Couverture de JFP_020

Article de revue

Histoire de « Chip »

Pages 41 à 43

Notes

  • [*]
    Philosophe, psychanalyste.
  • [1]
    J.-P. Lebrun, Les désarrois du nouveau sujet, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2001, p. 71.
  • [2]
    Ibidem.

La nature de la demande et la fonction du symptôme

1Lorsque nous nous occupons d’infertilité, que l’on soit psychanalystes ou gynécologues, nous avons affaire à une demande qui, dans le langage commun, est dite « désir » : désir de maternité ou de paternité. L’équivoque tient au fait qu’il s’agit bien d’un désir qui insiste à travers la demande mais qui ne correspond pas à son énoncé. Cela signifie que, hormis les cas pour lesquels nous avons affaire à une infertilité de nature organique, le symptôme a l’air de vouloir contredire la demande et d’en empêcher la réalisation.

2 La plainte qui accompagne l’infertilité, le manque d’enfant, est à considérer donc en premier lieu du côté de la demande. Qu’est-ce que l’on demande en se plaignant d’un manque qui est nommé manque d’enfant ? Si cette demande est adressée à l’analyste, elle est traitée comme les autres demandes moteurs de la cure, elle va subir les décalages nécessaires pour conduire le sujet à mettre à nu le désir ; si au contraire elle est adressée au médecin – tel que cela arrive communément –, elle risque d’être prise au pied de la lettre et d’obtenir une réponse dans le réel. L’aide promise par l’assistance médicale à la procréation (amp) consiste dans la mise en route d’une série de procédures qui tentent de fournir à la demande ce que l’on supposait être son complément et son objet, l’enfant. De cette manière, la demande est fermée pour éviter qu’elle rebondisse et que, de demande en demande, cela touche quelque chose de l’ordre de la vérité, c’est-à-dire d’une subjectivité inconsciente que la science, de par sa structure, ne peut pas prendre en compte. L’assistance médicale ignore le fait que ce type de demande s’articule dans une pluralité de registres et considère de sa compétence seulement le registre réel : si on lui demande un enfant, elle cherche à regrouper le matériel biologique et à adopter les techniques nécessaires à sa fabrication.

3 Je voudrais souligner le paradoxe qui caractérise ce type de demande, c’est-à-dire le fait d’être accompagnée d’un symptôme, l’infertilité, qui constitue un obstacle qui oppose souvent une résistance extraordinaire aux soins médicaux. Les médecins, pour intervenir, s’appuient sur une sorte de « droit de procréer », sur une « démocratie de la procréation » qui serait cohérente avec la poussée reproductive « naturelle » de l’espèce afin de ne pas s’éteindre. Sans doute cette poussée existe, elle fait partie du registre du réel, de la biologie, mais chez les êtres humains elle devient d’emblée autre chose : elle est immédiatement tressée avec le langage et avec la parole et cela la transforme jusqu’à la « dénaturer ». C’est pour cela qu’isoler la poussée biologico-reproductive qui assouvirait la nature et les intérêts de l’espèce et lui répondre avec un acte signifient réduire la procréation humaine à une dimension vétérinaire. Chez les êtres humains, la poussée reproductive, que nous pouvons attribuer au registre du réel, est tout de suite associée à une composante imaginaire, qui a trait au roman familial de chacun, et à une exigence symbolique : transmettre le « nom » de famille et avec lui l’héritage d’une descendance.

4Le nœud borroméen proposé par Lacan (dans rsi) et son fonctionnement trouvent dans ce cas encore leur application : le nœud ne tient pas si l’un des composants vient à manquer et de la tenue du nœud dépend la tenue du sujet. Si à cette triade s’ajoute le symptôme comme quatrième rond (comme dans la dernière écriture de Lacan du nœud borroméen, à quatre anneaux), ce sera au symptôme de garantir sa tenue, de soutenir une référence symbolique, de suppléer à ce qu’il ne cède pas.

5Nous pouvons faire l’hypothèse que beaucoup d’infertilités, en tant que symptômes, ont cette fonction de remédier à un fléchissement de la structure. Cette hypothèse semble confirmée par l’insistance extraordinaire de certaines infertilités à laquelle s’oppose une insistance équivalente des soins médicaux et des interventions techniques. Une contre-épreuve de la crédibilité de cette hypothèse – les infertilités sont sensibles à une intervention symbolique – vient du fameux constat que beaucoup d’infertilités se décoincent à la suite d’un événement caractérisé par sa valeur symbolique (par exemple, une reconnaissance d’« aptitude » à l’adoption). Dans ces cas-là, c’est comme si la fonction du symptôme s’épuisait une fois que l’exigence du symbolique a été satisfaite. Que se passe-t-il lorsqu’un symptôme, dans ce cas l’infertilité, qui a une fonction de suppléance symbolique, rencontre la science dans sa tenue technico-médicale ? Il se passe d’abord que cette fonction symbolique est ignorée et cela pour des raisons de structure.

Discours de la science et Nom-du-Père

6La science, et ceci de manière d’autant plus évidente dans sa version actuelle technico-scientifique, se fonde sur la forclusion de l’élément ordonnateur du symbolique, le Nom-du-Père : c’est ce que Lacan énonce et qu’il reprendra en d’autres occasions dans « La science et la vérité » (dans Écrits, 1966). La science ne tient compte ni de la castration, ni de la division du sujet, ni d’un savoir impossible à maîtriser tôt ou tard ; cela a pour conséquence que personne n’a à assumer la responsabilité de ce qu’il dit et sait puisque le savoir scientifique en tant qu’ensemble d’énoncés, d’énoncés certains, garantit celui qui parle en son nom. Si personne n’est responsable de ce qu’il dit et de ce qu’il fait, aux médecins, en tant que techniciens de la reproduction assistée, on ne peut demander de rendre compte de leur pratique ni de tenir compte du transfert dont ils sont massivement investis lorsqu’ils se proposent en tant que « créateurs » d’enfants. La logique qui anime le discours de la science exclut leur responsabilité ainsi que leur volonté subjective. Ils sont applicateurs de techniques, expérimentateurs de savoirs, exonérés de la responsabilité de se tenir à une éthique, purs agents de la recherche et de son progrès.

7Cependant, bien que le discours technico-scientifique fournisse un aval au désengagement subjectif, pour beaucoup de médecins le problème de l’éthique concernant leurs actes se pose et suscite maintes interrogations. Pour ces médecins, cela vaut la peine de mettre à l’épreuve ce que Lacan indique comme la fonction de la psychanalyse à l’intérieur du discours de la science : « Réintroduire dans la considération scientifique le Nom-du-Père » (déclaration à France-Culture, 1973).

8 Dans le cas de l’amp,la métaphore paternelle que la psychanalyse peut tenter de réintroduire devrait faire tiers entre l’homme, la femme ou le couple et la science et ses techniques. Dans l’ambiance d’asphyxie d’un faire seulement technique, certains médecins cherchent d’autres clefs de lecture pour déchiffrer la demande de leurs patients. Souvent, il s’agit d’une exigence qui a du mal à se formuler puisque dans l’avancée de la science sont pris le médecin autant que son patient. Ils sont tous deux pris dans un climat culturel qui voudrait s’affranchir de l’impossible, récupérer la perte, éviter le travail du deuil, rêve ancien de l’humanité qu’aujourd’hui la science propose de réaliser. La psychanalyse travaille au contraire avec l’impossible, avec un réel qu’elle essaye de brider.

9Ces deux questions – la fonction du symptôme de l’infertilité et le transfert sur le médecin – ont constitué les coordonnées d’un travail clinique effectué avec un groupe de gynécologues et de psychologues pratiquant dans certains centres de l’Assistance publique. Il y a lieu de rappeler qu’en Italie il n’existe pas de loi qui réglemente l’amp ; dans les structures publiques, seule est autorisée la fécondation homologue (avec le sperme du mari), tandis que, dans les structures privées, on peut tout faire à condition de posséder les équipements nécessaires. Il n’est prévu aucune assistance de type « psy » même si, dans la ligne des législations d’autres pays européens, certains projets de loi envisagent la présence du psychologue dans la phase de « counseling » (entretiens préalables).

10 Il s’agit donc d’une recherche centrée autour d’un groupe de travail sur des cas cliniques avec l’intention de sensibiliser les gynécologues à l’écoute de la demande que leurs patients leur adressent. Au médecin, il était suggéré de s’abstenir de répondre immédiatement avec un acte médical. Cela permettait de les introduire à considérer un symptôme singulier comme l’infertilité et de le respecter en tant que formation pleine de significations, plutôt que de se préoccuper de l’éliminer.

11La disponibilité de la structure (un centre médico-psychologique où l’on ne pratiquait pas l’amp) permettait un nombre limité d’entretiens. Les couples étaient informés du fait qu’il s’agissait d’une offre d’entretiens qui n’avaient pas comme aboutissement immédiat l’amp mais qui étaient en mesure de fournir toutes les indications nécessaires pour y accéder s’ils décidaient dans ce sens. La fonction d’espace intermédiaire qu’une telle proposition représentait donnait la possibilité de disposer d’un « temps pour comprendre ».

12Souvent, ce temps intermédiaire suffisait à modifier la demande de départ et aussi à rendre évident combien était différente la position des deux partenaires.

13 Une fois que l’on avait laissé entendre que l’objet de l’entretien n’était pas strictement ou seulement médical, à la plainte d’infertilité s’ajoutait, rapidement, le « ça ne va pas » de la relation du couple ; parfois cette difficulté faisait passer au second plan la plainte d’infertilité. En d’autres termes, la position d’écoute du médecin rectifiait la formulation de la demande : puisque l’on ne proposait pas d’éliminer le symptôme, celui-ci se mettait à parler. Probablement cet effet était lié au fait que le gynécologue n’était pas là en tant que technicien et que dans la structure où se déroulaient les entretiens l’on ne pratiquait pas l’amp. Les médecins qui recevaient les couples le faisaient volontairement, ils étaient d’une certaine façon autoselectionnés : leur intérêt pour les problématiques liées à l’amp n’était pas lié à une application technique des compétences qu’ils auraient acquises.

14Au cours de ce travail, nous avons été confrontés à un cas particulièrement apte à illustrer à la fois le caractère de résistance du symptôme, dont je parlais tout à l’heure, et la position difficile du médecin, d’une part pris dans la logique du discours technico-scientifique et d’autre part englué dans le transfert. Enfin, ce cas pose certaines questions concernant le destin de l’infertilité lorsqu’elle est esquivée par les techniques, surtout lorsqu’elles sont suivies par un succès, c’est-à-dire quand un enfant naît. Des enfants nés par l’assistance médicale à la procréation, on sait peu, mais en général les médecins et les psychologues ont tendance à dire qu’ils ne sont pas différents des autres. Il ne s’agit pas de douter de cette affirmation, mais il serait intéressant de comprendre si chaque enfant, à sa manière toute particulière, a hérité quelque chose du symptôme de ses parents, et comment.

Cas clinique

15Il s’agit donc d’un couple pris en charge plusieurs années auparavant par un des gynécologues qui participait au groupe clinique et qui le relisait a posteriori. L’histoire qu’il voulait raconter l’avait particulièrement touché, surtout pour le malaise accentué qu’elle avait provoqué en lui et qu’il ne parvenait pas lui-même à comprendre. Cela le poussait à en parler, c’est-à-dire à s’interroger sur le transfert dans lequel il était pris.

16 Le couple était jeune mais infertile : d’après les examens, le sperme du mari était normal, tandis qu’un ovaire présentait plusieurs kystes et des cycles anovulatoires. À la suite de stimulations ovariennes, les ovulations avaient été rétablies mais, à ce moment-là, le mari avait commencé à souffrir d’impuissance et avait contracté toute une série d’infections. Le médecin avait alors proposé l’insémination. Après la faillite de plusieurs tentatives, le couple à l’approche de l’été avait décidé de les suspendre. Quelque mois après, la femme était tombée enceinte. Une enfant était née mais en même temps de gros kystes ovariens s’étaient développés, qui avaient requis l’ablation d’un ovaire et une réduction importante de l’autre ; malgré cela et peu après, la femme avait voulu tenter une deuxième grossesse. Elle s’était adressée au médecin qui avait refusé d’effectuer un nouveau cycle de stimulation hormonale. Du couple, ensuite, le médecin n’avait plus eu de nouvelles. Maintenant, il voulait nous soumettre son « malaise » qui, d’évidence, le travaillait encore et qui avait certainement à voir avec les différents « sentiments » qu’à l’époque la femme et son mari manifestaient à son égard : elle avait une vénération ardente et une confiance que les faillites répétées n’étaient pas parvenues à entamer ; le mari, au contraire, une hostilité muette mais palpable ; de plus il n’avait point collaboré aux procédures de soin.

17 Nous avons dédié plusieurs rencontres à la discussion de ce cas, ou plutôt à la question que le médecin posait : il se plaignait de s’être senti trop seul et inadéquat pour décider. Il était en difficulté pour maîtriser la situation qui le mettait « mal à l’aise » et « dans l’embarras ». En d’autres termes, il déclarait se trouver en position de sujet divisé entre savoir et vérité, entre le savoir médical et la subjectivité inconsciente. Il savait qu’il était pris dans une dimension imaginaire du transfert qui le mettait en difficulté : il se demandait pourquoi, par exemple, à chaque tentative d’insémination, le malaise s’accentuait, surtout si le mari était présent. Plusieurs fois il avait tenté de l’atténuer en proposant à l’homme d’introduire lui-même dans le vagin la seringue avec le liquide séminal. À chaque fois il obtenait un refus et devait poursuivre en sentant, derrière son dos, sa présence hostile et muette.

18Nous pouvons envisager que se manifestaient là un sentiment d’imposture d’une part et une passivité pleine de rancœur d’autre part. L’inhibition sexuelle, de fait, avait commencé à partir du moment où l’ovulation avait été rétablie. De cette impuissance temporaire, nous pouvons dire seulement qu’elle ne cédait pas à la proposition de simulation de l’acte sexuel : insérer la seringue dans le vagin de la femme. À la passivité féminisante à laquelle le mari avait été réduit du fait même d’être entré dans le circuit des procédures technico-médicales, le geste que le médecin lui proposait n’aurait pas remédié. Il faut souligner que tout se passait – et communément se passe, comme fait remarquer Anne Joos – dans le silence le plus assourdissant : de la femme, de l’homme, du couple. Un silence interrompu et entamé seulement par les symptômes : l’impuissance et l’infertilité. Je crois que ce type de situation est d’expérience ordinaire pour les gynécologues qui s’occupent d’assistance médicale à la procréation, même s’il n’est pas si fréquent que cela constitue un problème et produise des demandes, comme dans ce cas.

19 Dans la suite, à l’une des rencontres de discussion de cas, le médecin était arrivé avec l’urgence de raconter les développements inattendus de l’histoire dont il nous avait fait part : un coup de téléphone dramatique l’avait informé que l’enfant qui était née par la suite avait été opérée d’urgence à la tête pour une néoplasie bénigne et était morte par une complication postopératoire. Maintenant, à quelque jour de la mort, la mère demandait à ce médecin qu’elle considérait comme « le second père » de son enfant, de tenter une autre grossesse. Le médecin avait suggéré alors des entretiens avec une psychothérapeute. Des comptes rendus fournis par cette dernière, très précis dans la restitution du discours des parents, ressortait un signifiant, un surnom que la fille avait reçu du père, Chip, et qui renvoyait à « microchip » (puce électronique), le microprocesseur qui constitue l’élément central de l’ordinateur. Le père avait précisé qu’ils l’avaient surnommée ainsi puisque, tel le microprocesseur de l’ordinateur, elle représentait l’élément central de leur relation de couple ; du reste, avait-il ajouté, ils lui avaient toujours appris à utiliser son cerveau. En effet, l’enfant était précoce, intelligente et passionnée par la géographie : elle passait beaucoup de temps à interroger la mappemonde parce qu’elle voulait comprendre « d’où viennent les animaux ».

20Il va de soi que sur les événements qui avaient accompagné sa conception planait un bruyant secret. Nous pouvons nous demander si ce secret, sur lequel il était interdit de s’interroger, l’enfant n’avait pas la tâche d’y suppléer avec son être, l’élément central d’un cerveau mécanique, si elle n’était pas appelée à combler avec ses brillantes prestations le vide de désir entre les parents. Les affirmations du père semblaient l’indiquer. La place qui lui était assignée semblait définie par un signifiant qui s’était superposé au nom : l’enfant était habituellement appelée par son surnom. La question de la place assignée dans le discours des parents et celle du nom sont étroitement tressées, mais dans ce cas, elles semblent tressées aussi avec celle du symptôme de l’infertilité.

21 Représenter « l’élément central » du rapport des parents, c’est une lourde tâche pour un enfant, puisque cela le condamne à occuper cette place et à en être l’otage ; et c’est peut-être le cas de beaucoup d’enfants nés d’amp qui, dans le discours commun, sont décrits comme des enfants plus aimés que les autres et objets d’anxiété majeure de la part des parents. S’ils se soustrayaient à cette fonction, pourrait apparaître ce dont les parents ne veulent rien savoir et qu’ils ont la tâche d’obturer. Pour le cas auquel je me réfère, à cette fonction d’« élément central », s’ajoute un problème relatif à la nomination. Le surnom, une nomination superposée au nom, en prend la place et surtout vient du père. C’est le père qui la nomme à la place qu’elle doit occuper.

22Je rappelle à ce propos quelques observations de Lebrun. Il fait remarquer que Lacan, en 1974, précisément à la séance du 19 mars du séminaire « Les non-dupes errent », introduit une distinction inédite entre Nom-du-Père et « nommer à ». Il évoque « dans le moment de l’histoire où nous sommes, la substitution du “nommer à” au Nom-du-Père [1] ». Dans ce séminaire, Lacan anticipe le changement de sens qu’il donne au Nom-du-Père dans le séminaire rsi de 1975 « non plus celui seulement de représenter le nom donné au père mais aussi le nom donné par le père, la fonction nommante du père ». En s’appuyant sur les affirmations de Lacan, Lebrun distingue dans la nomination une fonction transitive et une fonction intransitive : nommer quelqu’un et nommer quelqu’un à quelque chose. Dans le premier cas, il s’agit d’une nomination métaphorique qui se superpose « à » et vient se substituer à quelque chose, le faisant disparaître ; dans le second cas, il s’agit d’une nomination métonymique, qui s’ajoute sans faire disparaître le premier signifiant. Le nom propre est une nomination métaphorique tandis que la nomination métonymique, le « nommer à », s’ajoute à celle-là mais sans la faire disparaître : « Telle est bien la différence dans le fait de nommer cet enfant Jacques ou de nommer Jacques à tel ou tel poste. »

23Dans notre cas, l’enfant de nom, disons, Francesca avait été nommée à obturer l’absence de rapport sexuel entre les parents et cette fonction avait été définie avec une métaphore tirée du langage technologique. Nous pouvons remarquer que, d’un point de vue phonétique, le signifiant « Chip » sonne comme « cheap » (une petite chose, une chose à bon marché) ou comme « cip » (le chant des oiseaux). Cette ambiguïté phonétique d’un côté marque la fonction d’objet « a » assignée à l’enfant (petite chose, chose précieuse, petit oiseau), de l’autre fait résonner quelque chose qui a à voir avec le bas prix. Un prix non payé ? Je rappelle que le surnom a été donné par le père. Nous pouvons peut-être établir, sur la base de la proposition de Lebrun, si le surnom « Chip » est une nomination métaphorique ou bien une nomination métonymique. En général, un surnom n’efface pas le nom : les petits noms avec lesquels nous appelons les enfants sont une façon de les cajoler, de définir quel type d’objet ils représentent pour les parents, mais leur inscription dans la lignée familiale se fait à travers le nom propre. C’est ce qui les définit en tant que sujets à l’intérieur d’une histoire familiale.

24 De nos jours, pourtant, la différence entre la nomination métaphorique (nommer quelqu’un) et celle métonymique (nommer à quelque chose, à une place, à une fonction) et surtout l’articulation entre les deux ne sont plus aussi claires. C’est encore Lebrun qui remarque, en commentant Lacan, que ce qui a changé historiquement est que la métaphore du « nommer » ne précède plus nécessairement le « nommer à » telle ou telle place. Les deux nominations « peuvent faire route toutes seules, chacune selon ses propres modalités, sans que le “nommer à” ne soit aucunement amarré dans l’opération du Nom-du-Père [2] ».

25Mon hypothèse, alors, est que le surnom Chip soit de l’ordre du « nommer à », de la métonymie et que cela ait écrasé la petite, l’obligeant à y adhérer : elle ne pouvait pas changer de place, elle ne pouvait qu’occuper celle qui lui avait été assignée, le phénoménal microprocesseur de la machine – l’ordinateur – qui, plus que toute autre, représente la technique et le progrès. Le « nommer à » s’est substitué à la fonction métaphorique du nom propre. Nous pouvons remarquer dans cette « nomination à » de la part du père une conséquence du discours technico-scientifique fondé sur la forclusion du Nom-du-Père. Une logique à laquelle, tant bien que mal, le père réel avait consenti, ne sachant pas dire « non » à une expérience qui l’humiliait, le rendait impuissant et le mettait dans une position passive et féminisante d’attendre lui aussi un enfant du médecin et de la science. ?


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/jfp.020.0041

Notes

  • [*]
    Philosophe, psychanalyste.
  • [1]
    J.-P. Lebrun, Les désarrois du nouveau sujet, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2001, p. 71.
  • [2]
    Ibidem.

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