L’évaluation thérapeutique et l’ebm
1La mode, au ministère de la Santé et dans les établissements publics de santé, est encore à l’évaluation thérapeutique et à la pratique de l’Evidence Based Medicine (ebm). Entendez par là : médecine fondée sur les preuves, parfois aussi appelée « médecine factuelle »
2Sackett, l’un de ses premiers messies, la définit comme « l’utilisation consciencieuse et judicieuse des meilleures données actuelles de la recherche clinique dans la prise en charge personnalisée de chaque patient ».
3Ces données proviennent d’études cliniques systématiques telles que des essais contrôlés randomisés, des méta-analyses, éventuellement d’études transversales ou de suivi bien construites ; pas de place ici pour d’autres formes de littérature médicale. C’est en tout cas ainsi qu’on conçoit l’évaluation thérapeutique dans le milieu très branché de certains de nos instituts de recherche bien connus pour leurs publications en psychiatrie.
4Alors que faire face à l’ebm ? L’ignorer de la même façon qu’elle ignore scrupuleusement toute forme de recherche clinique qui n’entrerait pas dans les critères de sélection des méta-analyses ?
5C’est une réponse possible, mais dangereuse cependant !
6La mode est en effet aussi depuis quelques hivers aux accréditations et à l’évaluation des pratiques professionnelles. Cette dernière consiste à évaluer le respect par tout praticien des guides de bonne conduite médicale rédigés sous forme de conférences de consensus par ces fameux experts de l’ebm.
7Il est donc vital aujourd’hui, avec le risque que court notre clinique, de prendre son courage à deux mains et de se plonger en apnée dans le monde de l’évaluation thérapeutique pour en cerner le contenu et mieux déceler ses failles car vient le temps où il nous faudra répondre de notre refus de conduire de vastes essais thérapeutiques en psychiatrie.
Guide pratique de l’ebm
8Pour pratiquer l’ebm point besoin de longs discours mais d’une rigueur scientifique à tout crin et d’une bonne dose d’abnégation de notre savoir (su ou insu).
9Théoriquement, tout bon clinicien raisonne en quatre étapes que résument les points suivants :
- transformer les besoins d’information concernant un patient donné en une question claire et précise,
- rechercher les articles les plus pertinents sur cette question,
- évaluer de manière critique la validité (fiabilité) et l’intérêt (applicabilité) des résultats,
- en déduire la conduite à tenir pour le malade.
- si la question est celle du diagnostic, la formulation claire et précise de celle-ci serait : « Comment faire le diagnostic de telle ou telle pathologie et comment sélectionner et interpréter un test diagnostique ? »
- si l’interrogation porte plutôt sur l’étiologie des troubles, cela se formulerait « comment identifier les causes d’une maladie ? »
- suit la question de la thérapeutique ou « comment choisir le meilleur traitement pour le patient ? »
- puis celle du pronostic ou « comment anticiper l’évolution et les complications probables d’une maladie ? »
- et enfin celle de l’éducation des patients, très au goût du jour, ou « comment fournir aux patients et à leur famille les informations qui leur sont nécessaires ? »
10Quelle aubaine ! On a enfin cerné les questions que vous vous posiez peut-être parfois sur la prise en charge de vos patients.
11Aux yeux des épidémiologistes, la recherche d’articles pertinents sur le sujet se fait sur des bases de données bibliographiques informatisées telles que PubMed, Embase, Current Contents, Web of Science. Il existe également des bases de données analytiques, accessibles via internet, qui fournissent aux utilisateurs la revue de ces données par des experts ainsi que leurs analyses et leurs recommandations sur la conduite à tenir face à telle ou telle situation clinique. Parmi les plus connues, on trouve les sites de la Cochrane, de l’acp Journal Club ou encore de l’ebm Journal.
12On trouve, rapportées sur ces bases de données, différents types d’études, qu’il faut, pour effectuer une recherche pertinente, identifier. On distingue en effet les études descriptives des études analytiques. Les premières sont en fait des case reports ou des case series, simple description d’un ou de plusieurs cas cliniques. Le groupe des études analytiques est lui plus vaste et rassemble les études transversales, les études croisées (cross over study, les études de cohorte, et surtout les essais contrôlés randomisés (randomized controlled trials) et les méta-analyses.
13Identifier à quel type d’étude on a affaire permet d’évaluer le « niveau de preuve » de ce qu’on va lire, c’est-à-dire la fiabilité des conclusions obtenues.
14Aujourd’hui, la palme d’or est donnée sans conteste aux essais contrôlés randomisés et aux méta-analyses.
15Les essais contrôlés randomisés comparent deux groupes de patients choisis au hasard et supposés identiques recevant deux traitements différents et les méta-analyses compilent par des méthodes statistiques les résultats de plusieurs essais contrôlés randomisés sur le même sujet.
16S’il est nécessaire de mener des méta-analyses, c’est en fait que les résultats des études diffèrent et se contredisent même parfois. L’enjeu de la formation des jeunes praticiens à la recherche clinique consiste aujourd’hui à leur apprendre à évaluer de façon critique la validité et l’applicabilité de ces résultats.
17Cette évaluation revient à vérifier que les études présentées ont été menées selon des guidelines précis afin d’éviter les biais (erreurs aléatoires ou systématiques liées à la manière dont on construit l’étude). Il existe en effet des biais aléatoires, comme la fluctuation d’échantillonnage que l’on peut contrôler en augmentant le nombre de participants, et des biais systématiques, comme les biais de sélection, de mesure, de recueil des données ou encore de suivi, que l’on minimise par la randomisation des participants, l’étalonnage des appareils de mesure, la standardisation des procédures.
18Mais rassurez-vous : afin de faciliter ce travail d’évaluation, plusieurs échelles ou grilles de lecture ont été conçues. Parmi les plus connues on trouve l’échelle de Jadad, la liste de Delphi ou encore la liste clear ntp spécifique des études portant sur les traitements non pharmacologiques. Elles prennent toutes appui sur les recommandations du consort Statement (Consolidated Standards of Reporting Trials).
19C’est en étudiant plus précisément une de ces listes qu’on s’approche des difficultés de réalisation de ces études en psychiatrie.
clear ntp
20clear ntp est une liste d’items évaluant la qualité des essais contrôlés randomisés portant sur les traitements non pharmacologiques (à entendre : la chirurgie, les psychothérapies, l’acupuncture, etc.). Elle comprend 10 items et 5 sous-items et sert d’outil d’aide à la lecture critique d’articles scientifiques. Ces items reprennent les points fondamentaux à valider pour garantir la qualité d’un essai contrôlé randomisé. Dans l’ordre on trouve des items sur :
- la qualité de la randomisation (procédé statistique qui permet de répartir les participants dans les deux bras de l’étude) ;
- le masquage de l’allocation des traitements (tout le monde est censé ignorer dans quel groupe va être affilié un patient lorsqu’il est recruté, pour ne pas fausser la répartition aléatoire des participants) ;
- le détail des procédures administrées à chaque groupe (qui doivent être rapportées avec précision et standardisées) ;
- le niveau d’expérience des thérapeutes ;
- la compliance des patients ;
- l’« aveugle » des participants (chaque patient devant ignorer le groupe auquel il a été affilié) ;
- l’« aveugle » des thérapeutes (chaque médecin devant ignorer dans quel groupe son patient a été affilié) ;
- l’« aveugle » des collecteurs de données finales (la personne qui recueille les données finales de l’étude devant ignorer le traitement reçu par chaque patient) ;
- la qualité du suivi des patients ;
- la qualité de l’analyse statistique finale.
21Si l’on regarde de plus près cette liste on ne peut que s’interroger sur la faisabilité de ces études en psychiatrie.
22La question de la standardisation des procédures par exemple. Est-il concevable de fournir la description d’un entretien standardisé ? Et d’assurer qu’il a été similaire pour chaque patient ? Certaines écoles de psychothérapie ont répondu que oui et fournissent des détails précis sur la durée, la régularité et le contenu des entretiens psychothérapeutiques.
23Par ailleurs, comme ce genre d’étude compare généralement une technique reconnue à un traitement dit placebo (comprendre : thérapeutique sans effet « actif » et donc supposée sans effet sur le patient autre que celui de la croyance à un effet « actif » du traitement), certains auteurs décrivent la réalisation « d’entretiens placebo », ce qui laisse particulièrement perplexe sur leur manière de travailler.
24Les trois items sur le problème de l’aveugle ne sont pas non plus sans poser problème. Être aveugle dans une étude signifie ne pas savoir à quelle sauce on est étudié. À l’heure de la transparence et d’une possible future évaluation notée de la qualité d’un médecin, cela suppose qu’en temps normal, un praticien fournit tous les détails de sa thérapeutique aux patients en commençant, bien sûr, par l’annonce triomphale d’un diagnostic. On voit déjà les paranoïaques hocher de la tête et dans la plus grande humilité reconnaître qu’ils délirent…
25On peut toutefois envisager que l’aveugle des patients est réalisable si l’on ne souhaite pas étudier des entretiens ou le patient est lui-même le sujet de sa thérapie. Si l’on ne cherche qu’à étudier les symptômes qui occupent un organisme, alors bien sûr, tout devient plus simple ! Une fois qu’on luxe le sujet, on peut sans aucun doute le rendre bien aveugle.
26Quant à l’aveugle du thérapeute, on ose espérer qu’il n’est pas concevable et que les praticiens se revendiquant comme psychiatres, psychanalystes ou psychothérapeutes ne cheminent pas dans l’ombre.
27Autre écueil de la constitution de ces études : les critères d’in- clusion.
28Chaque patient n’est recruté que s’il remplit une liste de critères précis. À l’heure actuelle, cette liste de critères est établie selon le dsm iv, ce qui, en soi, est questionnable puisqu’il n’existe pas de nosographie commune à toutes les écoles de thérapeutique. On pourrait également se demander si tous les patients se ressemblent assez pour être rassemblés en un « groupe homogène ». Si toutes les dépressions sont les mêmes, alors nous sommes sauvés !
29De même, il faut souligner la difficulté que l’on aurait à établir un « critère de jugement » pour ces études : comment juger de l’amélioration d’un patient ? Est-ce la disparition du symptôme ? L’avis du patient ? L’avis du psychiatre ? L’avis des magazines people ?
30Allons même plus loin : imaginons que, grâce à un grand engouement collectif, on se mette d’accord pour en définir un, correspondrait-il un tant soit peu aux attentes de nos patients ?
31Ce que l’on constate, en fait, assez répétitivement, lorsqu’on pose la question « qu’attendez-vous du traitement ? » aux patients, c’est qu’ils répondent presque tous « que ça s’arrête ! »… À chacun d’y comprendre ce qu’il veut bien entendre.
32Alors on pourrait, bien sûr, envisager de réaliser un essai randomisé comparant la psychanalyse à un placebo en plaçant les patients soit entre les mains d’un psychanalyste jugé expérimenté, soit entre les mains d’un charlatan habillé d’une veste de tweed au col limé, présentant une vague ressemblance avec Freud. Et puis pour que cette étude soit bien réalisée en double aveugle il n’y aurait plus qu’à espérer que personne ne sache exactement ce qu’il fait là… ?