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Article de revue

Du pari audacieux au passage à l’échelle : Renault pionnier du véhicule électrique, un vrai avantage compétitif ?

Pages 22 à 29

1En 2009, le lancement du programme Véhicule électrique de Renault pouvait sembler un pari hasardeux. Aujourd’hui, les signaux du marché, l’évolution des technologies, de même que les pressions environnementales et l’appétence des clients confirment le bien-fondé de cette stratégie. Éric Feunteun revient sur les choix effectués et les premiers enseignements alors que le programme amorce un nouveau virage, celui de la montée rapide en volume pour tirer parti de sa situation de first mover et devenir un business majeur du Groupe.

2Le monde du véhicule électrique se trouve à une période charnière. Renault compte parmi les rares acteurs qui ont fait le choix très anticipé d’y entrer dès 2011-2013. Les autres arrivent progressivement, comme les Coréens l’an dernier. Le moment semble donc bien choisi pour dresser un état des lieux avant d’ouvrir la deuxième phase de cette aventure.

État des lieux

3Même si nous avons quelques années de recul, les questions et les incertitudes demeurent nombreuses et invitent à la plus grande humilité.

Un petit marché en forte croissance

4Depuis cinq ou six ans, le marché mondial croît d’environ 50 % par an et il devrait en être de même en 2018. Si la Chine est plutôt en avance, les États-Unis tendent à prendre du retard. L’Europe, quant à elle, se situe entre les deux. D’aucuns observeront qu’il est aisé de croître en partant de si bas, voyant le verre à moitié vide. Nous estimons plutôt qu’il est à moitié plein, tant le marché grandit très vite et le potentiel est réel. Plus l’offre se diversifiera, plus les usages se développeront. Dans les géographies et les segments où l’offre est structurée et où l’écosystème est stable, il est possible de franchir la barre des 10 % de parts de marché. En témoigne l’exemple de la Norvège, qui affichait un taux de 24 % de ventes de véhicules 100 % électriques en 2017, taux qui atteint les 30 % depuis le début de l’année. En France, le véhicule électrique ne couvre pas tous les segments de marché, mais sur le segment B (celui des modèles ZOE ou Clio), il représentait 12 % l’an dernier et davantage cette année.

5Avec 150 000 voitures vendues, le véhicule électrique représente 0,8 % du marché automobile global en Europe et 1 % au niveau mondial (sans compter les voitures chinoises non immatriculées, qui en représentent quasiment autant). La part de Renault sur ce marché s’élève à 25 % en Europe et se situe entre 60 et 70 % en France. Nous ne sommes pas encore présents en Chine, premier marché au monde, mais nous y arriverons prochainement.

Le sens de l’histoire

6Toutes les raisons qui ont conduit au choix stratégique opéré en 2009 par Carlos Ghosn n’ont fait que se confirmer, à commencer par les pressions de l’environnement politico-réglementaire. Même si nous n’avions pas la même visibilité qu’aujourd’hui concernant les restrictions de circulation qui favorisent les technologies zéro émission, nous en sentions les prémices, et cette pression macro-économique n’a fait que croître. Ainsi, les constructeurs ont pris des engagements extrêmement forts en matière de réduction des émissions de CO2 , ne serait-ce que pour atteindre l’objectif des 95 grammes par kilomètre fixé pour 2020. Dans cette quête, le véhicule électrique joue un rôle fondamental. Le fait de nous être lancés très tôt sur ce marché nous aide considérablement, d’une part parce que chaque véhicule électrique compte pour atteindre l’objectif, d’autre part parce que du point de vue de la profitabilité, vendre des véhicules électriques permet de continuer à vendre des véhicules thermiques dont la rentabilité est élevée. À chaque fois que nous vendons une ZOE, nous pouvons vendre huit Duster tout en maintenant le cap des 95 grammes par kilomètre.

7Nous avons également répondu à la pression technologique, qui s’accroît plus vite que nous ne le pensions et qui continuera à le faire, du fait de la masse des investissements déversés par l’alignement de l’ensemble de l’industrie. À la ZOE, lancée fin 2012 avec une batterie de 22 kilowattheures (kWh), a succédé un modèle avec une batterie de 41 kWh fin 2016, sans qu’aucune différence ne soit visible de l’extérieur. Et pour cause, ce quasi doublement de l’énergie a été opéré avec un encombrement et une masse similaires. Cela a permis de n’augmenter le prix que de 2 000 euros environ. C’est une avancée majeure en soi, qui est arrivée deux ans plus tôt que nous ne l’avions envisagé.

8Qui plus est, l’acceptabilité des clients est réelle. Le plaisir à rouler en véhicule électrique constitue l’une de nos forces et nous rend confiants quant à la croissance du marché. Quiconque a déjà prêté son véhicule électrique peut témoigner du sourire qu’il a vu s’afficher sur le visage du conducteur. ZOE est d’ailleurs la voiture Renault avec le plus fort taux de recommandation. C’est souvent la deuxième voiture du marché, mais la première du point de vue de l’usage. Conduire un véhicule électrique n’est pas une punition, bien au contraire !

Des innovations tous azimuts

9Le véhicule électrique se caractérise par de nombreuses innovations, pas uniquement liées à l’électrification. Créer un véhicule électrique ne requiert pas seulement de changer de moteur, comme pour passer d’un modèle diesel à un modèle essence. Cela impose d’innover aussi dans l’architecture et dans les fonctionnalités de la voiture. La courbe d’apprentissage est forte.

Créer de nouveaux produits et usages

10Innover était indispensable pour réduire la consommation d’énergie et optimiser ce qui n’a pas besoin de l’être dans un véhicule à moteur thermique. ZOE a été la première voiture avec une pompe à chaleur à la place du traditionnel système de climatisation et de chauffage. Il a également fallu installer une pompe à vide, pour le freinage. Nous avons aussi inventé une pédale de frein découplée afin de régénérer de l’énergie au maximum et de limiter les déperditions dans les plaquettes. Par ailleurs, en l’absence de source chaude, la neige restant collée sous la voiture, les contraintes de corrosion sur le soubassement sont complètement différentes. L’on n’y pense pas spontanément !

11Autre innovation forte, le câble Caméléon, extrêmement flexible, permet de charger jusqu’à 43 kWh (charge rapide). Cette innovation nous a permis d’en apprendre davantage sur l’état des réseaux et des connexions électriques. En France, seules 40 % des installations chez les particuliers sont aux normes. Or, si ZOE est la voiture la plus flexible du point de vue du mode de charge, elle est aussi sensible à l’état du réseau. C’est ce type de nouveaux apprentissages qu’il a fallu intégrer dans nos organisations.

12Au-delà des composants pris individuellement, le véhicule électrique permet de changer complètement l’architecture des voitures.

Se challenger pour rester leader

13Nous avons annoncé que nous nous lancions dans le véhicule électrique en 2009, puis nous avons sorti les modèles Kangoo, en 2011, et ZOE, en 2012. Avec le deux-places Twizy et le tricorps Fluence, vendu en Corée, nous disposions de la plus large gamme dans le domaine. Nous ne nous sommes pour autant pas endormis sur nos lauriers. Tous les ans, des innovations majeures nous ont permis d’améliorer encore nos produits. La première a été l’internalisation d’un nouveau moteur électrique en 2015 dans notre usine de Cléon, qui produit aussi les moteurs diesel. Jusqu’ici, nous nous fournissions chez Continental. Les apports ont été réels en matière de compétitivité coût, de compacité, de maîtrise de la chaîne de valeur, mais aussi de nouveaux processus à apprendre. Très complexe, ce moteur mêle à la fois des industries traditionnelles et un bobinage inédit. En 2016, notre nouvelle batterie a marqué une rupture majeure en permettant de franchir le cap des 300 kilomètres d’autonomie réelle. En 2017, pour répondre à la pression des logisticiens et des grandes villes, face au développement du commerce et de la logistique urbaine, nous avons lancé le modèle Master. Cette année, nous avons créé un nouveau moteur plus puissant, pour accompagner les voitures plus polyvalentes et plus autonomes. Et nous ne nous arrêterons pas là !

Améliorer la profitabilité

14Les premières voitures ont été vendues sans profitabilité, mais nous sommes rapidement passés dans le positif, et nous avons engagé une véritable lutte pour nous rapprocher de la moyenne du Groupe, que nous avons même dépassée. Cette notion de recovery profitability s’est avérée fondamentale pour continuer l’aventure. En effet, motiver des organisations à vendre des véhicules qui dégradent la rentabilité présente nécessairement ses limites. Il importait donc de trouver le bon dosage en matière d’élasticité du volume. En France, la marge de manœuvre apportée par des incitations fiscales élevées nous a permis d’avoir des coûts comparables à ceux du thermique. Dans les pays avec peu d’incitations fiscales, il y a de toute façon peu d’élasticité du volume. Même si les prix varient de 1 000 euros, ils restent très supérieurs à ceux du thermique.

15Nos véhicules électriques représentent les plus gros chiffres d’affaires unitaires, même s’ils ne concernent que le segment B. La valeur est également réelle pour l’utilisateur, puisqu’une batterie électrique équivaut à cinq ans de carburant.

16Finalement, grâce à la hausse des volumes, la baisse des coûts et la création de valeur autour de la nouvelle batterie, nous avons pu dépasser la moyenne du Groupe. C’est ce qui nous permettra d’écrire la suite de l’histoire du véhicule électrique.

Premiers enseignements

17Ces neuf premières années d’expérience nous ont permis d’acquérir une longueur d’avance. L’on évoque souvent l’aspect technologique, mais ce n’est qu’une toute petite partie de ce que nous avons appris. En effet, l’univers du véhicule électrique a bouleversé la chaîne de valeur de notre industrie en en transformant chaque étape : la technologie, les usines, la vente et l’après-vente, le financement.

Une transformation industrielle

18Nos voitures électriques sont produites sur des lignes de fabrication qui font aussi des véhicules thermiques. Cette flexibilité industrielle est un élément fondamental pour la maîtrise des coûts, a fortiori dans un contexte d’incertitude quant au développement du marché. À ce stade, nous ne pouvons pas imaginer avoir des lignes dédiées.

19Par ailleurs, tous les packs de batterie sont faits chez nous. En effet, ce métier est très proche du nôtre, avec de la mécanique, de la thermique et de l’assemblage. Nous le maîtrisons bien, en tout cas mieux que les chimistes.

Le renouvellement du métier de vendeur

20Le parcours client a été complètement modifié. Les vendeurs ont dû apprendre à parler des usages pour comprendre les besoins clients. C’est une réelle nouveauté et un changement d’habitude qu’il a fallu accompagner. Le vendeur doit également s’assurer que le client disposera d’un moyen de recharge en maison individuelle ou en habitat collectif, mais aussi sur la voie publique. Alors qu’il était un négociateur de remise, il est désormais un mini-chef de projet – a fortiori lorsqu’il est vendeur de flotte. C’est une transformation profonde et lourde qui concerne non seulement le véhicule neuf, mais aussi, désormais, le véhicule d’occasion.

Des batteries en leasing

21Nous avons lancé le véhicule électrique avec la location des batteries, qui concerne aujourd’hui encore plus de 85 % des ventes. Cela permet de rassurer quant à la durabilité des batteries, mais aussi d’afficher un prix acceptable et de proposer un schéma financier bien connu. Vous achetez une ZOE grosso modo au prix d’une Clio et tous les mois, au lieu de payer votre essence, vous payez la location de la batterie.

22Le coût de l’électricité pour la charge est marginale et tendra de plus en plus vers zéro avec les processus de charge intelligente. Aujourd’hui, une charge permettant de parcourir 300 kilomètres coûte entre 3 et 4 euros au maximum et, en travaillant avec les énergéticiens, nous réduirons encore cette facture.

Un nouvel écosystème

23La Norvège vend 24 % de véhicules électriques, contre 0,1 % pour l’Italie. Pourtant, dans ces deux pays, les clients et la gamme de voitures sont relativement les mêmes. Cet écart d’un facteur 200 s’explique par la différence des niveaux de maturité et de stabilité de l’écosystème. C’est encore une transformation importante pour nous : nous ne sommes pas complètement maîtres de notre destin. Ce n’est pas une situation à laquelle nous étions habitués. Avec un bon réseau, une Clio jolie et compétitive sera bien vendue. Avec le véhicule électrique, cela ne suffit plus. Au-delà de notre performance traditionnelle, nous devons être capables de faire éclore un nouvel écosystème et de le rendre visible pour le client. C’est une transformation qu’il a fallu mettre en œuvre y compris dans nos organisations. Dans mon équipe, six personnes travaillent exclusivement aux relations avec le monde de l’énergie, pour capter de la valeur et réduire les coûts d’utilisation des voitures et de charge.

24Nous nous sommes également impliqués dans le développement des bornes publiques, en créant une plateforme d’interopérabilité et en mettant en place une carte de paiement. Nous animons la qualité de la charge publique car tous les jours, des clients reviennent dans nos concessions pour nous faire savoir que des bornes ne fonctionnent pas. Or, dans la plupart des cas, la voiture n’est pas en cause. L’industrie automobile est de plus en plus imbriquée avec son environnement. Des nouveautés sont donc encore à inventer, au regard de l’incidence des externalités sur la perception de la marque et de la qualité.

25Nous apprenons tous les jours. Nos concurrents devront eux-aussi passer les étapes que nous avons franchies au cours de ces neuf premières années, même s’ils iront peut-être un peu plus vite.

Perspectives

26Tout le monde s’accorde à dire que la part de marché du véhicule électrique tendra vers 10 % entre 2022 et 2025. Les volumes, avant tout tirés par la Chine, seront donc significatifs.

Les tendances du marché

27Le marché se structure en trois segments : abordable, mainstream et premium. Les marques premium proposeront des batteries très puissantes permettant de couvrir 100 % des usages, qui resteront à un coût élevé en dépit de la baisse massive du prix du kilowattheure.

28D’autres s’orientent plutôt vers une diversification de leur offre. Ainsi, certains constructeurs généralistes, comme Kona, proposent des batteries de 40 et de 60 kWh, en valorisant l’autonomie au bon prix. En théorie, les clients veulent plus d’autonomie, mais s’ils ont le choix, ils préféreront peut-être payer 5 000 euros de moins. Aujourd’hui, nos clients qui roulent en ZOE parcourent 54 kilomètres par jour, contre 38 pour les conducteurs de Clio essence. Nous avons donc largement couvert le marché et nous ne poursuivons pas uniquement une fuite en avant sur l’autonomie. Il faut également réduire les coûts en conservant des batteries de la taille actuelle, ce qui permettra de compenser la baisse des incitations fiscales et favorisera une massification du mainstream.

29Nous entendons également contribuer à l’émergence d’un segment dit “abordable”, en proposant des voitures avec une autonomie basique. C’est ce que nous ferons en Chine avec Kwid, qui combinera deux des savoir-faire de Renault : le véhicule électrique et le véhicule abordable. Il se caractérisera par un design attractif, concentré sur les fondamentaux qu’attendent les clients et à un niveau de coût inégalé. Nous sommes convaincus qu’il existe un marché pour cela, avec les opérateurs de car sharing (autopartage), qui ont besoin de faire baisser les coûts d’utilisation pour avoir des business models plus rentables, et les personnes avec un budget contraint vivant dans des lieux imposant des déplacements en véhicule.

Véhicules électriques de Renault : Master Z.E., Kangoo Z.E., ZOE et Twizyt

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Véhicules électriques de Renault : Master Z.E., Kangoo Z.E., ZOE et Twizyt

© Renault

Des points de bascule attendus entre 2020 et 2025

30Une visibilité sur les points d’équilibre et de bascule est la base pour un business robuste et durable. En l’occurrence, avec la baisse du coût des batteries, l’augmentation des volumes et la baisse du coût des voitures, il est certain que nous atteindrons un point de bascule (tipping point) concernant le coût d’utilisation entre une voiture thermique à essence et une voiture électrique. Cependant, le délai pour y parvenir dépendra de la taille des batteries. Plus la voiture sera petite et la taille des batteries réduite, plus les usages seront restreints et ce point de bascule rapidement atteint.

31Smart a été le premier à annoncer qu’il ne renouvellerait pas ses voitures thermiques. Le segment A sera donc complètement électrique au début des années 2020. Sur le segment B, le point de bascule devrait s’observer entre 2020, 2021 ou 2022, en fonction des trajectoires de coût de batterie et des incitations fiscales. Pour les voitures plus grosses, des segments C et D, avec des batteries de 60 ou 80 kWh, il est plutôt attendu en 2025.

Des ruptures et des performances

32Nous avons annoncé la création d’une nouvelle plateforme commune avec Nissan, entièrement dédiée à l’électrique. Lorsque les volumes auront crû de manière suffisamment significative, nous réduirons massivement les coûts de production et le ticket d’entrée. De nouvelles générations de batteries permettront également de faire des ruptures sur les coûts, de même que les nouvelles générations d’e-moteur. D’importantes ruptures sont d’ailleurs attendues dans l’électronique de puissance entre 2020 et 2025, qui permettront de compacter et de réduire le coût des organes mécaniques. Mais, au-delà de la réduction des coûts, la nouvelle plateforme apportera énormément de valeur. Elle ouvrira à de nouvelles possibilités pour le design, par exemple des porte-à-faux beaucoup plus courts et des empattements beaucoup plus grands, donc un gain très significatif en habitabilité : vous achèterez un véhicule de segment B au regard de sa taille, avec une habitabilité intérieure équivalente à celle du segment C. Cette perspective est fondamentale, car elle nous procurera une réelle attractivité produit, sans parler de l’intérêt que cela représente pour l’environnement.

33Nous continuerons à accélérer les performances dynamiques des voitures. Ainsi, avec la prochaine génération, que nous lancerons en 2020-2022, un véhicule de segment B de base aura des accélérations comparables à une Clio Renault Sport. Sur le plan de la technologie, de réelles avancées sont également attendues. Elles permettront aux conducteurs de gagner en disponibilité pour faire autre chose que conduire ; dès lors, l’espace intérieur des voitures aura d’autant plus de valeur.

L’affordability, clé de la croissance du marché

34Nous avons toujours construit nos stratégies autour du caractère abordable de nos véhicules, et nous continuerons dans cette voie. La fin du lithium-ion liquide étant envisagée entre 2020 et 2030, nous préparons de nouvelles batteries avec des électrolytes solides, moins sensibles à la température et contenant moins de cobalt, donc moins coûteuses. Il ne s’agit pas de faire de la technologie pour faire de la technologie, mais pour baisser les coûts.

35Par ailleurs, alors qu’elle est un instrument de mobilité, la voiture est à l’arrêt 90 % du temps. Si elle restait branchée, elle représenterait une forte valeur sur le réseau énergétique, a fortiori dans un contexte de progression des énergies renouvelables, qui sont aussi instables. Ainsi, la voiture électrique deviendrait une solution de stockage quasiment gratuite. Dans les lieux contraints, comme les îles, les producteurs d’électricité sont prêts à payer intégralement des batteries aux clients pour utiliser l’énergie stockée. Nous avons lancé une expérimentation en ce sens à Porto Santo, à Madère. Nous en sommes à l’échelle du proof of concept, mais cette initiative illustre la valeur que représente la voiture dans le monde de l’énergie. Certes, c’est un cas extrême, mais il montre à quel point la connexion avec le monde de l’énergie peut être un facteur majeur d’affordability.

36Le principal enjeu, dans les prochains mois, sera celui du “partage du gâteau” avec les énergéticiens. Les opportunités sont réelles, si nous parvenons à nous entendre intelligemment.

Développer de nouveaux champs de valeur

37Nous entendons aller chercher de nouveaux champs de valeur, en particulier autour de l’énergie et de la mobilité. Nous visons ainsi plusieurs points de marge opérationnelle autour de la data, de la mobilité et de l’énergie. Dans une voiture électrique, de nombreux éléments peuvent changer grâce au software. Cela procure des pistes incroyables en matière de data. Par exemple, il est désormais imaginable de vendre un moteur de 90 chevaux pouvant ponctuellement monter à 110. Tesla l’a déjà fait, avec des avancées encore plus audacieuses sur la batterie. Nous explorons donc à la fois nos champs de valeur traditionnels et de nouveaux champs.

38Qui plus est, nos offres commerciales concerneront de moins en moins un produit en particulier ou du financement et de l’après-vente, mais davantage des solutions intégrées relevant à la fois du monde de l’énergie et de celui de la mobilité. C’est une nouvelle transformation lourde que nous vivons !

39Il est fascinant d’observer la cohérence de trois innovations majeures, qui se nourrissent positivement les unes les autres : le véhicule électrique, les énergies renouvelables et le véhicule autonome. Cette cohérence est véritablement porteuse d’espoir.


Débat

Innovations technologiques et industrielles

40Intervenant : Le développement des batteries ne risque-t-il pas de se heurter à une contrainte de disponibilité matière ?

41Éric Feunteun : À court terme peut-être, mais sans doute pas d’ici cinq ans. La capacité à prévoir les volumes de véhicules électriques a été mauvaise par le passé et les investisseurs sont prudents. Toutefois, la situation a globalement tendance à se réguler. Les tensions à court terme viennent des capacités d’ajustement entre l’offre et la demande, mais sur le moyen terme, la production s’adapte et la R&D invente des solutions pour se passer des composants chers. Aujourd’hui, l’électrolyte des batteries est composé à 60 % de nickel, 20 % de manganèse et 20 % de cobalt. Mais la part du nickel ainsi que celle du cobalt, composant le plus cher, seront divisées par deux dans les prochaines années.

42Int. : La technologie 100 % électrique se développera-t-elle suffisamment vite pour couvrir toute la gamme, ou faudra-t-il faire appel à d’autres technologies de type hybride rechargeable dans un premier temps ?

43É. F. : Nous aurons besoin d’autres technologies. Notre approche n’a rien de dogmatique et même si nous sommes convaincus que la destination finale est le tout-électrique, nous déciderons en fonction des usages et des fiscalités. Par ailleurs, pour sortir une voiture sur le segment C, il faudrait une batterie d’au moins 80 kWh. Nous y viendrons à condition d’être capables de faire des véhicules à la fois en lien avec les usages des clients et en ligne avec notre logique d’affordability.

44Int. : Quid de votre capacité industrielle ? Il ne faut pas seulement créer des produits, mais aussi des usines, en particulier pour la production de cellules.

45É. F. : Le fait d’avoir des usines flexibles nous procure une réelle marge de manœuvre. Nos temps de réaction sont relativement raisonnables, puisque nous travaillons actuellement sur les capacités de 2020. Par ailleurs, nous n’avons pas vocation à entrer dans l’industrie des cellules, qui est le business des fournisseurs. Nissan vient d’ailleurs d’en sortir. Pour autant, nous travaillons ensemble, pour les packs. Pour les modules, il peut y avoir un débat.

46Int. : Que pensez-vous du projet de filière européenne pour les batteries électriques ?

47É. F. : Nous y sommes très favorables, même si nous pensons qu’elle ne se fera pas sur la génération actuelle de technologie. Nous incitons d’ailleurs nos fournisseurs à se localiser en Europe. Cependant, il ne suffit pas de décréter une filière, encore faut-il la rendre compétitive.

48Int. : Comment la supply chain devrait-elle évoluer ?

49É. F. : À part les batteries, je n’identifie pas de défi ou de rupture majeure par rapport au reste de l’industrie. Le véritable défi de la supply chain vient plus de l’incertitude sur les volumes. Paradoxalement, une voiture électrique peut être transformée comme n’importe quel véhicule, mais une batterie seule est considérée comme une matière dangereuse. Il faut encore faire tomber quelques barrières réglementaires.

50Int. : Que pensez-vous de la batterie Bolloré ?

51É. F. : Pour des usages d’autopartage, cette technologie de batterie chaude peut s’avérer pertinente. Cependant, pour des particuliers, elle ne présente pas d’intérêt.

52Int. : Renault avait beaucoup travaillé sur le schéma Better Place en Israël. Ce projet est-il abandonné ?

53É. F. : Les limites de ce business model de batteries amovibles ne sont pas techniques mais économiques, liées à l’écart entre le coût d’une station Better Place, de l’ordre de 1 million d’euros, et les quelques dizaines de milliers d’euros d’une station de charge rapide. Nous ne savons pas combler cet écart. Par ailleurs, nous avons constaté que l’usage de charge rapide reste marginal et que, la plupart du temps, la charge lente est suffisante. Nous avions donc calqué à tort le modèle des stations-services. Cela fait partie de la courbe d’apprentissage.

54Patrick Pélata : Le besoin de charge de longue distance a été largement surestimé par Better Place. Par ailleurs, commencer directement avec une Fluence imposait de placer la batterie à la verticale à l’arrière, donc assez haut. La descendre pour la recharger impose du génie civil – poste principal de coût dans une station. Quoi qu’il en soit, toute l’industrie automobile a bougé le jour où Renault, Israël et Better Place ont annoncé publiquement plusieurs dizaines de milliers de véhicules électriques.

Recharger ses batteries

55Int. : Quelle est la capacité du réseau à supporter des charges de pointe ?

56É. F. : Les études que nous avons conduites avec Enedis montrent qu’au plan national, nous sommes dans l’épaisseur du trait, y compris en imaginant que tous les véhicules se chargeraient simultanément, ce qui ne se produira pas. Le problème concerne plutôt les réseaux locaux. Nous sommes pionniers dans la charge intelligente, monodirectionnelle pour l’instant. Aux Pays-Bas, Renault a acquis une start-up qui a développé une application permettant de déléguer la charge de son véhicule et qui arbitre sur les marchés, ce qui réduit l’impact sur les réseaux et génère des économies. Cette solution fait gagner entre 60 et 80 euros par an, soit une réduction du prix de la voiture de 300 euros, d’où l’importance de la connexion avec le monde de l’énergie. De plus, à terme, le mode de charge intelligente et bidirectionnelle devrait devenir réglementaire.

Renault ZOE

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Renault ZOE

© Renault

57Int. : Sera-t-il possible de faire de la charge rapide en courant continu dans un horizon planifiable ?

58É. F. : Oui. Nous introduirons bientôt une charge en courant continu (DC) à 50 kWh sur ZOE. Nous avions fait le choix de considérer que la charge en courant alternatif (AC) coûterait moins cher. C’était un bon choix jusqu’à 22 kWh, mais au-delà de 50 kWh, l’AC ne fonctionne plus. Sans compter que la norme qui émerge en Europe est le DC Combo. Nous sommes l’un des seuls constructeurs à utiliser l’AC jusqu’à 22 kWh, et nous continuerons à le faire, car c’est un véritable avantage compétitif, en particulier pour les flottes.

59Int. : Envisagez-vous d’aller vers une charge à induction ?

60É. F. : Nos ingénieurs y sont très favorables. Pour ma part, je suis plutôt sceptique car nous n’avons pas de visibilité sur des coûts compétitifs et de nombreuses questions demeurent sur le plan technologique. Nous réfléchissons à des solutions robots. Il y aura des applications haut de gamme, mais j’ignore à quelle vitesse elles se généraliseront sur les voitures mainstream. Enfin, nous travaillons à des systèmes d’enroulage de câbles, afin d’améliorer l’expérience client.

61Int. : Qu’en est-il du recyclage des batteries ?

62É. F. : Nos batteries durent longtemps, et même davantage que nous ne le pensions. Les premières générations auront une deuxième vie, car nous travaillons à des applications qui permettent de les utiliser dans les systèmes stationnaires une fois qu’elles ont atteint 75 % de leurs capacités initiales.

63Le recyclage est une obligation légale que nous provisionnons. Son coût baissera avec les volumes et la valorisation des matières. Nous recyclons déjà entre 100 et 200 batteries, accidentées ou de test. La boucle existe et devra progresser avec les volumes.

Diversification de l’offre

64Int. : Un véhicule de segment A est-il actuellement à l’étude ? Valeo a annoncé qu’il avait mis au point une technique permettant de proposer une voiture deux places à 7 500 euros.

65É. F. : L’objectif de Kwid est précisément la rupture de coût. Le projet de Valeo porte sur une batterie de 48 volts. Pour notre part, nous avons opté pour 200 volts et quatre places. Il importe que la voiture électrique pas chère ne soit pas une sous-voiture.

66Int. : Pouvez-vous en dire plus sur vos prochains produits ?

67É. F. : Nous avons annoncé que nous passerions de quatre à huit véhicules électriques avant 2022 et nous renouvellerons nos produits existants pour étendre la gamme à la fois vers le haut et vers le bas.

68Int. : Avez-vous des projets de moteurs à hydrogène ?

69É. F. : Nous travaillons avec une start-up française pour monter des piles à combustible sur Kangoo. La technologie fonctionne et ne pose pas de problème de sécurité. Néanmoins, trois questions se posent : le coût, les usages et les réseaux de recharge, les nouvelles habitudes. Retourner à une station-service est inconcevable pour les usagers de l’électrique. La seule perspective pour l’hydrogène dans le marché automobile serait, à mes yeux, son utilisation comme source de stockage sur le long terme.

70Int. : Comment faire pour être présent en Chine, où les évolutions sont très rapides ?

71É. F. : Nous devons y être doublement présents, à la fois pour le commercial et pour le sourcing, car nous n’atteindrons des économies d’échelle que là où il y a du volume. Nous commençons tout juste à y établir notre marque et à augmenter nos ventes de véhicules thermiques. Pour l’électrique, comme je l’ai dit, nous y entrerons avec un véhicule abordable.

72Int. : Les constructeurs chinois sont en train de prendre une solide avance. Quelle est la réalité de leur puissance sur le marché mondial ?

73É. F. : Pour le moment, ils restent focalisés sur leur marché domestique. Cela changera, mais nous ne savons pas quand. Sourcer une batterie chinoise pour un projet hors de Chine est actuellement très difficile. D’où l’importance d’être présents dans ce pays, afin de disposer de bases de coût et de technologies comparables.

74Int. : Envisagez-vous d’acquérir des start-up, en France ou à l’étranger ?

75É. F. : Oui, essentiellement pour l’écosystème. Nous avons acquis 25 % de Jedlix, qui porte notre offre de Smart Charging aux Pays-Bas. Dans le monde de la mobilité, nous avons acquis plusieurs grosses start-up, comme les VTC Marcel à Paris. Nous avons d’autres projets de partenariats, d’acquisitions ou de créations. Nous avons la chance de disposer de moyens intéressants au travers de fonds internes.

76Int. : Pourquoi ne pas vendre ZOE hors d’Europe, en Chine ou au Japon ?

77É. F. : Cette année, nous vendrons entre 1 000 et 2 000 ZOE hors d’Europe, notamment en Colombie et à Dubaï. En Chine, cependant, le prix de ZOE ne serait pas compatible avec le marché. Au Japon, il existe un standard de charge particulier. Compte tenu de la part de ce marché qui pourrait être la nôtre, nous ne pouvons pas nous permettre de l’installer sur nos véhicules.

L’évolution de l’écosystème

78Int. : L’écosystème évolue-t-il à la même vitesse que les progrès techniques et industriels ?

79É. F. : Par définition, l’écosystème n’évolue jamais assez vite ! Pour faire évoluer la technique, il suffit d’aligner quelques acteurs, tandis que l’écosystème est constitué d’acteurs très nombreux, qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Aujourd’hui, le principal défi n’est plus celui de la charge publique au sens de la quantité de bornes, mais celui de la qualité. Deux autres sujets doivent être traités : les parkings d’immeubles et l’offre commerciale. Nous menons des actions traditionnelles de lobbying, qui ont permis de donner naissance au droit à la prise, et vous verrez prochainement des offres plus simples et plus compétitives pour les copropriétés.

80Int. : Le monde commercial automobile a-t-il suffisamment d’agilité pour passer le goulot d’étranglement de la nouvelle relation client ?

81É. F. : Le métier de l’équipe en charge des relations avec les énergéticiens a complètement changé. Il ne s’agit plus de convaincre les villes d’installer des bornes, mais de créer des projets structurants (générer et partager les revenus du Smart Charging, par exemple). Chez ENGIE, la création d’une direction B to T (Business to Territory) est très intéressante. Cette dimension émerge également chez nous, avec la montée en puissance des acteurs collectifs. Il existe aussi des sujets technico-commerciaux, comme dans l’expérimentation que j’ai mentionnée à Madère.

82Int. : Êtes-vous confrontés à des difficultés en matière de compétences, qui vous empêcheraient de vous développer aussi vite que vous le souhaiteriez ?

83É. F. : En interne, notre défi consiste à capitaliser sur le savoir-faire tout en faisant évoluer les personnes compétentes autour du véhicule électrique. À l’externe, Renault est plutôt attractif et les candidatures ne manquent pas dans les compétences dont nous avons besoin.

84Int. : Le propriétaire d’une voiture électrique est abonné à un fournisseur d’énergie et utilise les services d’un autre quand il utilise une borne de recharge. De nouveaux acteurs voient régulièrement le jour dans ce secteur. Quels sont vos liens avec eux ?

85É. F. : Nous découvrons ce monde, qui se caractérise par son éclatement et par sa structure (production, transport, distribution, fourniture, régulation). Le business model est donc compliqué, sans compter que les réseaux sont peu digitalisés. Les trois défis du monde de l’énergie sont la décarbonation, la décentralisation et la digitalisation. Nous avons un long chemin à parcourir pour accompagner ces transitions.

86Int. : Les clients sont-ils prêts à jouer un rôle dans la transition énergétique ?

87É. F. : Il faudrait qu’ils le fassent sans le savoir ! Si l’on vous propose de gagner 5 euros par mois grâce au Smart Charging, cela vous motivera moins que si l’on vous offre 2 % de remise supplémentaire sur le prix d’une voiture. Le défi est principalement marketing.

88Int. : Il semble que le véhicule électrique se développe moins rapidement sur les segments des flottes d’entreprise et des loueurs que sur celui des particuliers.

89É. F. : Le “mix flotte” est aujourd’hui plus fort pour ZOE que pour Clio, notamment depuis que nous avons passé le cap des 300 kilomètres d’autonomie.

90Concernant les véhicules d’occasion, nous sommes assez confiants : la technologie (hors batterie) est plus simple donc plus durable, la durabilité de la batterie n’est plus un sujet et le volume de la demande dépend essentiellement des incitations fiscales.

91Le point qui reste à travailler est celui de l’export.

92Int. : Y a-t-il encore des sources d’enthousiasme pour les véhicules thermiques ?

93É. F. : Nous avons encore de nombreux défis de très court terme à relever pour la motorisation thermique. Outre le défi purement technique visant à équilibrer dépollution et performance, nous sommes face à un défi de coût. En tout état de cause, le véhicule thermique représente encore la part majoritaire des volumes, et ce sera encore le cas pendant un moment.

94Florence Berthezène

La séance a eu lieu le 16 mai 2018 dans le cadre du séminaire Management de l’innovation.

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