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Article de revue

Heliatek : les films photovoltaïques, de la paillasse à l’usine

Pages 30 à 36

1Plutôt que de panneaux solaires, ne pourrait-on pas couvrir les toits et les façades, voire même des objets, d’un film adhésif souple et léger ? C’est l’ambition d’Heliatek, qui a su convaincre des industriels comme ENGIE et BASF d’accompagner le développement de sa technologie clé pour la transition énergétique. Installée en Saxe, dans un écosystème apte à soutenir des technologies disruptives dans le long terme, il lui a fallu passer d’un démonstrateur de laboratoire universitaire à une ligne de fabrication industrielle.

2Avant de rejoindre Heliatek à Dresde, ma carrière s’est entièrement déroulée aux États-Unis et en Chine. Dès la fin de mes études – une école d’ingénieur en électronique et informatique et un MBA – je suis parti outre-Atlantique monter la filiale d’une société française de très haute technologie, Axon’ Cable. Durant onze ans, j’y ai exercé tous les métiers : vente, marketing, engineering, production, comptabilité… C’était un environnement de start-up, sans en porter encore le nom.

3Un concurrent américain d’Axon’ Cable m’a ensuite confié la responsabilité de ses opérations pour l’Amérique du Nord, soit trois usines près de Boston, une quatrième à San José et une dernière au Mexique. Cinq ans plus tard, nous étions rachetés par le hongkongais Johnson Electric, leader mondial du petit moteur électrique. Le siège de notre entité a été déplacé à Shanghai, et j’en ai pris la direction. Ce fut l’occasion de parfaire ma connaissance du Lean Manufacturing et du Gemba Kaizen, qu’un consultant japonais passait une semaine à m’inculquer tous les mois et demi. Un million de petits moteurs électriques sortaient chaque jour de l’usine de Shenzhen où travaillaient 25 000 employés. Aujourd’hui, je mets à profit cet apprentissage industriel dans un tout autre cadre, une start-up “montée en graine”.

Une solution solaire unique

4En 2011, alors que j’envisageais de me réorienter, je me suis vu proposer la direction d’une jeune pousse de très haute technologie spécialisée dans l’énergie solaire, Heliatek, implantée à Dresde. Je ne connaissais rien à l’énergie verte, ne parlais pas allemand, mais ai accepté.

5Heliatek a mis au point des films organiques photovoltaïques pouvant être posés sur une multitude de supports, conjuguant une efficacité élevée pour l’organique et une empreinte carbone extrêmement faible.

6Privilège assez unique dans l’industrie, elle détient la propriété de la matière première qui compose ses produits. Dans son laboratoire de chimie organique, en effet, elle synthétise des molécules n’existant pas dans la nature, destinées à capter les photons pour les transformer en électrons. Ce matériau permet de fabriquer des cellules solaires qui battent un record mondial d’efficacité en laboratoire, avec 13,2 % d’énergie incidente transformée en électricité. Les panneaux solaires les plus performants atteignent pour leur part 20 à 22 % d’efficacité, quand ceux que l’on trouve communément dans le commerce plafonnent à 18 %.

7Parmi toutes les énergies produites au monde aujourd’hui, nos films présentent la plus faible empreinte carbone, soit 20 grammes de CO2 par kilowattheure.

8Très tôt, la décision stratégique avait été prise de produire non pas des panneaux solaires à base de chimie organique, qui auraient concurrencé l’offre existante, mais d’incorporer des cellules solaires à des films plastiques souples. Heliatek a développé à cet effet un procédé de fabrication ad hoc. Ses films offrent des possibilités d’usage innombrables. Ils sont susceptibles d’équiper des téléphones portables aussi bien que des camions, des conteneurs, des bancs publics, des toits ou des façades. L’un de mes défis fut de concentrer la société sur le marché dont elle pourrait tirer le plus grand avantage – en l’occurrence, le bâtiment.

Vertus de l’écosystème saxon

9Heliatek a profité d’un environnement local et national déterminant. Elle est le fruit d’un essaimage des universités de Dresde et d’Ulm. La première, fondée en 1828 et reconnue comme l’une des meilleures en Allemagne, compte 37 000 étudiants et 520 professeurs couvrant un large spectre de disciplines, depuis la médecine jusqu’aux semi-conducteurs, en passant par la géographie, le bâtiment… En son sein, l’entité TU Dresden, constituée en société anonyme, assure un lien commercial avec les entreprises pour valoriser la recherche. TU Dresden a cédé des brevets à Heliatek à sa création, en contrepartie de parts dans son capital. Une entité sœur dotée de seize salariés, Dresden exists, soutient quant à elle la création d’entreprises par les étudiants. Elle a joué un rôle clé aux débuts d’Heliatek.

10À mon arrivée à Dresde, j’ai été frappé par l’enthousiasme des politiques pour aider les jeunes entreprises. Heliatek comptait alors soixante salariés. Le ministre-président du land de Saxe, un ingénieur féru de technologie, a rapidement voulu me rencontrer et a mobilisé son réseau pour que nous trouvions des investisseurs potentiels.

11Les pouvoirs publics régionaux et fédéraux ont ainsi la volonté de réindustrialiser la Saxe et les Länder de l’ancienne Allemagne de l’Est. La Saxe a accueilli Volkswagen, Porsche et Audi après la Réunification. Elle a également développé quasiment ex nihilo un secteur de haute technologie. Dresde est aujourd’hui le premier cluster de semi-conducteurs en Europe, devant Eindhoven, Grenoble et Sophia Antipolis. Bosch vient d’annoncer qu’il y implanterait une usine de semi-conducteurs. Ajoutons que Dresde est le plus grand cluster au monde de semi-conducteurs organiques, après la Corée.

12Nous bénéficions donc d’un écosystème complet réunissant des universités et des instituts Fraunhofer, mais aussi des fabricants de matériaux, d’équipements et de produits finis.

Du laboratoire à la production industrielle

13L’histoire d’Heliatek débute en 1991 quand une équipe de chercheurs de l’Institut de photophysique appliquée de l’université de Dresde obtient des subventions pour travailler pendant trois ans sur les semi-conducteurs organiques. Cette source a beau se tarir entre 1995 et 2000, des fonds sont redirigés vers d’autres projets afin que les travaux se poursuivent. Les cinq années suivantes, le ministère de la Recherche débloque d’importants financements pour soutenir des programmes dans les cellules solaires (Organic Light-Emetting Diodes – OLED) et les films photovoltaïques organiques (Organic Photovoltaics – OPV). En 2005, une coopération est nouée entre les universités de Dresde et d’Ulm, cette dernière étant spécialisée dans la chimie.

14En 2006, tout s’accélère. Dresden exists finance les trois premiers emplois à mi-temps du programme pour six mois, un complément étant apporté par des subventions fédérales. À la suite d’un tour de table avec un fonds d’amorçage, la société Heliatek est créée. L’université de Dresde lui transfère la propriété de ses brevets, tandis que celle d’Ulm cède des licences exclusives, dans les deux cas contre des parts dans la société.

15En parallèle, Heliatek signe un contrat de coopération avec l’université de Dresde pour détenir des droits sur les futurs brevets que cette dernière développera et pour accéder aux équipements de l’Institut de photophysique appliquée. À Ulm, la société loue des locaux universitaires et négocie un accès aux équipements d’analyse. Autant l’université de Dresde se montre optimiste, autant celle d’Ulm prédit un échec et s’insurge contre l’emploi d’argent public pour créer une entreprise.

16En 2007, un premier tour de table voit l’arrivée de Bosch et de BASF, et permet de lever 4 millions d’euros. L’équipe de R&D poursuit le développement de la technologie. Deux ans plus tard, alors que la crise financière bat son plein, Heliatek lève 22 millions d’euros et investit dans une première ligne pilote de fabrication. Inexpérimentée dans ce domaine, elle perd plus d’un an à spécifier les machines avec les fournisseurs. Les premiers éléments lui sont livrés en septembre 2011 et la ligne commencera à tourner un an plus tard. En vertu du principe du roll-to-roll, le procédé consiste à déposer de la matière organique sous vide sur une bande qui chemine sur des rouleaux. Quinze à vingt couches sont successivement posées, d’une épaisseur de 5 à 20 nanomètres chacune. Il en ressort un film fini de 500 mètres sur 30 centimètres. Désormais, Heliatek peut prouver aux investisseurs et au marché que sa solution de fabrication, unique au monde, est viable.

Dans le laboratoire d’Heliatek

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Dans le laboratoire d’Heliatek

© Heliatek

17C’est aussi en septembre 2011 que je rejoins Heliatek pour lui faire prendre le tournant de la production industrielle en volume. Les investisseurs m’assurent que je pourrai lever des fonds en un an et aurai ensuite tout le loisir de me consacrer à la montée en puissance industrielle. Je ne cesse de lever des fonds depuis, et ce fameux saut productif devrait survenir en 2019.

18En 2013, le grand industriel allemand Stefan Quandt, propriétaire de BMW et actionnaire, entre autres, de Gemalto, entre dans notre capital. Nous poursuivons le développement de notre technologie et apprenons à fabriquer des films solaires sur notre ligne. Nous déployons des installations pilotes sur des façades et des toits en Allemagne, à Singapour, en Chine, en Inde, en Belgique, aux États-Unis et en France.

19Développer un nouveau procédé industriel est extrêmement compliqué et vous plonge dans l’inconnu : vous ignorez jusqu’à l’étendue de votre ignorance. Difficile, dans ces conditions, de se préparer aux difficultés à venir. Il faut redoubler de réactivité et de créativité. C’est grâce à la qualité de nos équipes que nous avons réussi à résoudre les problèmes de la ligne pilote.

20L’une des compétences clés d’Heliatek est de savoir mobiliser des financements pour sa R&D, puis d’orchestrer le travail d’une multitude de partenaires pour atteindre un but commun. Nous avons initié des collaborations sur des sujets diversifiés de développement, avec le soutien de financements européens, saxons ou fédéraux. Ainsi, ces onze dernières années, ont vu le jour dix projets européens, seize projets allemands et six projets saxons, représentant plus de 11 millions d’euros de subventions au total. Dans le cadre du programme SEPOMO (Spins in Efficient Photovoltaic devices based on Organic MOlecules), par exemple, nous travaillons avec les universités de Groningen, Oxford, Chemnitz, Würzburg, Mons, Dresde et Angers ainsi qu’avec le Conseil supérieur de la recherche scientifique espagnol, Merck et l’institut de recherche catalan Eurecat.

21Grâce à ces collaborations, nous avons pu améliorer les performances de nos cellules solaires, mais aussi développer des nanomatériaux pour les cellules photovoltaïques organiques ainsi que de nouveaux processus de fabrication (l’ablation laser, par exemple), de nouveaux produits (comme les films transparents), ou encore de nouvelles applications. Je constate d’ailleurs que les subventions européennes se tournent toujours davantage vers ces dernières, considérant que la technologie est déjà acquise. Paradoxalement, l’Union européenne continue de subventionner la recherche sur le semi-conducteur classique, développé dans les années 1950 et 1960. Je plaide pour qu’elle ne mette pas fin au financement des recherches sur le semi-conducteur organique, qui n’a que vingt ans d’existence. Je regrette aussi qu’en France, les possibilités offertes par ces subventions soient insuffisamment exploitées par les start-ups.

22Même dans le cadre de partenariats aussi ouverts que les nôtres, nous avons dû faire face au syndrome du « Not Invented Here », conduisant à repousser tout ce qui n’a pas été inventé chez soi. Il est encore plus marqué lorsqu’on est le leader mondial d’une technologie et doté d’une des meilleures équipes de chercheurs qui soit. Pour contrer ce phénomène, j’ai imposé un afflux constant de jeunes chercheurs, post-doctorants et stagiaires, pour qui tout est a priori possible et dont l’inexpérience est un gage de fraîcheur. Leurs questions naïves nous obligent à nous remettre constamment en question et nous font avancer.

23En 2014, nous décidons de lever 65 millions d’euros pour financer un outil de fabrication massive. L’enjeu est de passer à une largeur de 1,20 mètre, et à une production de 1 million de mètres carrés par an, contre quelques milliers jusque-là. Nous trouvons finalement 82 millions d’euros, constitués pour moitié de capitaux (avec l’entrée d’ENGIE, Innogy et BNP Paribas) et pour un quart, respectivement, d’un prêt de la Banque européenne d’investissement et de subventions de la Saxe adossées à des subventions européennes.

24Si la spécification de nouveaux procédés de fabrication est ardue, la commande d’équipements l’est tout autant. Les fabricants exigent d’ailleurs d’être payés pour soumettre des offres, tant ils consacrent de temps à la spécification. Très tôt, nous avons choisi de ne pas commander une usine “clé en main” à un unique fournisseur, pour nous protéger de la copie et éviter les déboires qu’ont connus les panneaux solaires en Europe. Rappelons que lorsque la Chine a fait de ces derniers une priorité stratégique, il lui a suffi de se rapprocher des marchands d’équipements et d’acheter la matière première, le silicium, sur le marché mondial.

25Nous avons donc réparti nos sept process clés entre sept fabricants et réalisons nous-mêmes l’intégration. Ce fonctionnement est certes long, onéreux et compliqué, mais difficile à imiter.

26Nous avons beaucoup souffert – et souffrons toujours – de l’excellente santé de l’économie allemande. Les prix des machines ont augmenté de 15 à 20 % depuis 2014, et les délais sont passés de six à douze, voire dix-huit mois, tant les carnets de commandes sont saturés.

27À la réception des équipements, début 2018, nous avons entrepris de qualifier un par un les processus de fabrication. La machine complète pèse le poids d’un A380. Début 2019, nous pourrons commencer à déboguer la ligne complète. Nous prévoyons d’entrer en production de gros volumes à l’automne 2019, avec un film d’une largeur de 1,20 mètre.

Les sept défis d’Heliatek

28Avec le recul, il apparaît que notre expérience nous confronte à sept grands défis.

29Au premier chef, il faut apprendre à résoudre des problèmes techniques liés à la production et à la spécification d’équipements inédits. En la matière, les principales difficultés – que nous avions sous-estimées – tiennent aux interdépendances entre les process et les produits. À titre d’exemple, l’adhésif (époxy, acrylique ou silicone) apposé sur un film peut avoir un impact sur le process, ayant lui-même un impact sur le produit encapsulé, lequel a un impact sur l’adhésif, etc. Notre équipe, qui ne comptait aucun spécialiste des adhésifs, a mis trois ans à traiter cette seule question. Je recommanderais donc d’intégrer en amont des experts de process connexes.

30Un autre défi réside dans le sourcing des équipements et le suivi de leur réalisation. Avec 50 millions d’euros de dépenses d’investissement, il n’était pas question d’improviser. Nous avons appris des mésaventures de notre ligne pilote, qui nous avaient obligés à solliciter un cabinet extérieur en cours de projet pour gérer des conflits avec les fournisseurs. Pour notre deuxième ligne, nous avons mis en place une équipe dédiée, secondée par des consultants familiers de ce type d’équipements pour le semi-conducteur. Ils nous aident à établir le contrat, à prévoir des jalons et autres paiements intermédiaires, autant de sujets que nous avions négligés la première fois.

31La qualification et la montée en puissance des fournisseurs de matières premières ne furent pas sans difficulté, d’autant que nous devenions le premier utilisateur mondial de certains composants. Désormais, nous associons des chimistes à nos acheteurs afin d’accroître leur force de conviction auprès des fabricants. Nous profitons aussi de l’avance de cinq à dix ans qu’a sur nous l’industrie de l’OLED et de l’écosystème mature de fabricants de matières premières qui l’entoure. Sans cela, Heliatek ne pourrait tout simplement pas se développer.

32Il nous faut par ailleurs assurer une adéquation entre le produit et la demande, en ciblant le juste niveau de technicité. Nous ne sommes pas un fabricant de panneaux solaires et ne concurrençons donc pas les acteurs de ce marché. Un bâtiment pouvant en être équipé a tout intérêt à y recourir plutôt qu’à notre solution. Pour notre part, nous résolvons des problèmes spécifiques. Nous offrons ainsi la plus faible empreinte carbone possible, une facilité et une rapidité d’installation, ou encore une taille à façon jusqu’à 1,20 mètre de largeur et 2 kilomètres de longueur.

33Ayant choisi de ne pas vendre en direct, nous avons instauré un réseau de distributeurs et de partenaires, en privilégiant deux canaux. D’une part, nous vendons notre film à des fabricants de verre (AGC), de béton (LafargeHolcim), d’acier (Kingspan) ou encore de membranes (Huesker), afin qu’ils l’intègrent dans leurs produits. LafargeHolcim livre ainsi sur les chantiers du béton précoulé produisant de l’électricité. Cette solution est particulièrement adaptée aux nouveaux bâtiments. D’autre part, des partenaires tels qu’ENGIE ou Innogy recourent, pour les édifices anciens, à notre film HeliaSol®, doté d’un adhésif double face, dont la pose est si facile qu’à cet égard, nous pourrions être comparés à un marchand de moquette.

34Naturellement, nous devons continuellement améliorer les performances de notre produit au regard de son efficacité, de sa praticité, de son coût et de sa durée de vie. Celle-ci sera de vingt ans à compter de 2019. À cette échéance, nos produits fourniront 80 % de l’électricité qu’ils délivraient la première année de mise en œuvre du dispositif.

35En définitive, notre plus grand défi fut de faire évoluer les mentalités des équipes. À ses débuts, une start-up a besoin de s’appuyer sur une culture flexible et créative, permettant de résoudre les problèmes rapidement. Mais après avoir investi 50 millions d’euros dans une ligne de production, notre entreprise a eu besoin que ses collaborateurs acquièrent une culture de discipline et de processus, propice à la fabrication industrielle de volumes. Dans ce dessein, nous nous efforçons d’adapter notre organisation, d’intégrer de nouveaux profils issus du monde industriel, et surtout d’accompagner les équipes dans un changement radical de comportement. C’est l’objet de notre projet Heliatek 2.0. L’exercice est éminemment ardu. J’ai d’ailleurs échoué à piloter ce virage en 2017, ce qui a failli nous mettre sur la touche. Depuis, l’équipe de direction a été renforcée par deux nouveaux directeurs, chargés des opérations et des finances. Nous avons formalisé la transformation attendue et reprenons le contrôle de la machine, alors même que nos effectifs sont appelés à passer de 100 à 170 salariés au cours de l’année 2018. L’année 2019 sera donc critique pour Heliatek, mais je ne doute pas que nous y ferons face grâce à l’excellence de notre équipe.


Débat

Parés à virer

36Un intervenant : Comment parvenez-vous à engager vos équipes dans une transformation dynamique, tout en sauvegardant votre esprit “maison” ?

37Thibaud Le Séguillon : Le profil de recrutement a changé. Nous n’intégrons plus tant des chercheurs créatifs ayant “l’esprit start-up”, que des collaborateurs rigoureux, dotés d’une expérience dans l’automobile ou le semi-conducteur, habitués à une production industrialisée de masse.

38J’estime qu’une bonne moitié de l’effectif travaille pour Heliatek avant tout parce qu’elle croit dans ses produits. Cette culture “maison” se cultive par une communication permanente. Lorsque notre taille le permettait encore, j’invitais toute l’équipe à déjeuner une fois par semaine pour lui expliquer les avancées et la stratégie de l’entreprise. C’était aussi l’occasion pour un de nos ingénieurs de présenter l’état de son travail. Aujourd’hui, je continue à communiquer personnellement sur la vision stratégique d’Heliatek.

39J’ai dû recourir à des consultants pour m’aider à imprimer un tournant à l’organisation, car manifestement, je n’y parvenais pas seul. Les salariés sont invités à réfléchir, en ateliers, à la façon dont la société doit changer pour réussir. Nous devons aussi les convaincre que des pratiques jusque-là tolérées ne le sont plus – court-circuiter un processus d’achat pour gagner du temps, par exemple. Plus que leurs homologues américains ou chinois, les salariés allemands ont besoin d’explications longues et infiniment détaillées pour adhérer au changement. À cet égard, le fait de ne pas parler leur langue me sauve : dans nos échanges, nous allons plus vite à l’essentiel.

Un procédé hautement protégé

40Int. : Quel est le rendement de votre solution en situation réelle ?

41T. L. S. : Notre rendement énergétique est de 13,2 % en laboratoire sur un verre de 1 centimètre carré, et de l’ordre de 5 à 6 % sur la ligne pilote. Il devrait atteindre 7 à 8 % en 2019 sur la deuxième ligne de fabrication, puis 8 à 9 % un an et demi plus tard. Précisons toutefois qu’un client n’achète pas un rendement mais des kilowattheures. Ce taux d’efficacité est donc à relativiser. Du reste, le semi-conducteur organique peut difficilement être comparé avec les panneaux photovoltaïques, car il présente une caractéristique unique : l’absence de coefficient de température négatif. L’un des paradoxes de ces panneaux est que leur efficacité se dégrade à la chaleur. Dans notre cas, au contraire, plus il y a de soleil et plus il fait chaud, plus la solution est efficace.

42Il existe deux manières de fabriquer de l’OLED et de l’OPV. Soit vous évaporez sous vide de petites molécules, soit vous imprimez de grandes molécules, des polymères. Nous sommes la seule entreprise au monde à employer la première solution pour l’OPV. Dans l’OLED, en revanche, cette même méthode a supplanté la seconde il y a déjà deux décennies.

43Certains de nos concurrents impriment de la petite molécule, que ce soit en France (Armor), au Brésil, en Allemagne ou au Japon (Mitsubishi). Tous obtiennent une performance, une efficacité, un rendement et une durée de vie inférieurs aux nôtres.

44Int. : Il est souvent recommandé de vendre, outre un produit, son système d’installation. En passant par des distributeurs, ne risquez-vous pas de vous couper du client final ?

45T. L. S. : Notre unique métier est de fabriquer des films, et il est déjà suffisamment compliqué. Pour élargir notre spectre d’activité, il nous faudrait des investissements, un savoir-faire et des équipes sur le terrain. Nous préférons nous adosser à des partenaires capables de fournir un système complet. Mon rêve est de devenir 3M, pas ENGIE ! Mais grâce à nous, ENGIE propose à ses clients un produit unique, dont il finance l’installation en contrepartie d’un contrat de production d’électricité locale et verte sur vingt ans. Pendant cette période, il peut leur vendre tous ses autres services.

46Int. : Vous travaillez simultanément sur l’amélioration du produit et la maîtrise du procédé industriel. Est-il nécessaire de le faire concomitamment ? Il est en effet difficile de combiner ces activités distinctes, qui répondent à des temporalités différentes.

47T. L. S. : C’est pour cette raison que j’ai ralenti le développement du produit, au profit du processus. Nos équipes de R&D se concentrent aujourd’hui sur notre nouvel outil de production et ont réduit la voilure sur les autres activités, car si nous échouons à franchir ce cap, nous disparaîtrons. D’ici à fin 2018, la R&D reprendra sa vitesse de croisière, voire l’augmentera, pour se consacrer à des sujets fondamentaux.

48Int. : Comment vous prémunissez-vous du risque qu’un concurrent, chinois notamment, s’empare de votre technologie ?

49T. L. S. : Nous avons érigé trois murs pour nous en prémunir. Tout d’abord, nous détenons le contrôle de la matière chimique de base. Cela constitue une différence fondamentale avec le marché du solaire traditionnel, dont les composants sont des commodités. Ensuite, notre processus est non seulement pointu, mais encore complexe à analyser par un tiers. Difficile d’effectuer une coupe transversale d’une feuille de 250 nanomètres comportant trente couches ! Si un industriel voulait nous copier, il devrait embaucher trois de nos ingénieurs au prix fort. Dernier pare-feu, nous seuls connaissons le process dans sa totalité, nos fabricants de machines n’intervenant que sur des segments isolés. Là encore, un concurrent potentiel devrait embaucher plusieurs de nos ingénieurs pour reconstituer la ligne complète.

50Nous menons par ailleurs une politique active de brevets, à raison de 243 dépôts à ce jour. Le management se réunit toutes les six à huit semaines pour passer en revue des nouvelles idées et étudier l’opportunité de les protéger.

51Int. : Il n’est pas de barrière à l’entrée infranchissable en matière de technologie. Trois de vos ingénieurs pourraient-ils se mettre à leur compte pour vous faire concurrence ?

52T. L. S. : Si trois de mes employés créaient leur société, ils n’auraient pas accès à la matière première indispensable à la mise en œuvre de la solution. Le brevet est rédigé de telle sorte que notre molécule la plus active n’est pas mentionnée, et néanmoins protégée. Un tiers parviendra tôt ou tard à la reproduire, mais à grand-peine. Nous ralentissons donc la concurrence. C’est aussi la raison pour laquelle nous développons sans cesse de nouvelles molécules.

53Int. : Les prix ne cessent de chuter dans le solaire, sous l’influence des entreprises chinoises en particulier. Pourrez-vous suivre cette tendance ?

54T. L. S. : Nous ne sommes pas en concurrence avec les fabricants de panneaux solaires. Je ne m’engagerai donc pas dans une guerre des prix avec eux. Si un client hésite entre notre solution et du photovoltaïque, je lui conseille ce dernier. Nous intervenons dès lors qu’il faut résoudre un problème spécifique, qu’il tienne à l’empreinte carbone, à l’esthétique ou au poids que peut supporter un toit ou une façade. Une année de production d’Heliatek (1 million de mètres carrés) pourrait couvrir le parc des expositions de Villepinte. Autant dire que notre surface est encore réduite. Nous nous concentrons donc sur un produit très haut de gamme, qui ait une autre justification que le prix de l’électricité fournie. J’ajoute que si l’Allemagne et la France parviennent à s’accorder sur un prix de la tonne de carbone supérieur à 100 dollars, nos tarifs deviendront immédiatement compétitifs.

Un marché infini

55Int. : Quelle est la taille de votre marché et quel niveau de ventes visez-vous ?

56T. L. S. : Plutôt qu’un niveau de ventes, je vise un chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros. Personne ne connaît la taille du marché. J’ai beaucoup échangé à ce sujet avec nos partenaires industriels comme LafargeHolcim ou AGC. Tout juste ont-ils pu m’indiquer qu’en Europe, 200 millions de mètres carrés de vitrage et 100 millions de mètres carrés de bardage métallique étaient installés chaque année sur les nouveaux bâtiments. Sur les édifices existants, le National Renewable Energy Laboratory estime que 8,2 milliards de mètres carrés de toits pourraient accepter un équipement solaire aux États-Unis. Si l’on considère que 30 à 50 % d’entre eux ne peuvent pas supporter le poids des produits traditionnels, notre marché équivaut à 3 à 4 milliards de mètres carrés. Innogy évalue que s’il proposait notre produit à ses clients en Allemagne, cela représenterait plusieurs millions de mètres carrés. Or, notre outil industriel ne dépassera pas 1 million de mètres carrés dans un premier temps. La taille du marché n’est donc pas la limite.

57Int. : Le bâtiment est un marché certes considérable, mais très peu innovant. Il en va tout autrement de l’industrie automobile. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur le premier et comment le conduisez-vous vers l’innovation ?

58T. L. S. : Pour avoir travaillé chez un fournisseur automobile, je sais que ce secteur présente des difficultés liées au temps de qualification et à la montée en volume. Les délais de qualification sur de nouvelles technologies sont d’environ quatre ans. Trois à quatre ans supplémentaires sont nécessaires pour intégrer une plateforme, après quoi il faut rapidement produire des volumes massifs. Nous avons naturellement étudié cette possibilité. Audi et Volkswagen se sont battus pour travailler avec Heliatek, en exigeant l’exclusivité – condition que nous avons refusée. Audi est finalement revenu vers nous. Un constructeur japonais a également intégré notre technologie. Nous parviendrons tôt ou tard à investir le secteur automobile, mais cela demande des ressources et du temps dont nous ne disposons pas encore.

59Quant au secteur du bâtiment, il est lent, conservateur, et connaît mal l’électricité. C’est pour nous un avantage : nous pouvons le familiariser à notre technologie sans avoir à combattre de mauvais réflexes. Après la crise de 2009, les grands acteurs du BTP ont vu leurs marges s’écrouler. Ils les ont reconstituées au prix d’une réduction de capacités et ont désormais besoin de l’innovation. Nous la leur offrons sur un plateau. Nul besoin pour eux de développer un nouveau béton ou un nouveau verre : il leur suffit de coller notre film sur leurs matériaux.

60Autre levier favorable, la réglementation européenne impose qu’à compter de 2020, tous les bâtiments neufs soient à énergie positive. En France, en vertu de la réglementation thermique 2020, les nouveaux matériaux devront être assortis de fiches décrivant leur empreinte carbone. C’est une aubaine pour Heliatek !

61Si l’industrie du BTP est conservatrice, les propriétaires immobiliers ont besoin de prouver qu’ils utilisent de l’électricité verte produite localement. Ce sont eux que nous comptons influencer. Le risque serait que l’inertie des acteurs du bâtiment ralentisse notre pénétration dans ce marché. Cependant, nous avons une capacité de production à plein rendement de “seulement” 1 million de mètres carrés de film solaire par an et prévoyons, en 2020, d’avoir environ 420 000 mètres carrés disponibles sur cet outil de production. Admettons que nous équipions des usines, comme nous le faisons actuellement pour un grand groupe d’hydrocarbures, cela ne représenterait que 42 projets à raison de 10 000 mètres carrés chacun. Cette cible est raisonnable.

Quand le politique ose le long terme

62Int. : Quelles sont les perspectives de sortie de vos investisseurs ?

63T. L. S. : Nos investisseurs de profil capital-risque souhaitent désormais sortir d’Heliatek, ce qui est légitime. En revanche, nos investisseurs industriels comme ENGIE, Innogy, BASF et Stefan Quandt ne le désirent pas forcément.

64Heliatek est à vendre et l’a toujours été, pour le bon prix. J’imagine que tôt ou tard, un grand groupe comme 3M, Eastman Chemical ou Fujifilm pourrait être intéressé.

65Je travaille également sur une introduction en Bourse à l’horizon 2020-2021. Pour attaquer de nouveaux marchés, nous aurons en effet besoin de financements. Après le bâtiment, nous nous intéresserons au transport (remorques de camion, voitures) puis aux produits de grande consommation (ordinateurs, téléphones portables…). Un fabricant de liseuses a estimé que s’il posait nos films sur ses appareils, ils n’auraient jamais besoin d’être branchés sur le courant électrique.

66Pour aboutir à ce type d’application, nous devons abaisser nos coûts de revient. Dans notre modèle économique prédominent les coûts variables, liés en particulier aux matières premières. Or, ces coûts sont extrêmement sensibles aux économies d’échelle. Notre challenge est donc de trouver des premiers marchés à des prix premium, afin d’augmenter notre capacité de production et de diminuer nos prix de revient. Nous pourrons ensuite accéder à des marchés plus larges. Nous projetons de nous doter de dix lignes de fabrication, représentant 10 millions de mètres carrés de film par an. Pour autant, nous resterons une goutte d’eau dans le marché du bâtiment. Une autre solution consisterait à licencier notre technologie, de sorte que des tiers fabriquent notre film sous notre marque et avec notre matière première, mais dans leurs propres usines.

67Int. : Par quelle vertu les pouvoirs publics allemands ont-ils accepté de financer votre développement sans espoir de retour immédiat ?

68T. L. S. : Les pouvoirs publics allemands ont pour stratégie de créer un écosystème de semi-conducteurs qui apportera à Dresde les emplois de haute technologie de demain – et ce, à une échéance éloignée. Cette stratégie de long terme a perduré malgré les changements de gouvernement en Saxe. Au niveau fédéral, nous traitons avec les secrétariats d’État, qui suivent des sociétés comme la nôtre depuis des années.

69L’Europe a manqué le virage de l’OLED, mais est le leader mondial de l’OPV, grâce aux fonds allemands et communautaires. L’une de mes craintes est qu’Heliatek soit rachetée par un groupe chinois ou coréen. Ce serait une excellente nouvelle pour mes investisseurs, mais une catastrophe pour la politique industrielle et d’innovation européenne, dont un groupe étranger recueillerait les fruits.

70Int. : Quelle aurait été votre trajectoire si vous aviez été implanté dans la Silicon Valley ?

71T. L. S. : Nous aurions couru à l’échec ! Nos idées auraient peut-être été plus originales, le marketing de notre produit aurait été plus sophistiqué, mais nous n’aurions vendu que du vent. On ne trouve pas dans la Silicon Valley un niveau d’expertise aussi pointu que celui de mes chercheurs. Outre l’Allemagne, le Japon et la Corée sont les seuls pays où notre technologie puisse être développée, grâce à leur connaissance des semi-conducteurs organiques et de la fabrication de machines. L’américain Kateeva est une exception, mais ne construit rien d’unique. Des investisseurs américains nous auraient accordé plus tôt des sommes plus importantes, mais n’auraient pas attendu aussi longtemps que ceux qui nous supportent encore aujourd’hui. Notre concurrent américain a levé 250 millions de dollars et acquis une ancienne usine d’Agfa destinée à produire 10 millions de mètres carrés de film par an. Depuis, il a fait faillite.

72Int. : Votre sort aurait-il été très différent si vous aviez obtenu davantage de financements plus vite ?

73T. L. S. : Nous avons pris certaines décisions par défaut, car nous manquions de fonds. Des financements supplémentaires nous auraient permis d’avancer plus rapidement. Il est très compliqué de lever de l’argent en Europe. Les fonds corporate – comme ceux d’ENGIE, BASF ou Total – disposent chacun de 20 à 100 millions d’euros tout au plus, et ont dix sociétés dans leur portefeuille. C’est notoirement insuffisant. Les fonds de capital-risque européens sont comparables. Le soutien à l’innovation technologique de pointe est lacunaire sur notre continent. Le prochain programme-cadre européen pour la recherche et l’innovation (FP9) débutera en 2021 et courra sur sept ans. Un tel horizon temporel n’offre aucune flexibilité.

74Je suis membre du Joint European Disruptive Initiative (JEDI), entité franco-allemande ayant vocation à soutenir un investissement massif public et privé dans quelques domaines où il est indispensable de gagner de l’avance, et inévitable de faire des paris. Il devra se montrer agile, apte à prendre des décisions rapides et, en cas d’échec, à y mettre fin promptement. Il semble malheureusement que le JEDI se dirige vers un fonctionnement européen, ce qui pourrait lui coûter sa flexibilité. L’Europe risque de perdre la bataille de la technologie par la lenteur de son innovation.

75Sophie Jacolin


Date de mise en ligne : 10/07/2019

https://doi.org/10.3917/jepam.138.0030

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