Couverture de JFP_024

Article de revue

Effractions du corps

Pages 7 à 9

1Dès lors que la psychanalyse a mis en relief la dimension de la sexualité, et qu’ordinairement on rapporte celle-ci au corps, on a pu croire qu’elle devait conduire à une connaissance particulière de ce qu’est un corps, voire à une maîtrise ou une jouissance renouvelée du corps. C’était la mettre au service d’un certain nombre d’aspirations contemporaines, qu’elle ne conforte pourtant pas.

2Quel est l’espoir contemporain en ce qui concerne le corps ? C’est sans doute d’y trouver à la fois une source de plaisir et de jouissance. Or il y a là une illusion : ce n’est pas que le sujet ne puisse atteindre l’un ou l’autre. Mais l’idée d’une harmonie entre ces deux dimensions doit aujourd’hui être revue à la baisse.

3Évidemment tout cela suppose sans doute que l’on en dise un peu plus sur les deux termes. Celui de plaisir conserve pour nous ce qui est au fond son sens le plus commun. Quand nous disons qu’un homme assoiffé prend plaisir à se désaltérer que mettons-nous en relief sinon l’idée d’une diminution de tension? La tension liée à la soif s’apaise, et c’est là que réside le plaisir. C’était en tout cas la théorie de Freud, comme celle de nombreux philosophes et moralistes. Mais il est clair qu’aujourd’hui cette représentation de la satisfaction ne fait plus recette.

4Elle suppose en effet quelque limite. On ne peut en effet nier, par exemple, que l’alcoolisme – en tant que franchissement de certaines limites – puisse avoir de tout autres effets, qui ne vont pas tous dans la direction d’une diminution de la tension. Or il est à peine besoin de répéter une fois de plus que notre époque n’aime guère les limites. C’est pour cela qu’elle a pu pousser à la recherche d’une jouissance qui les ignorerait, ou les franchirait sans inhibition.

5Encore convient-il ici de distinguer. Au moment où s’est développée l’idéologie de la libération sexuelle, ce qui apparaissait sur le devant de la scène, c’était l’idée d’une extension des possibles, l’ouverture fantasmée de nouveaux territoires. Le sujet affirmait son droit à des partenaires multiples, à des pratiques nouvelles, dégagées de tout tabou. Mais nous n’en sommes plus exactement là. Dans la mesure où les interdits traditionnels ont perdu de leur vigueur il est peut-être devenu moins intéressant de les transgresser. En revanche on voit sans doute apparaître des représentations nouvelles, qui concernent plus directement le corps propre. Comme s’il s’agissait, cette fois, de franchir des limites internes, d’aller creuser une jouissance à l’intérieur même du corps.

Le cœur comme tripe

6Qu’est-ce qu’un corps, pour la psychanalyse ? C’est d’abord une image. C’est l’image dans laquelle le sujet s’est reconnu, celle qui est devenue l’objet d’un investissement narcissique, mais également celle qui est en jeu dans les sentiments amoureux. Chacun sait par exemple comment dans la séduction le corps féminin peut acquérir dans son entier une brillance particulière, et devenir en quelque sorte le signifiant même du désir. Les psychanalystes ajoutent seulement ici que cette opération phallicise le corps. Elle en fait en effet l’équivalent de ce que l’enfant suppose comme horizon du désir, et particulièrement du désir de la mère, auquel il a d’abord eu affaire. On voit ici en même temps que ce corps ne prend sa valeur que par une opération métaphorique, celle qui substitue un corps idéalisé au signifiant même du désir. L’objet métaphorique du désir, ça va être le corps revêtu, paré, le corps socialisé.

7Or ce corps métaphorique, ce corps social, ce corps vêtu, est précisément lui-même comme un vêtement. Disons qu’il recouvre, qu’il habille, qu’il dissimule l’objet de la pulsion.

8Les lecteurs de Freud savent en effet comment celui-ci avait pu décrire, à partir de la sexualité infantile, des pulsions partielles, bien cachées, le plus souvent, derrière nos idéalisations. Si la pulsion concerne d’abord des objets comme le sein, cela éclaire d’un jour cru une voracité que la civilisation, normalement, vient limiter. Lacan a depuis élargi et transformé cette théorie des pulsions partielles en proposant le concept d’objet a. Il n’est pas nécessaire ici de développer ces analyses. Ce dont il s’agit, au fond, c’est de montrer que le désir ne s’adresse pas d’abord à la « personne ». Le sujet suppose que son partenaire recèle l’objet du désir, et il est, au moins inconsciemment, prêt à tout pour obtenir cet objet. Dans un de ses séminaires, l’Angoisse, Lacan a pu écrire qu’une expression comme « c’est ton cœur que je veux » fonctionne, dans l’inconscient, au pied de la lettre. Si l’amant veut le cœur de l’aimée, c’est aussi en tant qu’il voudrait la posséder tout entière, morceau par morceau. S’il veut son cœur c’est aussi comme tripe.

9C’est là que ceux qui n’ont pas du tout l’expérience de la psychanalyse reculent. Comment peut-on affirmer de telles horreurs ?

10En fait il est clair, bien sûr, qu’un refoulement vient frapper les pulsions sadiques ou cannibales. Toutefois l’expérience perverse vient montrer qu’elles font partie intégrante des virtualités humaines. L’amoureux ne sait pas ce qu’il dit lorsqu’il affirme à l’aimée qu’il veut son cœur. En revanche le personnage sadien sait très bien ce qu’il fait lorsqu’il fait effraction dans le corps de la victime, pour aller y chercher l’objet qui excite son désir. « J’ai eu la peau du con. »

11Encore faut-il ajouter que le sadisme comporte toujours, pour nous, une part de masochisme. Il peut en effet se constituer comme désir de maîtrise. Mais s’il concerne la jouissance le masochisme est forcément en jeu. C’est en effet le corps qui jouit, y compris avec cette dimension d’excès qu’il y a dans la douleur. Ainsi, même le sadique peut jouir de façon masochiste par identification avec la victime.

12Pourquoi parler de tout cela ? Parce que, comme nous l’avons dit, notre monde semble pousser à une effraction du corps comme limite, avec une mise à jour de l’objet pulsionnel. Quelque chose, en quelque sorte, qui serait équivalent à l’opération perverse, même si cela ne suppose pas forcément que le sujet moderne, en tant que tel, soit individuellement pervers.

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Geneviève Cadieux, Trou de mémoire, la beauté inattendue, 1998.

L’art comme témoignage

13Comment alors parler de ce qui se fait jour, aujourd’hui, quant à la recherche d’une jouissance qui tenterait de faire effraction dans le corps ?

14Évidemment nous pouvons être tentés d’aller d’emblée à des formes cliniques particulières, qui illustrent de façon crue ce dont nous voulons parler.

15Lorsqu’une femme, dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, extrait, de façon fréquente, du sang de ses veines, lorsqu’une autre, dans une pathomimie, provoque sur son propre corps des lésions sans cesse renouvelées, ne peut-on y voir, avant toute autre analyse, une façon de jouir du corps propre? Mais on dira qu’il y a là quelque chose d’extrême, et que rien ne prouve que de telles pathologies se développent particulièrement aujourd’hui.

16En revanche il est sans doute plus intéressant de prendre en considération certains phénomènes apparus durant les dernières décennies dans l’art contemporain. Cela sans jugement de valeur, et pour y chercher seulement un témoignage sur ce qui est en jeu dans notre civilisation.

17On sait que l’art contemporain a promu l’exhibition du déchet. Cela est fort bien décrit dans un article récent de Jean Clair, directeur du musée Picasso, dans un texte qui s’intitule De Duchamp à l’art actuel, avec comme sous titre Le temps du dégoût. Jean Clair y accumule les exemples, mais un seul peut d’abord suffire, le premier qu’il propose. Le Turner Prize, prix artistique important en Angleterre, a été attribué récemment à l’artiste Tracey Armin pour « son propre lit, maculé d’urine, couvert de capotes usagées, de tests de grossesse, de sous-vêtements sales et de bouteilles de Vodka, lit où elle aurait passé une semaine dans un état de dépression dû à une rupture ». L’œuvre a été saluée par les conservateurs de la Tate Galerie pour sa « valeur réaliste ».

18Ce type de remarques, que l’on pourrait multiplier, renvoie assez clairement, pour les psychanalystes, à une des formes de l’objet a, qui n’est autre que l’excrément, dont Freud déjà avait marqué la place dans le psychisme, en tant qu’objet d’un renoncement que l’on s’est accoutumé à se représenter à travers les descriptions de l’apprentissage de la propreté. Ce renoncement, apparemment, peut n’être que partiel. On sait à cet égard que Piero Manzoni a pu présenter et diffuser, en 1961, des boîtes de conserves contenant sa propre « Merda d’artista ».

19L’essentiel n’est cependant pas là. Jean Clair montre que c’est l’ensemble des humeurs et sécrétions du corps qui est sollicité par l’art contemporain, le corps lui-même étant entaillé, voire automutilé, dans les performances d’une Gina Pane ou des actionnistes viennois. Quant à Orlan, elle n’a cessé de faire réaliser sur elle-même des opérations chirurgicales, qui transformaient son visage, en y implantant par exemple des petites cornes. Encore laissons-nous de côté les formes les plus extrêmes du « body-art ».

20Ajoutons seulement, parce que le cinéma a une diffusion plus grande, qu’il n’est pas indifférent de voir celui-ci évoquer le cannibalisme (Trouble every day) voire l’auto-cannibalisme (Dans ma peau).

Sexualités

21Pourquoi donnons-nous une importance clinique à ce qui pourrait apparaître comme des phénomènes pathologiques assez particuliers d’un côté, et de l’autre des expressions culturelles plus ou moins provocatrices ?

22C’est qu’à notre sens de tels dispositifs peuvent être considérés comme des bornes qui indiquent le nouveau territoire que le sujet contemporain tente d’explorer, quelques soient le dégoût – pour reprendre le terme de Jean Clair – voire l’horreur qui peuvent accompagner ces explorations.

23Il y a d’ailleurs des formes cliniques moins extrêmes, qu’on trouvera dans des pathologies aujourd’hui très répandues, comme les pathologies de l’oralité. Dans la boulimie avec vomissement l’alternance de l’ingestion et du rejet des aliments fixe l’attention sur un trajet corporel ordinairement beaucoup moins investi. Et des anorexiques mangeant très peu peuvent ressentir, au moment où elles ont tout de même pris quelque aliment, que celui-ci vient peser en elle. Elles n’y trouvent aucun plaisir, disent-elles. On entend bien, en revanche, qu’il s’agit d’une jouissance.

24C’est pourtant sur la question de la sexualité que nous terminerons, puisque c’est sans doute là qu’il est le plus essentiel de saisir la démarche contemporaine, si elle se définit bien comme une tentative de recorporéiser ce qui ordinairement se détache du corps.

25Lacan a pu inscrire au titre de la jouissance phallique une jouissance qu’il dit hors-corps. Le rapport à l’autre dans l’acte sexuel n’évoque normalement pas, en effet, cette jouissance sans limites dont on essaie de parler ici. Il est plus ou moins codifié, il est souvent pris dans un discours amoureux, il maintient une certaine pudeur, certes relative aux groupes et cultures particuliers, mais toujours existante. Lacan a évoqué aussi une jouissance féminine qui ne se réduit pas à cette jouissance phallique. Mais celle-ci n’est pour nous pensable qu’à partir de la jouissance phallique elle-même, comme une jouissance en quelque sorte supplémentaire.

26Ce n’est pas de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Le sujet cherche à aller directement vers une jouissance qu’il suppose possible en dehors de la jouissance phallique. Ce n’est pas la jouissance féminine. Mais ce peut être par exemple une représentation qu’il se fait plus ou moins inconsciemment de la jouissance féminine.

27Freud a pu parler d’un masochisme féminin, ce qui a conduit à des développements théoriques contestables, comme ceux d’une Hélène Deutsch. Pour celle-ci une certaine part de masochisme est toujours nécessaire chez une femme si elle veut assumer les tâches liées à la féminité, comme l’enfantement par exemple. Mais qui croirait, aujourd’hui, qu’une femme est fondamentalement masochiste ? En fait Freud parle surtout d’un « masochisme féminin » chez les hommes, et celui-ci connote une jouissance recherchée par un homme lorsqu’il s’identifie à une certaine imago, une certaine représentation de ce que peut être une femme.

28Or du fait sans doute d’un certain flottement contemporain sur la différence des sexes, ce type d’identification semble s’exprimer davantage aujourd’hui. On pourrait en trouver une illustration dans la multiplication des cas de bissexualité. Tel jeune homme dira par exemple qu’il peut, en tant qu’homme, désirer une femme, mais que dans ce désir il a l’impression de ne pas avoir de corps. La description qu’il en donne a sa logique : un homme n’est pas, dans l’imaginaire traditionnel, investi de la même façon qu’une femme. Pas de « blason » du corps masculin qui viendrait en découper les parties pour en détailler les charmes. Dès lors il pense ne pouvoir récupérer un corps qu’en se faisant lui-même objet passif d’un désir masculin.

29Encore faut-il aller un peu plus loin. Puisque dès lors l’homosexualité vient jouer un rôle particulier dans la relation au corps propre, elle peut aussi être interrogée en elle-même. Or on sait qu’elle peut se présenter sous des formes diverses, qui vont de l’idéalisation de l’image du partenaire aux pratiques qui mettent en jeu le corps dans des formes souvent assez violentes. Ce sont ces dernières formes qui semblent aujourd’hui prendre une place prépondérante. Nul besoin de s’attarder sur la description de ces comportements.

30On se demandera seulement, pour finir, de quelle façon l’analyste peut être confronté aux formes contemporaines du rapport au corps. En effet, dans leur caractère direct et cru, elles semblent s’opposer à toute métaphorisation, voire à toute symbolisation, c’est-à-dire à ce qui est la condition même de la cure psychanalytique. Les choses toutefois ne sont pas, généralement, figées dans une dimension univoque. Un même sujet peut à la fois tenter de franchir, dans le silence de la jouissance, certaines limites corporelles, et éprouver, de cela même, un certain malaise dont il souhaitera parler. C’est cela qui permet de maintenir au moins la possibilité de l’analyse. ■


Date de mise en ligne : 01/03/2006.

https://doi.org/10.3917/jfp.024.07

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