1Le monde change, devient complexe, liquide, et nous y perdons nos repères. Ces convictions sont au cœur du parcours de Philippe Chiambaretta, qui a fondé son agence d’architecture avec une approche singulière : l’acte de concevoir et de construire est un champ de réflexion transdisciplinaire sur la ville de demain. Cette réflexion, permanente, nourrit des propositions à même d’accompagner ces mutations. Ainsi, #cloud.paris, rapidement investi par Facebook et BlaBlaCar, est devenu la référence des bureaux de nouvelle génération.
Détours d’une vocation
2Je suis venu au métier d’architecte par un parcours sinueux, assez atypique, qui explique peut-être que je le pratique aujourd’hui de façon singulière. La voie traditionnelle m’aurait conduit vers une école d’architecture après le baccalauréat, puis dans une agence. Cette formation classique m’aurait probablement incité à me considérer comme un artiste, un auteur.
3Or, j’ai suivi une formation d’ingénieur. Bien qu’attiré par les filières artistiques et littéraires, j’étais relativement doué en mathématiques. Bon gré mal gré, je me suis inscrit dans la “voie royale” des classes préparatoires scientifiques, au lycée Pierre de Fermat à Toulouse. Cette déception s’est finalement avérée salutaire : j’ai été admissible à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure, avant d’intégrer finalement l’École des ponts et chaussées en 1984. Durant toutes ces années où j’ai pratiqué les mathématiques et la physique à haute dose, j’ai eu le sentiment de ne pas être à ma place. C’était une souffrance que d’avoir abandonné la littérature, la philosophie et l’histoire.
4Aux Ponts et Chaussées, j’ai cependant eu la chance de rencontrer de magnifiques professeurs d’architecture comme Jean-Louis Cohen, Marc Mimram, Paul Chemetov et Bruno Fortier. Leur cours était le seul qui m’intéressait. Pour le reste, je supportais difficilement de me voir enseigner une raison instrumentale, qui explorait le comment sous tous les angles techniques sans guère s’interroger sur le pourquoi. Avant d’apprendre à bâtir un parking sans interrompre la circulation, ne faut-il pas se demander pourquoi créer un parking ?
5Je me suis alors rapproché d’écoles d’architecture, mais le niveau d’enseignement m’a semblé assez médiocre. Lors d’un stage à l’Institut français d’architecture, j’ai côtoyé des professionnels assez désabusés, ce qui m’a passablement découragé. Désirant participer au tourbillon du monde, je suis parti en stage à New York, cette fois dans la finance. Pendant un an, j’ai œuvré dans les fusions-acquisitions à Wall Street. Voilà un monde où la question du pourquoi trouvait une réponse immédiate, mais guère satisfaisante : l’argent. Je me suis ensuite inscrit au master Technology and Policy du Massachusetts Institute of Technology, puis suis entré dans un cabinet de conseil en stratégie, Booz Allen Hamilton, sans trop savoir de quoi il retournait. C’était au moins une façon de rembourser le prêt qui avait financé mes études. En tant que consultant, je devais me familiariser en quelques mois avec des secteurs qui m’étaient inconnus – l’automobile, les télécoms… –, en comprendre les tenants et les aboutissants, puis être capable d’expliquer à des PDG la stratégie qu’ils devaient déployer pour la décennie à venir. Cela m’a quelque peu fait douter du sérieux de la démarche. Il était toutefois passionnant et éminemment formateur d’engranger des masses colossales de données pour en tirer la substantifique moelle, de problématiser des enjeux en intégrant des informations technologiques, politiques, économiques, sociales… C’est ainsi que je conçois aujourd’hui le rôle de l’architecte. Le métier de consultant a ceci de frustrant que l’on n’y “fait” rien, si ce n’est des préconisations. Jamais on ne se confronte à la concrétisation des idées que l’on porte. Il en va tout autrement pour l’architecte.
6À ce stade de mon parcours, je n’avais fait de choix que par raison, en bon élève, et non par passion. Du jour au lendemain, j’ai décidé de devenir peintre. L’exercice était solitaire, assez angoissant, et offrait la sensation vertigineuse d’être l’unique juge de soi-même.
7Après deux années de peinture, j’ai voulu renouer avec une activité plus sociale. En 1990, j’ai rencontré Riccardo Bofill, premier architecte à avoir été érigé au rang de star. Il m’a chargé du développement international de son agence. Celle-ci comptait alors près de 150 personnes, réparties entre Barcelone, Paris, New York et Tokyo. J’ai passé dix ans dans ce cabinet, à une fonction de management, tissant des réseaux dans 25 pays. Nous étions le plus souvent missionnés par des gouvernements ou de grandes municipalités. Analyser la façon dont se jouait un rapport entre des questions économiques, politiques et culturelles était passionnant. Tout l’intérêt des grands projets d’architecture est de concentrer, à une échelle réduite, les enjeux d’une société.
8Cinq ans de collaboration avec Ricardo Bofill m’ont convaincu que le métier d’architecte était le plus beau qui soit. À 33 ans, parallèlement à mon activité professionnelle, je me suis inscrit en école d’architecture. Cinq ans plus tard, en 2000, j’étais diplômé et créais dans la foulée mon agence, PCA-STREAM.
9Si j’avais eu l’illusion de croire que mon passé auprès de Ricardo Bofill m’aiderait à trouver des clients, j’ai vite déchanté. Il était sollicité comme architecte pour d’immenses réalisations, mais j’étais perçu à ses côtés comme l’homme d’affaires. En tant qu’architecte indépendant et débutant, j’ai dû repartir de zéro, faire mes preuves avec des projets à une échelle modeste, comme des galeries d’art ou des commerces.
10En 2006, un investisseur m’a confié comme premier grand projet, rue de Grenelle à Paris, la restructuration d’un complexe historique de 20 000 mètres carrés, ancien siège du Télégraphe. J’éprouvais dès cette époque le besoin de ne pas me limiter au geste architectural, à la seule construction. Je craignais de m’enfermer dans une approche technique où il s’agirait de résoudre les problèmes l’un après l’autre, bâtiment après bâtiment. J’ai alors convoqué toutes les disciplines que j’avais dû abandonner par le passé : littérature, philosophie, sciences humaines… Cela s’est notamment traduit par une installation artistique in situ de Detanico & Lain. De façon plus générale, j’avais l’intuition que la transdisciplinarité devenait indispensable pour accompagner le changement d’époque vers une ère plus complexe, où l’enjeu serait de casser les silos académiques érigés par la raison moderne.
Penser pour construire
11Cette transdisciplinarité, je la mets en œuvre au sein même de mon agence. J’ai eu la chance, il y a quatre ans, d’acquérir une ancienne imprimerie de près de 1 000 mètres carrés dans le quartier du Marais, à Paris, où j’ai réuni des architectes, des ingénieurs, des paysagistes, des biologistes, des artistes, des éditeurs… En deux ans, l’équipe est passée de 35 à 85 collaborateurs – croissance qui me confronte, incidemment, à de vrais sujets de management de la création. En rassemblant des profils aussi divers, j’entends susciter une fertilisation croisée entre la construction, geste architectural par excellence, et la pensée.
Vue aérienne du #cloud.paris
Vue aérienne du #cloud.paris
Appréhender la complexité du monde
12J’ai créé en 2008 la revue Stream, en référence à Zygmunt Bauman et à son concept de “modernité liquide”. Nous en avons publié quatre numéros en dix ans. Chacun est le fruit de deux ans de recherche menée par l’équipe sur une thématique précise, qu’elle explore au travers d’interviews avec des artistes, des chercheurs, des penseurs et des créateurs. Le premier opus interrogeait ce que peut signifier l’exploration d’un monde fini, à une époque où apparaissaient les cartographies de Google Maps répertoriant le moindre point de la planète. En parallèle, nous y analysions la question de l’économie de l’immatériel. Ce fut l’occasion d’interroger les travaux de Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, auteurs d’un rapport sur le sujet, des architectes comme Jacques Ferrier, Jacques Herzog et Pierre de Meuron ou des artistes comme Xavier Veilhan… La réflexion avançant, nous avons pris conscience que l’injonction de rechercher et d’innover était d’autant plus prégnante que nous vivions dans un monde fini, mais également que la compétition se déportait vers un capitalisme dans lequel l’innovation serait le moteur de la compétitivité.
13Notre exploration suivante a été consacrée à l’impact qu’aurait cette nouvelle forme de compétition sur la façon de travailler et, ainsi, sur les espaces de travail. Nous avons lancé cette réflexion en 2009, alors que la crise des subprimes qui venait d’éclater avait stoppé net toute activité – à tel point que j’ai dû me séparer d’une partie de mon équipe. Autant l’architecture pense depuis toujours la question du logement, domaine traditionnellement noble, car renvoyant à la vie de la cité, autant elle s’intéresse peu à celle du travail, qu’elle assimile à un secteur capitaliste auquel elle n’entend pas se mêler. Il me paraissait nécessaire, au contraire, de réfléchir aux immeubles de bureau. Je pressentais qu’après l’effondrement de la financiarisation de l’immobilier et alors que fleurissait un capitalisme de la connaissance, le travail reposerait désormais sur des valeurs renouvelées. Pour nourrir cette réflexion, nous avons sondé l’économiste Yann Moulier-Boutang, le philosophe Bernard Stiegler, Nicolas Bourriaud, l’un des fondateurs du Palais de Tokyo, des artistes et quelques architectes. Nous en avons tiré la conviction que le management était appelé à une profonde mutation et que les espaces de travail en seraient transformés. Cette conviction, nous l’avons ensuite matérialisée dans nos projets architecturaux.
14Stream 03 – Habiter l’anthropocène, paru en 2015, analysait l’évolution de l’urbanisation et cherchait les outils conceptuels pour penser le changement de paradigme de notre condition urbaine à l’ère anthropocène. À sa suite, Stream 04 – Les Paradoxes du vivant, paru en 2017, explorait les scénarios de réponses au constat de cette ère anthropocène en analysant les nouvelles relations de l’homme au vivant et le renforcement du modèle de la “ville-métabolisme”. Il s’agissait de proposer des pistes de réponse pour redéfinir nos manières d’habiter et de construire la ville, en faisant du vivant un modèle, un outil ou un partenaire.
15Tous les fruits de ces recherches sont accessibles en open access sur une plateforme numérique. De son côté, l’équipe de l’agence digère cette matière intellectuelle et la traduit dans son travail.
Quatre illustrations concrètes
16En 2011, alors que nous produisions le volume de Stream consacré aux espaces de travail, un investisseur nous a confié un ensemble immobilier de 38 000 mètres carrés dans le quartier de la Bourse à Paris. Il était constitué d’un agrégat d’immeubles hétérogènes que le Crédit lyonnais avait agglomérés tout au long du XXe siècle. Que faire de ce vaisseau ? Tandis que toutes les compagnies déménageaient en périphérie, qui souhaiterait encore s’installer au centre de Paris lorsque le bâtiment serait livré, cinq ans plus tard ? Le projet nécessitant des travaux colossaux, estimés à 100 millions d’euros, il fallait lui trouver une viabilité économique.
17Nos recherches nous avaient permis de comprendre que les entreprises à forte valeur ajoutée se livraient une guerre de talents et devaient redoubler d’arguments pour attirer des jeunes diplômés. Le lieu de travail, par son emplacement, sa conception, les services et le bien-être qu’il offrait, devenait un outil stratégique de management. Pour répondre à des pratiques managériales toujours plus horizontales, nous avons misé sur d’immenses plateaux. Nous avons conservé la mémoire des différentes façades d’origine – soit en les restaurant, soit en les réinterprétant – pour ne pas constituer un bloc massif au sein de la ville, mais avons entièrement rationalisé l’intérieur pour obtenir des plateaux filants de 3 000 mètres carrés, surface rarissime à Paris. Au centre de ce bâtiment nommé #cloud.paris, une vaste et lumineuse “place de village” devait permettre aux futurs occupants – que nous ne connaissions pas à l’époque – de se croiser, d’échanger et de cultiver la sérendipité à laquelle les organisations innovantes sont tellement attachées. Pour valoriser les 10 000 mètres carrés du sous-sol, nous y avons implanté des restaurants baignés de lumière naturelle grâce à d’ingénieux dispositifs de façade. Avant même que le bâtiment ne soit terminé, nous avons eu la bonne surprise de voir Facebook, BlaBlaCar et Exane faire le choix de s’y installer. Cette réalisation a été saluée comme une “nouvelle pierre” apportée aux immeubles de bureau à Paris.
18Depuis, les sollicitations affluent et sont autant d’occasions de décliner et d’actualiser notre réflexion sur les bureaux. Nous venons de terminer la transformation de la caserne de la Pépinière en un espace de travail contemporain. Le fameux cabinet d’avocats d’affaires international Gide Loyrette Nouel a été conquis par le projet et a décidé de louer cet espace. Nous l’avons donc finalisé par des aménagements sur mesure. La vie s’y organise autour d’un jardin et d’un pavillon contemporain vitré, érigé au centre de la cour, qui abrite des espaces partagés : restaurant, bibliothèque… Aujourd’hui, quelques mois à peine après l’installation du cabinet, nos hypothèses sur la contribution des espaces à un management renouvelé semblent s’avérer : des collaborateurs qui ne communiquaient jamais se mettent à discuter et à travailler ensemble, nous dit-on.
19Nous avons par ailleurs remporté un concours dans le cadre de l’appel à projets urbains innovants Réinventer Paris pour un site implanté au pied du nouveau tribunal de grande instance, au sein de la ZAC Clichy-Batignolles. Loin des silos habituels, nous y avons proposé un immeuble mixte accueillant un hôtel, des bureaux, des commerces, un espace de coworking, un incubateur d’entreprises et de l’agriculture urbaine. Cet “équipement privé d’intérêt général” contribuera à l’animation du quartier.
20Nous travaillons également sur le futur siège de Total à La Défense. Il s’agissait, cette fois, de réinventer la manière de travailler dans une tour, c’est-à-dire, traditionnellement, sur des plateaux de 1 800 mètres carrés maximum. Nous avons fait évoluer ce principe en reliant deux tours et en aménageant des duplex de 6 000 mètres carrés dont chacun est doté d’une terrasse et d’espaces végétalisés. Nous introduisons ainsi une horizontalité de fonctionnement dans un espace par nature très vertical.
21Là où l’approche traditionnelle de l’architecture repose sur le design, la construction et le design-développement, le résultat étant considéré comme une œuvre d’auteur, nous sommes convaincus qu’il faut miser sur l’intelligence collective en convoquant une multiplicité de savoir-faire. Nous y introduisons de l’innovation – notion peu présente en architecture, où l’on préfère la création – inspirée par de la recherche. Cette dernière est devenue une source de développement, car c’est désormais pour elle que des clients nous sollicitent.
Vers un laboratoire de recherche appliquée
22J’ai l’ambition d’ajouter prochainement au laboratoire théorique – la revue Stream – un laboratoire de recherche appliquée qui approfondira plus particulièrement trois thèmes : la nature, les nouvelles technologies et l’évolution des usages. Comment repenser notre rapport à la nature ? Comment tirer parti des nouvelles technologies et impulser une transformation des usages pour atténuer l’impact de l’homme sur l’environnement ? Nous développons à cette fin des partenariats avec des laboratoires et des universités, mais aussi avec des industriels, des investisseurs et des constructeurs, afin de nous assurer que ces recherches aboutissent à une matérialisation.
23Le prochain numéro de Stream portera sur les nouvelles formes d’intelligence que l’homme devra développer au XXIe siècle. Pour embrasser l’immense complexité de la ville de demain, il nous faudra convoquer et savoir articuler des intelligences collectives, artificielles et émotionnelles. En parallèle, nous constatons que le centre de gravité des réflexions sur la ville s’éloigne des acteurs traditionnels pour se rapprocher d’acteurs comme Google, avec ses Sidewalk Labs, ou de McKinsey, avec ses départements d’urbanisme. C’est pour moi une nouvelle preuve que les architectes et les urbanistes doivent sortir de leur zone de confort et nourrir une recherche interdisciplinaire.
Débat
Comment construire sans savoir pour qui ?
24Un intervenant : Comment interagissent les commanditaires des concours et les clients finaux, sachant que vous concevez certains immeubles de bureau avant même de savoir qui en seront les locataires ? Comment parvenez-vous à imposer votre approche originale et transdisciplinaire dans les concours, dont on sait qu’ils sont peu propices à l’innovation ?
25Philippe Chiambaretta : Depuis les années 1990, la plupart des grands groupes ont externalisé leur immobilier, devenant locataires des locaux qu’ils occupent. Cela a induit une financiarisation accrue de ce secteur, qui offre des placements très attractifs. Un immeuble loué par une grande signature sur des baux longs est un investissement sûr et hautement rentable. Dans l’immense majorité des cas, l’industrie immobilière développe des projets sans clients identifiés et ne trouve des locataires qu’un an avant la fin du chantier. En effet, une entreprise ne se projette pas dans un déménagement à plus d’un ou deux ans, alors qu’il en faut cinq pour ériger un bâtiment.
26Adossé à un investisseur, un promoteur travaille donc sur la conception d’un édifice avec un architecte. L’expertise de ce dernier permet d’élaborer un bâtiment qui anticipe les transformations sociales et arrivera à être attractif cinq ans plus tard, à sa livraison. À titre d’exemple, nous avons lancé la conception du #cloud.paris en 2011. BlaBlaCar s’y est installé en 2015, occupant 10 000 mètres carrés à des loyers jamais atteints jusque-là dans ce quartier. Or, BlaBlaCar n’existait même pas lorsque nous avons entamé le projet. Mais nous avions prédit qu’un tel bâtiment attirerait des sociétés des nouvelles technologies à forte valeur ajoutée. C’est, par exemple, sur ce mode que nous transformons actuellement l’immeuble anciennement occupé par le Virgin Megastore avenue des Champs-Élysées.
27Dans le cadre d’un concours, comme celui de la caserne de la Pépinière, où l’Armée lançait un appel d’offres auprès d’investisseurs, nous lui avons soumis une solution complète sur la façon dont nous imaginions le futur de ce bâtiment, en collaboration avec une société foncière, Eurosic, qui a pu formaliser une offre financière à partir de ce scénario. Deux ans plus tard, alors que nous étions en phase avancée d’étude et avions obtenu le permis de construire, le cabinet Gide Loyrette Nouel s’est manifesté.
28Ce fonctionnement prévaut sur nombre de projets, y compris pour le siège social de Total. En l’occurrence, Groupama possédait un terrain à La Défense et avait lancé un concours d’architecture sur une tour de 120 000 mètres carrés. Nous l’avons emporté avec une approche très innovante. Groupama a ensuite soumis notre projet à Total, dont il savait qu’il envisageait de déménager et étudiait différentes propositions en ce sens.
29Quant à l’innovation, elle est au cœur du programme Réinventer Paris, lancé en 2015 sous l’impulsion de Jean-Louis Missika, adjoint au maire pour l’urbanisme. Cette initiative entend casser le séquençage traditionnel dans lequel la municipalité, censée savoir ce qui est bon pour la population, décide de construire un immeuble, choisit l’investisseur le mieux-disant – acteur privé censé ne s’intéresser qu’à l’argent – et lance un concours d’architecture pour donner une jolie forme à l’ensemble. Or, la municipalité est consciente qu’elle n’est pas la mieux armée, pas la seule en tout cas, pour savoir ce dont la cité de demain aura besoin. Elle a ainsi mis en vente 23 terrains et annoncé qu’elle sélectionnerait les offres non pas au regard des seuls critères économiques, mais de leur caractère innovant. Les investisseurs intéressés ont mobilisé des architectes et des équipes transdisciplinaires, faisant dialoguer des usagers, des penseurs, des chercheurs, des start-up… Cela a bouleversé la façon d’appréhender la “fabrique” de la ville. Il ne s’agissait plus de réfléchir au comment, mais au pourquoi. Il se trouve que cette démarche nous était naturelle. Nous avons profité de l’avance que nous avions prise avec Stream.
30Int. : Ne ressentez-vous pas l’envie de traiter d’emblée avec les utilisateurs finaux de vos bâtiments, plutôt qu’avec des intermédiaires ?
31P. C. : Nous avons été sollicités, il y a deux ans, par le Crédit Agricole Brie Picardie, qui devait construire son siège régional dans la zone d’aménagement autour de Marne-la-Vallée. Nous avons expliqué à son directeur général qu’avant d’esquisser le moindre dessin, nous voulions étudier les mutations du secteur bancaire, l’histoire et la particularité de l’entreprise, sa politique d’innovation et sa stratégie. L’architecture doit offrir une réponse sur mesure. En écho à la vocation de cette banque, nous avons, par exemple, conçu une toiture paysagère accueillant des cultures. Le Crédit Agricole étant un grand mécène d’art contemporain, nous avons également imaginé un bâtiment ouvert au public où seraient organisées des expositions.
Utopies, hypothèses et confirmations
32Int. : Pour accompagner des organisations en mutation constante, réfléchissez-vous à des formes d’implantation qui puissent se combiner, comme des Lego ?
33P. C. : L’idée du Lego ou du plug est un fantasme que nourrit l’architecture depuis les utopies des années 1960, mais elle est compliquée à réaliser. En réponse à ce désir de modularité, l’architecture tertiaire se dirige vers des typologies d’espaces assez génériques, flexibles et facilement reconfigurables. Au-delà, nous réfléchissons à une trame unique qui permettrait de transformer sans difficulté un même bâtiment en bureau, en logement ou en hôtel. En effet, qui sait comment nous vivrons demain ?
34Autre forme de flexibilité, les espaces de coworking sont en plein développement. À la parution du numéro de Stream 02 – After office, en 2012, un acteur émergeait à peine dans ce domaine, le new-yorkais WeWork. Depuis, il a levé plusieurs milliards de dollars et s’implante partout dans le monde. Les offres de coworking répondent à la volatilité des entreprises opérant dans des secteurs à forte croissance. Être locataire d’un immeuble de bureau oblige à s’engager sur un bail assez long. C’est une contrainte non négligeable pour une société qui peut être amenée à croître rapidement ou à péricliter. Autrefois, l’investisseur détenait l’actif et le louait au client final. Désormais, une société de coworking prend le bail auprès de l’investisseur et loue les espaces à des tiers, à la carte. Les entreprises apprécient également ces lieux de brassage, car ils sont propices à la créativité. Ce marché en pleine explosion se consolidera dans les années à venir. Peut-être des professionnels de l’hôtellerie s’y imposeront-ils, tirant parti de leur savoir-faire dans l’animation des communautés et la gestion des taux d’occupation.
35Int. : Au cours de vos recherches, testez-vous des prototypes à petite échelle ? Une fois vos bâtiments finalisés, analysez-vous la façon dont les utilisateurs se les approprient ?
36P. C. : Deux ans après la livraison du #cloud.paris, nous programmons une enquête auprès des utilisateurs, si tant est que Facebook et BlaBlaCar acceptent de nous ouvrir leurs portes. Nous en ferons de même pour le cabinet Gide Loyrette Nouel à la caserne de la Pépinière.
37Il est important que nous puissions confirmer ou infirmer nos hypothèses en nous confrontant au réel, sans être contraints par la temporalité de nos projets. À titre d’illustration, trois ans de réflexion sur le vivant nous ont conduits au concept de “ville-métabolisme” et incités à recourir à des outils issus de la biologie. Cependant, lorsque nous passons en phase de réalisation dans le cadre d’un projet, nous disposons d’environ trois mois. Le hiatus est trop important. Je ressens le besoin de créer une marche intermédiaire, un laboratoire de recherche appliquée où nous pourrons travailler sur des prototypes. Pour lutter contre l’extinction de la biodiversité en ville, nous pourrions par exemple tester des éléments de façade laissant la possibilité à des oiseaux de s’y nicher. Si nous commençons à explorer ce type de sujet au début d’un projet, il est déjà trop tard.
38Ce futur laboratoire, qui pourrait s’adosser à un fonds de dotation, viendra stabiliser et consolider notre activité de recherche. Il la libérera de l’économie fluctuante des projets architecturaux et lui permettra de s’appuyer sur un modèle économique plus indépendant.
Une innovation réservée à l’élite ?
39Int. : La vision du travail qui transpire de vos espaces n’est-elle pas une mode managériale ? Ne peut-on pas lui reprocher un caractère élitiste ? Tout le monde ne travaille pas chez Facebook et BlaBlaCar !
40P. C. : Peut-être voyez-vous une mode dans ce phénomène, car il concentre aujourd’hui tous les regards et se focalise sur des détails superficiels – le baby-foot et le canapé dont toute entreprise moderne est censée s’affubler. Or, nos recherches nous ont conduits sur cette piste il y a des années, quand personne ne parlait encore de ces sujets. Nous avons identifié une convergence de facteurs sociologiques induisant des changements profonds dans l’espace de travail. Les nouvelles générations ont un rapport inédit à l’emploi, au salariat et à l’entrepreneuriat. Je travaille entre autres avec Ingrid Nappi-Choulet, titulaire de la Chaire immobilier et développement durable de l’ESSEC, pour mieux comprendre les attentes des jeunes diplômés. Dans quel type de bureau souhaiteront-ils travailler ?
41Le terme même de bureau a de multiples significations, depuis la table sur laquelle on travaille jusqu’à l’espace que l’on partage avec d’autres ou l’immeuble dans sa globalité, dont on peut questionner la place dans la ville. Les futurs diplômés, appelés à être les gagnants de la mondialisation, entendent travailler dans des quartiers mixtes et animés, plutôt en centre-ville et dans des locaux qui ne ressemblent pas à des bureaux. La technologie induit, en outre, une transformation du rapport à l’espace-temps, puisque nous pouvons travailler depuis n’importe où, n’importe quand. Les questions environnementales s’invitent aussi dans la réflexion, l’accès à une terrasse et à un jardin étant dans le même temps perçu comme l’un des premiers facteurs de bien-être par les salariés.
42Je suis parfaitement conscient que tout ceci s’applique à une certaine catégorie d’entreprises. Les réflexions que nous avons menées à l’occasion de ces projets, majoritairement parisiens, nous ont révélé combien leur équation économique était élitiste. L’environnement de travail ne devient un outil de management que lorsque le surcoût du loyer est compensé par la valeur ajoutée des talents qu’il permet d’attirer. Cette réalité concourt à une polarisation dans laquelle le centre des métropoles est occupé par les individus générant la plus forte valeur ajoutée économique. Nous ne nous interdisons pas de travailler sur de tels projets, qui nous permettent de prendre conscience de certaines évolutions sociétales. Lorsque nous sortons des centres-villes, nous restons fidèles à notre principe d’innovation et nous efforçons, en contrepartie, de réduire les coûts de construction.
Quand l’architecte doit se faire chercheur
43Int. : Dans votre processus, la recherche précède-t-elle toujours la conception ou continue-t-elle de la nourrir une fois le projet lancé ?
44P. C. : L’agence travaille depuis quatre mois sur un concours lancé par emlyon business school. Son directeur m’a livré le questionnement profond qui l’animait : qu’enseigner à des étudiants qui vivront dans un monde où la moitié des métiers sont encore inconnus ? Comment aborder l’enseignement à l’heure où la connaissance se dilue et où l’université perd son statut d’autorité ? Comment faire de chaque élève un “entrepreneur de soi-même” ? Ces questions m’ont paru si passionnantes que j’en ai fait le sujet de notre prochain Stream, que nous soyons retenus ou non à l’issue du concours. Dans ce cas, c’est l’architecture qui impulse la recherche de fond.
45Int. : Comment vos collaborateurs s’impliquent-ils dans l’activité de recherche et comment celle-ci irrigue-t-elle leur travail en retour ?
46P. C. : L’équipe dédiée à Stream compte quatre à cinq personnes, rarement des architectes. Elle se renouvelle régulièrement. Jusqu’au troisième numéro, elle était un peu à part, perçue par le reste de l’agence comme la “danseuse” du président. Le programme Réinventer Paris a changé la donne : dès lors qu’un investisseur nous confiait tous les aspects d’un projet (modèle économique, innovation programmatique et technique, identification des partenaires, architecture…), la valeur ajoutée de notre activité de recherche paraissait évidente.
47J’ai demandé que l’édifice que nous avons conçu dans le cadre de Réinventer Paris s’appelle le Stream Building, tel un manifeste de notre approche singulière. Nous en avons d’ailleurs déposé la marque. Nous pourrions produire d’autres Stream Buildings, mais la ville s’y oppose, craignant un effet de répétition et un trop faible investissement de notre part. Cela soulève une question de fond. Dès lors que nous avons mis au point un premier projet extrêmement complexe, fruit d’une réflexion poussée, pourquoi ne pas dupliquer son application ? N’est-ce pas le propre de la recherche que de développer des solutions susceptibles d’être reproduites ?
Un créateur riche d’être manager
48Int. : En matière de management, vous semblez confronté à des problématiques liées à la charge d’une part, et à votre propre place dans l’organisation d’autre part. Votre parcours a ceci d’atypique que vous avez été manager avant de devenir créateur. Ce passé managérial influence-t-il votre façon d’aborder l’organisation de la création ? Quelle est la nature de votre intervention dans les processus ?
49P. C. : L’organisation et le management sont parmi mes grandes préoccupations actuelles. L’agence atteint sa taille limite. Depuis près d’un an et demi, nous refusons des projets très régulièrement. Ne pouvant plus tout mener de front, je m’apprête à recruter un directeur général.
50Pendant les quinze premières années de ma carrière, j’ai été un manager officiel, mais un créateur refoulé ! Ces débuts m’ont amputé temporairement d’une partie de moi-même, mais m’ont donné des outils faisant souvent défaut aux architectes. Au cours de la journée, je suis alternativement chef d’entreprise, manager, concepteur, penseur… Le métier d’architecte est tellement complexe qu’il nécessite tous ces savoir-faire.
51Plus encore, l’urgence à laquelle l’anthropocène nous confronte investit l’architecte d’un rôle nouveau. Loin d’être un artiste ou un acteur culturel, il doit se faire stratège, chercheur, catalyseur de disciplines et de savoirs. Sur le plan managérial, mon premier objectif est de développer une intelligence collective capable de se saisir de ces enjeux complexes. Quand nous recevons un nouveau projet, je demande aux architectes de ne rien dessiner avant d’être capables de parler intelligemment du sujet, de le problématiser. Je me fais ensuite aiguilleur, tuteur, assembleur d’ingrédients nécessaires à la réflexion. Il reste alors à capitaliser sur les avancées ainsi produites. Cela passe par la constitution d’un noyau dur assez pérenne.
52Int. : Comment fidélisez-vous ce noyau dur, loin de la logique “liquide” qui vous anime par ailleurs ?
53P. C. : En la matière, je me suis beaucoup inspiré de Renzo Piano. J’ai réfléchi à la façon de pérenniser des savoirs au-delà de ma personne, grâce à des méthodes et des process, de sorte que l’agence continue d’exister après moi. J’entends ancrer dans l’organisation une pratique où la recherche explore en profondeur les sujets et où la création se manifeste très en aval. Il n’est pas question que le style détermine en amont la réponse à une situation. Là encore, je ne vois pas l’architecte comme un artiste dont la “patte” serait indispensable.
54Comment transmettre le savoir, le capital humain et social d’une entreprise ? Peut-être la réponse réside-t-elle dans des systèmes de partnership, comme dans les cabinets de conseil. Au fil des ans, certains collaborateurs dans différents domaines d’expertise deviendraient ainsi des partenaires suffisamment imprégnés de l’esprit de l’agence pour en être les garants.
Architecte, mais pas démiurge !
55Int. : Tenez-vous compte du fait que l’homme est un être religieux ? Quelle est la place de Dieu dans votre système ?
56P. C. : Étant irrémédiablement agnostique, je n’invite aucun dieu dans ce processus de conception transdisciplinaire. L’idée d’un ordre supérieur ne m’est pas étrangère, mais je ne lui donne pas le nom de Dieu. Dans mon travail sur l’anthropocène, j’essaie plutôt de comprendre comment la modernité occidentale a pu introduire une scission si nette entre la nature et la culture, au point que l’homme a voulu se rendre « comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre les mots de Descartes. Le dualisme entre objet et sujet, entre nature et culture découle d’un monothéisme qui accorde à l’homme une place à part dans l’univers. Tout ceci a certes permis l’apparition des sciences et des technologies, mais a aussi conduit à l’ère anthropocène. Nous devons désapprendre cette dissociation typiquement occidentale entre nature et culture. Comment penser une ville et une architecture qui ne soient pas anthropocentrées ?
57Sophie Jacolin