1 Merci au Journal français de psychiatrie qui m’a permis de venir m’entretenir avec vous de questions qui me passionnent, de questions qui sont difficiles. Je suis avocate à Montréal. Mes clients pourraient très bien être les Perruche.
2 Je travaille en responsabilité médicale. Je représente uniquement les demandeurs, donc les patients qui allèguent qu’une faute médicale a été commise et qui en ont subi un préjudice. J’ai été impliquée dans des dossiers effectivement très proches de l’arrêt Perruche. J’ai représenté les parents d’un enfant né à la suite d’une ligature de trompes qui avait raté. L’enfant est né sain, donc il n’était pas handicapé, et la décision était portée devant la cour d’appel. J’ai aussi représenté une mère qui avait subi un avortement à six semaines de grossesse. L’avortement a raté et elle a poursuivi sa grossesse, un enfant est né qui n’était pas handicapé non plus et nous avons négocié un règlement hors cour. Tout récemment, au moment où il y avait ici ce débat sur l’arrêt Perruche, une avocate dont je supervise le travail m’a consultée pour une mère à qui, à l’échographie, on n’a pas révélé le handicap de son enfant. L’enfant est né et la mère désire poursuivre, tant pour elle-même que pour les dommages que subit son enfant. Au Canada, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur ces questions-là. C’est seulement la cour d’appel qui l’a fait. Du point de vue des dommages et de la souffrance des gens qui viennent me consulter, c’est assez similaire à ce que peuvent vivre les Perruche. Je représente des gens où, en cours d’accouchement, une faute professionnelle est commise et l’enfant qui naît, naît avec un handicap et les conséquences qui s’ensuivent. L’impression qui s’en dégage, par mon expérience, c’est que si la Cour suprême du Canada avait à rendre une décision dans une affaire de la même nature que l’affaire Perruche, elle rendrait probablement une décision assez semblable à celle que la Cour de cassation a rendue.
3 Dans un premier temps, je vais essayer de vous présenter l’état de la jurisprudence canadienne en matière de ce que j’ai résumé par le terme : grossesse-préjudice. Dans un deuxième temps, je vais vous parler de l’affaire « Suite contre Cook » ; c’est l’histoire de parents dont l’enfant est né à la suite d’une ligature de trompes qui n’a pas réussi. J’ai été appelée à travailler beaucoup avec un collègue, Me Jean-Pierre Ménard, dans cette cause-là, et la réflexion que je vais vous présenter a été aussi construite avec l’aide de deux professeurs d’université, l’un spécialiste en droit des femmes et l’autre en droit de la Santé, sur les questions de la responsabilité civile. Je vais vous parler surtout de cette décision parce que, dans cette décision, la question fondamentale a été celle du droit à l’autonomie de reproduction des femmes. Dans un troisième temps, je ferai quelques remarques en vrac sur l’arrêt Perruche.
4 La jurisprudence canadienne sur ces questions, quelle est-elle ? Il faut que je sois en France pour parler de jurisprudence canadienne parce que je ne suis pas certaine qu’au Québec on parlerait de jurisprudence canadienne. Il faut savoir que notre système est mixte. Au Québec, nous avons un Code civil, nous avons des lois civiles, tandis que les autres provinces fonctionnent sous le système de la Common Law. Par contre, le tribunal de dernière instance au Canada, la Cour suprême, est formée de neuf juges. Six de ces neuf juges viennent de la Common Law et trois sont des civilistes. Mais la décision de la Cour suprême est celle qui lie toutes les cours, dans quelque province que ce soit. On a donc au Québec du droit civil avec un Code civil, tout ce qui est criminel est régi par les lois anglaises, c’est la même chose au Québec ou à travers les autres provinces. Quel est l’état du droit civil au Québec ? Peut-être savez-vous pourquoi nous avons un Code civil et pourquoi nous avons ce système qui est si mixte. Il faut se reporter à 1659, date de la conquête anglaise après la colonisation française. Le Québec perd ses lois et tout son système civiliste. Les Américains réclament leur indépendance peu après. L’Angleterre, craignant de perdre le bas Canada – qui va devenir le Québec –, redonne au Québec les lois civiles françaises, le clergé poussant pour que ça se fasse de cette façon. On aura notre premier Code civil en 1866 et il sera un petit peu fondé sur votre Code, le code Napoléon ; depuis 1994, on a une refonte de ce qu’était le Code de 1866 ; malgré ce Code civil, on se réfère assez peu, en tant qu’avocats, au droit civil français. On se réfère à la doctrine française, qui nous est assez accessible, tout ce qui est jurisprudence est pour nous relativement opaque et obscur. Nos décisions jurisprudentielles vont être faites selon le modèle anglais, donc le juge énonce les arguments des parties, les raisons pour lesquelles il décide, de la façon dont il décide, ce qui fait que, pour nous, quand on est à la recherche de jurisprudence, on va aller facilement vers le droit canadien, facilement vers le droit anglais, parce qu’on est familier avec la façon dont les choses sont rédigées. Ça explique peut-être pourquoi, finalement, le développement jurisprudentiel au Québec est un peu différent de ce qu’il est en France.
5 Quelles sont les décisions relatives à ce qu’on peut appeler la grossesse préjudice ? On a, en 1978, l’affaire « Cataford contre Moreau » qui a été rendue par la Cour supérieure, c’est-à-dire une cour de première instance. Il y a trois instances : la Cour supérieure, la cour d’appel, la Cour suprême. Il faut savoir que, chez nous, c’est toujours l’avocat au dossier qui mène son dossier jusqu’à la Cour suprême s’il y a lieu, à moins évidemment que son client ne le congédie. Et il n’y a pas d’avocat général. Donc, la cause va en appel si l’avocat qui a perdu sa cause veut la porter en appel, mais sinon la décision reste au niveau de la première instance. Alors, « Cataford contre Moreau », en 1978, M. l’avocat général Sainte-Rose en parle dans son mémoire, est une cause de première instance. Il s’agit à ce moment-là d’un enfant, c’est le onzième enfant d’une famille, qui naît à la suite d’une ligature de trompes qui a été mal faite. L’arrêt est intéressant parce qu’il pose le principe suivant : la stérilisation est une intervention licite, donc on peut réclamer des dommages dans un cas comme celui-là. Les parents avaient fait très peu de réclamations et n’avaient pas quantifié le préjudice économique. Quel genre de dommages ? quel montant pouvaient-ils recevoir ? pouvaient-ils réclamer au nom de leur enfant ? Ce sont, en fait, des questions qui sont restées ouvertes dans cette décision et ce sont des montants très limités, des montants de base, qui ont été accordés aux parents. Au père, on a accordé 400 $ et à la mère, 5 000 $. Si on regarde en termes de coût pour mener l’action, obtenir le jugement, le rapport coût-bénéfice n’était pas élevé. La deuxième décision rendue, « Engstrom contre Courteau », en 1986, concernait un enfant qui est né d’un père aveugle. La cécité est liée à une maladie congénitale, le père sait que la maladie se transmet à ses enfants. Il décide donc d’une vasectomie, mais on ne fait jamais de spermogramme et l’épouse du monsieur devient enceinte d’un enfant et mène sa grossesse à terme. L’enfant naît effectivement aveugle. Dans cette décision, on donne gain de cause aux parents qui poursuivent. On va leur donner, comme dommages, des dommages non pécuniaires, pour les douleurs, souffrances, inconvénients, ce genre de préjudice, et les frais liés au handicap de l’enfant sont accordés. Par contre, les dommages réclamés par l’enfant lui-même ne vont pas être accordés. La prochaine cause, en 1992, est l’affaire « Cherry contre Borsman ». C’est une affaire de la Colombie britannique à laquelle je me sens à l’aise de référer même si c’est une décision qui a été rendue en Common Law. En effet, si on regarde sous l’angle du dommage, on veut, nous juristes québécois, se référer à la jurisprudence canadienne pour ce qui a trait à la quantification des dommages. Sur l’appréciation de la faute ou du lien de causalité, on le fait beaucoup moins, parce que on se dit que ce sont des notions beaucoup plus civilistes.
6 Dans cette décision, c’est une mère qui subit un avortement à dix semaines et demie de grossesse, mais le rapport de pathologie de l’avortement montre qu’il n’y a pas de partie fœtale. Le médecin ne prend pas connaissance du rapport et donc n’informe pas la mère que sa grossesse se poursuit. Le temps passant, la mère apprend que sa grossesse se poursuit. Au moment où elle l’apprend, la grossesse est évaluée entre 20 et 23 semaines et on lui dit à l’échographie que le fœtus ne semble pas avoir été atteint lors de l’avortement. À ce moment-là, le délai légal canadien pour subir une intervention volontaire de grossesse est expiré, la mère poursuit donc sa grossesse, mais l’enfant naît handicapé. Là, il y a réclamation faite par les parents, tant pour eux-mêmes que pour les dommages de leur enfant, mais, dans ce cas, les dommages demandés pour l’enfant sont plus larges que ceux accordés dans la décision québécoise. Aux parents sera évidemment accordé tout le préjudice non pécuniaire et à l’enfant seront accordés les dommages qu’on accorde généralement à un enfant qui est handicapé, par exemple suite à un accouchement qui se déroule mal du fait d’une faute professionnelle commise. Quels sont-ils ces dommages ? On indemnise l’enfant pour l’atteinte à son intégrité physique. Comme il ne pourra travailler, on l’indemnise pour la perte de sa capacité de travail la vie durant et on l’indemnise pour les soins liés à son handicap, soins des professionnels de santé, équipements nécessaires. Une autre décision dans laquelle je suis intervenue est l’affaire « Suite contre Cook ». Les parents viennent me consulter dans les circonstances suivantes : après son troisième accouchement, la dame demande au médecin de pratiquer une ligature des trompes. Celle-ci pratiquée, elle constate que les règles ne reprennent toujours pas. Elle va voir le médecin et il lui dit : madame, je vous passe un test de grossesse, revenez la semaine prochaine. Elle revient et il lui dit : Effectivement, vous êtes enceinte. Elle lui demande pourquoi. Alors il lui dit : Ça se peut, même si j’ai ligaturé vos trompes, malgré cela, il se peut qu’une reconnexion se fasse entre les deux bouts de trompe qui ont été ligaturés, c’est la réanastomose naturelle qui survient dans un cas sur trois mille ou quatre mille. Quand il lui dit cette information, ma cliente trouve que le médecin n’a pas l’air honnête. N’étant pas satisfaite de la réponse, elle descend aux archives médicales, consulte son dossier, elle constate que si le médecin enlève quelque chose en cours d’intervention, ça s’en va au département de pathologie pour analyse. Que dit le rapport ? Le rapport dit : Cher docteur, d’un côté vous avez enlevé une trompe, mais de l’autre, vous avez enlevé une veine. Pas de veine, elle est devenue enceinte. La dame ayant pris connaissance de l’examen d’anatomo-pathologie, elle s’est sentie flouée par le médecin. C’est le motif de sa consultation. Comme mon collègue Jean-Pierre Ménard le dit souvent, le patient doit accepter que son médecin se trompe, mais qu’il le trompe, non. C’était la base de la réclamation, et se posait la question de savoir quels dommages étaient réclamables dans un cas comme celui-là. L’enfant qui est né, ce quatrième enfant, était tout à fait sain, et les parents étaient d’ailleurs porteurs de beaucoup de culpabilité, autant le père que la mère parce que leur réalité économique était extrêmement difficile. Un quatrième enfant signifiait pour elle la perte de son travail et signifiait pour lui la nécessité de prendre un deuxième travail de laveur de vaisselle. Donc, c’étaient vraiment des conditions difficiles, mais, disaient-ils, nous aimons notre enfant ; nous voulons lui donner le meilleur possible, mais financièrement on ne peut pas. Alors les dommages réclamés ont été essentiellement les frais liés à la grossesse, la perte du salaire de la mère pendant son congé de maternité et les frais d’entretien de cet enfant jusqu’à l’âge de 18 ans. La cour supérieure nous a donné raison, la décision a été portée en appel, et je reviendrai sur l’argumentation que nous avons présentée devant la cour d’appel, qui a maintenu la décision de la Cour supérieure.
7 Dans un dossier subséquent, où j’ai représenté une mère qui s’était présentée chez le médecin à 16 semaines de grossesse et chez qui on avait tenté un avortement, mais sans succès, dans ce cas-là, la mère a aussi poursuivi sa grossesse. L’enfant qui est né – c’était une petite fille – était en pleine santé. J’ai négocié avec les avocats du médecin une compensation monétaire pour indemniser cette mère des frais d’entretien de son enfant. C’était une mère qui était dans des conditions extrêmement difficiles au moment où cet enfant est né. Elle a pu par la suite retourner à l’université et avoir une carrière. Le montant qu’on a pu négocier pour les frais d’entretien était de 100 000 dollars canadiens. La Cour suprême s’est prononcée une fois : une mère avait contracté la varicelle pendant sa grossesse et elle a poursuivi en disant : Si j’avais su que j’avais la varicelle et que j’aurais par la suite un enfant handicapé, j’aurais avorté. Et, dans ce cas-là, la Cour suprême a évalué, elle n’a pas retenu la faute. Il n’y a pas eu de dommages qui ont été accordés. Elle a dit que, dans ce cas-là, même dûment informée par un test de causalité objectif, la mère aurait selon la balance des probabilités poursuivi sa grossesse ; donc, elle n’accordait pas les dommages.
8 La dernière décision qui peut être pertinente, c’est l’affaire « Dobson ». L’histoire est la suivante : une mère est poursuivie par son enfant handicapé après un accident d’automobile provoqué par la mère au cours de sa grossesse. L’enquête aurait révélé qu’elle était négligente dans la conduite de son véhicule au moment de l’accident. La Cour suprême a refusé que l’enfant puisse poursuivre sa mère ; le fondement de cette décision est exactement le même que le raisonnement de la cour d’appel dans l’affaire « Cook contre Suite ». On dit : La mère a un droit fondamental, inaliénable à l’autonomie de reproduction. C’est un droit enchâssé dans les chartes. C’est le droit à la liberté, c’est le droit à l’intégrité de sa personne, c’est le droit à l’inviolabilité de sa personne, c’est absolument inaliénable, c’est fondamental, c’est un droit qui est là pendant la grossesse, qui fait que l’enfant n’a pas de recours contre sa mère. Ce droit-là, fondamental, à l’autonomie de reproduction, on le retrouve dans une autre affaire de la Cour suprême, qui date de 1977. Il s’agit d’une jeune fille qui est enceinte et inhale de la colle, elle est enceinte de son quatrième enfant, et les trois enfants précédents sont nés handicapés et ont dû être pris en charge par l’État. Alors, dans cette décision-là, on essaie de forcer cette mère à subir un traitement contre son gré, pour protéger le fœtus qu’elle porte. La Cour suprême va dire non. Même dans un cas comme celui-là, c’est toujours ce même droit à l’autonomie de reproduction, il n’est pas question de forcer cette mère à subir un traitement contre son gré. Ça rejoignait une décision dont vous avez peut-être entendu parler (1989), c’est « Daigle contre Tremblay ». Une femme veut se faire avorter, le conjoint est contre cet avortement. Il prend une injonction pour empêcher sa conjointe de subir son avortement et la Cour suprême refuse de rendre une injonction de la sorte. Le fœtus n’ayant pas de personnalité juridique, il y a ce droit à l’autonomie de la reproduction des femmes, donc le père n’a pas de possibilité légale pour prendre action ou pour empêcher sa femme d’obtenir un avortement.
9 Je vais maintenant passer à la deuxième partie de mon exposé, à savoir l’affaire « Suite contre Cook », c’est-à-dire : comment peut-on arriver à indemniser un enfant des frais d’entretien ? L’objection la plus commune est de dire : le médecin n’est pas le père, comment peut-il être tenu de payer pour cet enfant jusqu’à ce qu’il soit majeur ? Ce à quoi ma réponse est souvent la suivante : il y a nombre de pères qui ne payent pas leur pension alimentaire et n’en sont pas pour autant déchus de leur autorité parentale ; alors, est-ce un critère valable, est-ce que le paiement implique finalement que le défendeur devienne le parrain de l’enfant au nom duquel on poursuit ? La distinction que nous avons faite est la suivante : il existe des dommages qui sont de nature pécuniaire. Il existe des dommages qui sont de nature non pécuniaire. Il ne faut pas confondre les deux. Si, dans l’affaire « Suite contre Cook », nous n’avons jamais réclamé du médecin une compensation parce que la venue du quatrième enfant était particulièrement difficile pour les parents et que cet enfant était plus difficile qu’un autre et leur avait causé des problèmes particuliers, on n’est pas du tout entrés dans ce débat. La réponse aurait été que cela s’annule par d’autres bénéfices non pécuniaire, ces parents-là aiment leur enfant comme leurs autres enfants. Le débat ne se situe pas à ce niveau-là. Le débat se situe au niveau de la quantification du dommage pécuniaire. Un point était intéressant dans l’affaire « Suite », parce qu’il peut permettre de débloquer ; enfin, je le soumets humblement… Si j’avais à plaider une affaire Perruche, je soutiendrais que toutes les questions du lien de causalité peuvent être articulées différemment, et c’est l’affaire « Suite contre Cook » qui permet de le faire. Pourquoi ? Dans l’affaire « Suite contre Cook », j’ai mentionné qu’il y avait eu un problème en cours de ligature. Par contre, nous avons toujours dit que le fait qu’il y ait eu recanalisation, le fait que d’un côté ait été enlevée une veine au lieu d’une trompe, ce n’était pas une faute professionnelle. Nous avons dit, c’est une erreur. L’erreur est humaine, on reconnaissait que même si le médecin a bien enlevé une veine au lieu de la trompe, ce n’était pas en soi une faute. On ne lui reprochait pas d’avoir mal fait son intervention. Le problème était qu’il n’avait pas informé la dame qu’elle était susceptible d’être encore fertile. C’était un problème au niveau du devoir d’information.
10 Qu’est-ce qui se passe avec le devoir d’information ? Chez nous, c’est quelque chose qui vient du droit anglais, qui a été intégré récemment dans notre Code civil. En 1980, la Cour suprême du Canada rend une décision fondamentale en matière de devoir d’information, dans une affaire qui nous vient de la Common Law. Dans cette affaire, la Cour dit que le médecin doit informer des risques fréquents et graves et qu’il doit fournir toute l’information pertinente pour que la patiente puisse consentir ou non au traitement ou à l’intervention qui lui est proposée. La question sera posée de l’information donnée par le médecin : a-t-il fourni l’information suffisante ? Ce sera là le domaine de la faute. La question de la causalité se posera de la façon suivante : s’il avait été dûment informé, quelle aurait été la conduite d’un patient prudent, diligent, raisonnable, placé dans les mêmes circonstances ? C’est-à-dire que si cette conduite avait permis que les dommages puissent être évités, alors le médecin est responsable du dommage. l’information doit être donnée pour permettre au patient de donner un consentement libre et éclairé. Libre et éclairé à quoi ? Alors, le patient dûment informé consent au traitement, donc il accepte le risque. Le risque, s’il se matérialise, c’est donc le patient qui va l’assumer. Mais si le médecin n’informe pas, qu’est-ce que ça fait ? Ça fait que le risque se déplace et vient maintenant se poser sur les épaules du médecin. À ce moment-là, dûment informé, le patient n’aurait pas subi l’intervention. Le risque ne se serait pas matérialisé, il n’aurait pas subi l’intervention. Peu importe que le risque découle par exemple d’une complication inhérente. C’est toute la question du devoir d’information. Alors, c’est ce qu’on a dit ici : quel était le risque ? Le risque était que cette dame soit enceinte. Ce n’était pas simplement pour se prévaloir de la possibilité d’être enceinte qu’elle voulait une ligature, mais parce qu’elle ne voulait pas un autre enfant, et qu’elle ne voulait pas les coûts liés à un autre enfant. C’était le motif pour lequel elle prenait son action. Donc, manquement au devoir d’information, survenue d’une matérialisation du risque qui n’est pas du tout liée à la faute d’intervention comme telle mais qui relève néanmoins de la responsabilité du médecin dans ces circonstances. Une fois établi ce point, la question posée restait celle des dommages. Quel est ce dommage, est-il licite ? La question était : est-il contraire à l’ordre public de faire en sorte qu’on indemnise des parents pour les frais d’entretien de leur enfant ? Là-dessus, le juge de la première instance, le juge de la Cour supérieure, nous a dit que le dommage était direct, certain et légitime. Tout dommage certain, direct et légitime doit être indemnisé. L’indemnisation sera refusée si le dommage constitue une atteinte à une activité illicite ou si le dommage ne constitue pas un préjudice reconnu au nom des bonnes mœurs et de l’ordre public. Dans ce cas, la stérilisation était licite ; quant à la question des bonnes mœurs, le juge l’a abordée en indiquant que l’ordre public, c’est toujours le reflet d’une époque. Dans son jugement, il indique qu’il y a eu une époque où la Comédie humaine de Balzac, c’était contraire à l’ordre public, qu’il y avait une époque où L’amant de Lady Chatterley avait fait l’objet d’une décision au Québec (en 1960, on a dit que c’était contraire à l’ordre public, en 1962 la question s’est posée devant la Cour suprême qui l’a tranchée pour dire : Non, L’amant de Lady Chatterley n’est pas contraire à l’ordre public). Le juge dit : « Qui oserait soutenir aujourd’hui que l’œuvre de Balzac porte atteinte aux bonnes mœurs ? Il faut bien admettre également qu’à côté de Madona, chanteuse, comédienne et animatrice sociale américaine, Lady Chatterley fait figure de couventine. » Alors, a poursuivi le juge, « l’amour maternel, c’est quelque chose qui est censé évoluer dans les mœurs. […] Aujourd’hui, les parents peuvent aimer profondément un enfant non planifié et réclamer du même souffle une indemnité pour l’entretien de cet enfant, de celui dont la faute est la cause de la conception. J’applique ici les règles habituels du principe de responsabilité. Il y a deux types de dommages, les pécuniaires et les non pécuniaires. Les dommages pécuniaires ne sont pas compensés par les dommages non pécuniaires, donc j’accorde les frais d’entretien de cet enfant-là ». Au niveau de l’appel, l’avocat qui représentait le médecin a admis que les coûts reliés à la grossesse de madame étaient indemnisables, et que les seuls dommages qui n’étaient pas indemnisables étaient les frais liés à l’entretien de l’enfant. Nous y avons opposé que si l’avocat des médecins pose la question de cette façon, il faisait une distinction entre les child-baring cast et les child-wearing cast. Si on fait une telle distinction, c’est reprocher à la mère ou aux parents que la grossesse n’ait pas été interrompue ou qu’elle n’ait pas donné son enfant en adoption. On a donc cherché à mettre à jour le droit fondamental qui était dans cette cause-là. Ce qu’on a dit, c’était qu’au fond le droit fondamental, c’était le droit à l’inviolabilité de la personne, et le droit des femmes à l’égalité et à l’autonomie de reproduction. Les avocats du médecin nous disaient : on ne peut pas calculer les frais d’entretien d’un enfant, c’est trop aléatoire. Nous avons répondu : c’est faux, tous les jours, les avocats à la cour calculent les coûts d’entretien d’un enfant, c’est ce qu’ils font tous les jours quand on est en matière de pension alimentaire. Et jamais, dans ces cas-là, n’objecte-t-on au parent gardien qu’il n’a pas le droit à une pension alimentaire parce qu’il a la chance d’avoir avec lui son enfant. La Cour suprême, dans une autre affaire, avait analysé le fonctionnement d’une famille. Ce qu’elle reconnaissait était ceci : à cause de la façon dont les liens familiaux sont tissés, la naissance d’un enfant implique généralement l’appauvrissement du parent qui s’emploie à en assurer les soins ; 64 % des femmes cessent de travailler à la naissance d’un enfant contre 15 % d’hommes. Ça perdure après le divorce qui survient dans 50 % des cas, car la garde va à la mère dans 75 % des cas, contre 13 % de garde partagée et 8 % de garde au père. Il y a donc un phénomène de féminisation de la pauvreté, et nous disions que soutenir que les joies liées à la naissance d’un enfant annihilent les conséquences économiques de celle-ci, c’est accepter une vision stéréotypée et discriminatoire de la maternité qui veut qu’il soit normal que la condition parentale passe par l’appauvrissement. Nous disions qu’admettre que les frais d’entretien étaient un préjudice indemnisable, c’était interpréter le code en conformité avec les chartes, et que refuser l’indemnisation opérait un curieux renversement, c’est-à-dire que les parents faisaient figure d’êtres dénaturés et devenaient les fautifs, alors que celui qui avait commis la faute à l’origine devenait le protecteur de l’enfant, de la vie et de la moralité. Alors, qu’est-ce que la cour d’appel a fait ? La cour d’appel nous a dit : la naissance d’un enfant, et je vais conclure là-dessus, ce n’est pas toujours un événement heureux et l’ordre public n’est pas offensé par l’indemnisation d’un enfant. La cour a aussi dit qu’on ne pouvait pas reprocher à la mère de ne pas avoir minimisé son préjudice en ne se faisant pas avorter et que le préjudice était certain, qu’il existait, et que les joies que l’enfant procure n’annihilaient pas ce préjudice. La cour a par contre ajouté que la naissance d’un enfant non désiré ne constitue pas toujours un préjudice et que ça dépend des circonstances dans lesquelles tout ça est arrivé.