Notes
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[*]
Anthropologue et psychanalyste, maître de conférences à l’université René-Descartes. Il est l’auteur de Le fardeau de la mémoire. Le deuil collectif allemand après le national-socialisme, Paris, Plon, 1997.
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[1]
Max Weber (1919), « Le métier et la vocation de savant », dans Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 90.
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[2]
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, nrf, 2003, p. 251-252.
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[3]
Max Weber (1919), « Le métier et la vocation de savant », dans Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 107 sq.
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[4]
Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954.
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[5]
Confère la référence nietzschéenne aux « derniers hommes » dans la longue citation qui précède et qui est tirée de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, nrf, 2003, p. 251-252.
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[6]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 207.
1Pour Max Weber le succès croissant de la rationalité instrumentale produit ce qu’il désigne comme étant un processus de désenchantement du monde : « L’intellectualisation et la rationalisation croissante [...] signifient que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision [1]. » Ce désenchantement du monde commence, selon Weber, d’abord au sein de la sphère religieuse. Il constitue un passage progressif du « jardin enchanté » de la magie, où l’univers symbolique est peuplé de puissances obscures et étrangères à l’homme mais qui façonnent son destin, vers un monde où l’homme peut rendre intelligibles ses propres fins. Le désenchantement de ce monde est donc le produit de la maîtrise instrumentale que l’homme exerce sur lui. On reconnaît bien là l’esprit de la modernité où l’homme est devenu « maître et possesseur de la nature ». Cette prise de possession de la nature et de son destin par l’homme est alors censée produire une sorte d’assurance existentielle contre les aléas du monde et contre la persistance de son imprévisibilité.
2Néanmoins Weber fait le constat qu’une rencontre entre maîtrise instrumentale et expérience vécue d’un sens conforme aux fins de l’homme ne se produit que rarement. L’un des exemples qu’il en donne est celui de la conjonction entre l’éthique protestante et le capitalisme : une rationalisation de la sphère économique, de la production et des échanges, ainsi qu’une reproduction élargie du capital, vinrent faire constellation avec une préoccupation relevant du salut. Selon Weber, cette rencontre s’est opérée lorsque la réussite matérielle est devenue l’indice d’une élection permettant d’échapper à l’angoisse de la doctrine de la grâce, c’est-à-dire de la prédestination.
3Si, comme nous venons de le voir, de telles constellations sont des exceptions historiques, Weber fait également le constat de leur caractère éphémère. Il indique en effet que la constellation de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme ne survit pas à la mise en place de la rationalité économique qu’elle engendre et dont elle assure la suprématie : « L’ascèse a contribué à édifier le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie – et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé. Aux yeux de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme “un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant’’. Mais la fatalité a fait que ce manteau est devenu une carapace dure comme de l’acier (stahlhartes Gehäuse). Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans l’histoire. Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cette carapace […], le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de cet étai. […] Aux États-Unis, là où elle connaît un déchaînement extrême, la recherche du gain, dépouillée de sens [éthico-religieux], a tendance aujourd’hui à s’associer à des passions purement agonistiques qui, précisément, lui impriment assez souvent le caractère d’un sport. Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans [cette carapace] ; et si au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entiè- rement nouveaux ou une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une pétrification [mécanisée], parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas, à coup sûr, pour les “derniers hommes’’ de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : “Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être élevé à un degré de l’humanité encore jamais atteint [2]”. »
4Cette carapace d’acier que Weber extrait d’une réflexion portant sur la sphère économique se retrouve également dans d’autres domaines de l’action ou une rationalisation entraîne des effets de déshumanisation. Il n’est que de songer aux machines bureaucratiques qui, tout en œuvrant de manière formelle à la mise en place d’une domination politique rationnelle, promeuvent des formes de pouvoir parfaitement impersonnelles. D’une manière encore plus générale, on peut soutenir que le constat wébérien sur la modernité associe rationalité et perte de sens. Ce constat conduit même Weber à émettre l’hypothèse que pour importante que fût la contribution du monothéisme au processus de rationalisation, il n’est peut-être qu’une parenthèse historique. Weber constate même le retour de la guerre des dieux : « La multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes, sous la forme de puissances impersonnelles parce que désenchantées et ils s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles […]. Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possible, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre [3]. »
5Cette perspective relativiste fut notamment dénoncée par Leo Strauss dans son ouvrage Droit naturel et histoire [4], accusant Max Weber de s’inscrire dans la lignée de Nietzsche [5], voire d’avoir joué un rôle dans la montée du nihilisme qui servit de terreau au national-socialisme. Il est vrai que Weber est un auteur complexe qui fonde son analyse du désenchantement sur l’affirmation de la raison ; mais les effets même de cette affirmation se retournent contre la raison et octroient droit de cité à une histoire relativiste. Il s’agit de la tension princeps de l’œuvre de Weber, et elle est lourde de conséquences quant à la question des valeurs et partant, à celle de l’évaluation. En effet, la pensée wébérienne, en attestant de l’autodestruction de la philosophie – caractérisant la modernité – assure non seulement le triomphe d’une connaissance relativiste caractéristique des sciences sociales, mais elle ouvre l’horizon de l’évaluation non plus sur la question des valeurs mais sur un décisionnisme dans le domaine pratique.
6La distinction wébérienne entre rationalité de valeur et rationalité instrumentale, qui fait la richesse de l’œuvre de Weber, subit une double érosion. Le relativisme atténue en effet la portée du premier type de rationalité le renvoyant au registre de la confrontation entre opinions, ce qui donne de facto la préséance au second type. Ainsi, lorsque les économistes, les tenants de la théorie des jeux ou autres spécialistes de l’analyse stratégique, sans oublier les évaluateurs, convoquent la notion de rationalité, c’est pour mieux la destituer au rang d’une simple adéquation entre les moyens et les fins. Il s’agit d’une rationalité que Weber qualifie de téléologique c’est-à-dire que la fin est donnée, soustraite à l’analyse rationnelle des valeurs et de leur confrontation. Dans un mouvement de retour sur lui-même le relativisme des valeurs se relativise au point d’ériger la fin en absolu qu’il ne s’aurait être question d’évaluer, car cela viderait de son contenu l’évaluation de l’efficacité téléologique.
7Le rapport de l’inserm sur l’évaluation des psychothérapies s’inscrit résolument dans cette perspective. Pour énoncer les choses en ayant recours au vocabulaire wébérien, il est possible de soutenir que la rationalité de valeur de ses symptômes pour le sujet – en tant qu’ils viennent dire quelque chose de sa propre vérité – ne saurait faire l’objet d’une évaluation, seule compte la perspective téléologique de leur réduction. Seule la question de l’évaluation instrumentale d’une adéquation des moyens à cette fin est évaluée, dans la visée de parvenir à un autre type d’adéquation, celle de soi à soi, c’est-à-dire celle d’un sujet transparent à lui-même que rien ne vient soustraire à la production de valeur ou, plus précisément, à celle de plus-de-jouir. Le relativisme des valeurs peut ainsi se révéler être d’un absolutisme radical quant aux fins qu’il assigne.
8C’est fort de ce constat que Lacan développe sur la question des valeurs un point de vue structural qu’il emprunte à Marx et qui le conduit, sans même les citer, à congédier en une seule phrase, tout à la fois Max Weber et Fernand Braudel : « Quelque chose a changé dans le discours du maître à partir d’un certain moment de l’histoire. Nous n’allons pas nous casser les pieds à savoir si c’est à cause de Luther ou de Calvin, ou de je ne sais quel trafic de navires autour de Gênes ou dans la mer Méditerranée ou ailleurs, car le point important est qu’à partir d’un certain jour, le plus-de-jouir se compte, se comptabilise, se totalise. Là commence ce que l’on appelle accumulation du capital [6]. » ?
Notes
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Anthropologue et psychanalyste, maître de conférences à l’université René-Descartes. Il est l’auteur de Le fardeau de la mémoire. Le deuil collectif allemand après le national-socialisme, Paris, Plon, 1997.
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[1]
Max Weber (1919), « Le métier et la vocation de savant », dans Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 90.
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[2]
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, nrf, 2003, p. 251-252.
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[3]
Max Weber (1919), « Le métier et la vocation de savant », dans Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 107 sq.
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[4]
Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954.
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[5]
Confère la référence nietzschéenne aux « derniers hommes » dans la longue citation qui précède et qui est tirée de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, nrf, 2003, p. 251-252.
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[6]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 207.