Couverture de JFP_023

Article de revue

Plaidoyer pour un changement nécessaire

Pages 4 à 6

1 Cette intervention répond pour moi à une contrainte interne, disons en partie émotionnelle.

2 Je vais donc employer le « je », celui qui est le représentant du sujet et non pas d’un individu quelconque. Dire « je », c’est aussi ne parler pour personne d’autre que soi, car j’ai la conviction ou le désir qu’un discours du collectif ne puisse être élaboré que collectivement. Je suis déterminé par ce contexte-là : employer le « je » de la responsabilité, de l’éthique personnelle, de l’action, c’est aussi afficher une volonté de faire changer ce contexte qui nous pétrit et qui, depuis quelque temps, nous fait souffrir anormalement.

3 Employer le « je », pour souhaiter des mots agissants, les partager avec l’espoir de créer des repères, des résonances collectives, pour qu’à tout moment reste ouverte la possibilité de construire et de déconstruire ce qui nous unit afin d’agir ensemble. Repères aussi de ce qui nous sépare pour avoir le courage d’y travailler encore, pour poursuivre des changements ou simplement constater une impossibilité.

  • « Je » suis de ceux qui appellent à un changement.
    • D’abord, pour résoudre un certain malaise chez moi – j’allais dire « vertige » –, au regard de cette vie hospitalière que je fréquente depuis si longtemps. J’ai de plus en plus l’impression d’un manque de sens, d’un manque de liens, d’une insuffisance de respect et d’intérêt réciproque entre les acteurs que nous sommes dans cet hôpital. L’idée et l’espoir seraient d’essayer d’avoir un peu plus de maîtrise sur l’orientation que prend ce changement. C’est une croyance comme une autre, comme celle de pouvoir mener un peu mieux sa vie.
    • Changer… tout en sachant que tout ne peut pas changer. D’abord parce que tout n’est pas à changer. J’aimerais que nous fassions l’exercice suivant : qu’est-ce que j’aimerais retrouver dans ma vie professionnelle de tous les jours, qu’est-ce que j’aimerais garder pour demain et après-demain ?
    • Changer… tout en sachant que l’on ne peut et/ou qu’il ne faut peut-être que commencer par des petits changements avec l’espoir secret de voir apparaître l’effet « boule de neige ».
    • Changer… en acceptant le paradoxe suivant : on ne peut pas savoir parfaitement et avec précision, au départ, où l’on veut aller. Cela est impossible parce que, ici, les domaines du changement seront sûrement choisis avec les autres dans une action de compromis. Aussi parce que l’hôpital ne m’appartient pas, qu’il est un bien collectif dont j’ai encore aujourd’hui la faiblesse de penser qu’il est avant tout fait pour les clients à qui nous devons apporter des soins. Pourtant Bachelard nous disait : « méfions-nous des évidences… »
  • « Je » suis de ceux qui se sentent à vif aujourd’hui, du fait de ce double assassinat de Chantal et Lucette.
Cet état émotionnel est-il bon conseiller ? Je le ressens aujourd’hui comme une force. Il me pousse à souhaiter que ces disparitions empêchent que cette crise ne se referme en laissant les choses comme avant. Cette émotion, cette résonance, nécessite que se marque, que s’inscrive, que nous inscrivions collectivement, si possible en positif, quelque chose de cet événement. Un rituel collectif ? Comme les groupes savent en sécréter face à un événement qui peut ressembler à un sacrifice.

4 Je ne peux pas ne pas ressentir de la culpabilité. Je ne peux pas ne pas imaginer une part de responsabilité collective concernant ces événements. Ne serait-ce que par une sous-estimation du vécu de peur et de danger qu’ont exprimé et fait remonter depuis pas mal de temps des membres du personnel, sans être entendus. Certes, je n’enfourcherai pas le discours du tout sécuritaire. Certes, l’extraordinaire violence des faits n’entre peut-être pas dans la catégorie de ce que l’on peut prévoir, et est peut-être, en partie, à renvoyer du côté du hasard. On ne peut néanmoins éviter la question de savoir si nous pouvions prévenir ces crimes. On ne peut non plus éviter la colère, même si cela témoigne plus en partie, de notre réélaboration de deuil que d’une causalité effective et directe.

5 Ni éviter la culpabilité, ou plutôt des craintes, sans doute partagées par pas mal d’entre nous, si demain nous avions connaissance que le ou les criminels étaient des patients qui n’auraient pas fait l’objet d’un suivi suffisamment vigilant. On ne peut pas non plus ne pas se questionner sur les garanties que l’on se doit de donner concernant les missions sociales et sécuritaires de la psychiatrie. Il faudra bien qu’un jour, on se rappelle que l’envoi d’un nombre de plus en plus grand de malades mentaux dans les prisons n’est pas une véritable solution. Cette articulation de la loi et du soin fait défaut.

6 Comment conjuguer une réflexion collective approfondie avec la responsabilité individuelle du thérapeute qui fait penser que parfois nous sommes très pointilleux sur la liberté de mener dans ce domaine notre politique de soins dans notre petit coin ? Je crois que nous devons plus rendre compte de nos décisions au collectif. Je crois qu’il faut que nous montrions avec transparence nos faiblesses, nos choix difficiles, nos méthodologies, nos critères de décision, afin de ne pas donner trop l’impression de faire des paris sur l’avenir.

  • Je suis de ceux qui veulent changer parce qu’ils sont dans une impasse dans leur travail et qui souhaitent une aide collective, un intérêt, des conseils, un partage…
Je pose ici la question de la vie des institutions, de leur capacité d’évolution, de l’énergie, de l’obstination, voire même de la souffrance qu’il faut à une équipe pour mener à bien un projet. Est-ce bien normal que, dans la fonction publique, il faille au moins 10 ans pour réaliser un projet ? Où sont les lourdeurs ? Où est la fixité, où sont nos rigidités ? Que faire pour assouplir tout cela ? Comment se protéger ainsi de cela ? Ce que je n’ai manifestement pas encore su faire. Mais comment aussi protéger les équipes quand on accepte d’être responsable d’un service ?

7 Pourquoi les tutelles ne nous aident-elles pas plus à ce sujet ? Ce n’est pas faute de dire, d’écrire les difficultés dans lesquelles nous nous trouvons.

  • Je suis de ceux qui s’interrogent, qui ne peuvent s’empêcher de penser à un lien, à une résonance entre ces deux morts affreuses et une certaine ambiance que nous construisons dans cet hôpital, dans la psychiatrie publique, dans la psychiatrie en général, etc.
Il ne s’agit pas de parler, ici, une fois de plus de causalités directes, mais peut-être d’analogies :
  • Quel est le rapport au malaise chronique dans cet hôpital, avec le sentiment qu’ont les membres du personnel de ne pas toujours être entendus ? Est-ce partout ainsi ? Sommes-nous des râleurs professionnels ?
  • Quel est le rapport avec notre clientèle marquée du sceau d’une mort si proche ?
  • Quel est le rapport entre cette perte de sens collectif que je ressens et ces morts insensées ?
  • Quel est le rapport entre les jeux de pouvoirs épuisants dans l’institution et cette mise en acte d’un pouvoir absolu sur l’autre dans la décision de le faire disparaître ?
  • Notre institution est-elle saine ? Plus saine ou moins saine que les autres ? Cette question, je me la suis posée, avec d’autres, dès 1985, quand nous avons proposé ce projet de géronto-psychiatrie. Cette annonce d’un changement m’en a fait percevoir la violence : je devenais menaçant pour l’équilibre de l’institution. Est-ce une illusion ? Prenons-nous assez en considération le fait que nous sommes tous porteurs d’une violence qui ne demande qu’à s’exprimer dans certains contextes et qui peut déstabiliser les plus fragiles d’entre nous, même s’ils ne sont pas considérés comme des malades ?
  • Je suis de ceux qui ne savent pas trop ce qu’il faudrait faire, qui ne savent pas vraiment comment analyser cette situation dans laquelle s’enchevêtrent situation précaire de l’hôpital, traumatisme de ces deux morts, lesquelles fonctionnent à leur tour comme un analyseur, comme une caisse de résonance de la crise de notre hôpital et peut-être de toute la psychiatrie publique, comme en attestent les messages que nous avons reçus.
Mon repère consiste à dire que nous sommes face à une complexité qui, par définition, ne peut se définir simplement et qui doit intégrer nos contradictions radicales. La complexité c’est l’ouverture et l’aventure, c’est l’action dans la réalité pour enfin la découvrir. C’est peut-être avant tout des méthodes d’actions instituées, garanties par un consensus, grâce auxquelles nous trouverons des solutions, sans savoir encore vraiment lesquelles il nous faudra choisir et expérimenter, nous créerons des solutions dont on ne vérifie souvent la justesse que dans l’après-coup de l’action.

8 Vous voyez, c’est plutôt un message d’espoir, même si le chemin n’est pas tout tracé et que nous seuls le traçons : l’espoir que l’on abandonne un peu l’idée de toujours se plaindre, l’espoir que traduit F. Roustang, dans son livre La Fin de la plainte.

9 Mais si la fonction publique, si l’institution opprime ses membres, si elle ne leur permet pas de donner le meilleur d’eux-mêmes, en créant, en s’épanouissant pour les objectifs et le mandat qu’elle a reçus, alors il faudra la remettre radicalement en cause. Et nous avons aussi en nous les potentialités pour la paralyser, la saboter peut-être plus encore.

  • Que faire ?
    • Créer d’urgence un espace commun de parole et de gestion pour lutter contre le surcroît de clivage, de triangulations. Il faut, pour cela, qu’un état des lieux de tout ce qui fait problème soit abordé sans tabou, que l’on prenne le temps et l’engagement de le faire. Quand nous avons rencontré le ministre de la Santé, il a reconnu une crise profonde et un retard de la psychiatrie publique qui s’ajoutait chez nous à la crise humaine que vous savez. Il a dit, je crois, que nous devions être « exemplaires ». Alors prenons-le au mot : soyons exemplaires, donnons l’exemple pour qu’il nous aide et que l’on apprenne aussi aux décideurs ce qu’est la psychiatrie publique, au moins dans notre version.
    • Faire autorité sans être autoritaire, ni faire de l’autoritarisme, c’est montrer notre détermination à décider pour nous de façon réfléchie, c’est changer notre façon d’être, c’est continuer de définir une qualité et une transparence des prestations et demander aux autres ce qu’ils pensent. Si l’on veut que les autres changent à notre égard, il faut sans doute que nous commencions à changer nous-mêmes.
Quelles sont les thématiques multiples que j’aimerais aborder et dont la liste n’est pas close ?
  • Va-t-on arrêter de dire qu’il faut associer les médecins à la gestion (ce qui est une bonne idée), tout en leur refusant le temps pour le faire ? Ce temps de gestion doit pouvoir aussi permettre d’approfondir les méthodologies d’évaluation des pratiques de soins, de leur efficience, par des méthodes d’évaluations cliniques, complément indispensable d’une gestion comptable. Et non par des projets de gouvernance qui mettent en haut de la pyramide, comme arbitre suprême, un gestionnaire comptable au lieu d’un clinicien.
  • Au-delà de certains actes urgents qui ont été posés, quand et avec qui débattrons-nous sereinement et en transparence du thème actuel de la sécurité ?
  • Parlons aussi de nos rapports avec nos tutelles, DDASS, DRASS, ARH… De grands absents ? Certes, elles ont leurs propres difficultés, avec un État qui n’est pas forcément clair dans ses directives. Certes, elles souffrent aussi d’un manque de moyens pour fonctionner. Certes, elles ont un rôle difficile, un pied dedans pour la collaboration et un pied dehors pour l’arbitrage. Une contradiction pas toujours facile à gérer. Mais, là encore, peut-être est-ce encore notre façon de nous comporter avec eux qui ne les aide pas assez. Nous avons peut-être trop accepté de parler leur langage de gestion sans contrepartie sur le plan de la valorisation de nos savoir-faire cliniques. Nous n’avons peut-être pas su les intéresser ? J’attends d’eux aussi qu’ils aient cette modestie et qu’ainsi ils s’intéressent à ce que nous faisons. Comment expliquer qu’un rapport effectué il y a quatre ans à leur intention pour signaler l’état de difficultés et d’épuisement de mon service n’ait jamais suscité de réponse nette ? Pas même un accusé de réception ?
  • Posons la question des rapports avec la direction des soins, les médecins, la triangulation avec l’encadrement.
  • Il est juste que le corps professionnel infirmier définisse progressivement mieux son identité et son autonomie pour se dégager de la dépendance aux médecins, des éventuelles inégalités de traitement d’un médecin chef jugé tout-puissant. Il y a peut-être encore trop de mépris des médecins à l’égard du collectif infirmier et une reconnaissance insuffisante de la fonction thérapeutique authentique de ce dernier, mais fallait-il pour autant – et je le dis dans ce moment de colère –, chercher à « caporaliser l’encadrement », favoriser ce changement par trop radical ?
  • Comment réguler, gérer mieux la responsabilité et la fonction médicale ?
  • Comment reconnaître nos élaborations insuffisantes ? Il est nécessaire de gérer nos conflits doctrinaux, de les réguler.
  • Pouvoir se rencontrer avec d’autres soignants sur autre chose qu’un débat sur les moyens à ne pas se partager, s’ouvrir sur le travail clinique, qui est notre espace de créativité. C’est le pôle investissement et recherche de notre hôpital. Pourquoi ne pas utiliser les réunions avec les praticiens en formation, si ceux-ci sont d’accord, pour une analyse large et collective des situations difficiles dans lesquelles nous sommes si souvent seuls ? Pourquoi ne pas, régulièrement, faire circuler nos publications, nos intérêts, nos synthèses et prévoir, une fois par an, une journée d’étude collective pour les présenter ?
  • Il y aurait tant d’autres choses à évoquer : les rapports entre psychologues et médecins, une meilleure utilisation de la formation continue, une évaluation qualitative du soin et un droit à l’expérimentation, la place du transfert des compétences dans cette période de pénurie, l’articulation avec la pharmacie, etc.
Alors c’est quoi, « faire autorité » ? C’est, je crois, être capable de conjuguer différents niveaux :

10 1° Respecter et faire fonctionner ce qui est régi par la loi, comme les instances déjà définies.

11 2° Mettre en place des structures de concertation permanente qui déterminent analogiquement le type de liens et de gouvernance que nous voulons et s’intéressent à tous les thèmes de l’hôpital. Presque rien ne doit rester dans le secret. Regrouper systématiquement les forces en présence, les syndicats, la direction, les cadres, les médecins, dans une structure de crise, de sorte que nos actes aient bien la légitimité et le label de notre identité collective, qu’il s’agisse du projet médical, des dimensions stratégiques, de la régulation des conflits. Faut-il toujours attendre le disciplinaire pour agir et prévenir ?

12 Je rêve d’un « groupe de sages », réduit à 5 ou 6 personnes, élu chaque année par les différentes composantes de l’hôpital, se saisissant des conflits pour enrichir les visions possibles, pour complexifier, pour empêcher la désignation facile, somme toute pour relativiser, faciliter les choix, y compris, si rien ne se résout, pour aider les instances officielles disciplinaires à trancher.

13 Il faudrait mieux définir la pratique de l’information dans cet hôpital, avec le formidable outil intranet, y mettre une synthèse des conseils de service, des projets de service, des difficultés des services, de toutes les productions institutionnelles.

14 Pour conclure, sans conclure : il faut promouvoir une gouvernance qui ne soit pas figée et qui prenne une forme où les espaces et les actions de créativité soient reconnus. Ne nous plaignons pas trop, agissons, amplifions la concertation, balayons devant notre porte, faisons autorité au nom de la qualité. Nous avons un métier que je crois formidable. Nous sommes vivants. Cette prise de position aujourd’hui un peu plus forte, j’ai le sentiment que je la dois aussi à Chantal et Lucette qui ne sont plus. ?

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