Couverture de JFP_017

Article de revue

Impromptu

Pages 50 à 53

1 Monsieur Vasseur, vous dites que la loi est passée sur la stérilisation des personnes handicapées ?

2 C’est grave quand on voit la conjonction d’un ensemble de phénomènes comme l’arrêt Perruche d’un côté, la possible stérilisation des malades mentaux, le texte dit des handicapés mentaux, ce qui montre d’emblée le glissement possible. Si les associations de malades mentaux se sont mobilisées, visiblement en vain, contre cette proposition d’amendement dans le cadre de la loi concernant le déplacement de la limite de l’avortement, de la stérilisation volontaire, c’est parce que, d’emblée, elles ont bien compris que, si on parlait des handicapés mentaux, sous ce concept de handicap mental qui n’est pas défini, on peut mettre tellement de personnes qu’il y a évidemment tout lieu de s’inquiéter. Parce que si on regarde l’histoire du siècle dernier, l’histoire de l’eugénisme, on s’aperçoit qu’il n’est absolument pas l’apanage des mouvements d’extrême droite ; en l’occurrence, ce qui me fait un peu de peine, c’est que la proposition d’amendement est venue du groupe socialiste, et que tout ça met en évidence le brouillage des frontières, l’éclatement de toute catégorisation politique concernant ces questions. Des membres du groupe de réflexion éthique de l’Association des paralysés de France ont dit aux représentants du Sénat qui nous avaient auditionnés : il y a vingt ans, des gens comme vous auraient été dans la rue pour protester contre une proposition d’amendement de ce genre. On voit que la pression normative est si forte qu’elle rattrape ceux-là mêmes qui prétendaient la dénoncer il y a une vingtaine d’années. Pour revenir à l’arrêt Perruche, je vais simplement énumérer un certain nombre de choses ; je vais reprendre la question qu’avait développée hier Catherine Labrusse-Riou notamment : l’arrêt Perruche consacre-t-il l’eugénisme ? Elle a essayé de rappeler qu’une des raisons au nom desquelles les pratiques actuelles sont très différentes, c’est d’abord qu’elles seraient non étatiques, que deuxièmement les pratiques actuelles de sélection des naissances seraient libres, et j’en ajouterai une autre, c’est que ce serait moins violent. Alors, il est clair qu’à propos de ce mot, eugénisme, il faut être très prudent parce que, souvent, ça crispe les discussions. Dès lors que l’on dit à quelqu’un : est-ce que ce serait une thèse eugéniste, la personne en cause se sent accusée de nazisme ; or, c’est oublier ce que la moindre observation historique livre immédiatement, à savoir que l’eugénisme n’a absolument pas été l’apanage du nazisme, que ça vient de beaucoup plus loin. Dans mes travaux, j’essaie de montrer qu’il est au cœur de notre histoire car il propose de régler le problème de la souffrance par éradication, élimination. Les textes de Platon, dans La république, sont parlants.

3 Platon dit à un moment : une maladie, ça peut être le fruit d’une mauvaise éducation, mais ce n’est pas la réforme de cette éducation qui est proposée, c’est la mise à l’écart, l’abandon du malade en question. Finalement, nous sommes peut-être les héritiers d’une consécration du traitement de la maladie, de la passion, de tout ce qui est regroupé sous le terme de mal, et qui propose un traitement par arrachage, éradication. C’est ce que dit Nietzsche d’ailleurs : « Je n’admire plus ces médecins qui procèdent comme des arracheurs de dents » ; la passion, il faut l’extirper. Comment l’eugénisme, comme idéologie constituée, vient-il à se constituer ? Il faut revoir toute notre histoire, toute l’histoire depuis Galton, « l’être penseur de l’eugénisme », et se demander, à partir de là, en quoi le terme eugénisme est encore pertinent, en quoi il ne l’est plus. En ce qui concerne l’étatisme à strictement parler, la loi a plutôt tendance à partir du principe qu’il faut réfréner les tendances eugénistes, qui, livrées à elles-mêmes, ne connaîtraient plus de limites. C’est-à-dire que la sélection a changé d’origine. On peut se poser la question de savoir si, lorsque le Code de la santé publique dit qu’il est possible d’éliminer un enfant dès lors que deux médecins attestent de la gravité de son trouble, cette ouverture législative n’avalise pas quelque chose ; mais, à strictement parler, l’origine de la sélection, ce n’est plus la loi. La loi essaie tant bien que mal, et peut-être plus mal que bien, de la réfréner, mais il n’y a plus besoin de programmes eugénistes. A-t-on dépassé l’eugénisme ? Il y a un texte de Rostand, qui m’intrigue, il dit : « Ce n’est pas des laboratoires ni des chaires que doivent sortir les décisions que réclament les eugénistes. Si elles doivent entrer en vigueur, elles émaneront de la conscience collective, de cette vaste âme diffuse à laquelle chacun de nous appartient. » La question se pose de savoir si nous n’y sommes pas, effectivement. Ce n’est ni des chaires, ni des laboratoires, ni d’une espèce de nécessité d’imposition aux esprits. Je peux vous donner un exemple tout de suite pour le confirmer : un diagnostic de maladie grave – déjà, sous le concept de gravité, on peut mettre beaucoup de choses, c’est très fluctuant – provoque presque automatiquement un avortement. Ce qui est significatif, c’est le cas de la trisomie 21, dont le dépistage était réservé aux femmes de plus de 38 ans jusqu’à une date récente ; puis, en 1997, comme on s’est aperçu du coup que c’était plutôt les femmes de moins de 38 ans qui se retrouvaient avec un enfant trisomique, on a fait sauter la limite, et on est passé à un dépistage élargi et à une élimination qui excède les 90 %. Donc la loi n’impose pas la sélection à strictement parler ; une femme peut mettre au monde un enfant handicapé, ce n’est pas interdit. Maintenant se pose la question de la liberté. Qu’est-ce qu’une décision libre ? C’est déjà un programme philosophique en soi. Mais aussi, quelles sont les pressions, surtout les pressions économiques, quand on rappelle à l’occasion le coût d’un mongolien ? J’ai rencontré une jeune femme qui est tétraplégique et qui me disait en quelque sorte que cette sélection la concernait en son être même puisque ça voulait dire qu’en cas de diagnostic de déficience semblable à la sienne, elle ne serait plus là pour en parler. Donc, cette jeune femme avait un regard très critique sur ces pratiques, et quelque temps après elle m’a téléphoné en me disant : ce que je vous ai dit, ça reste absolument vrai, c’est-à-dire qu’au moment où je suis née il n’y avait heureusement pas de test qui permette de dépister mon handicap, parce que, sinon, je ne serais pas là pour vous en parler. Je suis très heureuse de vivre, mais, en même temps, je vous avoue que si moi-même je mettais un enfant au monde, je ne suis pas sûre que je pourrais me soustraire à ces dépistages et, éventuellement, à un avortement sélectif en cas de diagnostic négatif. Quelqu’un qui vous dit avec tant de force que son existence même est en cause dans l’affaire et que pourtant elle ne pourrait pas se soustraire, parce qu’il y a la pression familiale, la pression sociale, la pression économique, l’absence presque totale de structures dans la prise en charge des handicapés. L’écrivain Marcel Nuss, qui est atteint d’une amyotrophie spinale, me disait : si on n’est pas plus accueillant dans le monde tel qu’il est, il faut aller jusqu’au bout de l’eugénisme. C’est-à-dire, bien sûr, si on ne nous aide pas, et il ajoutait : ma femme est épuisée, elle est exsangue après vingt ans de mariage, il est évident que si nous devions avoir un enfant, nous nous soumettrions au dépistage parce qu’elle ne peut pas. Alors dans ce cas-là, où est la liberté ?

4 Ça, c’était la deuxième remarque. Une sage-femme disait qu’elle avait rencontré le cas d’une femme chez laquelle on avait dépisté quelque chose qui n’était pas clair et qui avait pris néanmoins la décision de garder l’enfant et qui s’était retrouvée très seule : personne ne venait la voir, c’était comme si on lui reprochait d’avoir pris la décision de garder l’enfant. Alors, là encore, de quelle liberté parlons-nous ? Donc, à l’examen, il n’y a pas d’organisation étatique, mais il y a des orientations collectives. Xavier Mirabelle, le monsieur qui a pris la tête des 200 familles qui ont porté plainte contre l’État, contre l’arrêt Perruche, me disait : finalement, l’allocation à la recherche sur la trisomie à proprement parler, zéro ! Les fonds, à qui sont-ils donnés ? aux tests ! Donc, là encore, liberté, non-étatisme, c’est vrai, et je crois qu’il faut dire les choses avec beaucoup de précision, ne pas donner dans la polémique, ne pas accuser, ne pas brandir le terme d’eugénisme pour clore le débat.

5 Enfin, dernier point, ce serait non violent. Donc ce serait pas de l’eugénisme, ce ne serait pas étatique puisque ce serait non violent et parce que ce serait libre. Pour ce qui est de la non-violence, nous avons travaillé avec Nicole Dietrich. Ça a été un long cheminement, elle travaillait depuis une vingtaine d’années auprès de personnes handicapées mentales, elle m’avait interpellée en me disant : les philosophes ne travaillent pas sur les questions de maladie, de handicap ; même sur la question du désespoir, il faudra attendre Kierkegaard au xixe siècle pour la voir abordée. La maladie fait peu l’objet de réflexion, je pense qu’il y aurait des choses à voir chez Nietzsche d’ailleurs, qui ne sont pas encore vues ; en tout cas, Nicole m’avait interpellée en disant : les philosophes se défilent. Alors j’ai accepté de relever le défi et d’essayer de penser, aussi difficile que ce soit, toutes ces questions-là, et puis après une collaboration de plusieurs années, je me suis dit : il y a au fond une parole qui n’est jamais entendue, c’est celle des personnes handicapées elles-mêmes, sur la question de la sélection prénatale, sur la question du diagnostic anténatal, sur l’avortement dit thérapeutique. La question avait été relancée, parce qu’un jour nous rencontrons deux personnes que nous connaissions depuis plusieurs années, des handicapés légers, comme on dit, et qui avaient vu une émission à la télé sur le diagnostic prénatal : « Alors, il ne va plus y avoir de handicapés sur terre, ils n’auront plus de droit de vivre ? » Ils nous prenaient vraiment à partie, en nous disant : et toi, qu’est-ce que tu ferais ? Alors, Nicole avait essayé d’invoquer la souffrance des parents. C’est un couple, et la jeune fille, qui est légèrement hémiplégique, avec un handicap mental très léger, et surtout une grave carence sociale et affective au départ (elle a été abandonnée), avait dit : si la mère ne se sent pas capable d’élever un enfant, mieux vaut qu’elle avorte. C’est-à-dire que, d’emblée, la question du handicap était placée sur la situation familiale ; ce qui lui semblait le plus intenable, c’était visiblement qu’elle ait été abandonnée, davantage que le fait d’être handicapée, ça, c’était absolument clair. Son compagnon, Philippe, a été radical en disant que c’était très cruel.

6 À la suite de cette discussion, qui avait duré très longtemps, on s’était dit : est-ce qu’on pourrait recueillir des propos plus développés ? Alors, nous avons décidé de le faire auprès de personnes handicapées physiques, parce qu’on ne voulait pas être accusées de manipulation et donc on a passé, dans la presse spécialisée, un appel à témoignage, et on a recueilli les propos de cinquante personnes. Ce matin, une dame disait que son fils, qui deviendrait peut-être aveugle, lui avait dit : finalement, c’est légitime de procéder à un avortement lorsqu’on sait qu’il y a une anomalie grave. De ce genre de témoignages, sur cinquante, on en a treize. Quelques-uns sont indécidables, disons trente-deux. Jean-Christophe Parisot est myopathe, une myopathie sérieuse. Il dit du diagnostic pré-implantatoire : « Cette méthode paraît plus soft mais elle est aussi violente. Car si vous êtes vivant et handicapé, vous devenez une erreur médicale. Pour moi, c’est une violence très forte, c’est une négation de moi-même. » Michel Petrucciani, le pianiste, disait que s’il décidait de supprimer son enfant atteint de la même maladie que lui, c’était se nier lui-même. Et Anne-Sophie Parisot, qui a la même maladie que Jean-Christophe, dit la chose suivante : l’idée du tri embryonnaire m’est difficilement supportable. J’y vois le déni médical, social et institutionnalisé de mon simple droit à l’existence. L’idée que le Parlement légifère sur cette question m’est particulièrement douloureuse. Je le ressens comme une attaque au plus profond de ma chair.

7 Ce qui m’a paru saisissant, dans les propos que nous avons recueillis, c’est que jamais le propos n’est théorique ou idéologique. Cette atteinte au plus profond de la chair, une autre participante l’a exprimée de façon quasiment physique. Elle nous racontait qu’elle avait assisté à la projection du film Haut les cœurs, qui racontait l’histoire d’une femme qui avait un cancer et qui se retrouvait enceinte. À un moment, elle fait une échographie prénatale au cours de sa grossesse et elle dit : « Si jamais l’enfant est anormal, débarrassez-m’en. » Cette jeune femme m’a dit, quand j’ai entendu ça, je me suis trouvée mal. C’est-à-dire que là, on n’est plus du tout dans le domaine du théorique, ce sont des témoignages qui concernent la non-violence supposée de ces pratiques. Ce n’est pas violent au sens où le seraient des rafles où on emmènerait des gens à la chambre à gaz ; c’est sûr, il y a humainement une différence. Maintenant, on est uniquement dans le visible. Qu’est-ce que ressentent les gens qui se sentent un peu comme des survivants – certains nous l’ont dit comme ça, d’ailleurs ? C’est difficile à dire. Ça, c’était la troisième chose. Sélection des naissances, qui a ses moyens spécifiques aujourd’hui, oui, mais il ne faut pas mélanger les choses. J’en parle dans l’autre livre que j’ai écrit sur la question. Est-ce qu’il faut changer le nom ? Personnellement, je parle simplement de gestion sélective des naissances, je crois que c’est un terme… global qui me semble le plus propre à désigner beaucoup de choses. Bien sûr, humainement, il y a des différences avec l’eugénisme à proprement parler. Je crois que nous restons très habités par ce refus du handicap auquel les techniques actuelles donnent des instruments d’une redoutable séduction. Xavier Mirabelle me disait : je n’ai pas su que ma fille serait trisomique, et heureusement. Si j’ai bien compris, il doit être catholique, il m’a dit : ce n’est pas sûr que j’aurais pris la décision de garder cette enfant. Et je lui ai dit : qu’est-ce qui vous a aidé ? Il m’a dit : je l’ai prise dans mes bras, c’était tout de suite un enfant, alors que l’imagerie prénatale, qu’est-ce que c’est ? C’est une réduction pour le coup, cette condamnation avant la naissance à un devoir de mourir ; cette exclusion de la mort dans nos sociétés, est-ce que ce n’est pas cela qui est mortifère ?

Débat après l’intervention de Danielle Moyse

8 Christian Vasseur : Oui, je voudrais réagir tout de suite parce que j’ai eu peur d’oublier quelque chose. Vous m’avez fait penser à ce que j’ai failli oublier, ou sur quoi je n’ai pas assez insisté, et qui concerne la violence. Bien sûr qu’on se laisse prendre par la violence manifeste, la violence sanglante, et qu’on oublie que ce n’est pas celle-là qui est terrible. Celle-là, elle est ordinaire. Par contre, il en est une qui est beaucoup plus efficace, c’est la violence silencieuse, insidieuse, qui est dans les mots, les habitudes, les comportements… Je voudrais vous lire un petit texte pour vous pointer où est cette violence.

9 « La triple maîtrise sur la procréation, l’identité, le système nerveux, fait que dans la finalité comme dans la recherche, le destin de notre identité d’homme est désormais en jeu. » Cette citation est de 1987, elle est du Comité national d’éthique. Apparemment, elle est tout à fait ordinaire et pourrait être acceptable. Or, cette citation dit des contrevérités qui concernent uniquement l’auteur de la citation. Pourquoi ? La triple maîtrise sur la procréation : on fait des choses, mais on n’est pas en train de maîtriser, je crois que le professeur Testard nous en parlera. La maîtrise sur l’identité, mais c’est une plaisanterie ! C’est une vue de scientiste, ça n’existe pas. La maîtrise sur le système nerveux ? C’est une sottise, ça n’existe pas. Il se trouve que mon association a organisé, il y a deux ou trois ans, deux journées sur la recherche qui portaient sur trois thèmes : recherche sur la biologie, chimie-biologie (on avait invité le Pr Glowinski du Collège de France), recherche sur les thérapies dites modernes au plan psychothérapique, c’est-à-dire le comportementalisme (on avait invité un chercheur sur le comportementalisme, le Pr Danion), recherche en psychanalyse (on avait invité une référence dans le domaine, Augustin Janneau). Mais je voudrais parler uniquement ici de ce que nous avait dit Glowinski, qui, en bon chercheur, disait : on découvre, on continue à découvrir tout ce qu’on ne sait pas, même les aires cérébrales sont en train de changer, elles bougent, elles varient. Ce qui était donné comme acquis par la science est complètement remis en cause pour les données les plus récentes, au simple plan de la biologie moléculaire, par exemple sur le système nerveux central. Or, les Américains eux avaient donné pour ces dix dernières années, c’est-dire de 1990 jusqu’à l’an 2000, ce qu’ils appelaient la décade du cerveau ou la décade prodigieuse. Les Américains en sont revenus. Actuellement, ils sont en train de revenir à la clinique, je dirais, aux aliénistes français après avoir pendant vingt ans inondé leurs recherches de dsm3, dsm4, des choses avec items bien précis ; ils recommencent à s’interroger sur le sujet, et le sujet souffrant. Alors, qu’est-ce qu’il y a de fou dans cette phrase ? Ce qu’il y a de fou et qui passe comme une violence, il s’agit du Comité d’éthique qui rassemble des scientifiques, qui donne la loi scientifique et qui la donne de manière complètement biseautée, sans qu’on s’en rende compte. Ce n’est pas vrai que l’on maîtrise, c’est le désir du rédacteur de ce texte, qui était à l’époque président du Comité d’éthique, ça c’est son fantasme à lui, ses théories infantiles à lui ; malheureusement, au niveau des médias et du public, c’est ça qu’on reçoit, et au niveau des politiques aussi. Les références scientifiques dont on se sert sont elles-mêmes prises par leur propre fantasme inconscient qui amène à formuler les choses, même les plus ordinaires, de manière telle qu’elles s’offrent à être interprétées dans un sens, qui, il faut bien l’avouer, nous conviennent tous inconsciemment parce qu’on est tous flemmards. On n’a pas envie de se poser de questions. L’esprit va dans le sens du réductionnisme, d’autres diraient de la pulsion de mort, pour essayer de ne pas rester en interrogation trop douloureuse. Donc, effectivement, des affirmations qui remplissent les vides et qui sont des pensées fétichiques comme ça, c’est bien pratique, et on les prend. Ça sert de loi.

10 Cyril Veken : Je voulais faire part de quelques réflexions, notamment celle-ci : nous sentons tous qu’il y a dans ce que nous abordons au cours de ces journées un thème qu’on pourrait dire universel, concernant cette question de la vie et de la mort. Je me demande en même temps si nous ne sommes pas pris dans un espace très français pour poser cette question. Car nous nous la posons à partir d’un arrêt, l’arrêt Perruche, formulé par la Cour de cassation en assemblée plénière, dans un système juridique et culturel qui est celui de notre pays, dans lequel nous pouvons nous demander jusqu’à quel point l’amour du règlement ne se superpose pas à la loi, si bien qu’à vouloir que l’application du règlement dispense le sujet de toute responsabilité, en comparant à la situation des juges du système de la Common Law, c’est-à-dire du droit britannique, la même affaire, jugée par des juges différents, n’aurait pas du tout nécessairement le même résultat, et c’est connu de tout le monde anglo-saxon. En France, nous voudrions que la même affaire, jugée n’importe où sur le territoire national, aboutisse à la même conclusion, qui serait la vérité, l’application stricte du règlement. Ce que je voulais indiquer à ce propos, c’est que nous sommes dans un pays que l’amour du règlement a amené bien plus loin que ce dont nous discutons aujourd’hui et qui laisse une trace indélébile dans notre univers, à savoir Vichy. Vichy qui a procédé à des arrestations, Vichy pour qui être né juif était une tare absolument irrémédiable et qu’il fallait absolument effacer : on a pu voir des jeunes gens, à cette époque-là, regretter d’être juifs. Il aurait mieux valu ne pas être qu’être juif, ça fait partie des aspects tout à fait déchirants de témoignages qu’on peut voir de survivants qui racontent comment, quand ils avaient treize ans ou quinze ans, c’était pour eux effroyable d’être juif : j’aurais préféré ne pas être juif ou même ne pas être du tout. Nous nous trouvons donc dans la possibilité de l’application du règlement, qui met les administrés ou administrants que nous sommes à différentes étapes dans des positions complètement désubjectivées, car le gendarme qui venait là, l’autre qui venait là ne faisaient qu’appliquer des règlements. C’est pas moi, c’est le règlement. J’ai l’impression que la manière dont nous abordons ces questions, la référence même à des comités d’éthique qui donneraient le règlement, l’orthopensée, la pensée droite, la pensée qu’il faut appliquer, nous empêche absolument de penser ce qu’il y a de tout à fait neuf dans les questions que nous posent la science, le développement de la biologie, de l’informatique, de la neuronique, enfin toutes ces choses-là. Car on s’aperçoit que les pays anglo-saxons, dans leur folie, sont beaucoup moins désemparés, du fait que leur recours est beaucoup plus souple. On ne se réfère pas un règlement qui dit ce qu’il faut faire, mais à quelque chose qui laisse la place à celui qui dit la loi, qui fait la loi. Or, le juge, c’est nous ; l’idéal auquel nous nous référons, c’est quelque chose dans quoi les questions doivent avoir déjà trouvé leurs réponses. Je me demande donc s’il n’y a pas là quelque chose qui, du point de vue clinique qui est le nôtre, n’est pas à interroger comme très fou, qui ait pu tenir pendant une période où ça correspondait au réel de l’époque ; mais quand le réel a changé de place, compte tenu du symbolique qui s’est développé, qui a fait apparaître de nouveaux objets, de nouveaux champs dans le réel, eh bien, ça ne marchait plus. Et, à ce moment-là, je crois qu’on peut comprendre l’inflation de lois, comment on fait de plus en plus de lois pour tenter de préserver un édifice qui dans son principe même me semble très gravement atteint, très gravement compromis ; car comment penser qu’on va pouvoir écrire une loi qui, sur des questions comme celles que nous abordons ici, dirait à l’avance où est le bien, où est le faux ? Il n’y a plus de place pour que ça puisse au cas par cas, justement, s’évaluer. Et de ce point de vue, je dois dire qu’après avoir été un défenseur des institutions françaises, je pense que la Common Law garde un espace où les hommes qui sont là, à un moment donné, ont la possibilité de dialectiser et de porter une évaluation dont, d’avance, on sait qu’elle n’est pas parfaite. Elle est celle qu’à un moment donné on peut donner. Je me demandais donc comment, dans nos interrogations, il y a une part qui rejoint des questions d’ordre on pourrait dire universel, concernant la personne, le sujet, etc. ; mais est-ce que nous n’en discutons pas dans le cadre très contraignant, et de plus en plus fou à mon avis, dans lequel nous essayons de maintenir notre langue, notre culture, qui sont de ce fait très touchés, de manière très forte ?

11 Jean-Jacques Salomon : Avant même de présenter non pas ma question, mais mon commentaire sur l’avortement dit thérapeutique, permettez-moi de me réjouir que l’un des conférenciers de la table ait pu dire, à propos de la phrase de Changeux, ancien président du Comité d’éthique, cette pensée fétichiste qui tend à dire que nous maîtrisons tout cela aujourd’hui rejoint toute la pensée fétichiste qui s’accorde actuellement au projet de révision de la loi dite de bioéthique, à propos du clonage dit thérapeutique. C’est la même fantasmagorie qui amène à prétendre que les problèmes sont résolus de manière sûre, et qu’il n’y a pas de méthode expérimentale de substitution à l’utilisation des cellules embryonnaires. Ce n’est pas vrai du tout.

12 À propos de l’avortement thérapeutique, je partage les attitudes dont nous avons entendu les échos ; l’arrêt Perruche est une illustration des raisons pour lesquelles on peut être inquiet, parce qu’il y a un problème. Mais je suis très gêné quand même de voir que lorsque nous rapportons ce débat au démarrage de la loi sur l’avortement, la loi Veil, nous semblons oublier que la plupart des avortements qui sont pratiqués ne le sont pas pour des raisons d’ordre thérapeutique. C’est un choix. Alors, on peut discuter comme on l’a fait sur la liberté de la femme qui y est contrainte, et personne n’a jamais dit que c’était une partie de plaisir que d’avorter. Loin de là, c’est un deuil. Il n’empêche que, dans le contexte français, dans le contexte d’une civilisation catholique, ça a été quand même une mesure d’émancipation de la femme, il ne faut pas l’oublier. Donc je ne voudrais pas que le débat à partir de l’arrêt Perruche, les inquiétudes, les préoccupations qu’on peut soulever à propos des enfants handicapés – qui du même coup peuvent s’interroger sur les raisons pour lesquelles ils ont de quoi vivre – soient confondues avec un procès de ce que représente l’acquis de la loi sur l’avortement.

13 Jeanne Wiltord : Je souhaite saisir l’occasion de faire référence à l’histoire pour vous demander si vous ne pensez pas que ce qui s’est passé au xve siècle, avec la controverse de Valladolid, n’a pas inscrit un moment de l’histoire de l’Occident où celui-ci s’est soulagé du poids de la jouissance et de la faute en l’incarnant chez ceux qui, à cette époque-là, étaient désignés comme n’ayant pas d’âme, c’est-à-dire des femmes et des hommes désignés par leur origine ethnique. Et, à partir de ce moment-là, il y a une organisation étatique de la ségrégation sous la forme d’un esclavage racialisé qui va se mettre en place. Il me semble qu’au xve siècle, il y a quelque chose qui se passe en Occident, où la question de la jouissance et de la faute va trouver un lieu où s’incarner.

14 Danielle Moyse : Là vous élargissez à toute forme de racisme la conclusion tout à fait terrifiante de la controverse de Valladolid selon laquelle ce n’est pas grave que les Indiens aient une âme puisque les Noirs, eux, n’en ayant pas, on pourra en faire ce qu’on voudra ; ça fait partie des multiples ségrégations qui ont parcouru l’Histoire. Comment la science s’est infiltrée dans toutes ces histoires-là ? Elle s’est infiltrée puisque toutes les universités d’Europe, au début du xixe siècle, avaient des chaires de raciologie. Je veux répondre à M. Salomon sur la question de la possible remise en cause de l’avortement à partir des discussions autour de l’arrêt Perruche. Ça me paraît d’autant plus important qu’on a essayé de verrouiller, à partir de là, le débat en disant : si vous commencez à discuter la question de l’arrêt Perruche, c’est que vous êtes d’affreux réactionnaires et que vous êtes contre l’avortement. Selon moi, la technique n’a pas provoqué l’avortement. Les femmes, de toute éternité, ont avorté, alors que c’est bien les techniques périnatales, disons, qui rendent possibles au contraire les manipulations sur la vie. Maintenant, comment ces choses se sont raccrochées à la loi de 1975, j’avoue que c’est une question très délicate. Mais, encore une fois, la question, c’est la technique qui rend possible de savoir par avance, et je crois que là nous sommes engagés dans la réflexion qui va devoir se faire autour de tout ce qu’on va savoir, ce qu’on va avoir comme maladies, parce que ça ira au-delà de la myopathie, de la trisomie, etc. Nous avons déjà la chorée de Huntington, etc., et vivre avec ça, c’est tout autre chose. Ça n’a rien à voir avec la question de l’avortement.

15 X. : J’aimerais apporter une précision en tant que juriste. Pour s’entendre, dans un colloque interdisciplinaire, il faut être d’accord sur les termes. Or, les termes de norme, de loi, de sujet, n’ont pas le même sens pour un psychiatre, un psychanalyste ou pour un juriste. Hier, la parole était plutôt aux juristes, aujourd’hui, c’est de l’autre bord. Mais en tant que juriste, je ne peux pas laisser dire un certain nombre d’erreurs. Vous avez parlé d’un changement de la loi à propos de l’arrêt Hedrol, à propos de l’arrêt Perruche. Non, ce n’est pas un changement de la loi, la loi n’a pas changé du tout quant à la charge de la preuve, c’est toujours le même article du Code civil. Non, sur l’arrêt Perruche, la loi n’a pas changé. C’est la jurisprudence qui a changé, avec un revirement pour le consentement et avec une interprétation différente ; donc, c’est le rapport à la norme qui a changé. Peut-être parce que l’opinion publique change aussi, parce qu’il y a des changements dans la société civile, d’ailleurs on voit bien que la société civile réinterprète l’arrêt par la suite, avec tout un séisme qui est en train de se passer dans la société française. Et puis deuxième point : sur notre opposition entre droit européen, français, disons jacobin, napoléonien, fondé sur le règlement, et le droit anglo-saxon, fondé sur la Common Law, il y a là aussi, me semble-t-il, une erreur ou imprécision. Le droit français, depuis Napoléon, est fondé sur la loi avec un grand L, le Code civil en particulier, le code des Français, le code par excellence, et justement l’arrêt Perruche est l’exemple même d’un rapprochement du droit français vers un système plus anglo-saxon où le juge – Denis Salas nous l’a bien montré hier – monte en puissance. Pourquoi ? Parce qu’il y a notamment un recul des politiques, qui ne disent rien sur ces questions. D’ailleurs, ils ne sont pas présents dans ce débat. Voilà simplement une précision. Je suis un fervent partisan des colloques interdisciplinaires, mais il faut s’entendre sur les termes.

16 Je voulais répondre justement à ce que vous avez dit. En fait, la justice française est descendue, si on peut dire, de la justice divine qui existait au Moyen Âge. Comme il y a eu un transfert, à la Révolution, de cette justice monarchique qui appartenait au roi et qui était censée être une justice divine, on a mis en ordre la séparation prônée par les philosophes des Lumières de l’appareil législatif, judiciaire et exécutif ; la justice en France s’est trouvée chargée de cette partie de la justice divine, ce qui explique les différences des interprétations entre les valeurs anglo-saxonnes, la Common Law, et nous. Ça donne peut-être plus de philosophie, plus de finesse, mais aussi plus de flou dans les débats. Autre chose : quand on discute du diagnostic prénatal et donc des possibilités d’avortement, en médecine ça recouvre un nombre de maladies extrêmement limité, il s’agit quasiment de maladies dites orphelines. Il y a un autre problème, c’est qu’un certain nombre de maladies, neurologiques en particulier, sont dépistées dès la naissance, parce qu’elles sont génétiques, autosomales dominantes, inscrites dans le génome ; mais elles vont ne se révéler que lorsque les personnes auront 30 ans, 40 ans, 60 ans, et ça pose de très gros problèmes, parce que si dans certaines maladies il y a des phénomènes d’anticipation, c’est-à-dire que au fur et à mesure des générations la maladie arrive de plus en plus précocement, au point qu’elle disparaît naturellement dans certaines familles, dans d’autres familles la maladie naît et va se développer, par contre, en dehors de ces cas, et nous ne pouvons pas prévoir si la personne atteinte va l’être à 15 ans, à 25, à 45. Donc je pense que quand on prend ce modèle de maladie, authentiquement diagnostiquée, très précise, pour un modèle général de handicap à venir, ça ne va pas. Et la dernière chose, c’est que je crois qu’il y a en France beaucoup plus de handicaps acquis que de handicaps congénitaux. Alors, que va-t-on faire d’un enfant qui devient, à la suite d’un accident de la voie publique, paraplégique à 6 mois, à 8 ans ? Je pense qu’il y a des chemins où on ne doit pas mettre le petit doigt parce que on va être entraînés dans je ne sais pas quoi ; justement, un arrêt comme l’arrêt Perruche n’a pas eu assez de retentissement dans la vie civile, dans la vie des familles, dans la vie au bureau… À propos de la dignité humaine, je crois que c’est « Loft Story » qui a pris la place et les mêmes débats que nous avons aujourd’hui en petit comité ont eu lieu un petit peu partout à propos du « Loft Story ».

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