Weimar
1 Deux enfants abandonnés, Friedrich et Élisabeth, donc livrés à eux-mêmes, se retrouvent comme Ulrich et Agathe, le frère et la sœur de l’Homme sans qualités, devant un cadavre. L’étreinte se referme. Qui est le mort ? Pour Ulrich et Agathe c’est le père – romanesque. Mais pour Friedrich et Élisabeth Nietzsche ?
2 Quand une sœur aime inconsidérément son frère comme un dé aime à jouer avec les combinaisons, elle lui construit une maison de briques rouges sur une colline éventée et fleurie de Weimar. Il y meurt le 25 août 1900. Elle y reçoit le chancelier Hitler le 25 mars 1935. Franchir le seuil, c’est lire en levant la tête Nietzsche Archive. Franchir Auschwitz, c’est lire Arbeit macht frei.
3 Je porte au visage un sang silencieux. C’est le sang de l’image arrêtée devant l’immensité vide et souveraine. Je regarde. Je regarde et je suis démesuré.
4 Je découvre ce matin de juillet à Weimar au cours d’une exposition consacrée à Nietzsche un film et j’y retrouve ce regard d’effondrement : incorruptible, sans corruption d’image, illuminé. J’y trouve un regard saturé à outrance et privé d’énonciation, un regard tourné vers le non-lieu de l’image et révulsé, un regard qui regarde avec une matière rêvée, profondément enfoui dans un corps plus léger que l’air. La tête flottante ondoie et soudain la main droite désigne un point de l’horizon qu’il ne s’agit plus de voir, mais de porter à la connaissance. Le cœur supplicie l’être de la mort dont les deux yeux contrarient la danse à l’échelle du monde perdu. Plus fin que le sable, le regard fond si près de la main qui continue de pointer.
5 Et la sœur est là. Toujours. Dans une inquiétude aveugle. Sans maîtrise réelle à l’égard des oreillers de son frère.
6 Dès la première image, j’ai pensé : Je ne me rappelle rien. Je ne reprendrai plus possession d’aucune onde.
7 Car cette main regarde la source d’un air toujours plus pur, ce qui s’appelle une onde héritée de la fonction des planètes.
8 Et si dormir enfin et si la nuit pour toujours nous ôtaient un œil et les yeux.
9 Car celui qui possède le rythme ne possède-t-il pas l’univers et celui qui porte une moustache aussi rebelle ne veut-il pas se dessaisir de l’univers comme après un baiser mortel ou une piqûre de guêpe ?
10 Non pas sans image, mais sans retour à l’image.
11 Le regard pourtant si terrible est foudroyé et illuminé. Au seuil de toute diffusion de l’image. Et j’ai pensé en redécouvrant le bloc 11, le bloc de la mort : si je m’injectais de l’eau oxygénée dans le cœur, comment verrais-je ma mort ? Quelles seraient la douleur et l’image de cette mort ?
12 Je traverse Auschwitz de long en large et l’étendue d’herbe, d’orchidées d’eau et de baraquements que j’arpente me convainc du total démembrement de la réalité. Ce que je vois n’est pas ce que je sais. Et je sais que le corps depuis la nuit des temps est au cœur de toutes les expériences. Le corps est un mur pour l’autre qui veut, qui cherche à y entrer en désespoir de cause en criant : Qui suis-je et pourquoi ?
13 Il n’est plus ici une seule image de la réalité : la preuve que nous ne pouvons plus rien voir.
14 Qu’est-ce que je peux encore regarder aujourd’hui qui ne soit détourné de l’usage, de la fonction ?
15 La nudité d’Auschwitz s’appelle la mise sous vitrine des objets de la vie du camp. Les milliers de brosses, de valises, de prothèses, de lunettes sous vitrine trament une beauté cruelle et une sorte de rêve. Une vitre – une simple vitre – détache un objet de sa vie réelle et lui rend sa vie seconde.
16 Et si je prenais maintenant une photographie des droits communs ?
17 Est-ce que la Nature simple, les prairies à l’herbe couchée, les fleurs des champs, les bois de chêne, le sol marécageux et ses joncs, l’étang aux cendres humaines ne m’avertissent pas ? Est-ce que les images qui déplient sous mes pieds la vérité insupportable de la décomposition, celle provoquée par la pendaison, la chambre à gaz, la fin, le four crématoire, le typhus abdominal ne m’avertissent pas d’une consolation ?
18 Les voix portent. Les voix montent. Les images me consolent, sont mauvaises consolatrices, sont inconsolables. Je regarde et je me sens diminué.
19 Fouler l’herbe et transmettre l’effroi à la chair. Sacrifier le corps, blesser la chair, introduire l’horreur entre les os, à tout moment, plusieurs fois même à tout moment. C’est ce que je vois en foulant l’herbe et ce monde si attachant de l’humide près de l’étang aux cendres humaines.
20 Pleine de myosotis, l’ombre est légère autour de ce champignon. Autour de l’étang noir. Noire photographie.
21 L’architecture d’Auschwitz relève de la plante. Il y a partout une loi de croissance qui saisit et compose comme végétalement l’édifice dont l’unité de mesure est le baraquement au nombre modifiable. Avec ménagement du plus grand nombre de fermetures pour une ouverture absolue: la mort. Et la mort est proportionnelle à l’absence de murs. L’enceinte est barbelée, parce que l’air et le monde végétal doivent être présents et permettre une certaine profondeur de bois sombre.
22 Si j’ajoute comme autre unité celle du corps, je retrouve l’énigme de la proportion non modulable. Le camp est une torsion. D’où le malaise que j’éprouve en tant que géomètre de prendre les mesures d’un orifice, plus précisément d’une muqueuse.
23 J’imagine quatre murs traçant un carré. J’imagine par-dessus un ciel étoilé se transformant en une matière de semblable structure : carré. J’imagine la même construction, mais où le mur serait remplacé par le fil barbelé et par-dessus le même ciel nocturne sans dispositif infini considérant l’énigme de l’impossible proportion.
24 Les corps, techniquement aussi nombreux que les étoiles, augmentent en intensité.
25 Les corps couchés, prêts de manière inexplicable à changer et à durer, à mourir, et à durer. À être là, à disparaître et à durer, même absents les corps affluent.
Ici est le mur, ici est la cendre
26 Devant un mur, je me représente que je perds ma vie.
27 Devant la cendre, je me représente que j’ai perdu ma mort.
28 Un souvenir remonte à l’enfance. La mer du Nord et les premiers murs que je construis contre la destruction et les menaces acquises. Les premiers murs tiennent de l’entreprise : je convaincs garçons et filles providentiels de jeu d’arrêter la mer en érigeant un long mur de sable que j’appelle un organisme. Tout se passe comme je l’ai vu décrit dans la Genèse : il y a d’abord rien, puis quelque chose, enfin le commencement et un mur de sable humide, paysagé au moyen de coquillages et d’étoiles de mer. L’être du mur donne sa forme définitive par deux interventions : celle du râteau chargé d’y exprimer des écritures imaginaires, celle de la cendre ou du sable sec qui marque l’état de sommeil dans lequel est plongé provisoirement le mur.
29 La vraie raison – longtemps tenue secrète – de la cendre est la suivante : le mur est la mort et la cendre couvrant le mur est la vie, est le regard. J’y ajoute des yeux avec des moules, parce que la mer doit voir la mer s’avancer.
La question de Dieu
30 Un mur dévalue un état transitoire et introduit l’expérience de fin.
31 La question reste toujours la même : que faire de l’homme ? Où mettre l’homme ?
32 – Au mur (en deux dimensions) !
33 Le mur est un médium qui permet à un effet de se mouvoir et de s’amplifier jusqu’à nous sous la forme d’une image. C’est au moment où le relais a lieu qu’il faut surprendre le franchissement de l’image.
34 Le mur est quelque chose à l’état de secret qu’il ne peut livrer seul, mais dont il peut accroître l’état de douleur.
35 Pourquoi ?
36 Parce que : voir, c’est voir.
37 Voir, c’est se voir.
38 Recouvert de plâtre, un mur blanc vient avec son émotion mystique. Il y a là un vouloir sans image ni Dieu. Un vouloir mystique du non-signe.
39 Pourquoi dois-je écrire que le mur est ce qui s’écarte le plus de l’espèce, alors qu’il est une condition de fabrication des images, des idoles, des peurs, des éblouissements, de l’espoir, de la puissance aveugle, de l’évidence habitable, de la crédulité ?
40 Dieu s’élève avec le mur blanc. Le mur blanc – mutique – qui ne se prive plus de reproduire tous les états de la création, de réinventer les vies de Dieu, de la Nativité à la Grande Crucifixion.
41 La seule réponse à la peur de l’inconnu dans la mort est un mur qui rivalise avec Dieu en concevant, en reproduisant, en imaginant nos fantômes. Le mur nous raconte sur une longueur qu’il dévoile à l’infini tout en s’inspirant d’une histoire avec action divine, anges, jugement dernier, prophétie et l’art de la symétrie. Les cieux sont au mur parmi les hommes.
42 « Je suis celui qui suis. »
43 Et Dieu trouverait sa bouche d’ombre dans un mur.
44 Le mur pourrait me dire : « Je suis celui qui suis. » Et me demanderait : « Qu’est-ce que je vois ? »
45 Je construis un mur. J’ai construit des murs. Aujourd’hui, je construis un mur. Au fond du jardin par exemple. Je construis le mur du fond. Pour fermer. Un mur ferme le quatrième côté. J’ai ce qu’il faut. De l’eau, du sable, du ciment, des briques, un fil à plomb, un niveau, une truelle. Je commence. Première brique. Déjà, je le sais depuis toujours : là est immergée l’Apocalypse.
46 Donc j’obtiens un mur comme j’obtiens Dieu : par opérations.
47 Et si Dieu est un mur, et si un mur est Dieu, que reste-t-il à penser ?
48 Il dira par le langage ce qu’il reste à faire.
49 Croire au mur, c’est croire au mystère inséparable de la proportion dont il est porteur et qu’il veut énoncer. Un mur nous cache les mots mais nous force au maniement de l’énonciation et de l’intelligible. Ce qui est surface blanche m’arrive parole et m’emploie tout entier dans la révélation de ce que j’y vois.
50 Face au mur, je suis face à un infini de réponses. Cet infini vient du mur et vient de moi sans que nous sachions (le mur et moi) quel étranger introduit entre nous percevra la nature des suppositions.
Giotto à Padoue La chapelle Scrovegni
51 Tout est murs, parois et voûtes. Tout est peint. Je suis accueilli par la fresque du Jugement dernier, qui occupe entièrement le mur du fond au-dessus de la porte principale. J’y cherche dans la partie la plus élevée, c’est-à-dire sous la voûte bleue couverte d’étoiles en quinconce, les deux anges au regard oblique qui trouve la cause (quelque chose est en défaut). Ils enroulent la voûte céleste avec la lune d’argent et le soleil d’or comme un rouleau de parchemin et me laissent découvrir constellés de pierreries et de reflets les murs de la Jérusalem céleste. Les murs (qui me révèlent aussi bien les pages du Livre) sont de la Jérusalem céleste couverts de pierreries. Tout semble monter vers le haut : les deux anges sont sans poids, aussi flottants que le nuage qui les porte. Plus la corporéité de l’ange est puissante, plus sa légèreté s’accentue : le corps devient fusée et les jambes restent prises dans un fuselage abstrait lancé par la vitesse ascensionnelle. Ce qui n’est pas vrai pour les anges qui enroulent le ciel étoilé est plus juste à l’égard de la cohorte des anges volants : ils tourbillonnent autour d’un noyau de douleur et pris de vertige trouvent un corps de comète (fresques 33 et 34 : Crucifixion et Lamentations sur le corps du Christ).
52 Les visages quintessenciés ont quelque chose de peu expressif pour la plupart. Tous semblent gagnés par le silence. Le silence du mur. Ils possèdent juste ce qu’il faut de beauté liturgique, aérienne pour se poser dans l’ensemble de la fresque comme une note selon la répétition inventive du plain-chant.
53 Il me faut maintenant détailler les visages. Quelles sont les exceptions lorsque je regarde cette masse de figures presque monochrome de pensée ? Un visage est l’idée. Un visage est la douleur. Un visage est le tourment. Un visage est la joie. Un visage est toujours la marque distante d’un soin, d’une attention. Le visage, l’expression du visage sans cesse contrariée, et est-ce par le travail du pinceau qui souffle à l’oreille : « Toujours plus simple, toujours plus facile, toujours moins narratif le visage. La narration est ailleurs. Dans une construction des corps et de l’espace. Des corps et de l’écriture architectonique de la vie. Par exemple, ce bleu et ce vert suffisamment transparents pour être ensemble le ciel et l’eau » ?
54 Car ceci est un mur qui s’interrompt et interrompt son silence au moment de l’apparition du lieu comme structure, maison spatiale, espace tridimensionnel où les corps ont une matérialité impressionnante et plastique telle qu’ils émergent de la paroi comme ce dos vert au premier plan largement mis en relief par le clair-obscur et les lignes des contours (fresque 34).
55 À simplification extrême, volume architectonique unique. C’est ce que le dépouillement du récit exige. Il y a une exception avec le Massacre des Innocents, où deux architectures apparaissent au lieu d’une : la loge d’Hérode et un objet architectonique de forme octogonale (chapelle ou baptistère) dont les parois se détachent nettement du mur des contreforts.
56 Cet objet – immanquablement – je l’imagine semblable à la broyeuse de chocolat du Grand Verre de Marcel Duchamp.
57 Une dernière chose : une étude astronomique récente tendrait à prouver que les effets de lumière se produisent à l’intérieur de la chapelle. Le soleil au lever du jour atteint la première fenêtre et éclaire par exemple le panneau de la Nativité justement le jour de Noël entre 10 et 11 heures.
58 L’être vivant ne peut survivre plus longtemps que la durée du regard, c’est-à-dire que la durée du mur qui fatalement induit la naissance de la craquelure.
59 Tous les visages indiquent donc que ma condition est finie et le genou – ce que j’appelle le visage cagoulé – indique qu’une extrême négation s’accomplit.
60 Et les parois, les voûtes, le récit des images permettent l’écoulement du temps, l’écoulement du regard, l’écoulement du genou aussi longtemps que le mur supporte une infinité de combinaisons des visages qui n’ignore pas que le genou se vit comme le souvenir lointain d’une expression.
61 Les yeux voient, les yeux sont des amandes, les yeux sont des poissons de la pêche miraculeuse, les yeux sont des virgules. Les genoux sont des yeux sans orbites. Les genoux sont des sommeils. Les genoux rêvent à un regard.
62 Sur des murs, Giotto peint des murs. Peint la vie d’un lieu à visage historique.
63 Un mur est compatible avec toutes les vues de l’Homme, vues moyennes, vues communes, vues simples, vues solennelles, parce que toutes les échelles peuvent y être représentées sans inconvénient, répondre à tous les points de vue. C’est quand même sur un mur, sur la matière du mur, que Giotto peint les représentations du mur : Temple de Jérusalem, Maison d’Anne, Porte d’Or, Porte de Jérusalem…
64 La maçonnerie est la grammaire de Giotto.
65 Emploi de la maçonnerie (réelle et représentée) pour exprimer le destin de l’Homme, non pas tel qu’il a été vécu, mais tel qu’il a été rêvé. Utilisation de la déficience des images. Le programme s’instruit de lui-même : désir d’aimer, désir de régner, désir de voler, désir de ne pas mourir.
66 Que devient l’âme après la mort ? Un mur, une lézarde.
67 Que devient l’âme pendant la vie ? Un mur, une lézarde. Et l’Homme qui est mort, est-il mort ?
68 Le temps est. Il vient. Lézarde vient. Avec elle arrive la déficience, la lacune, c’est-à-dire le rêve du hasard. Et le mur se fissurera avec les images du dieu qui rêve d’être né homme.
Malevitch
69 Le carré noir sur fond blanc que je viens de voir à Vérone, c’est précisément ce que je sens plus que tout de la résonance du visage jusqu’à l’obsession de l’icône cachée et sans doute compensée.
70 La possession était là et n’est plus. Oblitéré. Je dis bien : la possession du visage devenu un carré noir. Je sais qu’il est illimité comme Être à l’image, devient en s’effaçant un point sensible d’abord sans diversité, sans circonstance, puis sans seuil, mais avec effet toxique, parce que la réduction à presque rien de réel est offensive, accélère ce que j’ai d’illimité en moi qui regarde une image de l’illimité : un carré noir sur fond blanc au lieu d’un visage, un carré noir sur fond blanc qui rend aiguë la matière d’attente propre à l’icône, c’est-à-dire à la figure à la fois ouverte et fermée.
71 Un carré noir sur fond blanc – entièrement dominé par l’absence de corps comme au lendemain de tempêtes – prend donc valeur de désir, valeur de ce dont le manque est à l’origine d’un apaisement qui en vient : tel que ma joie demeure.
72 Le carré noir sur fond blanc.
73 Visage ou rien. Visage ou carré noir. Visage sous rien.
74 Ce n’est pas : le plus grand carré n’a pas d’angle, mais : la plus extrême négation n’a pas d’angle, elle n’est pas observable, elle n’est pas descriptive. Elle est moi.
75 La vision n’est pas séparée du pouvoir que j’y trouve en regardant les forces d’un désastre – il n’y a plus rien qu’un carré noir – dont la « chose » s’est dématérialisée en présence toute physique. Mais elle porte l’ennemi là où il ne s’est jamais trouvé. Et je le regarde.
76 Le genou de Giotto est peut-être un précurseur possible du carré noir sur fond blanc de Malevitch. Même négation de l’anatomie. Même négation du muscle. Même négation de la chair. Même tension iconique. Même pouvoir d’éblouissement et de fascination. Même force tout irrationnelle qui s’explique par ce qu’une localisation peut signifier en mémoire. Mémoire d’un carré. Mémoire d’un genou.
77 La scène est la suivante : sainte Anne est dans un grand carré (la chambre), lui-même occupé par un petit carré (le rideau blanc). L’ange entre dans un carré (la fenêtre). Commence l’Annonciation de l’ange à sainte Anne dans la maison. C’est le seul motif architectonique de l’Histoire : évident, clair, simple. L’espace de la chambre est admirablement présent et descriptif du milieu domestique avec le lit, le coffre, une étagère, la canette, le mur. Dans l’espace voisin fait de trois rectangles, Judith, en train de filer la laine, écoute le silence. Toute l’attention se trouve dans le mouvement de la robe dont les plis sont accentués par la pression que les genoux exercent et introduisent aussi insupportablement qu’une seringue dans la veine. Les genoux disent : « Je veux. » Le grand carré noir sur fond blanc dit : « Je veux. »
78 Le grand carré noir sur fond blanc est un effet de volume quintessencié comme le corps de Giotto. Il est sans anatomie. Il est sans articulation. Il est sans ombre. Il est un drapé, un pli de la présentation la plus extrême, la plus simplifiée.
79 Le grand carré noir est un corps délivré des questions.
80 Le grand carré noir est un corps déspiritualisé, dévitalisé des idées transmises.
81 Quand je regarde le carré noir sur fond blanc, qu’est-ce qui est en formation, et en quelle quantité ?
82 Quantité à la fois occasionnelle et accidentelle selon la qualité de l’instant. Et l’instant, est-ce le tout ?
83 Le tout – le mot « tout » – me fait penser à ce qui se dit à propos d’un lieu de naissance, lieu le plus souvent impersonnel, insignifiant parfois bucolique. Une prairie, des marais, une colline, un bois, une rivière, des fougères, quelques maisons. Ce tout est rien ou très peu. Si ce n’est l’attente d’un souffle.
84 Un berceau est un commencement. Une maison est un commencement. Un chemin, un regard. Un carré.
Giotto à Assise
85 L’émerveillement est dans la vie, devant l’évidence, ce qu’il faut bien appeler le visible extrême, plus mystérieux encore que la vie. Ce que je vois ici avec abandon m’éveille de la matière, est ravissement, m’affranchit du surnaturel. C’est ce que certains appellent une ineffable joie à l’approche de l’ordinaire beauté. Je crois qu’il s’agit de la peur. La peur s’appelle le mur.
86 Je vais écrire vite ce qu’il en est. Basilique Saint-François à Assise. Images murales des grands maîtres de l’art médiéval comme Cimabue, Giotto, Piero Lorenzetti, Simone Martini. Je regarde des fresques fabuleuses. Je regarde les cycles les plus spectaculaires de l’art occidental. Une brochure parle même d’un extraordinaire écrin de chefs-d’œuvre.
87 Tout d’abord foule et chahut invraisemblables s’imposent avec autant de violence que la violence de la peinture, l’évidente simplicité du récit et le silence des images qui est sans doute la première mesure du regard.
88 Tout s’ordonne en apparence sans la moindre question, comme lorsque l’enfant mange du chocolat. En ce qui concerne Giotto, il y a plus qu’un consentement ici, c’est-à-dire à la légende de saint François représentée en vingt-huit histoires : une profondeur invariablement conditionnée par un récit clair, une pensée simple qui prévoit de construire un espace tridimensionnel sur une surface à deux dimensions. Ne rien dire qui ne puisse être compris par le spectateur. Ne rien dévoiler qui ne puisse être dévoilé par le spectateur et poétiquement émerveiller, surprendre.
89 Je veux juxtaposer mur et temps, opposer Giotto et Cimabue. Toutes les images peintes de Giotto seraient à décrire, à déchiffrer, à interpréter. Ce qui est tracé n’est pas autre chose qu’un infini vivant comme source d’énergie entre les moments du récit et les moments du langage figuratif. Toujours l’art de l’objet architectonique, toujours l’art du meuble (les chaises, exécutées en trompe-l’œil, littéralement lévitent), toujours l’art du rêve, de l’arbre qui à lui seul signifie une tempête de l’esprit, de la ville construite de maisons, de tours, de chemins, de toits, étroite et sans espace, totalement emmurée et qui devient une cité généralement géométrique, toujours l’art de la plus simple observation du réel comme la maison en manque de murs, inhabitée ou inhabitable, la maison de blocs tombés là aussi, perdant ses pierres, perdant ses meubles, perdant ses personnages.
90 Avec un mur commence l’histoire de l’homme. Donc le récit se découpe en épisodes ou chapitres. Se découpe en rêves, en chaises suspendues au-dessus du sol, en arbres translucides laissant passer l’air et les anges-fusées. Se découpe en rochers flottants, en visages perdus.
91 Le mur est fait comme l’homme d’argile, comme la construction vue en rêve d’argile cherchant son échelle humaine : grande comme un meuble, grande comme une tour selon l’éternité. La question est : trouver l’échelle selon une sorte d’autre vie.
92 Je prends l’exemple de l’épisode le Rêve du palais. La scène se présente en deux parties égales : à gauche une alcôve avec le rêveur endormi et à droite l’image du rêve qui montre un palais étrange posé au sol près du rêveur comme un meuble compliqué de la chambre elle-même. Au premier étage de cette architecture qui ressemble à un escalier se trouve une piscine ou flottent des torses nus et blancs. Le mouvement de l’eau bleue est souligné par une composition géométrique qui rappelle le jeu des lames de parquet. Ne sommes-nous pas soudain devant Giorgio De Chirico et ses Bains nocturnes ?
93 Dans les cycles d’Assise, la représentation scénique occupe les murs et se déroule sous mes yeux en épisodes ou en drames liturgiques selon l’expression de saint François lui-même. Elle enveloppe le spectateur comme immergé dans de grands rouleaux. Splendeur et faste au service de l’harmonie céleste et de la fonction didactique. Splendeur et faste stimulés par les associations d’éléments visuels et littéraires.
94 Cimabue quant à lui occupe le chœur de la basilique supérieure. Le cycle des fresques raconte des épisodes de la vie de la Vierge, des épisodes de la vie des Apôtres et les visions apocalyptiques. Programme qui littéralement envoûte le spectateur de plusieurs façons. Tout d’abord, il est comme devant Giotto immergé dans l’image, immergé dans un volume de visions splendides et menaçantes, parce qu’en grande partie consumées par le temps et la poussière. La catastrophe humaine, l’apparition de l’homme qui ne peut qu’aggraver une catastrophe cosmique, une dégénérescence universelle semblent avoir prévu la dégénérescence des blancs de céruse qui a inversé les rapports entre les couleurs claires et les couleurs sombres et altéré de manière irréversible les valeurs chromatiques des fresques. Les blancs en noircissant ont provoqué un assombrissement général de toutes les images avec un effet semblable à celui d’un négatif photographique. Soudain nous sommes en présence de peintures négatives.
95 Par ailleurs les émanations acides des sépultures placées sous le transept ont transformé les blancs de céruse en sulfure de plomb. Les images ainsi inversées produisent un effet singulièrement de modernité. La croisée des voûtes entre autres est spectaculaire, car elle convoque dans un mouvement d’ascension des villes à la fois fantomatiques et négatives, inhabitées et mortes, tout en montrant leur vue frontale. Elles surgissent comme des visages assiégés qui n’ont plus que leurs os ou comme des murs qui n’ont plus que leur architecture. Mais la scène la plus remarquable reste la Chute de Babylone. Le ciel et la terre s’illuminent. Babylone implose et s’écroule, alors qu’un décor architectural arrête le chaos qui déborde des remparts de la ville dont les portes phosphorescentes laissées ouvertes donnent la mesure de la destruction et du royaume en feu totalement confiés à la négation.
96 La porte garde sa place, celle de l’ordre universel. Et le temps fait apparaître les couleurs de l’apocalypse : le feu blanc, le sang noir, la cendre rouge.
Le chemin du Tholonet
97
Rilke à Clara Rilke :
La montagne Sainte-Victoire est gardée par un système de défense avec paroi, plateau, mur, éclat.« Cette intégration de l’amour dans un travail anonyme, producteur de choses si pures, n’a peut-être réussi à personne aussi bien qu’au vieux Cézanne – aidé en cela par une nature devenue méfiante et morose. Eût-il encore connu l’amour, sans doute ne l’aurait-il pas avoué ; mais avec cette disposition aggravée par son isolement d’original, il se retourna vers la nature et sut ravaler son amour pour la pomme réelle, et la mettre en sûreté pour toujours dans la pomme peinte. »
98 La montagne tout entière est le motif de Cézanne, est la construction de Cézanne, est un bloc de lumière avec l’inclinaison des plans comme écriture cinétique. Cette pomme bouge parce qu’elle est faite de la clarté du calcaire.
99 Imperceptible et gigantesque où l’œil veut obliger le point invisible et transitoire, où la couleur veut obliger sans couleur le problème de la transition.
100 L’air, la végétation, le rocher sont lumière.
101 Cézanne revient sur ces tableaux, superpose chaque point de la montagne en ligne de crête, en ligne de fusion, détourées.
102 Les points sont aussi inexplicables que les cartes à jouer ou que les muscles fuselés des baigneurs. Les corps sont des axes. Les pierres sont des axes et des incandescences visibles à l’œil nu. Invisibles à l’esprit.
103 La montagne tout entière est vue sous l’éclat du soleil comme vitrée.
104 Une paroi blanche échouée sur du sable rouge forme un mur continu.
105 La peinture cézannienne ne met-elle pas la Sainte-Victoire sous vitrine, c’est-à-dire derrière un invisible verre dont les reflets creusent, taillent un horizon marin dans la montagne elle-même, dans sa chair ? Avec tous les lointains incrustés ?
106 J’ai découvert la montagne par un soir d’orage définitif à Beaurecueil. L’eau et le vent et une lumière grise lavaient la pierre de la Sainte-Victoire jusqu’à sa dislocation. Jusqu’à l’éclatement. J’ai ouvert les yeux devant ce monde tout autre, convexe. Cette montagne est-elle ravagée par l’esprit de la convulsion comme par un incendie éteint dont je ne perçois plus que des idéogrammes et des enchevêtrements géométriques ?
107 Elle n’est même plus une montagne, parce qu’elle est intouchable avec sa ligne de crête, ses nombreux plissements, son bloc vertigineux debout dans le ciel qui se brise sur le flanc nord vide de présences, de chemins, de maisons.
108 Le nuage, le ciel restent près de toi. Près de la maison. Le mur est là encore chaud lorsque tu le touches.
109 Le mur ne trouve rien. Il vibre. Il apparaît. Il annonce l’enfant des hommes.
110 La montagne est un mur. La montagne annonce l’éclair. Elle est l’objet caché.
111 Il faut aller au cœur de ce que c’est.