Couverture de JFP_028

Article de revue

À vos miroirs, encore un effort !

Page 47

Notes

  • [*]
    Psychanalyste.
  • [1]
    Qui avait parlé du mythe comme « signifiant de l’impossible », Intervention dans la discussion sur l’exposé de C. Lévi-Strauss, sfp, 26 mai 1956.
  • [2]
    Intervention sur l’exposé de Michel de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire », Lettres de l’École freudienne 1969, p. 84.
  • [3]
    Cf. Conférence sur la psychanalyse et la formation du psychiatre à Sainte-Anne, 10 novembre 1967.
  • [4]
    Aman, fils d’Ammedatha, Livre d’Esther, III.

1Nous sommes tous victimes de ségrégation et peu ou prou ségrégationnistes nous-mêmes. L’autre nous est insupportable, trop différent ou trop semblable ; tout est mauvais dans ce poulet, jusqu’à notre propre image dans le miroir. Qu’on le juge, cet autre, ou qu’on se juge soi-même en bien ou en mal, peu importe car on ne se trouve jamais. Non pas, comme chacun pourrait le souhaiter, conforme à un quelconque idéal impossible à atteindre ; non pas, on ne se trouve pas, tout court. Il y a assomption jubilatoire à subir cet échec : on s’est raté, c’est toujours bon à prendre, quand bien même ce ratage pourrait se formuler et se projeter sur le petit autre, mon « semblable » : celui-là, je ne le raterai pas. Dire que c’est l’autre qui nous fait ce coup-là est une facilité, un alibi d’autant plus crédible qu’il est partagé par celui d’en face.

2Ce petit problème, aussi vieux que notre originaire prématuration, pourrait trouver sa solution dans la réalisation politique d’une réplication de type « Vache qui rit ». Le totalitarisme a beaucoup avancé de ce côté-là. Sa recette a connu l’échec par retournement autodestructeur et télescopique de cette image, indéfiniment multipliée, sur elle-même, aboutissant à ne plus être que celle d’une vache folle. L’autre recette, que nous appellerons E – pour (égalité1, égalité2, égalité3), chaque indice correspondant dans l’ordre à liberté, égalité, fraternité –, méconnaît la convergence qui en est l’organisatrice. Son terme final, asymptotique, se réduit à l’unité, ce qui ne peut qu’aboutir à l’isolement de chaque individu, et généralise la ségrégation. La vache folle du totalitarisme finit alors par habiter le sujet d’une démocratie totale.

3Nous sommes donc fortement lestés de ségrégation. Elle est le filigrane de notre carte d’identité. Du « Je » cartésien, au « Ich » freudien, jusqu’au « sujet » lacanien dont le regard est l’organisateur de son propre monde, aucun n’échappe au retour de sa propre fragmentation d’avant le miroir qui, un instant, mais un instant crucial, lui projette l’image d’une totalité cohérente.

4Cette image est structurellement ségrégative de par sa fonction unifiante. La question, clinique autant que sociale, qui est posée par cet existant-là, procède tout à la fois de ce qui peut en tempérer les effets que de ce qui peut les accentuer. C’est-à-dire de ce qui intervient, ou ne peut plus intervenir, pour la stabilisation de cet instant crucial venu marquer la possibilité d’une cohérence opposée aux fragmentations primaires. Que cela soit par sa référence à l’Œdipe de Sophocle, par sa construction de la horde primitive et de l’union des frères issue du meurtre du père dans Totem et tabou, jusqu’à son Moïse, Freud a, dans toutes ces histoires, qualifiées d’invraisemblables par Lacan [1], toujours mis le cap sur la fonction du père comme butée opposée à la régression. Ce ne sont pas les histoires qui sont véridiques mais ce qu’elles affirment d’essentiel et que Lacan reprend avec constance, y reportant la ségrégation comme ce qui en marquerait le défaut d’effectuation, la « cicatrice de l’évaporation du père [2]. » Cette « évaporation du père », qui est aussi et surtout celle de la mise hors jeu du « Nom-du-Père », serait à situer dans l’incidence des Lumières et du discours de la science « rompant nos amarres » avec ce qu’il en était d’une « connaissance intuitive [3] ». De quoi est faite cette connaissance, sinon du recel intime d’un verbe qui ne dit pas l’objet mais fixe l’instant d’une reconnaissance dans la légèreté d’une lettre si ténue qu’aucun Caïn ne pourrait l’envier à aucun Abel, ni s’en croire spolié, le réel étant ailleurs, au-delà du miroir ?

5La modernité ne fait pourtant qu’accentuer, par le primat du rapport à l’objet et la rupture des liens symboliques, la violence de l’imaginaire ségrégatif dont le nazisme a marqué l’acmé. Ce passage de la ségrégation à l’extermination, qui marque le second millénaire, nous assure-t-il qu’aucun nouvel Aman ne viendra renouveler l’injonction de détruire les « éparpillés et divisés [4] », soit chacun d’entre nous ? ?

Notes

  • [*]
    Psychanalyste.
  • [1]
    Qui avait parlé du mythe comme « signifiant de l’impossible », Intervention dans la discussion sur l’exposé de C. Lévi-Strauss, sfp, 26 mai 1956.
  • [2]
    Intervention sur l’exposé de Michel de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire », Lettres de l’École freudienne 1969, p. 84.
  • [3]
    Cf. Conférence sur la psychanalyse et la formation du psychiatre à Sainte-Anne, 10 novembre 1967.
  • [4]
    Aman, fils d’Ammedatha, Livre d’Esther, III.
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