1 Je suis un philosophe et un historien des sciences qui a fort mal tourné et si je me définissais aujourd’hui, ce serait en politologue, par conséquent très éloigné de ces débats. Mais il se trouve que je réfléchis, travaille et publie sur les problèmes que soulèvent les développements scientifiques, et en particulier ceux des sciences biomédicales, dans des livres qu’il m’arrive de publier et je crois que c’est la raison pour laquelle on a cru bon de m’inviter. Je remercie les organisateurs d’autant plus qu’hier, en particulier dans l’après-midi, j’ai été très frappé par l’opposition manifeste entre l’exposé remarquable de Catherine Labrusse-Riou et celui, non moins remarquable, de Maître Henri Leclerc, opposition très claire qui ne résout d’aucune façon les questions que nous nous posons sur le bien-fondé de l’arrêt Perruche. L’enjeu de cet arrêt n’est pas le problème de l’avortement, pas davantage le problème de l’indemnité assurée aux parents pour faute médicale éventuelle, c’est le fait que l’on indemnise un enfant pour finalement considérer qu’il y a illégitimité de sa vie. Là, je me tournerai vers le grand-rabbin pour lui dire que, dans le dialogue de Job avec Dieu, jamais on ne voit Job attendre de Dieu une indemnité. Job appartient à une société traditionnelle et j’insisterai beaucoup sur le fait que nos sociétés industrielles ou post-industrielles ont un rapport à la légitimité et à l’illégitimité de l’enfant très différent des sociétés traditionnelles. Comme Catherine Labrusse-Riou nous l’a montré hier, il y a de toute évidence de l’eugénisme – refoulé d’une manière ou d’une autre – dans les pratiques biomédicales de reproduction, et le problème tout comme l’enjeu de l’arrêt Perruche renvoient tout simplement à l’obsession de la santé et de la vie parfaite, dont Lucien Sfez a très bien montré les fantasmes auxquels elle peut conduire. J’ai prolongé l’analyse de cette obsession caractéristique des sociétés occidentales dans mon dernier livre, Survivre à la science, qui est un titre évidemment provocateur, en montrant que cette obsession tient essentiellement au culte du progrès et à la fascination qu’exerce l’instrument sur lequel s’appuie ce culte, la science expérimentale, les conquêtes qu’elle assure et l’idéologie positiviste ou scientiste qu’elle fonde. Catherine Labrusse-Riou parlait du désir d’exclusion pour rendre conforme à une norme qui s’exprime dans les pratiques eugénistes qui ne disent pas leur nom. Mais il y a aussi chez le biologiste, parfois chez le médecin, tout simplement le désir de création de la vie, et je ne parle pas en l’air. Je cite un de mes bons amis, biologiste, qui se trouve être juif aussi, l’un des meilleurs en France, et qui, parlant précisément du problème du clonage reproductif, m’a répondu : mais je ne comprends pas où est le problème. Nous créons la vie ! Ce n’est pas du tout, évidemment, l’interprétation rabbinique. Nous sommes d’accord. Ce désir de création de la vie, pour être à l’égal de Dieu éventuellement, s’exprime dans les pratiques du clonage tout comme dans le discours des chercheurs qui se consacrent au décryptage du génome humain ; je vous renvoie sur ce point à la littérature, et en particulier, pardonnez-moi, au chapitre de mon dernier livre qui analyse les discours, les fantasmes, les pratiques auxquelles renvoient justement certains développements de la biologie moléculaire aujourd’hui. Le numéro de Futurible de mai 2001 nous parle déjà de la jeune économie dans un article d’un économiste américain qui évalue très sérieusement le marché du clonage et des interventions sur l’embryon humain à l’horizon de cinq à dix ans, avec de nombreuses retombées bien sûr sur la productivité grâce à la sélection des élites. Le titre de cet article est aussi révélateur que drôle, en anglais : « The business of playing God ». Moi, je traduirais par « La bonne affaire de jouer à Dieu ». L’arrêt Perruche, nous a encore dit Catherine Labrusse-Riou, est le signe de notre impuissance. Le progrès est irrésistible et le droit n’a plus qu’à s’adapter aux transgressions qu’il impose. Je crains qu’elle n’ait raison. Et c’est pourquoi je vais me mettre du côté d’un point de vue qui n’est absolument pas le mien, je voudrais me faire l’avocat du diable, un point de vue qui va dans le sens des fantasmes de la science, celui de l’irrésistible manipulation du vivant qui conduira au clonage humain, non pas seulement thérapeutique, mais reproductif. Et, entre parenthèses, les formules françaises, par opposition aux formules anglo-saxonnes, sont évidemment joyeuses par leur capacité à refouler la vérité. Nous parlons de thérapeutique, d’avortement thérapeutique ou de clonage thérapeutique, là où les Anglo-Saxons, quand même plus honnêtes et plus réalistes, disent tout simplement : avortement sélectif ou clonage sélectif. C’est très révélateur de notre propre hypocrisie religieuse. Le Monde, en date du 18 août 2000, a affiché en première page le titre suivant : « L’an 1 du clonage humain », en réponse au fait qu’en Angleterre on accepte désormais la possibilité du clonage humain non pas encore reproductif, mais thérapeutique, de façon à utiliser l’embryon artificiellement créé par non-reproduction sexuée à des fins de recherches médicales. Au bout d’un certain nombre de cellules, on s’arrête pour ne pas entrer dans un processus de reproduction. Sur ce point, même nos amis anglais en sont encore à réfléchir et à hésiter. Mais, et là je pose la question aux juristes, aux psychanalystes, aux théologiens, quelle est la frontière entre clonage reproductif et clonage thérapeutique ? À quel moment, lorsqu’on s’arrête en passant du clonage thérapeutique, en n’allant pas au clonage reproductif, à quel moment y a-t-il meurtre ? Où s’arrête l’embryon et où commence le fœtus ? Bonne question pour discuter du sexe des anges entre théologiens. Face aux délires et aux fantasmes que soulèvent certains développements de la science et de la technologie, pas seulement les biotechnologies, mais également les sciences de l’information, la seule réplique cohérente est de s’en remettre apparemment à des principes et à des valeurs sur lesquels nos démocraties ne peuvent transiger ; de ne pas lâcher, si je puis dire, le socle de ce que nous tenons pour essentiel à la définition même de l’humanité en nous.
2 De fait, il y a dans le domaine de la science, et d’abord dans le domaine de la littérature aussi (pensez à Houellebecq en particulier), des gens qui fantasment à partir des progrès les plus récents de la biologie et pour lesquels il n’y a très exactement aucune limite au progrès, et qui, avec une sorte de jubilation, voient la civilisation de demain réaliser enfin le meilleur des mondes. Aucune limite. Cela signifie que tout malheur est finalement un préjudice. Il faut partir de là. Et là est la différence fondamentale entre une société traditionnelle, un monde où Job n’est pas en mesure de réclamer de Dieu une indemnité, et les sociétés modernes, qui sont des sociétés de l’État-providence. Je vous rappellerai que le malheureux, le pauvre, le handicapé, le fou, dans une société traditionnelle, n’était pas exclu (cf. Michel Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique). En revanche, dans les sociétés contemporaines, on a inventé l’État providence pour précisément passer de l’aumône à l’indemnité au nom de la solidarité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que nos sociétés, pour des raisons qui tiennent au progrès de la connaissance, au progrès du savoir, au progrès des techniques, considèrent comme illégitimes tout malheur. C’est exactement l’inverse. Une vie illégitime, c’est une vie qui n’est pas conforme à un canon. Et n’être pas conforme, aujourd’hui, c’est tout simplement ne pas ressembler au modèle dont le système capitaliste marchand nous nourrit du matin au soir à travers la publicité. Il vaut mieux être beau plutôt que laid, maigre plutôt que gros, avec des cheveux, être ingambe plutôt que nain, etc. À Rome, on pouvait détruire l’enfant incomplet. En Chine, on continue de détruire les filles. Le modèle du corps parfait est celui que définissent et dɶeloppent les sociétés qui sont les nôtres aujourd’hui et, quand il n’est pas parfait, il faut bien que la science y pourvoie. Il faut rajeunir, embellir, ne pas vieillir et si possible ne pas mourir. Nous ne sommes pas seulement entrés dans la civilisation du troisième âge, nous entrons dans celle du quatrième et du cinquième.
3 Je vais commencer par un propos qui peut apparaître comme provocateur, qui n’est certes pas ce que je pense et encore moins ce que je souhaite, mais qui correspond à mes yeux à une tendance irrésistible. Depuis la création par clonage de la brebis Dolly, il me paraît évident qu’il y aura du clonage humain, et pas seulement à des fins thérapeutiques. Il n’y a aucune raison de s’arrêter, aucune ! Quelles que soient les interdictions de certaines religions, pas toutes, de certaines institutions, pas toutes, de certains pays, pas tous. On ne va pas s’arrêter là. On se dirige effectivement vers une reproduction clonée de l’homme. Et c’est bien le point sur lequel je suis tout à fait d’accord avec le philosophe allemand Slotterdijk. Ses conclusions méritent quand même qu’on y réfléchisse. Slotterdijk a raison, je le crains, de conclure ses conférences – qui ont fait tant de bruit, publiées par Le Monde des débats, en annonçant que nous allons tout droit vers la sélection génétique des élites, la mise à l’écart des handicapés, et une médecine prédictive qui revient à une police préventive. L’eugénisme n’a pas seulement été un des grands fantasmes du xixe et du xxe siècles. Il a inspiré et précédé la catastrophe historique du nazisme, suscitant des pratiques abominables de recherches réalisées au nom de la science par certains médecins, que le grand-rabbin a rappelées, mais je dois ajouter : les uns nazis, les autres pas nazis du tout, et on comptait même quelques médecins et psychiatres juifs qui se sont répandus hors d’Allemagne. Or, voici que les progrès des biotechnologies nous annoncent la possibilité du clonage humain, promesse d’une transformation de l’espèce humaine, qui est très exactement ce sur quoi ont buté le xixe et le xxe siècles. Les philosophies de l’Histoire, le marxisme comme le fascisme et le nazisme, ont rêvé toutes les trois d’un homme nouveau, et recommandé sa production à partir d’une révolution sociale. Slotterdijk nous dit : attention, nous risquons de voir se réaliser ce fantasme et cette utopie qui ont nourri les philosophies de l’histoire et conduit aux catastrophes que l’on sait. Une petite remarque maintenant, d’ordre épistémologique, petite mais essentielle. Je crois que c’est une très grande erreur d’isoler l’histoire actuelle des développements de la biologie moléculaire, de l’histoire actuelle du développement des théories de l’information et des nouveaux matériaux. C’est en fait la même révolution, et souvent avec les mêmes acteurs, passant de la physique ou de l’information à la biologie. Il ne faut pas dissocier les biotechnologies des autres avancées scientifiques, ce sont les mêmes, dans le même contexte des technosciences, livrées à l’empire de la physico-chimie ; et n’oublions pas les intérêts concurrentiels des entreprises privées et publiques. Si l’on parle aujourd’hui de la nécessité de réviser la loi de bioéthique en y introduisant la possibilité du clonage thérapeutique, c’est en raison de la concurrence, bien sûr, des pharmacies et des industries. En ce sens, le livre d’Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, offre une clé assurément fondamentale pour comprendre les développements et les répercussions des recherches dans ces domaines. C’est la clé du bricolage dont parle François Jacob, du bricolage Meccano, en ce sens où finalement tout est réductible aux éléments, aux petits éléments qui, comme les virus, ne sauraient intervenir dans les textes talmudiques, puisqu’ils sont trop petits. Que dit Schrödinger ? Il dit que la science ne peut interpréter le vivant qu’en termes physico-chimiques. Par conséquent, entre l’organisme et la machine, il y a des liens de plus en plus étroits, et tout ce qui se passe actuellement, c’est précisément le triomphe d’une forme de scientisme qui tend à réduire le vivant en mécanique et réciproquement aussi, et c’est la grande nouveauté : la mécanique en vivant. Schrödinger n’avait pas de réponse à la question : qu’est-ce que la vie ? Mais il avait une réponse très précise sur les pouvoirs de la science. La maîtrise du vivant passe par la physico-chimie. Il faut voir que les liens entre la biologie moléculaire, les quantas, les nanotechnologies, les technologies de l’information et la robotisation sont de plus en plus étroits, de sorte que la machine peut faire du vivant et le vivant peut faire de la machine, sans que les frontières entre l’un et l’autre soient tracées à l’avance, ni surtout tracées rigoureusement pour séparer deux mondes qu’on professait jusque-là, sauf la métrie, comme différents par nature. Du coup Slotterdijk a parfaitement raison, dans sa conférence, de nous dire que le grand problème de demain, c’est précisément le rapprochement entre l’organisme et la machine. Et, du même coup, l’extinction de l’humanisme. Les rêves de la cybernétique de Wiener et des premiers cybernéticiens étaient bien ceux-là. Essayer de gouverner au sens platonicien du terme de la cybernétique, l’évolution de l’homme et de la société, grâce aux robots. Je tiens à évoquer un texte dont on a beaucoup moins parlé que de celui de Slotterdijk, qui est assurément un bon philosophe et qui se réclame de la tradition cynique de Diogène ; c’est le texte d’un très grand informaticien, qui est à la fois chercheur et grand industriel, le vice-président et scientifique en chef de Sun-icrosystems, auteur du langage Java, qui est à la source de toutes les procédures d’Internet, qui a coprésidé, aux États-Unis, la commission présidentielle sur l’avenir de la recherche dans les technologies de l’information. L’été dernier, cet Américain a soudain été pris de scrupules. Son texte est apparu en extrait dans le supplément informatique du Monde, et en extrait dans le même numéro que j’ai cité de la revue Futurible du mois de mai. Il a pour titre : « L’avenir n’a pas besoin de nous ». Il avait été jusqu’alors un brillantissime chercheur qui allait de l’avant sans trop se poser de questions. Mais soudain, des collègues l’ont alerté sur les progrès des nanotechnologies, qui rendent possibles les robots capables de se répliquer et, du coup, il s’inquiète. Où va l’humanité si le robot est vraiment capable de se comporter en vivant ? C’est à la lumière de ces développements que l’enjeu du clonage n’est manifestement pas dissociable de l’avenir des robots. Nous sommes entrés dans un monde nouveau, radicalement nouveau, ce qui explique que les utopies se réalisent effectivement, à force à la fois de science et de fantasmes. Et on trouve la même mise en garde que chez Slotterdijk, à savoir que nous risquons de perdre le contrôle des machines vivantes que nous créons. Bill Join insiste sur le fait que les trois grandes aventures du siècle à venir, le pouvoir de la génétique, celui des nanotechnologies et celui de la robotique, les gnr comme il dit, vont peut-être permettre la création de technologies qui aboutiront à remplacer notre espèce. C’est en ce sens que l’avenir n’aurait pas besoin de nous. Je ne vais pas résumer la conférence de Slotterdijk parce que ce serait entrer dans trop d’arcanes philosophiques, et c’est bien inutile, ni trop situer Slotterdijk, qui est un philosophe assez ambigu, quels que soient ses talents qui sont tout à fait éblouissants, ni insister sur le fait qu’il se réclame effectivement de la tradition cynique. Je ne vais pas le résumer, mais je vais simplement rappeler que, dans sa première partie, il insiste sur le fait que le progrès même des technologies de l’information nous apprend que le rapport au livre, qui instituait une amitié entre les auteurs et les lecteurs, est appelé à disparaître. Adieu, à partir de là, à l’humanisme, adieu à la littérature, adieu aux belles lettres. L’humanisme, nous dit Slotterdjeik, c’était la lecture des Anciens dont nous nous deshabituons et qui nourrissait l’éducation des élites. Une éducation qui néanmoins revenait à de l’asservissement ; ce vieux thème nietzschéen ou gauchiste, on le trouve chez Deleuze, on le trouve aussi chez Foucault, et bien sûr on le trouve chez Freud : éducation = répression. Au total, l’humanisme, c’était quoi ? C’était le refus de la barbarie. Et l’éducation, c’était quoi ? L’effort intellectuel pour élever l’homme à un peu plus que l’animal en lui. Donc cette première partie de la conférence de Slotterdijk donne exactement la définition du cadre dans lequel il se situe, qui est celui de la contestation, de la rébellion, sur lequel je vais insister tout à l’heure.
4 La deuxième partie de cette conférence est en un sens plus sérieuse. S’appuyant sur le politique de Platon, où l’on essaie de dresser le portait de l’homme d’État idéal, le roi ou le chef d’État idéal, qu’il faut pouvoir précisément, par l’éducation philosophique, élever et faire sortir du troupeau, Slotterdijk nous parle du troupeau qu’évoque Platon comme d’un zoo. Ce n’est pas la même chose, le zoo et le troupeau. Et encore moins donner comme titre à sa conférence : « Règles pour le parc humain ». Le parc humain, Platon n’en a pas parlé dans ces termes, plutôt concentrationnaires. Il est vrai que l’industrialisation et la science expérimentale n’étaient pas encore passées par là. Slotterdijk s’appuie sur le politique de Platon pour montrer que toute l’histoire de l’humanité se réduit à la manière dont, grâce à l’éducation, on a pu distinguer et choisir les meilleurs, parmi les élites, et que, à terme, la biologie permettra enfin une sélection autrement plus efficace que celle des belles lettres. Scandale en Allemagne pour des raisons évidentes, parce que trois générations ne suffisent pas à effacer la mémoire et l’embarras de grands-parents et de parents qui ont fait le salut hitlérien et contribué aux massacres de toute sorte à travers l’Europe. Il est vrai que Slotterdjeik appartient à la génération – il est né en 1947 – de ceux qui n’ont pas participé à la catastrophe. Il le sait d’autant plus qu’il s’en prend à la philosophie critique, à l’école de Francfort, Adorno, Horkheimer, Marcuse, et surtout à Habermas, qu’il accuse d’avoir orchestré la campagne que les Allemands ont menée contre lui. Un peu le reproche que l’on faisait en France à ce qu’on appelait naguère la pensée unique, mais dans un contexte de contentieux très différent. Slotterdijk, en deux mots, est le philosophe de l’après-Habermas, comme Schröder est le politique de l’après-Kohl. Retour à Berlin, c’est-à-dire retour à la maison, comme l’a dit un éditorial du Spiegel de mai 1998. Une Allemagne en quête d’un rapport normalisé avec son passé, mais héritière néanmoins d’une histoire qui ne peut pas se libérer de la routine de la culpabilisation. Et cette routine, c’est précisément tout ce à quoi tendent certaines réflexions dans la philosophie allemande d’aujourd’hui. Dans cette réflexion, rien n’est réservé au rôle que peuvent et doivent jouer les institutions démocratiques dans la régulation indispensable des changements techniques. Je voudrais insister sur ce point maintenant. Le siècle que nous avons vécu, siècle court qui a commencé en 1914, 1917 ou 1918 et qui s’est terminé en 1991, a vécu d’utopies réalisées qui ont fort mal tourné. Les totalitarismes fondés sur l’exploitation et la servitude des masses consentantes en ont fait un siècle de terreur et de massacres d’une ampleur sans précédent. À des titres, dans un style et suivant des répercussions différents, communisme, fascisme et nazisme ont envahi la scène de l’Histoire en proposant chacun l’idée de la fabrique d’un homme nouveau appelé à succéder aux impostures de l’humanisme. Dans ce désaveu de l’humanisme, c’est d’abord le procès de la bourgeoisie que, de tous côtés, écrivains et philosophes du xixe siècle, de Flaubert ou Baudelaire à Marx ou à Nietzsche, ont dressé, procès que les idéologies totalitaires du xxe siècle ont repris à leur compte, jusqu’à revendiquer l’inhumanité comme moteur de l’Histoire, c’est-à-dire comme l’instrument de leur expansion. Je ne vais pas insister sur ce point, mais si on réfléchit à la question suivante – d’où vient la tragédie de ce siècle ? – je crois qu’elle vient de ce que le procès intellectuel fait à la bourgeoisie a nourri, sur les désastres de la Première Guerre mondiale, les passions révolutionnaires, celles de droite comme celles de gauche, toutes les formes de gauches ; celles qui ont précédé la fin du communisme et celles qui l’ont suivie s’en sont encore inspirées, des Brigades rouges à la bande à Baader, mais aussi à l’armée de purification prolétarienne organisée par Pol Pot en religion d’État au Cambodge. Je crois qu’il faut lire et relire François Furet pour comprendre combien ce procès de la bourgeoisie, dont l’instruction remonte au xixe siècle, s’est confondu, au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec le procès de la démocratie. Dans la culture européenne, le mépris mêlé de haine dont la bourgeoisie a été l’objet se confond avec cette dénonciation de l’humanisme, paravent des abus et des crimes qui se commettent dans l’exploitation du prolétariat par le capitalisme, du Nègre et du Jaune par le colonialiste, des peuples par l’impérialisme. Déficit moral et politique. Tartufferie des régimes parlementaires. Hypocrisie des libertés formelles. Imposture des sociétés démocratiques qui prétendent diffuser la civilisation alors qu’elles imposent la domination de la classe bourgeoise sur toutes les autres et tirent parti de leur génie technique pour asservir le prolétariat ou détériorer la pureté de la race. C’est de ce procès que vont naître et s’alimenter les passions révolutionnaires. En termes de psychanalyse, je crois qu’il faut relever cette note de François Furet : ce trait sans doute unique de la démocratie moderne dans l’Histoire universelle, cette capacité infinie à produire des enfants et des hommes qui détestent le régime social et politique dans lequel ils sont nés, haïssent l’air qu’ils respirent alors qu’ils en vivent et qu’ils n’en ont pas connu d’autre. La scène fondamentale de cette société n’est pas, comme l’a cru Marx, la lutte de l’ouvrier contre le bourgeois, c’est celle qui fait d’un peu tout le monde, y compris du bourgeois lui-même, l’ennemi du bourgeois. Le grand secret de la complicité entre communisme, fascisme et nazisme, quelles que soient leurs différences, qui sont considérables, c’est l’existence de cet adversaire commun, le bourgeois que chacun d’entre eux entend dénoncer, exorciser et combattre dans une lutte à mort. À partir du xixe siècle, l’Histoire en place dans notre société laïcisée remplace Dieu dans la toute-puissance sur le destin des hommes, mais c’est bien au xxe siècle que se font voir les folies politiques nées de cette substitution. Nietzsche devient alors le repère fondamental de cette manière de considérer que l’Histoire peut transformer non seulement la société, mais aussi la nature humaine et produire l’homme nouveau. On aurait pu croire enterré ce fantasme de l’homme nouveau après l’écrasement du nazisme et l’implosion du communisme. On aurait pu croire précisément que la fin du communisme, ayant fait de celui-ci – je cite Furet – un objet historique offert à l’autopsie, que la dissection effectuée par les historiens ait suffi à démystifier tous les mythes que les grands monstres de ce siècle ont entretenu, rendant caduques les sensibilités, les passions et, finalement, les utopies qui ont conduit à professer que, sous les décombres de l’humanisme, il y a toujours place pour une fabrique de l’homme nouveau. Mais l’heure de vérité qui a dévoilé les désastres des États totalitaires n’y a pas mis fin.
5 Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l’on attend toujours d’une forme de la science, qu’elle soit historique ou biologique, un rebondissement éminemment révolutionnaire au sens où l’avenir peut être conditionné par la confrontation non plus entre sociétés, mais entre les sociétés et le progrès scientifique et technique. Les régimes totalitaires ont été vaincus non pas parce qu’ils ont insuffisamment malaxé la pâte humaine, mais parce que la résistance de la pâte humaine a eu raison de leur idéologie. Quand la science et la technologie interviennent en réduisant la pâte à ses composants physico-chimiques, là où les philosophies de l’Histoire ont échoué, le biopouvoir, associé aux technologies de l’information et de la communication, doit permettre de transformer la nature même de l’homme et de créer enfin l’espèce nouvelle que les dictateurs prophètes du xxe siècle ne sont pas parvenus à enfanter. Retrouvailles avec le xixe siècle, qui ne sont pas paradoxales, en apparence seulement. Ce n’était pas seulement le siècle des philosophies de l’Histoire, c’était aussi celui du positivisme. C’est aussi suggérer que nous entrons dans le xxie siècle avec une cohorte de repères radicalement différents qui annuleraient tous les principes, toutes les valeurs dont la civilisation occidentale s’est inspirée ou par rapport auxquels elle s’est définie jusqu’à présent. L’homme nouveau aurait définitivement pris le deuil de l’humanisme et l’utopie post-moderniste donnerait congé à toute morale qui fasse passer les impératifs de la conscience avec l’irrépressible poids des faits, des démonstrations et, surtout, des réalisations scientifiques. L’homme du xxie siècle serait voué, comme le héros des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, à se satisfaire de la jubilation du désastre, c’est-à-dire à voir disparaître l’humanité en lui et autour de lui. Je ne cite pas Houellebecq au hasard. Il fait partie, dans l’ordre du roman, de cette cohorte de prophètes qui déclinent aujourd’hui la fabrique de l’homme nouveau dans l’ordre des essais philosophiques, et celui-là dans l’ordre des romans, en se réclamant des conquêtes et des promesses irrépressibles de la biologie moléculaire et plus généralement des progrès de la science la plus contemporaine, liée de part en part aux conquêtes de la technologie au point d’en être indissociable, avec ses fantasmes de domination et de pouvoir, qui permettraient enfin de réussir là où toutes les philosophies de l’Histoire ont échoué. Je n’évoquerai pas Fukuyama, qui a beaucoup parlé de la fin de l’Histoire, et qui finalement a découvert tout simplement comme Slotterdijk que la solution est précisément celle qui viendra du triomphe des biotechnologies. Pourquoi terminer sur la figure de Nietzsche ? Lorsque vous interprétez toutes ces philosophies, vous voyez bien qu’il y a un recours qui consiste à dénoncer dans la bourgeoisie le petit homme, l’homme qui est incapable de dominer l’Histoire et qui se soumet à tout, le contraire du surhomme. Fukuyama a terminé un article où il annonce précisément la soumission de l’humanité à venir à la biotechnologie, de la manière suivante : d’ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les spécialistes d’ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. À ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine, rien que cela ! parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Commencera alors une nouvelle histoire, au-delà de l’humain. Ainsi parlait Zarathoustra, qui n’est assurément pas étranger à cette vision du redémarrage de l’Histoire au prix du retour du surhomme. La même année, donc, dans un tout autre contexte que celui de la bonne et impériale conscience américaine, Slotterdijk présentait sa conférence en Allemagne sur le parc ou le zoo humain. La relance de la fabrique de l’homme nouveau, grâce aux interventions des biotechnologies, renvoie aux mêmes périls que ceux auxquels le siècle qui s’est terminé a été exposé par les utopies totalitaires, et c’est ce qui me permet de conclure.
6 En rejoignant les débats d’hier et de ce matin autour de l’arrêt Perruche, la perspective du clonage reproductif est effectivement celle d’un eugénisme conçu comme l’organisation de la sélection des personnes, d’une organisation certes fondée sur des choix individuels, mais qui serait en même temps une organisation collective dans le style d’un « meilleur des mondes » parfaitement réalisable. Dès lors, la question à poser est la même à mes yeux que celle que l’arrêt Perruche conduit à poser, et je laisse aux juristes, aux psychiatres, aux psychanalystes et aux théologiens ici présents le soin de s’y attaquer pour tenter d’y répondre : l’enfant cloné sans handicap à la naissance pourra-t-il ester en justice et chercher réparation, soit de n’avoir pas été le produit d’une relation sexuelle dite naturelle, soit surtout d’avoir été retenu parmi d’autres embryons possibles pour accéder à un droit à la vie dont il ne voudrait pas ? Et, plutôt que de parler, comme l’a fait hier fort brillamment l’avocate québécoise, de grossesse-préjudice, l’enfant cloné, c’est-à-dire, comme l’a fort bien formulé quelqu’un qui lui est très proche, l’enfant qui vient du froid, ne serait-il pas en droit de dénoncer une naissance-préjudice au sens où, précisément, sa venue au monde serait le résultat non plus de l’autonomie de la reproduction, mais des stricts processus physico-chimiques, plus ou moins robotisés, répondant aux interventions des biologistes et des médecins ? Aux juristes, aux théologiens, aux psychanalystes de répondre, s’il y a matière à réparation.
Débat après l’intervention de Jean-Jacques Salomon
7 Thierry Jean : Les débats que nous avons depuis hier posent tout le temps la théorie du sujet et votre intervention me semble être un écho à cette question qui a été, là aussi, récurrente : Quid de la vie psychique du petit Nicolas ? Alors peut-être serait-il scandaleux de considérer que la vie psychique du petit Nicolas n’est pas le problème. La question et la représentation sociale que nous en avons est que l’homme nouveau, tel qu’on le projette, c’est vrai pour le roman de Houellebecq, est quelqu’un qui ne se constitue pas comme un sujet, c’est-à-dire qu’il vient là éviter la question de la castration, il n’est pas divisé, puisque dans le roman de Houellebecq, le scénario se constitue sur le mode d’un double, donc de deux frères, où celui qui, finalement, survit est celui issu de la science ou, en tout cas, celui qui va se consacrer comme un moine à la science et à la reproduction à condition bien évidemment qu’il ait pu, dans ses travaux scientifiques, maîtriser absolument toutes les possibilités mutatives d’une fraction simplifiée d’adn. C’est-à-dire, et je rejoins là ce que disait Marcel Czermak, nous sommes dans une évolution où la question du contingent et de l’aléatoire se doit absolument d’être exclue. Donc, n’est-ce pas une mutation où, à la Providence, se substitue maintenant la lutte contre la fatalité ?
8 Marc Caumel de Sauvejunte : J’ai bien compris que le malheur n’était plus béni des dieux et que peut-être Dieu n’était plus ni malin ni honnête, comme le disait Einstein. Par contre, je renverserais la formule de Mme Labrusse-Riou en disant que l’eugénisme consacre l’arrêt d’une logique ancestrale et que c’est peut-être là-dessus que nous sommes en difficulté, car l’eugénisme, comme l’a bien dit M. Salomon, est en route et nous ne pourrons rien faire contre cela, si ce n’est que nous avons peut-être à dire combien il est problématique de rester sur une extension de la notion de handicap en tant qu’elle est le symptôme du défaut. Je pense que nous ne devons pas rester simplement à une lecture de la question des handicapés comme étant celle de certaines personnes, elle concerne chacun de nous. Cette logique ancestrale est une logique où l’enfant était inscrit dans les générations. Il n’est plus, il ne sera plus le produit de deux parents, parce qu’il est depuis un certain temps évident qu’il est devenu un objet externalisé en tant qu’objet de la science et du droit. Je dis objet externalisé puisque les personnes de la pma disent que le grand mouvement, pour eux, le grand moment de changement, c’est quand ils ont sorti l’ovule du corps. Donc, ce sont des enfants qui ne vont plus se référer au désir ou qui n’auront pas de référence naturelle au désir de leurs parents, même si ce désir n’est pas toujours sympathique. C’est-à-dire que nous allons bientôt pouvoir acheter des enfants au marché. Donc, ce qui est exclu, c’est le défaut. Ça, c’est une certitude et je crois que notre jeunesse, et moi je crois que c’est le souci que nous avons, incarne aujourd’hui ce défaut, et Monsieur le rabbin m’a permis de comprendre pourquoi nous avions affaire à des murs de lamentations dans toutes les cités de nos villes qui sont maintenant taguées de tous les côtés. Alors je me pose la question suivante, puisque les enfants sont devenus des objets de consommation et que nous pouvons même considérer que l’anorexie est peut-être un symptôme moderne à cause de cela : puisque l’époque qui s’annonce, c’est quand même, comme dit Churchill, une vallée de larmes, est-ce que nous devons simplement rester les gardiens de notre savoir ancestral, ou est-ce que nous pourrions un peu plus savoir où et sur quoi nous avons à dire non ? Ça, c’est la première question. Qu’est-ce qu’il faudra donc traiter chez ces sujets nouveaux ? Au politologue, je poserai la question suivante : est-ce que la politique est encore en mesure d’inventer une autre politique, et laquelle ?
9 Jean-Jacques Salomon : Superbe question ! En principe, j’aimerais bien répondre de manière positive. Je crois effectivement que la politique peut inventer une manière de préserver ce à quoi l’on tient, ce qui définit le respect de la dignité humaine et un fonctionnement démocratique. J’aimerais bien, mais je ne suis pas sûr que cet espoir puisse être vraiment préservé parce que, d’un côté, le marché, les forces du marché dans notre système économique, pour des raisons bonnes ou mauvaises, peu importe, et l’extraordinaire pression exercée par les scientifiques pour aller de l’avant, quoi qu’il en soit, sont telles que le droit me semble devoir être de plus en plus précédé par les faits. Non plus seulement par les mœurs, mais par les faits scientifiques, et, par conséquent, nous serons de plus en plus désarmés, sans autre repère que les repères traditionnels, soit les religions, soit tout simplement les institutions, qui reconnaissent qu’il y a des transgressions. Or, honnêtement, aujourd’hui, je ne vois plus beaucoup d’institutions, en dehors de l’Église et de la psychanalyse.
10 La question a été posée à Freud il y a fort longtemps, il a répondu par un article sur ce qu’il appelait la représentation du monde, pour bien présenter la psychanalyse comme une technique d’investigation, et non pas comme une représentation du monde. Il en avait une jusqu’en 1914 et il écrivait à ce moment-là à Ferenczi, croyant avoir tout compris : hors du monde, nous ne pourrons pas tomber. C’était une citation du marchand de pierres. La guerre de 14 lui avait permis de se rendre compte qu’il avait été bien ambitieux ou bien sot, comme il le disait lui-même, et qu’une représentation du monde, c’est justement ce qui échappe, pour un vrai scientifique.