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Article de revue

L'inconscient, c'est la politique

Pages 15 à 18

Notes

  • [*]
    Psychanalyste.
  • [1]
    Nous adressons nos remerciements à l’association des psychiatres d’exercice privé de nous autoriser à publier cet article paru dans le n° 146 de la revue Psychiatrie.

1L’inconscient, c’est la politique. C’est mon titre. Il aurait dû, dans le programme, être écrit avec des guillemets. J’ai choisi pour titre une citation. Je l’ai fait volontairement

2Il y a en effet ce que cette citation veut dire, son sens le plus manifeste. Je vais en parler, en relation bien sûr avec le thème du congrès, qui concerne la fonction politique du psychiatre, mais il y a aussi ceci, que j’ai choisi de mettre en avant une citation. C’est une citation de Lacan.

3Je prends ainsi un certain risque. On pourrait me reprocher un certain dogmatisme. On dit beaucoup aujourd’hui que les psychanalystes, et peut-être plus spécialement les lacaniens, ne font que reprendre les énoncés du Maître en délaissant les réalités empiriques. Ce genre de critiques, il arrive qu’on en fasse un livre : ça donne, par exemple, Le livre noir de la psychanalyse. Ce n’est pas reluisant.

4Mais ce que je serai amené à soutenir, c’est que déjà, dans cette méfiance par rapport à des auteurs dont on dénonce l’autorité, il y a un choix politique, et qu’on peut faire un autre choix. Que par exemple le psychiatre, le psychanalyste peuvent ne pas se référer uniquement, pour apprécier telle ou telle ou telle démarche clinique, à ce qui satisfait le plus facilement la commande sociale ou l’idéal consumériste.

5Je dois dire que déjà, quand j’étais jeune étudiant, ce que j’avais apprécié, en découvrant Lacan, ce n’est pas spécialement une dimension dogmatique. C’est qu’il critiquait les tentatives de faire de la psychanalyse un moyen d’adaptation à la société existante. Il mettait en avant l’idée qu’elle pouvait introduire un sujet au langage de son propre désir, ce qui n’est sans doute pas du tout incompatible avec le fait d’avoir quelque repère, y compris bien sûr ce que nous ont apporté nos aînés. C’est là d’ailleurs qu’on pourrait reprendre la question du sujet, plusieurs fois abordée durant ces journées : pas de sujet sans référence symbolique.

6Peut-être certains pourraient-ils dire que des formulations de ce genre – introduire le sujet au langage de son désir – restent bien abstraites, bien angéliques, quand il faut s’occuper de psychotiques à tel ou tel moment délicat de leur trajet. Là en effet, il arrive que l’urgence commande surtout de protéger la vie du sujet, ou encore celle de ses proches, par une mesure coercitive.

7Je dois cependant rappeler que les psychanalystes les plus sérieux, même quand ils ne sont pas eux-mêmes médecins, n’ont jamais dénié cette réalité, y compris bien sûr le bien-fondé, dans bien des cas, d’un recours à des psychotropes. L’antipsychiatrie a pu entretenir là-dessus une certaine confusion, mais nous n’en sommes plus là. D’ailleurs, même dans des cures de sujets névrosés, il arrive que ce soit l’avancée de la cure qui confronte le sujet à de nouvelles sources d’angoisse et qui incite, pour pouvoir poursuivre, à avoir recours à quelque médicament.

8Mais bien sûr, tout tient ici dans la visée de ce recours. C’est dire qu’il peut y avoir des démarches différentes et que tout va dépendre de la façon dont on situe la pathologie mentale. Je pense, comme vous, que les façons différentes de la situer ont une dimension politique.

9Pour justifier l’idée que l’inconscient, c’est la politique, nous pourrions nous référer tout d’abord à une très simple remarque de Freud. Celui-ci conteste en effet l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale. Nous n’aurons aucune peine à reconnaître avec lui que, dans la vie de l’individu, l’autre intervient sans cesse, que ce soit comme modèle, comme soutien ou comme adversaire. Mais réintroduire cette dimension de l’Autre, c’est tout de suite introduire une dimension sociale, et la dimension politique qui l’organise. Ainsi, nous devrons admettre que la clinique elle-même n’est pas intemporelle, elle dépend de ce qui se passe dans le social, dans la cité, elle dépend des grandes mutations historiques. Mais comment aborder une question aussi vaste ?

10Pour continuer à assumer ma référence à Lacan, j’ai décidé de partir d’un texte de cet auteur, un texte assez ancien, puisqu’il date de 1953, et j’essaierai de situer en relation à lui quelques évolutions qui me paraissent caractériser les dernières décennies et appeler une réflexion réactualisée.

11Dans ce texte, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Lacan propose une présentation des grands champs de la clinique en fonction de la place qu’y ont le langage et la parole. Il y a – dit-il – trois grands champs :

  • La psychose où le sujet est parlé plus qu’il ne parle, et où on a affaire à un langage sans dialectique ; et bien sûr je n’ai pas besoin d’évoquer ici l’automatisme mental, les hallucinations verbales, la façon dont ça s’impose au sujet ;
  • La névrose, où le symptôme constitue une adresse à l’Autre, disons même une forme de parole. C’est comme ça que ça a commencé, la psychanalyse : en saisissant que dans un symptôme, tel que l’impossibilité de boire d’Anna O, il y avait un discours, l’énoncé inconscient d’un dégoût.
Psychose, donc, névrose, mais aussi, dernier champ, celui, dit Lacan, du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours. C’est de ce dernier champ que je partirai, parce qu’il nous introduira plus vite à nos questions.

12Ce à quoi Lacan pense ici, c’est à ce qu’il appelle l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique. Alors ça, vous le voyez, c’est tout à fait intéressant. Ça veut dire que quelque chose qui est d’abord un phénomène social, une mutation de la culture, le développement de la science, et sans doute surtout la façon dont elle se diffuse, dont elle est reçue, l’idéologie de la science, la politique de la science, ou comme nous disons parfois le discours de la science, eh bien, ce discours de la science, cela a des effets pathologiques que l’analyste peut interroger, et peut interroger exactement au même titre que les effets de la psychose ou de la névrose.

13On peut, là-dessus, souligner trois choses. D’abord à quel point Lacan était en avance : ce texte date, comme je vous l’ai dit, de 1953.

14Ensuite il faut relever que sa portée concerne non seulement, en général, les discours de la cité, mais la politique au quotidien. Quel est l’homme politique, aujourd’hui, qui prétendrait proposer une orientation sans tenter de démontrer qu’elle est validée par quelque énoncé « scientifique ». Ne pas le faire, ça ne semblerait pas vraiment recevable.

15Et enfin vous voyez combien, si tout cela est pertinent, ça renouvelle la clinique : là, pour le coup, l’inconscient, ce serait la politique. Mais est-ce que c’est pertinent ? Eh bien, je pense que oui. Il ne s’agit pas en effet, dans la position de Lacan, de critiquer les avancées purement théoriques de telle ou telle science particulière. Il s’agit de certains tropismes du sujet dès lors qu’il vit dans un monde où la science sert de référence. Là où ce qui commande, c’est une certaine idéologie de la science, celle-ci habitue le sujet à ne pas se soutenir de sa propre parole, à se soumettre à des énoncés, à ne pas se soutenir d’une énonciation, d’un engagement, d’un choix singulier.

16Affirmer une position, une position qui ne renvoie pas à une pseudo-objectivité, ça apparaît aujourd’hui assez outrecuidant. Alors il faut bien dire que ce type de phénomène social n’est pas sans incidences pathologiques sur le sujet contemporain, parce que ça va l’amener à errer. Faute de pouvoir prendre au sérieux sa propre énonciation, il va être pris entre les divers discours qui prétendent, dans tous les domaines, lui dire sur quel savoir il doit se régler.

17Vous voyez aussi que nous ne sommes pas loin de notre point de départ. Parce qu’une psychiatrie qui oublierait l’apport des auteurs de référence, qu’ils soient d’ailleurs des psychiatres ou des psychanalystes, une psychiatrie qui renierait toute filiation, contribuerait certainement à entériner le fait que nous vivons dans un monde où aucune énonciation ne peut plus servir de repère.

18Tout cela, on pourrait le dire de différentes façons. Un auteur comme Lyotard, par exemple, décrit le monde post-moderne en évoquant la fin des grands récits. Vous savez que Lyotard distingue l’âge moderne où la science cherche un « discours de légitimation » qu’elle va trouver, par exemple, dans le récit des Lumières, et l’âge post-moderne, période d’incrédulité à l’égard des grands récits, et on ne peut douter que cette incrédulité ait par elle même des effets délétères. Ces effets devons-nous contribuer à les renforcer ? C’est un peu ça, ma question.

19Alors, vous voyez où nous en sommes. Dans tous les secteurs d’activités la grande question, c’est celle de savoir si on peut formaliser des processus d’évaluation qui amènent à prendre des décisions de plus en plus anonymes, avec par exemple, en ce qui nous concerne, cette idée que l’on peut évaluer les résultats de telle ou telle méthode thérapeutique, sans vraiment se demander ce qu’on évalue, et d’abord ce qui est attendu dans notre champ. Est-ce qu’il s’agit, dans notre champ, d’écouter une demande singulière, ou bien, est-ce qu’il s’agit de traiter tout sujet comme s’il était une pièce de la machine sociale ?

20Je parle de machine. C’est bien sûr une métaphore, mais qui renvoie à ce qui peut prolonger de la façon la plus directe notre réflexion sur le discours de la science. Je veux en effet poser ici la question de l’effet idéologique du développement de la science appliquée, de la technique. Pourquoi ? Eh bien parce que celle-ci a peut-être encore plus d’incidence sur le sujet contemporain.

21On pourrait croire, si on n’y prête pas suffisamment d’attention, que les objets produits en masse par la technoscience contemporaine viennent simplement répondre aux besoins ou aux désirs humains. La technoscience se contenterait de produire une réponse technique, c’est-à-dire finalement, un objet accessible pour chacune des difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Pensez par exemple aux techniques de la procréation assistée, de l’intervention chirurgicale dans les cas de transsexualisme, mais également à des effets qui, s’ils se confirmaient, nous concerneraient de plus près encore. Rappelez-vous en effet ce dont on nous parlait hier. Que se passe-t-il quand « l’orthopédie de la pratique », selon l’expression d’Antoine Lazarus, est déterminée par d’autres que par les praticiens, disons par de pseudo-savants, et peu importe d’ailleurs que ces savants soient des spécialistes des neuro-sciences ou des gestionnaires statisticiens. Eh bien le psychiatre devient le technicien qui applique les résultats de la science. Réponse technique donc, ici comme ailleurs.

22Tout cela n’est bien sûr pas sans effet. Si toute réponse est technique, si le sujet lui-même est pris dans cet univers technique, il finira par croire que ses questions elles-mêmes – question du désir et de la filiation par exemple – sont purement techniques. Entendez-moi bien : il ne s’agit pas pour moi de condamner toutes les recherches d’une biologie qui veut venir à notre secours ; mais qui peut prévoir l’effet, sur le sujet humain, des médications contemporaines, ces médications qui lui feraient penser, par exemple, que toutes les difficultés sexuelles ont des causes techniques et peuvent se résoudre par quelque drogue ? Ce qu’on perçoit, c’est que d’ores et déjà, le sujet passe d’une position de désir, qui suppose un manque, un battement – il y a des allées et venues du désir, ça vient, ça part – il passe de cela à une recherche de la jouissance, une jouissance qui serait toujours à disposition, qui exclurait tout manque, pour qui tout serait possible.

23Donc la question nous est posée. Allons nous renforcer cette tendance lourde de la modernité ? Nous savons bien où tout cela peut conduire. Le sujet manipule divers objets pour suppléer aux limites de son corps. Pourquoi ne pas manipuler aussi le corps lui-même ? Pourquoi est-ce que le sujet ne se ferait pas lui-même objet, objet des différentes techno-sciences de notre monde ?

24Je ne veux pas ici en rajouter sur la dramatisation. Mais enfin nous savons quels régimes ont favorisé ce type de manipulation des corps et des êtres. Ce sont les régimes totalitaires. Je parlais de l’idée contemporaine que tout est possible. Eh bien Hannah Arendt a montré, en développant une idée de David Rousset, que le nazisme a organisé ses méthodes de domination selon le principe : « tout est possible », c’est-à-dire que les camps, notamment, constituent un univers dans lequel il n’y a aucune limite à l’utilisation de ceux qui y sont amenés, aucune limite à la façon de les traiter, de les faire travailler ou de les faire mourir. Ou encore, ce n’est pas sans importance, aucune limite par rapport aux expériences pseudo-médicales qu’on pouvait pratiquer sur eux. Pour Hannah Arendt c’est là quelque chose de très nouveau dans l’histoire, quelque chose de différent, par exemple, de la façon dont on a pu utiliser les esclaves dans tous les systèmes esclavagistes.

25Eh bien il ne serait pas impossible que nous ayons un jour à constater à quel point nous sommes entrés dans une sorte de totalitarisme soft, un totalitarisme où, par exemple, serait considéré comme pusillanime celui qui ne rentrerait pas dans le système du tout est possible, dans le véritable impératif social de n’avoir aucune limite en ce qui concerne l’utilisation de son corps. Je ne peux pas trop m’attarder, mais je suis sûr que cela évoque quelque chose à chacun.

26Est-ce que je dois, puisque je vous ai parlé de ce troisième champ de la clinique, dire quelque chose des deux premiers ?

27Névrose et psychose. Apparemment, ici, nous sommes dans des catégories qui dépendent moins du social, de l’histoire, et donc de la politique. Et pourtant cette clinique, elle non plus, n’est pas détachable de ce qui se passe dans le social. C’est là qu’il conviendrait de parler de ce qui apparaît aujourd’hui comme un certain déclin des figures paternelles, déclin qui spécifie sans doute celui de la position d’énonciation dont je viens de vous parler.

28Si je veux continuer à suivre Lacan, je vais devoir parler plus précisément de déclin du Nom-du-Père ou des Noms du Père ; je vais le faire aussi brièvement que possible, mais enfin c’est un moyen d’amener mes questions.

29La plupart ici doivent savoir quel est le concept essentiel de Lacan quand il parle de la psychose : c’est celui de forclusion du Nom du Père. Le Nom du père est ce qui, dans le symbolique, dans le langage, dans l’inconscient, représente la loi. Or le psychotique, disait Lacan dans ses premiers séminaires, le psychotique n’a pas symbolisé cette dimension de la loi. Dès lors, le symbolique est désarrimé, erratique. C’est ça, un sujet qui est parlé plus qu’il ne parle. Des signifiants circulent et il ne sait auquel se raccrocher.

30Je ne vais pas m’y attarder. Mais seulement dire que nombre de lacaniens se sont arrêtés en ce point – laissant de côté le fait que Lacan avait amené, à partir de la vie et de l’œuvre de Joyce, tout autre chose.

31Pour situer cet abord nouveau, il faut d’abord relever que si le Nom-du-Père est absent dans la psychose, ça a surtout pour conséquence de dénouer le symbolique des deux autres registres où s’organise l’existence humaine, l’imaginaire et le réel. Je fais ici allusion aux nœuds borroméens, mais vous pouvez vous contenter de le prendre métaphoriquement. Qui n’a pas eu l’impression, à tel ou tel moment d’un dialogue avec un psychotique, que tout foutait le camp ?

32Une fois posée la question de ce dénouage, ce que Lacan aborde d’essentiel en parlant de Joyce, c’est l’idée de suppléances. Joyce, pour qui il y a une carence assez particulière du père, Joyce fait de son œuvre et de l’ego qui la soutient, il fait de son écriture un rafistolage, un raboutage, une façon de refaire un nœud qui se défaisait. Si vous allez voir les textes de Lacan de près, vous ne pourrez manquer de voir qu’ils sont beaucoup moins pessimistes que les textes des débuts. Et c’est essentiel pour penser une politique du traitement du psychotique.

33Si on a dans l’idée qu’un nouveau nouage est souvent possible, on orientera différemment l’approche clinique et thérapeutique. Et je pense que ça va au delà de la psychose. Après tout, sommes-nous bien sûrs, nous-mêmes, que les choses se nouent de façon en quelque sorte directe, naturelle, sans raboutage ? Je n’en suis pas si certain, surtout dans notre modernité. Nous sommes tous un peu borderline. Eh bien il est important de pouvoir se dire que nous avons tout de même quelque idée de ce qui pourrait soulager le sujet contemporain.

34En ce qui concerne la névrose, je serai encore plus bref. Je vais seulement rappeler que, depuis quelques décennies, ce qui vient au premier plan dans la pathologie névrotique, ce n’est pas le symptôme hystérique ou obsessionnel, c’est ce qu’on appelle la dépression, terme si galvaudé que nombre de psychanalystes le critiquent.

35Je pense cependant que sa diffusion ne répond pas seulement aux intérêts des laboratoires qui fabriquent des antidépresseurs. La diffusion de ce terme correspond sans doute à une évolution effective de la clinique, évolution elle-même liée au social. Cette évolution concerne encore une fois le père, mais pas tellement le père symbolique.(dans les dépressions graves, la dimension de la Loi n’a pas disparu), elle concerne plutôt ce que l’on peut appeler le père réel, le père qui donne l’exemple d’un désir possible, articulé à la loi, mais représentant un certain franchissement, disons qui ne prend pas la loi comme une simple occasion de se soumettre.

36Et bien le statut des pères réels est aujourd’hui assez difficile, ne serait-ce que du fait d’une idéologie de la similarité des rôles dans la famille, et ce n’est sans doute pas sans effet.

37J’aurai sans doute pu, vu le thème que j’ai choisi, éviter de faire cette incursion dans la clinique, cette incursion certainement trop rapide pour être très probante. Peut-être, si je l’ai fait est-ce plus ou moins consciemment, pour réagir contre l’idée que les analystes ne se soucient en rien de guérir. Ce serait même pour ça qu’ils ne voudraient pas faire évaluer leur méthode. J’ai donc sans doute voulu montrer en passant que nous ne nous désintéressons pas de nos tâches thérapeutiques.

38Cependant – je reviens sur ce point pour m’acheminer vers ma conclusion – est-ce que ces tâches sont si faciles à définir et donc à évaluer ? Et de quoi exactement, déjà, souffrent ceux qui nous consultent ? Est-ce que ce serait clair au point que nous pourrions nous fixer à chaque fois un objectif précis ?

39Une femme vient dire qu’elle ne trouve pas en elle l’énergie pour mener à bien ce qu’elle voudrait faire. Visiblement les choses sont claires. C’est une artiste et on peut apparemment valider son souhait de sortir de son état d’impuissance. Voila cependant qu’au bout de quelque temps, elle peut décrire son état d’une façon nouvelle. Cela lui vient sous la forme d’un oxymoron. Elle parle de son humilité prétentieuse.

40Va-t-on dire que ce ne sont que des mots et que, si elle est déprimée, il n’y a qu’à la soigner ? Mais au nom de quoi négliger ces formes spécifiées de la subjectivité ?

41Un autre exemple, problématique pour une raison un peu différente. Quelqu’un vient nous voir parce qu’il se montre inhibé. Il faudrait le soulager de cette inhibition. Mais nous apprenons que l’essentiel de ses tâches actuelles consiste à trouver le moyen de licencier un grand nombre de ses subordonnés. Peut-être alors peut-on comprendre un peu mieux qu’il ait quelque inhibition. Mais peut-être aussi pouvons nous alors saisir en quel sens notre action n’a pas des objectifs semblables à ceux de la gestion dite rationnelle de l’économie. Après tout, ne pouvons-nous pas le mettre devant quelque chose qui est aussi son désir, celui de remettre en cause ces objectifs dont il fait état ?

42Et enfin, un dernier exemple pour montrer combien l’individuel et le social peuvent être imbriqués. Il s’agit d’une jeune femme qui se plaignait de tourner en rond, de ne pouvoir agir, de ne pouvoir quitter un travail qu’elle n’aimait plus. Elle n’arrivait pas non plus à entretenir une relation réellement investie, à avoir des enfants.

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43Sa cure n’a pas été facile. Certains diraient que son discours était pauvre et répétitif. Mais elle m’a néanmoins beaucoup intéressé parce qu’elle illustrait assez bien l’intrication d’un mensonge familial et d’un mensonge social.

44Ce qui aurait dû pouvoir se dire, à un moment donné de l’analyse d’Odile, je pourrais le présenter, de façon condensée, de la façon suivante. « Je ne peux pas avaler ça. » Elle avait d’ailleurs été anorexique durant son adolescence, elle s’en était sortie, mais les enjeux de cette anorexie étaient toujours présents pour elle.

45Voilà donc ce que sa cure aurait du lui permettre de dire. « Je ne peux pas avaler l’atmosphère pesante de chez moi. Je ne peux pas avaler ce discours où tout ce qui est dit de mon père, c’est que son travail met la famille dans l’aisance matérielle, etc. Je ne peux pas avaler. » Une telle formulation constituait ce que j’appellerais volontiers son fantasme.

46Or, si sa cure lui a permis de dire, effectivement, quelque chose de cet ordre, il lui a sans doute manqué, trop souvent, la possibilité d’éprouver ce refus – ou ce fantasme – dans toute sa vérité singulière. C’est qu’Odile avait beaucoup de mal à dégager ce qui était son discours propre, le discours qui était enraciné dans sa famille.

47Ce discours – ce mensonge privé – était en quelque sorte recouvert par un mensonge social que, d’une certaine façon, Odile percevait trop bien. Ce mensonge social – les choses dans ce cas d’Odile sont particulièrement claires – c’est celui qui lie, dans la civilisation moderne le bonheur à la consommation, à toujours plus de consommation.

48Odile travaillait en effet dans une agence de publicité, et elle avait pour tâche de promouvoir des grandes marques de produits, de les aider à trouver l’image qui les rendrait les plus attractifs possible. Qu’en était-il dès lors, pour elle, de l’objet ?

49Si on prenait les choses à partir de son fantasme, on pourrait dire qu’il se situait du côté de l’oralité, du côté d’une jouissance orale dont elle aurait cherché à se détourner par des voies singulières. Mais cet objet singulier était pour elle recouvert par l’objet supposé toujours disponible de notre monde moderne. Écœurée, en somme, par la profusion des objets et des images au niveau social, elle accédait plus difficilement à son refus propre d’avaler ce qu’on aurait voulu lui faire avaler. Et il a d’abord fallu la suivre dans la dénonciation de certains fonctionnements sociaux pour qu’elle puisse en dire un peu plus sur un malaise qui avait aussi, bien sûr, des coordonnées plus personnelles.

50Vous voyez sur quoi je veux conclure. Ce n’est pas par esprit militant que l’analyste, et sans doute le psychiatre, est confronté à la politique. En réalité, prendre vraiment au sérieux le symptôme individuel, cela nous conduit nécessairement à avoir quelque idée du symptôme social. Reste évidemment la question de ce que nous pouvons faire de cette perception. Eh bien je ne prétends pas du tout répondre, à moi tout seul, à cette question. C’est déjà, me semble-t-il, pour que nous puissions la poser ensemble que ce colloque est important. ?

Notes

  • [*]
    Psychanalyste.
  • [1]
    Nous adressons nos remerciements à l’association des psychiatres d’exercice privé de nous autoriser à publier cet article paru dans le n° 146 de la revue Psychiatrie.
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