de pathologie, un réel négatif que même la linguistique, même les linguistes ont du mal à tenir, là, dans leur appareil ? C’est, me semble-t-il, la raison pour laquelle nous gardons l’amour, en quelque sorte, de ce qu’on appelle le trésor de la psychiatrie classique. Parce que chaque tableau clinique de la nosographie dite – à tort – « classique » n’est qu’une somme de questions. Ce ne sont que des questions, chacune de ces questions, par elles-mêmes complexes, hiérarchisées, nécessitant non seulement pour le praticien la capacité à mettre certains éléments en perspective, qui nécessitent un certain type de démarche structurale, mais aussi de se laisser bousculer par l’inattendu, l’inusité, la brisure dans les connaissances et le savoir. Je ne vais pas faire le tour, évidemment de toutes ces questions classiques, mais juste quelques-unes :
- qu’est-ce que vous appelez une interprétation ? On disait classiquement : « délire d’interprétation ». Mais quand on écoute la question, elle est étonnante, elle est formidable ! Qu’est-ce qu’on appelle « interprétation » : comment distinguer une interprétation délirante de notre habituelle propension, surtout les psys, à tout interpréter, par exemple. Donc c’est une question immense ! Qu’est-ce que l’interprétation pour le vivant ?
- qu’est-ce qu’un délire ? On parle de délire, comme ça, à la va-vite, mais enfin qu’est-ce qu’un délire puisque le siècle passé est rempli, socialement, de folies mégalomaniaques poussées à leur incandescence destructrice ? Pourquoi appelez-vous seulement délire le délire du psychotique ? C’est quand même inouï ! Qu’est-ce qu’un délire ?
- qu’est-ce qu’une passion ? Clérambault parlait des psychoses passionnelles, mais qu’est-ce, pour nous-mêmes, qu’une passion qui ne soit pas passionnelle ? On le pense comment, ça, à partir de quoi ?
- comment faites-vous pour ne pas être sensitifs, « kretschmeriens », dans une société qui fabrique exclusions et ségrégations ? Comment ne pas être jaloux, revendicateur, dans son couple, sa famille, son travail ?
18Comment ne pas être dictés par les regards et les voix dans un monde qui est totalement saturé d’informations, de sollicitations sonores, visuelles ? On sait bien que comme sujets, nous sommes devenus captifs des petits écriteaux, des slogans, des publicités, des modes, et Clérambault parlait très bien, dans la question de l’automatisme, de ces petites séquences, ces petites séquences morcelées, disait-il, rythmées, tous ces petits messages tronqués qui touchent à l’intime, qui façonnent le goût en le flattant… (c’est dans Clérambault, ça !) cette façon qu’a la publicité de nous ordonner en nous flattant ou en nous vexant. La répétition ironique et intimiste, qui induit cette soumission étrange dont parle Clérambault quand il déplie, avec ce talent très spécial, les phénomènes subtils du petit automatisme mental. L’homme moderne – nous-même – est dicté comme jamais par le pouvoir de signifiants réduits aux signes du bon goût d’une époque. Tout ça, c’est de la psychiatre classique, ce n’est rien d’autre. C’est dans les questions, dans les tableaux de la clinique dite, à tort, classique.
19Donc, je crois que sur ces questions, nous n’avons pas à céder, parce que céder, ce serait céder sur l’humain, tout simplement. Tout est à lire – pour finir – et à relire, dans le trésor de la psychiatrie. Parce qu’aucune des questions n’est fermée par la réponse classificatoire du moment. Aucune des questions, aucun des signifiants inclus dans cette clinique, n’est fermé par la réponse dite de classification du moment. Peu importe, je veux dire : en quoi nous importe-t-il que les paraphrénies soient plutôt « kraepeliniennes », allemandes, que françaises ? En quoi cela nous importe-t-il ? Moi ce qui m’intéresse, encore aujourd’hui, c’est de savoir, par exemple, pourquoi le délire le plus luxuriant, ce que Kraepelin appelait la paraphrénie fantastique, est celui qui se prête le mieux à une sectorisation, c’est-à-dire à la préservation d’un espace qui fait lien, forme d’envers d’une mort du sujet. Pourquoi est-ce que ça reste comme ça ? Pourquoi les délires les plus luxuriants, les plus fantastiques, sont ceux qui se prêtent le mieux à une forme de pacification sociale ? On s’en fiche que ce soit chez Kraepelin, allemand ou français, la question est immense.
20Autre question qui se pose : qu’est-ce qu’une fabulation ? On le sait bien, dans les questions concernant l’enfant, la question de la fabulation, du mensonge, ce sont des questions qui durent, ce sont des questions ouvertes, ce sont des questions complexes, ce sont des questions construites.
21Grâce à Marcel Czermak, nous avons toujours gardé, dans ce qu’on appelle l’« enseignement de Sainte Anne » (pas simplement à Sainte-Anne, c’est un signifiant, mais là aussi où son enseignement a essaimé) une curiosité intacte, je dois le dire, pour le meilleur de cette tradition et – je dis bien et – sa lecture d’aujourd’hui.
22Ça sera donc mon troisième petit volet ; parce que nous ne sommes pas simplement les gardiens du temple, je crois que nous n’avons pas en retour le fantasme d’une clinique écrite pour l’éternité, nous n’avons pas le fantasme d’entités définitivement séparées et toujours repérées. Nous n’avons pas besoin de ça, nous n’avons pas besoin de mythifier ces cliniques « Une ». Il y a des types de décohérences à l’œuvre dans la clinique, qui, me semble-t-il, peuvent nous servir de piste et de point d’appui. J’avais proposé dans d’autres journées d’étude – c’est un thème auquel je tiens – de prendre mieux en compte quelque chose que la clinique des psychoses démontre à loisir, c’est-à-dire la distinction que nous avons à faire dans notre travail de repérage et de transfert entre ce que nous pouvons appeler la pente unificatrice de la psychose, le travail du Un, d’un côté, et le travail de l’objet, par exemple. Ça, c’est une question qui est cruciale, qu’on a beaucoup travaillée à Sainte-Anne et dans d’autres lieux. Ce n’est pas pareil de prendre en même temps la mégalomanie délirante, la certitude paranoïaque, le postulat passionnel, et la question de l’objet regard, de l’objet-voix, le travail de l’objet dans le corps, la question des passages à l’acte des psychotiques. Quand nous unifions arbitrairement toutes ces cliniques, nous faisons un travail de névrosés. C’est-à-dire que nous fabulons, nous fabriquons, dans des buts de transmission hâtive, des questions qui ont leur décohérence ; c’est-à-dire qu’effectivement nous sommes obligés d’envisager cette clinique sur un mode que nous ne pouvons pas unifier à loisir. Cela me paraît être une piste de travail tout à fait féconde, pour savoir comment le praticien, celui qui suit le patient, fait avec ces deux lignes de force, à quel endroit de la psychose il se loge pour rendre compte de son travail, sachant qu’il ne peut pas unifier, de manière névrotique et fantasmatique, ces deux pentes.
23Il y a d’autres modes de décohérence probablement à l’œuvre, qu’il nous faut travailler. Je donnerai trois petits exemples de la façon dont nous avons – très modestement mais enfin, quand même – fait pivoter le trop d’unicité à l’œuvre dans les classifications.
24Je parlais tout à l’heure du syndrome de Cotard, mais vous savez, la façon dont nous avons travaillé le Cotard, c’était quelque chose de nosographiquement assez énorme, puisque ça a fait pivoter, par exemple, quelque chose qui est – enfin d’habitude – considéré comme normal en psychiatrie, qui est la séparation entre mélancolie et paranoïa. Habituellement, on pense séparément deux entités puissantes, fortes, qui ont leur doctrine : la mélancolie, la paranoïa. Ce petit travail sur le syndrome de Cotard, évidemment, ça met ça en difficulté. Le syndrome de Cotard, carrefour de questions assez complexes, fait valoir des types de réversion inattendus, par exemple, entre deux entités arbitrairement distinguées par les classiques. C’est une forme de respect, d’invention, ça. La question de la négation, que j’évoquais tout à l’heure… Mais enfin c’est énorme, à mon avis, pour la clinique moderne, de comprendre pourquoi la formule : « Je suis mort et immortel, tuez-moi », qui est au fond une double affirmation, vaut comme point d’acte. Ça, c’est une découverte psychopathologique assez intéressante, de penser des formes de la négation que ne peuvent pas décrire ni les classiques ni les linguistes.
25Un autre travail qui a fait pivoter, à mon avis, la question de l’unicité, le fantasme d’unicité, ce sont les travaux, c’est celui de Stéphane Thibierge et de Marcel sur la question de l’image dans la psychose, la question de l’image et du regard. Parce que c’est assez rare que l’on ait pu mettre au même rang des phénomènes d’automaticité du regard et ceux de la voix, alors que cela avait été décrit, de-ci de-là, par les classiques, bien entendu, mais ça n’avait jamais été mis de manière programmatique au même rang que le travail sur l’automaticité de la voix. Il y a un travail que je revendique, que j’ai trouvé formidable et qui me paraît tout à fait moderne (c’est-à-dire que nous avons pris en compte, quand même, une clinique là totalement neuve), et qui n’est pas hérité de la question de la passion, c’est le boulot que nous avons fait sur le transsexualisme. Pour traiter de l’irruption en masse de la revendication transsexuelle, si nous avons beaucoup emprunté à la clinique des passions, nous avons, quand même, pour finir, beaucoup renouvelé notre rapport à et notre abord de cette question, en allant par exemple chercher du côté des jouissances chez Lacan : jouissance du corps, jouissance non érotique au sens propre, puisque sans partenaire. Évidemment, une clinique comme celle-là, la capacité à travailler une clinique comme celle-là, nous prépare à travailler à réfléchir à toutes les transformations modernes de notre rapport au corps, dans sa revendication de beauté et d’éternité. Vous voyez, nous sommes là dans un travail de décohérence, qui n’est pas un travail de déconstruction. Nous étions, et nous sommes toujours à la croisée de la psychose, de la perversion, voire de ce que les collègues appellent les nouvelles identités sexuées ; enfin c’est un travail de décohérence clinique, c’est-à-dire qui prend appui sur la passion, pour une lecture moderne de ce qui nous arrive.
26Je finis d’un mot. Un mot de travail, puisque nous ne sommes pas simplement des classificateurs, ni même, dans le meilleur des cas, des inventeurs de la casuistique. Notre richesse et notre honneur c’est d’être avant tout des praticiens, c’est-à-dire que notre façon de nommer, c’est, habituellement, notre façon de nous situer, dans le suivi, tout simplement dans ce qu’on appelle le transfert auprès des patients ; c’est le dernier paradoxe que je souhaitais solliciter ici – trop rapidement.
27Lacan dit – et je crois qu’il faut que nous retravaillions totalement cette question maintenant – Lacan dit, vous le savez, ça fait partie des tautologies admises : « Ce qui est forclos dans le symbolique fait retour dans le réel ». C’est le b-a-ba de tout interne en « lacanerie », c’est l’obligatoire, le sine qua non. C’est-à-dire, ce qui ne peut être traité comme métaphore, comme signifiant, fait son chemin autrement : unification d’un côté, présence erratique puis continue des objets de l’autre. C’est ça qu’apporte Lacan dans sa façon de traiter des psychoses. Ce qui nous intéresse actuellement – en tout cas moi, la façon dont j’essaie de travailler maintenant – c’est la façon dont le patient psychotique lui-même traite de la marche combinée et dissociée de la mégalomanie et du déchet, de l’unification et de l’objet ? Et c’est cette question qui est de la plus haute importance pour le travail du suivi. Parce que c’est à ces deux fils qui s’éloignent à l’infini que le praticien prête sa consistance. C’est à l’endroit de cette décohérence qu’il est. C’est à l’endroit de cette décohérence qu’il traite son propre fil, pour faire un lien et lieu minimum avec son patient.
28Pour moi, toutes ces questions de théorie, même lacanienne, ce ne sont pas des choses figées, ce ne sont pas des métaphores classiques. Ce sont des questions de travail que nous sollicitons, à la fois, évidemment, pour nous situer au cœur du travail avec notre patient – c’est ça notre fierté et notre honneur – et puis, dans le meilleur des cas – ce qui est rare, il faut être honnête – faire éventuellement œuvre scientifique, de casuistique et de nosographie quand ce que nous avons fabriqué avec tel patient semble passer la route dans l’échange et la disputation scientifique avec d’autres, de temps en temps. ?