Notes
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Christian Morel, « Les décisions absurdes », séance Vie des affaires du 7 décembre 2001.
1Après le passage du cyclone Katrina, les commentaires ont été relativement unanimes : « Si les Américains avaient disposé d’un système centralisé comme en France, ils auraient mieux géré cette crise. » En réalité, le système fédéral permettait parfaitement d’intervenir dans ce type de cas : les outils juridiques étaient disponibles. En revanche, le dispositif de sécurité n’était sans doute pas à la hauteur : « Pourquoi sommes-nous à chaque fois en retard d’une crise ? » demande le rapport d’enquête de la Chambre des Représentants. Le diagnostic du rapport de la Maison Blanche n’est pas moins sévère : « Notre système de sécurité national ne permet pas de répondre aux défis et menaces du XXIe siècle. »
2Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il faut donner une idée du cataclysme dont on parle : si l’État américain s’est montré incapable de faire face, c’est d’abord parce que la situation sortait du cadre d’analyse que les acteurs avaient à l’esprit.
Une catastrophe d’une ampleur inouïe
3La surface touchée par la catastrophe représente la moitié du territoire français. Les militaires envoyés là-bas ont évoqué l’image d’une attaque atomique. Aux dégâts provoqués par le vent, comme dans tout cyclone, se sont ajoutées la rupture des digues et l’inondation de la Nouvelle-Orléans, dont une grande partie est bâtie sous le niveau de la mer. Des pompes avaient été prévues pour faire face à un débordement des digues, mais pas à leur rupture : l’inondation a touché 80 % de la ville, et les pompes elles-mêmes étaient sous l’eau. En prévision du cyclone, les autoroutes avaient été mises en sens unique pour permettre aux gens d’évacuer, et ce fut une mesure très efficace : on n’avait jamais évacué autant de monde en si peu de temps. Mais entre ceux qui ne disposaient pas d’un moyen de locomotion et ceux qui étaient convaincus qu’il n’était pas indispensable de partir, 100 000 personnes sont restées sur place.
4En quelques heures, toutes les institutions publiques ont été anéanties, à de rares exceptions près, dont la Coast Guard locale, qui a réalisé un travail exceptionnel. Le maire de la Nouvelle-Orléans s’est réfugié dans un hôtel avec six de ses collaborateurs. Tous les réseaux vitaux – électricité, eau, télécommunications – ont été détruits en quelques heures, et durablement. Sur les 28 hôpitaux de la zone, 25 ont été privés d’électricité, car les groupes électrogènes, placés en sous-sol pour éviter les risques en cas de tempête, se sont presque instantanément trouvés hors-circuit.
5Toute circulation est devenue quasi impossible : les voies étaient encombrées par 90 millions de mètres cubes de débris, paramètre qui n’avait pas été prévu par les plans d’urgence. Une vingtaine d’usines Seveso étant implantées dans le secteur, l’eau dans laquelle pataugeaient les rescapés et les sauveteurs était dangereusement polluée. Le fleuve était encombré de 400 bateaux qui rendaient toute navigation impossible. Le port de la Nouvelle-Orléans, infrastructure vitale pour le commerce agricole du Middle West notamment, était totalement inutilisable, alors que la saison des récoltes approchait. Douze états de l’Est américain étaient alimentés en essence par des installations touchées. New York était à deux jours de la rupture de stock.
La surcomplexité des nouvelles crises
6Les spécialistes des crises les considèrent généralement comme des êtres policés, qui se laissent traiter un par un : on a affaire soit à du vent, soit à de l’eau, mais pas aux deux à la fois, et surtout pas accompagnés de désordres sociaux. Or, on constate que les crises sont de plus en plus complexes et intégrées. L’interconnexion des économies, des sociétés, des réseaux vitaux et des médias provoque des répercussions en chaîne et fait que souvent une crise, même de niveau moyen, par exemple de type 2, peut rapidement offrir une complexité et une difficulté redoutables, à l’égal d’une catastrophe de type 4 ou 5.
7Ces crises non conventionnelles sont difficiles à appréhender intellectuellement, car elles sont contraires à nos principes de classification rationnelle des phénomènes, de séparation des univers, de raisonnements en “tuyaux d’orgue”. Selon l’orthodoxie, l’optimisation à l’intérieur de chaque tuyau doit aboutir à l’excellence de l’ensemble du système et, comme on dispose d’un protocole écrit d’avance pour chaque type de crise, tout se passera bien si on applique le protocole scrupuleusement.
8Cependant, lorsque la crise atteint un certain niveau d’ampleur et de complexité, tous ces principes cessent de s’appliquer. Alors que les responsables sont entourés d’outils et ont été formés à une logique de maîtrise, ils se retrouvent totalement démunis et confrontés au vide, ce qui est insoutenable. Lorsque j’évoque, au cours de séminaires de formation, la possibilité de crises complexes devant lesquelles tous les scénarios préconçus seront pris en défaut, cela provoque toujours des réactions très violentes, car cela touche à l’identité professionnelle des experts : s’ils ont obtenu le poste qu’ils occupent, c’est qu’ils sont d’excellents spécialistes ; il est hors de question de remettre en cause leur compétence.
Le déni
9C’est pourquoi, face à ce genre de crise, la première réaction est le déni.
Les digues ne peuvent pas avoir cédé
10Dès l’après-midi qui a suivi le passage de Katrina, des officiers des Coast Guards ont effectué une reconnaissance par hélicoptère, en emmenant à leur bord un responsable local de la FEMA (Federal Emergency Management Agency). Ils ont observé que des brèches s’étaient produites dans les digues, par endroits sur 400 mètres, et ont compris que la ville allait être submergée à 75 %. Le message a immédiatement été transmis à la cellule nationale de crise, à Washington. Réponse : « Nous attendons confirmation : s’agit-il vraiment d’une rupture des digues ou seulement d’un débordement ? »
11L’information n’était tout simplement pas audible. Après un cyclone classique, les gens peuvent revenir chez eux au bout de deux ou trois jours. Avec un débordement des digues, il faut deux ou trois semaines pour pomper l’eau. Avec une rupture, on passe à un tout autre scénario : c’est l’ensemble de la Nouvelle-Orléans qui se remplit d’eau, cela risque de durer des mois et peut provoquer des dizaines de milliers de morts.
12Ce scénario, considéré comme l’un des 15 pires possibles aux États-Unis, était parfaitement identifié. Les alertes météo qui ont précédé l’arrivée de Katrina étaient très précises. Compte tenu du point d’attaque et de la force du cyclone, il était prévisible que les digues allaient lâcher. Le directeur du Centre national des cyclones a même tenu, ce qu’il n’avait encore jamais fait, à appeler un à un les responsables clés de la zone, y compris les gouverneurs. Il ne masqua pas son inquiétude, mais rien n’y fit.
13Le déni va plus loin encore. La perspective d’un scénario qui mettrait en échec les protocoles est elle-même insoutenable. Un remarquable exercice de gestion d’un sinistre de grande ampleur avait été organisé un an avant le passage du cyclone. Basé sur l’hypothèse de 64 000 morts et de plus de 100 000 personnes qui n’évacueraient pas, il avait révélé une mauvaise préparation à ce type de catastrophe. Comme par hasard, aucun dirigeant majeur n’y avait assisté et aucune mesure supplémentaire n’avait été adoptée à la suite de cet exercice.
14Le jour précédant l’arrivée du cyclone, lors de l’ultime téléconférence entre responsables, en présence du président Bush, le mot de rupture (breach) n’est pas prononcé. Le président se veut rassurant : « Nous sommes totalement préparés à venir en aide aux populations. » Quelque temps plus tard, il ira jusqu’à dire que « jamais on n’aurait pu imaginer que les digues puissent céder ». Et en un sens, c’est vrai : ce n’était pas imaginable pour des esprits ne pouvant tolérer des questions hors cadres conventionnels.
La polémique sur le nombre de rescapés
15Dans la suite de la crise, beaucoup d’informations ont été niées ou refusées, à commencer par le nombre d’habitants restés sur place. Un abri de la dernière chance avait été prévu, le Superdome de Louisiane, capable d’accueillir quelques centaines de personnes. Il faudra plusieurs jours aux autorités pour prendre conscience qu’en réalité, ce sont 20 000 personnes qui ont trouvé refuge là-bas, dont 400 très gravement malades.
16Des foules se sont également dirigées vers le Convention Center, qui n’avait pas du tout été destiné à cette fonction. Deux jours plus tard, Michael Brown, le directeur de la FEMA, tombait des nues en apprenant qu’il y avait là 20 000 personnes “perdues de vue”, sans aucune logistique d’appui.
En France aussi…
17Cette réaction d’évitement et de déni est extrêmement fréquente en situation de crise grave. J’ai participé récemment à une journée de travail sur le scénario d’un séisme, assorti d’un tsunami, frappant le sud de la France. Le plus surprenant fut l’alignement des participants sur des hypothèses rassurantes. L’aéroport ne connaîtrait aucune difficulté sérieuse : le tsunami s’arrêterait juste avant les pistes. L’autoroute présentait quelques risques d’éboulement, mais limités, car elle était comme neuve. De toute façon, aucun véhicule ne roulerait dessus puisqu’en principe l’électricité ne devrait pas être coupée et que tous les moyens de communication fonctionneraient à peu près normalement. La préfecture serait sur le pied de guerre en quelques minutes, et les pompiers en avaient vu d’autres, puisqu’ils étaient très fréquemment confrontés aux feux de forêt. Vu du côté des observateurs, le déni était caricatural, mais les participants ne s’en rendaient absolument pas compte.
Le management de la crise
18Une fois que les responsables ont pris conscience de l’ampleur des dégâts, ils réagissent de façon variée.
La crispation sur les règles habituelles
19Certains s’accrochent désespérément à leurs protocoles alors que ces derniers ne s’appliquent manifestement plus.
20Un amiral qui avait pris l’initiative d’envoyer un porte-hélicoptères sur la zone s’est fait réprimander parce qu’il n’avait pas reçu d’ordre. La FEMA a refusé de répondre aux demandes de matériels émanant de l’État de Louisiane au motif qu’elle n’avait pas reçu une lettre signée comme le prévoyait la procédure.
21Alors que, dans ce type de situation, il est crucial de comprendre qu’on ne pourra pas s’en sortir seul et qu’il faut coopérer avec les autres, certains adoptent l’attitude exactement inverse : ils se replient sur leur territoire et s’enferment à l’abri d’une ligne Maginot ; « C’est mon turf, personne n’entrera ! »
22Ceux qui attendent toujours un papier tamponné pour leur dire ce qu’ils ont à faire peuvent devenir très dangereux dans ce genre de situation : ils sont tellement terrorisés que, non seulement ils n’agissent pas, mais ils mettent des bâtons dans les roues à ceux qui veulent agir. Tout le système se grippe alors à une vitesse effrayante : chaque lieu de gestion de crise devient une des têtes de pont de la crise.
L’adaptation inventive
23Un amiral, qui venait de mener un exercice dans les Caraïbes et a entendu annoncer l’arrivée du cyclone, a pris l’initiative, sans attendre les ordres, de se rapprocher de la Nouvelle-Orléans. Pour rassurer les autorités, il a prétexté qu’il ne faisait que se prépositionner : il savait qu’il lui faudrait cinq jours pour atteindre les côtes car, comme certains dirigeants devaient le découvrir un peu tard, les bateaux se déplacent moins vite que les avions.
24Le directeur du port de la Nouvelle-Orléans a fait preuve d’une vision stratégique exceptionnelle. Il a compris qu’il était crucial, sur le plan symbolique, de remettre le port en service le plus vite possible. Avec l’aide des Coast Guards, il a réussi à déblayer le Mississipi, puis a fait accoster un bateau. Pour pouvoir le décharger, il fallait faire fonctionner une grue. La condition, certes surprenante, était d’apporter une caisse de bières aux opérateurs. Le directeur est parti avec sa voiture vers le quartier français, qui n’avait pas été submergé. Il a réussi à se procurer une caisse de bières au prix de 100 dollars la bouteille, puis a retraversé avec son chargement les check points installés par l’armée dans toute la ville et regagné ses bureaux en zone militarisée. La grue a pu être remise en marche, le bateau déchargé : symboliquement, la ville hissait le drapeau « Rebirth ! »
Ceux qui rusent
25D’autres encore font preuve de ruse pour contourner les protocoles. Les militaires n’ont pas le droit de déplacer des forces armées d’active sur le territoire américain sauf sur ordre présidentiel ou pour motif d’entraînement. Le général commandant la première armée a instantanément déclenché un exercice dont le nom de code était Exercice Katrina, afin de pouvoir envoyer des moyens militaires sur place…
L’exemple de l’aéroport Louis Armstrong
26Roy A. Williams, directeur de l’aéroport Louis Armstrong de la Nouvelle-Orléans, s’est montré un leader exceptionnel. Très vite, il a compris qu’il ne gérait plus un aéroport, mais l’une des dernières plates-formes qui puissent sauver la région : 35 000 personnes y transiteront en six jours, avec en permanence une trentaine d’hélicoptères en attente d’atterrissage. Son aéroport est devenu un abri, un hôpital, une morgue, une maternité, une base d’interventions militaires. Pendant deux jours et demi, alors qu’il avait perdu pratiquement tous les moyens dont il disposait et qu’il était totalement isolé avec ses équipes, puis submergé par l’arrivée de la 82e Airborne (5 000 hommes), il a fait face.
Une solide équipe
27Son premier atout était la solidité de son équipe et la confiance qu’il inspirait. Toutes les personnes qui ne lui étaient pas absolument indispensables pour ce qu’il voulait faire avaient été évacuées de la zone. Les autres ont été invitées à s’installer avec leur famille au sein de l’aéroport. L’une des caractéristiques de cette catastrophe est que la plupart des sauveteurs étaient en même temps des victimes ; leur maison était sous l’eau, comme celles de la majorité des habitants. Pour qu’ils puissent agir, il fallait en premier lieu mettre leurs proches à l’abri. Il a été décidé de leur aménager un dortoir, une cuisine et des douches au centre de l’aéroport, à l’endroit prévu pour le stationnement des avions. Ainsi, lorsqu’on avait besoin de quelqu’un pour réparer un équipement ou effectuer une mission, il était facilement accessible.
La communication en face à face
28Au pire de la crise, tous les moyens de communication ont été hors service : plus de radio, plus de téléphone portable, plus de fax, plus de mails. La communication se faisait donc en face à face. Roy A. Williams disposait de son propre poste de commande. Il en a créé un deuxième pour les militaires, un troisième pour le personnel médical, mais surtout un quatrième où tout le monde se rencontrait. Deux réunions y avaient lieu chaque jour, coprésidées par lui et par le responsable militaire. Elles étaient ouvertes à tous, et chacun savait qu’il était important d’y assister pour prendre les décisions collectivement et s’assurer qu’elles étaient bien appliquées. De même, au poste médical, se réunissaient deux fois par jour tous les personnels médicaux, mais aussi tous les personnels gérant les évacuations et les transports par hélicoptères.
Oublier l’ancien règlement
29L’objectif était de s’assurer que tout le monde avait la même vision de la situation et suivait les mêmes règles, définies en commun. Comme l’explique Roy A. Williams : « Beaucoup se réfèrent à leur règlement et il faut les amener à comprendre que c’est une urgence hors norme et donc que les procédures normales ne suffiront pas pour assurer la sécurité et sauver des vies. Il faut faire une croix dessus. » Par exemple, installer les dortoirs dans la zone réservée au stationnement des avions n’était pas prévu par le règlement, pas plus que le rythme extrêmement rapide de rotation des hélicoptères qui allaient récupérer des gens sur les toits des maisons ou sur les arbres : « Tous les règlements diraient que c’était trop dangereux, trop risqué. Mais nous n’avions pas le choix ! Il fallait y aller, les hélicoptères devaient absolument récupérer ces gens et les amener à un endroit où ils pourraient recevoir de l’aide. Certains étaient restés sur un toit plusieurs jours sans boire ni manger. »
Veiller à l’application des nouvelles règles
30Adopter des règles différentes ne signifie pas faire n’importe quoi. Le mode d’action se résume en trois points : définir la mission ; mettre en place une procédure viable ; contrôler en permanence que la procédure est appliquée et fonctionne, et ajuster si nécessaire. Il était vital d’être inventif pour être efficace dans tous les domaines, car chaque minute comptait : « Que ce soit pour rétablir l’électricité, pour gérer les hélicoptères ou pour s’occuper des malades, il fallait être aussi efficace que possible, car à chaque minute, le danger menaçait, des personnes étaient de plus en plus malades, voire mouraient. »
Se préparer à jouer sans partition
31Si l’on veut pouvoir faire face à des crises non conventionnelles, il faut se préparer à affronter des situations où les protocoles prévus ne s’appliqueront pas. Il ne s’agit pas de prévoir l’imprévisible mais de s’entraîner à lui faire face. Cela passe par quelques règles de base.
« De quoi s’agit-il ? »
32Quand la catastrophe arrive, il faut arriver à prendre du recul, se demander : « De quoi s’agit-il ? quel est l’angle mort ? quel est l’élément auquel on n’a pas pensé ? »
33Dans le cas de Katrina, il aurait fallu réaliser qu’un cyclone hors norme était annoncé et activer tous les centres de décision pertinents du local au national, en prévenant que ce n’était pas seulement un cyclone, mais que les effets dominos pouvaient être tels qu’il fallait s’attendre à tout, par exemple, au fait que, contrairement à toutes les prévisions, 100 000 personnes resteraient sur place.
34Cet effort de recul est nécessaire, non seulement pour découvrir les angles morts, mais aussi pour prendre conscience d’éléments qui crèvent les yeux. La propension à effacer de son esprit des choses énormes est proprement stupéfiante. Je me souviens d’un exercice de simulation dans lequel un camion de transport de bois heurtait un camion de transport de matières nucléaires. Pendant trois heures, la cellule de crise s’est concentrée sur le camion de transport de bois, tout simplement parce que c’était plus rassurant. Le problème des matières nucléaires avait été purement et simplement effacé.
Résister à la force incapacitante de la crise
35La première caractéristique d’une crise grave, c’est sa force incapacitante : elle tétanise les acteurs et les empêche de réfléchir. Tout l’effort doit tendre à rendre les gens capables de se poser des questions, de prendre du recul. Or, on se heurte en la matière à une résistance extrêmement violente. Je me souviens avoir vu un président entrer en salle de crise et lancer : « Messieurs, j’espère qu’autour de la table personne n’a de mauvaises nouvelles ! » Avec ce genre d’attitude, on est sûr d’aller dans le mur. Tous les membres de la cellule de crise ont obtempéré et se sont bien gardés de lui donner de mauvaises nouvelles. Il faut au contraire libérer les gens et les faire entrer dans une logique de questionnement généralisé pour reconstruire des mailles d’intelligence et comprendre de quel phénomène on est en train de parler.
36Non seulement la réflexion n’est pas facile, mais elle est souvent interdite : le propre des protocoles de crise, c’est de devoir être appliqués “sans réfléchir”. Dans une chambre d’hôtel, j’ai vu un panneau indiquant les consignes en cas d’incendie : « Fermez les fenêtres et appelez les secours. » J’ai fait remarquer au pompier de service que la chambre en question était au rez-de-chaussée et qu’il paraissait plus logique d’enjamber la fenêtre et de se sauver. On met les gens en situation de se dire : « Si la consigne est idiote, je dois l’appliquer quand même, puisque c’est la consigne. »
Déclencher une logique opérationnelle “fractale”
37Une fois qu’on a pris la mesure du phénomène, on peut déclencher les opérations, de préférence selon une logique fractale plutôt que selon les principes de l’Armée rouge.
38Les états-majors étant rapidement débordés, ce sont généralement quelques acteurs de terrain qui construisent des points d’accroche à partir desquels on peut structurer l’action. Dans le cas de Katrina, outre le directeur de l’aéroport, les Coast Guards ont joué un rôle déterminant. Ces derniers ont su se placer à l’extérieur du site, mais pas trop loin, contrairement à la FEMA qui a déménagé à 500 kilomètres : ils sont restés en bordure de la zone sinistrée de façon à pouvoir mener facilement toutes leurs opérations de sauvetage.
39Le rôle des états-majors est de s’appuyer sur ces points d’accroche de terrain pour relancer la dynamique, recréer la confiance, coordonner l’action collective. On passe ainsi d’une approche totalement verrouillée à une logique très ouverte. À la surprise générale, le chef d’état-major de l’armée américaine a fini par donner l’instruction suivante : « Je vous fais part oralement de mes intentions, et votre responsabilité à tous les niveaux est désormais d’utiliser votre jugement pour répondre à mes intentions ; la paperasse suivra ! »
La Force de réflexion rapide
40Les entreprises, et notamment les opérateurs des grands réseaux vitaux, doivent elles aussi se préparer à gérer des crises complexes. Chez EDF, un outil managérial a été mis en place depuis 2006, la Force de réflexion rapide. Elle consiste à travailler sur quatre questions clefs. La première est : « Quelle est l’essence du problème ? » En général, on se trompe de problème. On pense avoir affaire à un cyclone, et il s’agit de la perte d’une ville tout entière. La deuxième est : « Quels sont les pièges majeurs à éviter ? » Lors d’une crise grave, les esprits sont tétanisés et se précipitent dans les pièges mentaux. La troisième question est : « Quels sont les acteurs concernés ? » Dans le cas de Katrina, il s’agissait des 100 000 personnes qui n’avaient pas été évacuées. Enfin : « Quelqu’un a-t-il une idée pour remettre en route une dynamique d’intelligence et de sens ? »
41Ce dispositif est un prolongement d’une initiative prise dans les années 1995-1999. EDF avait retenu le principe d’un observateur stratégique participant aux cellules de crise pour y apporter un certain recul. Or, d’une part, sa position était délicate ; d’autre part, les grandes tempêtes de 1999 ont montré qu’une personne seule ne suffisait pas à la tâche. Le principe d’une petite équipe complétant le dispositif du système de crise a alors été testé et développé. La Force de réflexion rapide, composée de cinq ou six personnes, dispose de son propre espace tout proche de la pièce réservée au pilotage stratégique de la crise.
42Les membres de cette équipe, pris dans un vivier constamment enrichi, présentent deux types de sensibilités. Les uns ont été appelés les artistes : ils ont l’habitude de penser “hors cadre”, n’ont pas peur de poser des questions décalées et sont même stimulés intellectuellement par cet exercice. Les autres, qui appartiennent à la ligne managériale, ont un esprit synthétique et opérationnel : ils sont capables, à partir d’une myriade de points, d’articuler une vision stratégique et de la traduire en langage intelligible pour le directeur de la cellule de crise, généralement débordé : « Vous avez trente secondes pour me donner une bonne idée, si vous en avez une. »
43À la suite d’un exercice sur l’hypothèse d’une pandémie grippale, un dirigeant qui avait pu expérimenter la Force de réflexion rapide en a souligné l’intérêt : « Au bout d’une heure de fonctionnement de la cellule de crise, nous étions envahis par de multiples problèmes opérationnels. L’observateur stratégique, qui assure la liaison entre la Force de réflexion rapide et la cellule de crise, m’a alerté sur le fait que j’avais le nez sur le guidon. J’ai alors décidé de séparer la gestion opérationnelle et la gestion stratégique, ce qui a nettement amélioré les choses. La Force de réflexion rapide, à travers des interpellations ou des propositions “sortant du cadre”, qui ne correspondent pas aux modes de raisonnement et de fonctionnement habituels, m’a aidé à conserver le recul stratégique nécessaire. De mon côté, je lui ai passé des commandes du type “Mais que se passerait-il si…”, “Peut-on imaginer que…”, et elle m’a fourni des éléments de réflexion très concrets qui ont été déterminants sur le plan de la communication. Aujourd’hui, je n’envisage plus de gestion de crise sans mobiliser cette Force de réflexion rapide. »
Débat
Le prix de l’impréparation
44Un intervenant : Peut-on évaluer combien de vies auraient pu être sauvées si les principes que vous préconisez avaient été appliqués dans le cas de Katrina ?
45Patrick Lagadec : On a dénombré environ 1 500 morts, auxquels s’ajoutent de nombreux disparus. Avec une meilleure préparation, on aurait sans doute pu évacuer davantage d’habitants, à ceci près que beaucoup, surtout parmi les plus pauvres, auraient sans doute refusé de partir. Il aurait fallu leur expliquer qu’on avait affaire à quelque chose de tout à fait différent des cyclones habituels, car beaucoup avaient vécu le cyclone Camille, en 1969, et pensaient que ce serait la même chose. Même dans les couches les plus favorisées, la prise de conscience n’a rien d’évident. Je pense à un normalien qui se trouvait là-bas et qui, malgré l’annonce du cyclone pour le dimanche, a donné rendez-vous à ses camarades pour une partie de foot le lundi.
46Avec une meilleure préparation, les politiques auraient aussi évité de perdre la confiance d’un nombre incalculable de citoyens, qui les ont vus déclarer à la télévision : « Nous n’avons rien pu faire : cet événement était de nature exceptionnelle. »
Le bon profil
47Int. : Quelles sont, selon vous, les qualités innées ou acquises qui caractérisent un directeur d’aéroport de la Nouvelle-Orléans par rapport à cette masse de décideurs submergés ?
48P. L. : Tout le monde a été frappé par sa très grande qualité humaine et la façon dont il valorise son équipe. Lorsque nous sommes allés l’interviewer, il était entouré d’une quinzaine de personnes, et c’est à elles qu’il a donné la parole. Puis nous sommes allés déjeuner dans un restaurant très agréable. Nous avons cru qu’il faisait cela en notre honneur. En réalité, il nous utilisait pour réaliser le débriefing psychologique de son équipe sans en avoir l’air. Après le déjeuner, il nous a répartis en deux équipes pour que nous allions voir les maisons en ruine de ses deux collaboratrices et, en fin de compte, il ne nous a accordé qu’une interview d’une heure parce qu’il avait promis à sa secrétaire d’assister au défilé pour la voir passer sur le char 152… C’est un vrai leader qui, au pire de la crise, savait dire aux personnes qui l’entouraient : « On aura peut-être à traverser des moments compliqués, mais je serai avec vous ; on passera ou on ne passera pas, mais ce sera ensemble. »
49Il a par ailleurs une vraie vision stratégique. Il nous a expliqué qu’en arrivant à la Nouvelle-Orléans, quelques années auparavant, il avait tout de suite remarqué que chaque autoroute de la ville comportait des ponts : si les ponts étaient endommagés, la ville pourrait être instantanément bloquée, et l’aéroport devrait dans ce cas jouer un rôle essentiel.
50Enfin, c’est quelqu’un qui n’a pas peur de se confronter à une situation inédite. Je suis convaincu que cette qualité, parfois innée, peut se développer par l’entraînement, et ce dès la formation initiale. On ne devrait pas laisser des jeunes gens sortir d’une grande école avec la conviction qu’ils sont l’élite du pays, sous prétexte qu’ils sont les meilleurs à l’intérieur de la case pour laquelle ils ont été recrutés : ils risquent d’être parfaitement incapables de sortir de cette case le moment venu, voire même à l’occasion d’un exercice, et le résultat sera catastrophique.
Relativiser la dimension discriminatoire
51Int. : Les médias ont dénoncé le mépris dont avaient fait l’objet les populations de la Nouvelle-Orléans, essentiellement noires et pauvres. Dans le cas du 11 septembre, les victimes étaient surtout des Blancs en costume-cravate, et avaient beaucoup plus mobilisé l’attention des dirigeants.
52P. L. : La ville est à 80 % noire et, sur les images, on voyait donc beaucoup de personnes de couleur, mais les Blancs ont été eux aussi très touchés. Les médias se sont focalisés sur cet aspect parce qu’il était médiatiquement très lisible et facile à traiter. De même, compte tenu du niveau habituel de violence à la Nouvelle-Orléans, ils ont complaisamment relayé les rumeurs de crimes censés être commis dans le Superdome : on a parlé de dizaines de meurtres et de viols, y compris de bébés. Les politiques et responsables, qui se sentaient impuissants à gérer la situation, en ont rajouté dans le sensationnel. Le maire de la ville a ainsi déclaré qu’il était inacceptable « que des Hooligans se mettent à massacrer tout le monde ». Au total, on n’a dénombré au Superdome qu’un viol, non confirmé, et deux décès, l’un par suicide et l’autre par mort naturelle.
Le cas du World Trade Center
53Int. : L’autre différence entre Katrina et le World Trade Center, c’est que l’un est une catastrophe naturelle, l’autre un attentat criminel.
54P. L. : Certes, mais je m’intéresse surtout à ce qu’il y a de commun entre ces deux types de catastrophes. Dans les deux cas, les institutions ont les plus grandes difficultés à trouver leurs marques. Au World Trade Center, il existait un tabou absolu : l’évacuation générale des tours. Les escaliers avaient été sous-dimensionnés pour gagner de la place et augmenter la rentabilité. En cas d’incendie, chacun devait rester à son étage et attendre que les pompiers éteignent le feu. L’hypothèse d’un incendie sur trois étages n’avait pas été prévue, or un tel incendie était impossible à éteindre. Mais le tabou a été le plus fort : « Vous vous rappelez ce qu’on nous a dit pendant les exercices : pas d’évacuation générale ! » On a donc expliqué dans les haut-parleurs que chacun devait remonter dans son bureau. Lorsque quelqu’un a annoncé qu’un avion avait percuté la tour, la réponse a été : « Ce cas est prévu, pas de souci. » La personne a insisté : « Mais c’est un très gros avion ! » et la réponse a fusé, pavlovienne : « Impossible, les avions de ligne passent beaucoup plus haut que cela. » On est piégé dans un univers mental et on n’en sort pas.
55On a également observé l’attitude de repli sur son territoire et de refus de coopérer avec les autres. Les policiers disposaient d’hélicoptères et s’étaient rendu compte que les tours allaient probablement s’effondrer. Ils ont ordonné à tous leurs hommes d’évacuer les tours, mais l’information n’a pas été transmise aux pompiers : 300 d’entre eux continuaient à monter dans les escaliers, encombrés de leur matériel. Après coup, ils ont été considérés comme des héros, mais la seule mission intelligente dont ils auraient pu se charger était d’aider les gens à évacuer le plus vite possible.
56L’unique différence entre les deux phénomènes, c’est que pour le World Trade Center, tout s’est terminé en quelques heures, et qu’il était donc particulièrement difficile de prendre le temps de réfléchir ; pour Katrina, en revanche, les décideurs ont disposé de plusieurs jours.
Le courroux des dieux
57Int. : L’intitulé de cette séance, « Le pilotage des grandes crises : les leçons de Katrina », laisse entendre qu’à condition de mieux s’organiser, on pourrait se mettre à l’abri de ce genre de choses. L’expression Force de réflexion rapide évoque le personnage de Lucky Luke : « Je tire plus vite que mon ombre et l’ennemi est jugulé. » Mais dans certains cas, il n’existe pas de solution. J’ai le souvenir d’une anecdote atroce. Dans le ghetto de Varsovie, un groupe de résistants s’est caché pendant une fouille. Une maman essaie de faire taire son nourrisson qui pleure et risque de trahir leur présence. Le jeune chef du groupe lui prend le bébé et réussit rapidement à le faire taire : il l’a étouffé. Comment savoir s’il a sacrifié une vie pour en sauver vingt ou s’il a assassiné un innocent qui ne mettait pas réellement le groupe en danger ? La tragédie grecque a une autre vision des choses que la vôtre, celle du “courroux des dieux” : les dieux sont plus forts que les hommes et il faut se résigner à une part d’inexorable malheur.
58P. L. : Les initiatives et le sens de l’organisation du directeur de l’aéroport, des Coast Guards ou de la Marine ont permis de sauver des dizaines ou des centaines de vies humaines. Il y a d’immenses marges de progrès. Il est trop facile de convoquer les dieux et l’Olympe pour nous exonérer de nos responsabilités. Si un dirigeant considère qu’en cas de problème sérieux, c’est une tragédie et qu’il n’est responsable de rien, je lui conseille de changer de métier et de devenir gardien d’un phare désaffecté.
Tous responsables
59Int. : J’ai l’impression qu’il existe en réalité deux types de “bons profils” : le profil qui convient jusqu’au niveau 4 d’intensité du séisme ou du cyclone, où il vaut mieux se contenter d’appliquer les procédures qui ont été prévues, et le profil qui convient lorsque plus rien ne s’applique et qu’il faut accepter de sortir du cadre. Il me paraît difficile qu’une même personne réunisse ces deux profils. Mais comment dire à quelqu’un : « En cas de séisme de niveau 5 ou de situation trop complexe, ce ne sera plus vous le responsable et vous devrez passer la main à quelqu’un d’autre » ?
60P. L. : Pour un accident de niveau 1, il est clair qu’on ne recourt pas aux dispositifs dont j’ai parlé. Mais avec l’interconnexion de tous les systèmes, même une crise de niveau 2 peut désormais créer le chaos. Il suffit même, pour cela, d’une simple annonce télévisée, ne reposant sur aucune réalité. En cas de crise grave, on peut rêver de s’appuyer sur quelques commandos bien formés. Personnellement, je préfèrerais que tous ceux qui occupent des postes à responsabilité sachent que désormais, ce n’est plus sur des plans comptables qu’ils seront jugés – d’autres personnes savent faire cela – mais sur leur capacité de réaction dans des circonstances exceptionnelles, car celles-ci vont se multiplier. Pour le moment, on a des raisons de s’inquiéter, lorsqu’on voit quelle énergie il faut déployer pour organiser un exercice de simulation dans une grande entreprise ou dans une institution publique.
Le véritable héroïsme
61Int. : L’héroïsme est une notion très ambiguë. Lors d’une séance précédente [1], Christian Morel a évoqué le cas d’un avion qui tournait au-dessus de l’aéroport parce qu’il rencontrait un problème de train d’atterrissage, et qui a fini par s’écraser faute de carburant. Le copilote et le mécanicien voyaient la jauge baisser dangereusement, mais ils avaient appris à conserver leur sang-froid quoi qu’il arrive et ils sont restés héroïquement calmes, jusqu’au moment où ils sont morts. À l’armée, l’obéissance est la première des règles, et si chacun prend des initiatives, on provoque des catastrophes. Être un héros est donc un pari risqué : on peut aussi s’avérer être un imbécile qui a provoqué une catastrophe parce qu’il n’a pas suivi les consignes.
62P. L. : Le véritable héroïsme ne consiste pas à dire : « Je ne sais pas où je vais, mais je fonce. » Il consiste à tout faire pour reconstruire la capacité collective à faire face. Parfois, c’est un vrai défi. Celui qui prend une initiative sans couverture hiérarchique risque d’être sanctionné, même en cas de succès, car son action révèle une carence de l’institution, ce qui est impardonnable : on préfère un fiasco à ce genre de révélation. Les héros morts sont d’ailleurs pratiques pour éviter tout retour d’expérience : on n’a plus le droit de poser de question, car on touche au sacré.
L’art de la guerre
63Int. : Votre exposé m’évoque le manuel de Carl von Clausewitz sur la guerre. On pourrait s’attendre à ce qu’un général prussien donne des recommandations basées sur l’ordre et la discipline, or les situations qu’il décrit évoquent les crises dont vous parlez : « On n’a rien à manger, il pleut, on n’a pas les bonnes cartes ni le bon équipement. » Il en conclut : « On a en face de soi des gens qui veulent nous massacrer et dont on ne sait pas grand-chose, et le pire c’est qu’on ne sait pas grand-chose sur soi non plus. »
64P. L. : Tous les grands militaires, qu’il s’agisse de Carl von Clausewitz, de Charles de Gaulle ou de Sun Tzu, soulignent que, dans une guerre, l’essentiel est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi. Une crise non conventionnelle met en défaut notre univers mental et stratégique : « Si la crise n’attaque pas comme prévu, je ne peux plus rien faire. » En 1914, Joffre n’a pas voulu croire Lanrezac quand il lui expliquait que les Allemands allaient traverser la Belgique : « Impossible, c’est un pays neutre. » Lanrezac a sauvé la France en passant outre aux ordres de Joffre. Selon Sun Tzu : « Si vous ne vous connaissez pas vous-même et si vous ne connaissez pas les véritables enjeux, vous serez défait à chaque bataille. »
65Élisabeth Bourguinat
Notes
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[1]
Christian Morel, « Les décisions absurdes », séance Vie des affaires du 7 décembre 2001.