1Les petites équipes ont bonne presse. On se plaît à imaginer trois ou quatre jeunes gens, fraîchement diplômés de grandes écoles, collaborant dans la bonne humeur à la création d’une start-up sur un projet audacieux et stimulant. L’absolu opposé de la chaîne de montage immortalisée par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, image de la version moderne de l’esclavage. Pas d’autorité tyrannique et lointaine, mais des débats où l’opinion de chacun est entendue de tous et encouragée par les autres. Le contraire de l’inévitable bureaucratie qui règne dans les grandes entreprises.
2Ce n’est évidemment pas si simple. La vie économique est exposée aux aléas des marchés, à la concurrence et aux impitoyables exigences de l’argent.
3On a gardé le souvenir d’une aventure qui s’est déroulée jadis, chez un fabricant d’automobiles, Volvo. De hardis ingénieurs avaient décidé de remplacer les chaînes de montage par de petites équipes à qui serait confié la mission de construire la voiture intégralement, ce qui abolissait la tyrannie du défilement des chaînes. L’expérience a rapidement tourné court. Chaque équipe était jugée sur la quantité et la qualité de ses productions, bref, sur les mêmes critères que les chaînes. La conséquence inévitable fut que les compagnons les plus jeunes, les plus inexpérimentés étaient refusés par les seniors et, quand ils étaient imposés, ils constituaient fatalement le point faible de l’équipe. Au lieu de servir sous l’autorité anonyme du conducteur de la chaîne et de sa vitesse de défilement, l’ouvrier inexpérimenté subissait l’autorité de tous les instants du chef d’équipe et ne disposait de personne pour se défendre. L’expérience s’arrêta.
4Si maintenant, au lieu de porter notre attention sur les débuts des start-up et leur joyeuse ambiance, nous la portons sur ce qu’elles sont devenues quelques années plus tard, c’est la désolation : une majorité d’entre elles a disparu, le plus souvent pour avoir surestimé les marchés. On imagine des moments difficiles, mais on n’en parle guère. Une statistique est significative : dans la Silicon Valley, cette “Mecque” des start-up, si la première profession est expert en numérique, la deuxième est psychiatre. On imagine les souffrances que cette statistique reflète.
5Ces observations conduisent à trouver des charmes aux bureaucraties finement analysées jadis par le sociologue Michel Crozier dans son célèbre ouvrage Le Phénomène bureaucratique. Il mobilise des concepts comme l’évitement du face à face ou la sphère d’incertitude qui sont des sortes d’armures qui protègent des agressions.
6Encore en était-il ainsi avant les vagues de burn-out, de suicides et de procès pour harcèlement dont ont été affectées d’énormes entreprises ou organisations comme France Télécom et la Police nationale. Il est clair que les tempêtes qui ont touché le monde des affaires, sous l’effet des progrès techniques et de l’accélération considérable des échanges et des communications, n’ont pas épargné ces mastodontes. L’ampleur des mouvements sociaux qui agitent la France en 2020 atteint toutes les grandes institutions, notamment les hôpitaux publics. Il est de plus en plus question de mettre fin à la sécurité de l’emploi des fonctionnaires.
7L’univers du management d’aujourd’hui offre le spectacle d’un curieux contraste : au niveau des individus, l’accent est mis sur le respect des aspirations et la valorisation des projets individuels, et en même temps, on les manipule sans scrupules pour des motifs budgétaires provoquant des souffrances qui résonnent jusque dans la rue. Il y a beaucoup de violence dans le monde du management.