1Vous voulez équiper un hôpital au Bénin ? Fournir des vêtements aux sinistrés sri-lankais du tsunami ? Doter de livres en français la tribu des Chippewas ? Le tout sans que ces équipements ne leur coûtent rien en dehors du transport ? Allez voir Pierre Gillet-Legrand et ses bénévoles. Ils trouveront du matériel qui, sans eux, serait parti à la destruction. Si votre projet leur plaît, ils mettront à votre service leur logistique et leur enthousiasme pour faire parvenir ce matériel, entièrement révisé et de façon sécurisée. Et ils seront heureux de le faire !
2L’association BIP (Base Internationale de Projet) Humanitaire est une plateforme associative, un centre de collecte et un partenaire de la logistique dédié aux activités humanitaires. Elle est née à la suite de l’opération “2 000 tonnes de livres pour l’An 2000” que j’avais initiée en 1998 et qui s’est achevée en 2003. C’était une belle idée mais, pour la réussir, nous avions besoin d’outils. Nous avons alors pris conscience qu’il nous fallait créer une association à but logistique pour aider les acteurs du monde associatif à réaliser leurs projets.
3Nous sommes aujourd’hui une association d’une soixantaine de membres, pour certains bénévoles occasionnels soutenant un noyau dur d’une vingtaine de personnes qui, chaque lundi, se retrouvent pour faire le point sur le programme de la semaine. En permanence, nous bénéficions de l’appui de quatre ou cinq d’entre eux, présents sur place du lundi au vendredi et qui assument bénévolement toutes les fonctions, secrétariat compris.
4Il nous fallait être en mesure, à la fois, d’assurer l’enlèvement avec une flotte de camions du matériel donné, de le stocker dans de bonnes conditions et, enfin, d’assurer son expédition vers les receveurs. Pour cela, après avoir été hébergés par Gaz de France à Viry-Châtillon, nous avons désormais la chance de disposer, depuis 2011, d’un entrepôt de 2 500 mètres carrés au sol en Seine-et-Marne, équipé d’un quai de chargement et de trois chariots élévateurs, ce qui nous épargne une manutention qui deviendrait très vite éprouvante, car nous sommes amenés à traiter de grandes quantités de matériel et des pièces parfois fort lourdes. Nous disposons également d’un camion de 19 tonnes, de deux de 3,5 tonnes et d’un véhicule léger. Durant ces trois dernières années, nous avons expédié 3 600 mètres cubes de matériel en soixante-quinze containers. Les principaux pays destinataires ont été le Cameroun, le Niger, la Guinée Conakry et le Burkina Faso. Nous chargeons des containers de 20 ou 40 pieds, ce qui représente 30 ou 70 mètres cubes. Ce matériel, une fois expédié, est remis soit à une association, soit à un gouvernement, soit à un religieux, qui sont généralement les financeurs sur place.
5En 2009, lorsque nous avons démarré au Bénin, un très beau terrain avait été offert à Monseigneur Martin Adjou lors de son installation comme évêque, afin qu’il y construise sa cathédrale. Il a préféré y installer un hôpital ouvert à toutes les confessions afin de faire partager son engagement et sa volonté de rassemblement à la population. Nous avons contribué à équiper cet hôpital de trois cents chambres, à hauteur de 60 % de ses besoins. Aujourd’hui, pour accompagner ces missions, nous avons besoin de la contribution du monde industriel sous forme du mécénat d’entreprise, l’aide traditionnelle aux associations prodiguée par les départements et les régions ayant fortement diminué en France ces derniers temps, du fait des réductions budgétaires. En revanche, nous tenons à ce qu’il y ait toujours une participation financière de la part du preneur, car c’est le gage d’une prise en charge responsable, ce qui est gratuit ne valant rien.
Une charte des valeurs
6Notre quotidien, tel que nous venons de le présenter, est la conséquence d’une charte que nous avons établie en 2001 et qui fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Elle repose sur les quelques grands principes suivants.
7• Donner quand on a, c’est facile. Recevoir certains dons, de certains donateurs, c’est, en revanche, beaucoup plus difficile. Certains services que, de bonne foi, l’on pense pouvoir rendre ne correspondent pas toujours à des besoins avérés. Il est alors parfois très difficile de le faire comprendre à ceux qui pensent pourtant bien faire en donnant des choses pour lesquelles on n’a cependant aucun usage adapté.
8• Faire que le don humanitaire n’appartienne qu’à celui qui reçoit. Cela pourrait donner le sentiment que l’on n’a rien fait, d’être transparents. Mais c’est le dossier qui nous est présenté et tout le travail qui a été fait en amont qui donnent “envie de faire”. J’ai coutume de dire : « Ne remerciez pas, améliorez ce que l’on vous a donné et ce sera notre plus belle récompense ».
9• Œuvrer sans distinction de nature philosophique, religieuse, politique, raciale ou autre. C’est, pour nous, une évidence hors de laquelle nous n’aurions pas de raison d’être.
10• Agir au nom d’une universalité fondée sur l’amitié et le respect d’autrui. C’est également une évidence. Dans ce genre d’activité, chacun d’entre nous doit comprendre et admettre la différence de l’autre pour faire bloc avec lui, tout en agissant en accord avec sa propre conscience.
11• Favoriser les échanges et une meilleure compréhension entre les hommes. Cela relève pour nous du simple bon sens.
12• S’investir dans chaque échange, être présent, créatif et courageux. La créativité peut s’illustrer par un exemple récent. Nous venons de recevoir, de l’hôpital Foch, un don de soixante chariots de ménage neufs, peu utilisables en l’état en Afrique ou en Asie. Mais, à bien y regarder, il a suffi de retirer les sacs et d’apporter quelques modifications mineures pour en faire de parfaits chariots de soins et leur donner une nouvelle vie.
13• Concrétiser son engagement. Cela passe par un investissement lié au développement et à la logistique interne, qui met en œuvre la complémentarité des uns vis-à-vis des autres.
14• Porter sur le quotidien un regard vigilant et orienté vers des projets réalistes. Effectivement, il arrive parfois que l’on nous soumette des projets irrationnels par rapport au pays, comme, par exemple, implanter une unité de dialyse sans installation de traitement de l’eau.
15• Ne jamais oublier que ce qui n’est pas donné est perdu. Ma plus belle récompense est peut-être que mes interlocuteurs puissent faire leur cette devise. Il faut avoir un œil vigilant et pouvoir dire autour de soi que les choses, réformées chez nous, peuvent souvent avoir une nouvelle vie et être utiles ailleurs.
16Nous venons de missions et de formations diverses. Certains d’entre nous sont issus du secteur de la logistique, d’autres, du monde médical ou de l’éducation, et beaucoup ont déjà œuvré dans le monde associatif. Chacun apporte son regard et sa personnalité. Nous nous tenons systématiquement à l’écart des idées politiques ou religieuses, car nous sommes unis pour aider les plus défavorisés de notre planète. Nous nous efforçons simplement de réunir des matériels, médicaux et autres, et de les faire parvenir là où ils font le plus défaut, en veillant à ce que cette action n’alimente aucune tentation et aucun commerce.
17Notre président fondateur, Bernard Duboc, disait : « Nous sommes une arche enjambant un large fleuve. Nous demandons à tous ceux qui nous attendent sur l’autre rive d’être, avec nous, acteurs de notre action, de nous aider à les aider, et à rendre possible l’entreprise du BIP. » Effectivement, le meilleur remerciement que l’on puisse nous faire, c’est d’améliorer les choses. Ainsi, alors que Monseigneur Adjou me faisait visiter son établissement, j’ai remarqué que les draps, que nous avions fournis avec les lits, avaient tous été brodés au nom de l’hôpital.
18Dans cette perspective, nos interlocuteurs doivent établir un lien réaliste, justifier leur besoin, participer à l’organisation du transport et, enfin, nous tenir informés de la réalisation effective du projet. Rien ne sert, en effet, d’envoyer du mobilier si l’établissement n’en est encore qu’aux fondations. Comme ce qui est là aujourd’hui ne sera peut-être plus là demain, bien souvent, ceux qui viennent nous voir veulent tout prendre tout de suite. Nous faisons alors profiter du matériel en priorité ceux qui sont prêts à l’heure dite.
19Le ciment de notre association est cet idéal : l’amitié qui nous unit, la chaleur des échanges avec les grands oubliés de la planète, notre intime conviction de la nécessité de l’action humanitaire.
Mutualiser les efforts
20On ne devient pas acteur de la coopération du jour au lendemain. On y a beaucoup réfléchi, on s’y est préparé et, un jour, on se lance. Les difficultés rencontrées quotidiennement nous ont amenés à mieux nous organiser collectivement. Qui, en effet, dans une petite association, n’a pas beaucoup donné de son temps et de son énergie, dépensé de son argent personnel sans compter, avant d’être découragé et de baisser les bras ?
21Nous avons été confrontés, pour la première fois, à la nécessité de mutualiser nos efforts lorsqu’un industriel, spécialisé dans les cadeaux d’entreprise, nous a donné son stock de trois mille cafetières neuves. Face à cet énorme volume à traiter, Bernard Duboc, alors responsable du Lions Club de Roissy, et moi-même, nous sommes dits qu’il était indispensable de mettre sur pied un outil qui nous permette de faire face à de tels défis.
22Pour préserver son indépendance dans le choix des dossiers qu’il traite, BIP ne reçoit aucune subvention publique, qu’elle provienne d’un État ou de collectivités territoriales. Comme notre budget de fonctionnement annuel s’élève à 84 000 euros, nous avons décidé que le preneur participerait, pour sa quote-part, à nos charges de fonctionnement, en sus des frais d’acheminement. Il peut, bien entendu, assurer par ses propres moyens ou par ceux d’un autre intermédiaire le transport de son matériel, mais nous ne sommes pas trop mal placés pour ce faire, vu le nombre de containers que nous acheminons chaque année vers l’Afrique. Ce que nous faisons dans ce rôle d’intermédiaire n’appartient qu’à celui qui a initié le projet et à celui qui reçoit : jamais vous ne verrez apparaître nos noms dans un dossier !
Nos donateurs
23Les dons sont multiples, mais nous sommes très spécialisés dans deux domaines. Le plus important, qui représente 80 % de nos activités, est celui du médical, subdivisé, d’une part, dans l’hôtellerie et, de l’autre, dans ce qui touche le matériel technique et les consommables. Les 20 % restant sont constitués par le matériel éducatif et les manuels scolaires.
24En premier lieu, ce sont les établissements de santé qui nous font bénéficier de leur matériel amorti, lors du renouvellement de leurs investissements, ou devenu obsolète, souvent du fait d’un simple changement de normes européennes. Ces équipements peuvent être hôteliers ou de surveillance technique et ils sont assortis, dans la mesure du possible, de leurs pièces détachées. Nous attirons régulièrement l’attention des établissements de santé sur les dispositifs médicaux mis à leur disposition lors des appels d’offres : les consommables non retenus sont des déchets précieux pour nos partenaires étrangers. Nous avons noué un partenariat avec l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), ainsi qu’avec diverses cliniques ou maisons de retraite qui nous fournissent tout ce qui concerne l’hôtellerie. Pour le matériel biomédical, nous avons toujours l’AP-HP, des hôpitaux comme l’hôpital Foch, le pôle hospitalier de Meaux, désormais devenu le GHEF (Grand hôpital de l’Est Francilien). Les consommables, quant à eux, nous sont confiés par le monde industriel.
25Viennent ensuite les équipementiers, lorsque les périodes locatives de leurs matériels sont terminées. Cela concerne, en particulier, les sociétés de location à domicile de meubles adaptés, de fauteuils roulants, etc. On trouve aussi des industriels confrontés à des défauts d’emballage ou de marquage de leurs produits, des changements de gamme et des cas de surstockage. Lors de changements de sites de bureaux, ils nous fournissent également en mobiliers qui, sans cela, partiraient comme déchets alors qu’ils sont parfois peu usagés et qu’ils représentent un vrai luxe ailleurs. Face à un “déchet” de ce type, la question à se poser est alors : « Est-ce que cela me ferait plaisir de le recevoir ? » La diversification des produits reçus est importante afin que l’on puisse répondre au mieux aux besoins d’un chantier global.
26Tout le matériel qui nous arrive, y compris le plus basique, est contrôlé par nos soins. Lors de son arrivée au dépôt, un premier tri est effectué. Nous avons établi un partenariat très fructueux avec la formation en génie biomédical de l’ISIFC (Institut supérieur d’ingénieurs de Franche-Comté), dont les étudiants viennent chez nous faire des stages qui les confrontent à la réalité de leur futur métier. Cela nous permet de vérifier le matériel hautement technologique que nous recevons. Par notre intermédiaire, ces jeunes peuvent également nouer des contacts avec nos receveurs afin de suivre le bon fonctionnement du matériel sur place. Par ailleurs, si d’autres jeunes au profil analogue souhaitent nous rejoindre, nous en serions ravis, car le don de soi participe aux valeurs que nous avons à transmettre : tant que l’on n’a pas fait quelque chose pour autrui, on n’a pas fait grand-chose de sa vie.
27Nous avons également entamé un partenariat avec Chirurgie Solidaire, association d’anciens chirurgiens qui assurent la formation de leurs collègues locaux à leurs meilleures techniques.
L’organisation du don
28Nos bénéficiaires sont des associations, des communautés religieuses, des professionnels de la santé partant en mission, des institutions, des ONG, etc. Ils nous présentent des projets qui peuvent être la construction d’un hôpital, d’un centre de santé communautaire, d’une école, ou la mise en place d’un service. Font appel à nous, en particulier, les associations de service, comme le Rotary ou le Lions Club, qui ont des chantiers à réaliser mais ne disposent pas de capacités logistiques, à la différence des grandes ONG comme Médecins sans frontières ou la Croix rouge, qu’il nous arrive cependant d’aider. Nous aidons aussi des associations nées dans les diasporas de tel ou tel pays et dont les ressortissants veulent secourir ceux restés sur place. Nous avons également des sollicitations directes de la part de pays concernés.
29L’organisation du don se fait autour de projets, car nous ne sommes pas un magasin général mais un “attributeur” de projets. Ceux-ci nous sont présentés par leurs responsables et sont soumis aux membres de notre conseil d’administration. Nous les analysons alors au regard de leur opportunité et des particularités du terrain, certaines demandes étant parfois bien en deçà des besoins réels. Nous écartons les demandes, parfois arrogantes, portant sur des matériels trop sophistiqués ou des lieux disparates, ce qui décourage a priori tout contrôle quant à leur devenir. Si les projets sont validés, alors nous les accompagnons. Ensuite, nous avons coutume de passer, de façon inopinée, quelques temps après les expéditions, pour contrôler ce qui se passe chez le receveur.
30Notre vocation n’est pas d’intervenir dans les situations d’urgence, pour lesquelles notre stratégie n’est généralement pas adaptée. En revanche, dans le cas de l’épidémie de fièvre Ebola, nous avons envoyé en urgence un container de solution hydroalcoolique destiné à la prévention. Nous intervenons éventuellement ensuite dans les phases de reconstruction.
Rejoignez-nous !
31Nombreux sont les retraités parmi nous mais ce n’est nullement une condition nécessaire pour nous rejoindre et participer à notre action ! Il ne s’agit pas forcément d’être physiquement présent sur le terrain : la recherche de matériel ou de consommable requiert, par exemple, toutes les bonnes volontés. En communiquant autour de soi, en faisant connaître notre action, cela peut contribuer à orienter vers nous des matériels autrement voués à la destruction.
32La recherche d’entreprises sponsors, qui puissent nous aider à minorer les frais de participation des receveurs, est également un enjeu important auquel chacun peut contribuer. Autant nous sommes fermement opposés à la gratuité, autant nous souhaiterions pouvoir diminuer la nécessaire participation que nous demandons aux bénéficiaires.
33La dureté des fondamentaux économiques devrait prendre en compte les bons sentiments. C’est une question de bon sens, car à quoi sert une économie seule si l’humain n’y a pas sa place ? L’humanisme, en ce sens-là, rejaillit déjà dans le monde des entreprises qui comprennent de plus en plus la nécessité de s’investir dans l’humanitaire, non seulement pour leur réputation, mais aussi pour leur propre personnel. Faire prendre conscience, par exemple, aux personnes qui ont entretenu consciencieusement tel ou tel matériel, que celui-ci aura, un peu grâce à eux, une seconde vie, est une reconnaissance et une récompense morale du travail qu’ils ont accompli.
Débat
Heureux d’agir pour autrui
34Un intervenant : La convivialité semble avoir un rôle central pour vous. Pourquoi ?
35Pierre Gillet-Legrand : C’est simple, on ne peut faire ce genre de choses que si l’on est dans le bien-être et heureux d’agir pour autrui.
36Int. : Le principal problème dans ce type d’action est la maintenance à terme du matériel. Vous impliquez-vous dans cette problématique ?
37P. G.-L. : C’est effectivement une question essentielle pour nous, mais qui se heurte à des considérations de sécurité. Les jeunes élèves ingénieurs qui nous aident sur ce point sont encore autorisés à aller en Asie. En revanche, l’université ne les autorise plus à intervenir en Afrique, eu égard aux problématiques d’insécurité et aux risques physiques encourus dans certaines zones. Cela nous conduit donc à ne pas y envoyer certains matériels, comme les scanners ou les appareils d’IRM, trop sophistiqués et qui, de plus, ne résisteraient pas aux conditions d’humidité ou de chaleur que l’on rencontre dans ces pays.
38Patrick Théron (BIP) : Nous venons de faire, à un an d’intervalle, deux missions successives au Laos, qui s’ouvre progressivement après une longue période de repli sur soi. Nous avons eu l’opportunité d’y recenser les besoins sanitaires. Nous sommes ainsi intervenus dans la province de Savannakhet, dans une région du centre du pays, tristement célèbre car située sur l’ancienne piste Hô Chi Minh, toujours truffée de mines terrestres depuis la guerre du Vietnam, avec des accidents quotidiens et des déplacements massifs de populations qui ne peuvent plus cultiver leurs terres. Les hôpitaux y sont relativement bien constitués, avec un bon état d’esprit, mais le matériel peut parfois y être défaillant comme nous l’avons constaté sur des respirateurs qui ne fonctionnaient plus. Nous y avons envoyé nos ingénieurs biomédicaux qui, avec trois appareils défectueux, ont pu en rendre un opérationnel et faire avec le reste un stock de pièces de rechange. Bien évidemment, le but est également de former des gens sur place de façon à ce que les choses deviennent pérennes.
39Int. : Comment vous protégez-vous des éventuels vols ou détournements de matériel, une fois livré sur place ?
40P. G.-L. : Dans le cadre de l’opération “2 000 tonnes de livres pour l’an 2000”, j’avais envoyé un container remarquable dans lequel tous les livres avaient été mis dans des caisses en bois, c’était une réalisation fantastique. Cependant, le container n’arrivant pas à destination, et le réceptionnaire ne se manifestant pas, il a été vendu en douane. Pour m’assurer que tout s’était passé selon les règles, j’ai donc demandé le bordereau justificatif. À ma grande surprise, j’ai alors découvert que les livres avaient été déclarés rédigés en anglais, ce qui, dans un pays francophone, réduisait à néant leur valeur marchande officielle. Cela n’a, bien sûr, pas été perdu pour tout le monde ! Donc, le détournement existe, il ne faut pas le nier.
41Dans ce cas, il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Nous nous efforçons donc d’éviter le saupoudrage, pour garder le contrôle. Ensuite, si l’on nous demande une quantité qui n’est pas cohérente avec le projet présenté, nous ne la servons pas. En amont, nous n’avons pas d’autres moyens de contrôle à notre disposition. Néanmoins, il y a la réputation du demandeur ; le monde de l’humanitaire est extrêmement étroit et tout le monde se connaît.
42P. T. : Pierre, dont vous pouvez apprécier la personnalité, a évoqué l’hôpital fondé par Monseigneur Adjou. Ce dernier porte une telle autorité naturelle et une éthique si forte, que personne, dans son entourage, ne s’autoriserait à le trahir. C’est le fait de pouvoir travailler avec ce genre de personnes qui m’a convaincu d’adhérer à BIP. Par ailleurs, les membres du Lions Club International sont pour nous des relais qui garantissent la qualité et l’engagement des potentiels bénéficiaires de nos services. Tout est sans doute possible dans ce monde-là mais, avec ce genre d’interlocuteurs, nous nous assurons une forte probabilité de fiabilité dans nos échanges.
43Au Laos, nous avons ainsi équipé un dispensaire avec un petit centre de médecine néonatale et un cabinet dentaire. Cela correspondait à un réel besoin, que nous avions identifié lors d’une première visite, accompagnés du ministre et des autorités sanitaires régionales, durant laquelle nous avions été frappés par la qualité de ce que le personnel en place faisait, malgré un manque de moyens criant.
44Enfin, rien ne part sans un contrat vérifié et validé par Pierre et notre conseil d’administration, qui attestent qu’il s’agit d’un vrai projet et non pas d’une tentative de récupération de matériel gratuit, destiné à être ensuite revendu à bon prix.
45Int. : Vous avez évoqué des contrôles aléatoires sur le terrain. Comment défrayez-vous les intervenants ?
46P. G.-L. : Il n’y a pas de défraiement. Chacun prend à sa charge les frais de sa mission, qu’il peut ensuite faire défiscaliser sur justificatifs.
Passer du gaspillage à la solidarité
47Int. : En visitant vos entrepôts, on se rend bien compte de la société d’abondance dans laquelle nous vivons. J’ai constaté, en venant chez vous, que vous recevez parfois des dons massifs de produits en parfait état, du gel hydroalcoolique en l’espèce, dont le seul défaut n’était qu’un emballage défectueux. Comment faites-vous pour les écouler ?
48P. G.-L. : Tout d’abord, le geste le plus facile aurait été de les mettre à la benne. L’industriel a donc dû faire un effort pour ne pas céder à cette tentation et nous contacter. Dans le cas exemplaire de ce gel hydroalcoolique, il s’agissait de trente-six palettes de ce produit, porteuses d’une simple erreur de marquage entraînant une coûteuse obligation de destruction, au regard de la législation européenne. Dans la mesure où BIP ne distribuait pas ce produit au sein de l’Union européenne et en assurait la traçabilité, ce qui a fait l’objet d’un engagement écrit auprès de la Répression des fraudes – qui attestait par là-même que le produit était intrinsèquement valable – nous n’étions plus assujettis à cette obligation et nous avons pu l’acheminer là où l’on en avait besoin.
49Lors d’un changement de logo chez Air France, une quantité de pyjamas neufs, destinés aux passagers de première classe et achetés hors taxes auprès de griffes prestigieuses, étaient également destinés à la destruction. Nous nous sommes alors retrouvés avec des milliers de vêtements, bien adaptables aux climats chauds mais impossibles à envoyer en Afrique ou en Asie, sauf à nous rendre complices d’une mise sur le marché totalement illicite et contraire à notre vocation. Il se trouve que le tsunami, qui a ravagé l’océan indien, s’est produit à la même époque. Nous avons alors pu envoyer la totalité de ce stock au Sri Lanka, sous contrôle de l’ambassade de France qui en a assuré la distribution, afin de vêtir les populations victimes de la catastrophe et totalement démunies.
50Int. : Comment se passent vos relations avec les autorités politiques locales ?
51P. G.-L. : Comme nous n’attendons aucun subside de quelque autorité que ce soit, ni en France ni ailleurs, nous n’entretenons délibérément aucune relation avec les politiques et nous bénéficions ainsi d’une totale liberté ! Toutes les formalités douanières sont, bien sûr, faites par nos soins, mais nous nous arrêtons à la douane du pays concerné. Des accompagnements par les ambassades de France sont rares, bien qu’elles puissent exister, comme cela fut le cas au Sri Lanka
52Int. : Pour gérer vos actions, faites-vous appel à du mécénat de compétences afin de trouver, par exemple, un chef de projet ?
53P. G.-L. : Nous ne sommes qu’un outil et n’avons pas de projets propres. C’est un chef de projet qui va venir nous demander de l’aider dans son entreprise. Ainsi, dans le cas de l’hôpital de Monseigneur Adjou, c’est son propre chef de projet, un médecin de Cotonou, qui a réalisé toute la coordination.
Des partenariats féconds
54Int. : Comment interviennent les étudiants de l’université de Franche-Comté ?
55P. G.-L. : Nous recevons ces élèves ingénieurs par groupes de trois ou quatre soit chez nous, soit à l’étranger. Quand ils viennent chez nous, généralement pour une semaine, c’est pour réviser du matériel. Dans ce cas, ils sont nourris et logés par nos soins et une convention est signée entre l’université, l’étudiant et nous-mêmes, mais ils ne sont pas rémunérés. Dans le cadre d’une mission à l’étranger, ils sont sous la couverture de l’université, ce qui leur interdit, de fait, l’accès à certains pays sensibles. Certains étudiants reviennent parmi nous durant leurs périodes de vacances. Tous sont ravis d’être confrontés à une vraie expérience et je peux vous certifier qu’après être passés chez nous, ils en repartent transformés ! Nous espérons donc que cette expérience avec l’université de Franche-Comté pourra s’étendre à d’autres partenaires. Nous sommes également intéressés par des stages de techniciens.
56Karim Tabet (AP-HP) : Je suis ingénieur au sein de l’AP-HP. Notre partenariat avec BIP Humanitaire est né de la volonté de l’AP-HP, qui travaille beaucoup à l’international, de relancer une politique de dons institutionnels. Florence Weber, directrice des relations internationales, et moi-même en avons été à l’origine en réfléchissant à la façon de relancer une banque de dons qui travaillait en direct avec une cinquantaine d’associations. Se sont posées plusieurs questions juridiques, notamment sur les obligations légales imposant de fournir les notices techniques complètes des équipements que nous donnions, ce que nous étions dans l’incapacité de faire. L’idée a alors été d’avoir un seul partenaire, en l’espèce une association solide, qui puisse intervenir à flux tendu pour récupérer les équipements réformés. Après inventaire des associations correspondant à nos attentes, BIP Humanitaire a semblé la mieux placée, car nous souhaitions être partenaires d’une association à valeur humaine, à taille familiale, capable d’intervenir aussi rapidement que la benne à rebuts et avec des installations de stockage proches de nos hôpitaux. Après des discussions qui auront duré trois ans, la convention sera finalement signée aujourd’hui même !
57Int. : Vu le nombre d’hôpitaux en France, vous avez-là un potentiel de développement vertigineux…
58P. G.-L. : Dans tout projet de développement, il est nécessaire de bien évaluer les volumes. Il y a trente-sept hôpitaux en région parisienne. Eu égard à cette convention, il est certain qu’en fonction des volumes qui vont nous être confiés, nous allons mettre en œuvre un plan de développement, déjà “dans les tuyaux”, que ce soit en matière de surfaces de stockage ou de bureaux. Cela va demander un petit peu de temps afin de changer les habitudes, mais nous y croyons très fort !
59Int. : Une petite association comme Pathologie Cytologie Développement (PCD), agréée par l’Assistance publique, a peu de besoins, comparée à d’autres. Nous sommes cantonnés à de petits volumes de matériel hyper-spécialisé. Exceptionnellement, nous venons de faire partir quatorze palettes au Cameroun, mais généralement nos envois ne dépassent pas trois ou quatre palettes. Il nous est donc très difficile de bénéficier des containers de BIP. Comment BIP peut-il alors répondre aux besoins de petites associations aussi spécialisées que la nôtre ?
60P. G.-L. : Nous refusons le groupage pour des raisons de traçabilité et de sécurité de nos envois : un container = un destinataire. Dans un groupage, si l’un des destinataires n’est pas présent à la réception, la tentation de s’approprier anonymement un matériel peut être forte et BIP en serait rendu responsable. Cela handicape effectivement de petites associations comme PCD, auxquelles je suis malheureusement obligé de refuser ce genre de service.
61Int. : Quel genre de livres diffusez-vous et à qui ?
62P. G.-L. : En 2003, alors que j’étais encore libraire, on m’a demandé si je pouvais avoir des livres en français pour une tribu indienne du Wisconsin, les Chippewas. À l’époque, Larousse m’a accompagné pour répondre à cette demande et j’ai accepté avec plaisir de jouer Tintin en Amérique. Nous avons donc vécu pendant une semaine chez les Indiens. Cela a été une expérience passionnante et nous y retournons cette année. Il faut savoir que, dans cette tribu, toute la toponymie, qui date des premiers explorateurs français, est dans notre langue.
63Notre secrétaire qui, avec son épouse, travaille beaucoup sur ce secteur, récupère des livres scolaires du primaire, du collège, du lycée et du lycée technique qui sont adressés à différents établissements équivalents. Tout est trié manuellement par discipline puis mis dans des caisses en bois, qui ont auparavant servi à transporter des oranges à jus et qui garantissent un acheminement dans de bonnes conditions. Sont évidemment exclus les livres d’histoire et de géographie. BIP récupère également des livres de bibliothèque, pour enfants et adultes. À Madagascar, le Lions Club a ainsi initié une opération francophonie avec l’ONU qui a pu doter des bibliothèques en ouvrages français qui, autrement, auraient été détruits.
Gérer la croissance
64Int. : Face à des besoins croissants, n’allez-vous pas être confrontés à la nécessité d’embaucher des salariés permanents, au risque de remettre en cause votre philosophie du bénévolat intégral ?
65P. G.-L. : Nous souhaitons tous que l’engagement bénévole soit la règle, car c’est ce qui fait notre richesse et notre identité. On ne compte pas notre temps. Un salarié, aussi bon soit-il, pense à sa carrière, ce qui est parfaitement légitime, et le don de soi passe au second plan. Dans les associations que nous côtoyons, nous constatons très bien le fossé entre bénévoles et salariés. Alors, tant que nous le pourrons, nous ferons en sorte d’y échapper ! Pour cela, il nous faut convaincre du bonheur que l’on éprouve à mener ce genre d’engagement. Et comme nous ne sommes plus tout jeunes, nous mécanisons au maximum et nous sommes très bien outillés.
66Int. : Comment faites-vous pour attirer les retraités ?
67P. G.-L. : Lorsque l’on vient nous voir, j’ai toujours plaisir à constater l’enthousiasme de nos visiteurs. Ensuite, être permanent est une toute autre histoire. Tout l’engagement est basé chez nous sur le respect de la parole donnée. Si, à un partenaire comme l’AP-HP, on dit que nous serons là demain, il nous faudra être là, coûte que coûte. Nous nous devons de respecter nos engagements vis-à-vis de celui qui donne, qui a préparé le don et s’est efforcé de nous faciliter la tâche.
68Int. : Vous nous avez donné là un témoignage qui nous fait prendre conscience que nous, gens normaux, vivons en fait dans la barbarie. Au XIIe siècle, il y avait environ quatre cent cinquante abbayes cisterciennes en Europe dont le patron, saint Bernard, était un ascète mystique doublé d’un homme d’affaires prodigieux. Elles produisaient du textile et des métaux exportés sur tout le continent, tout cela Ad majorem gloriam Dei, c’est-à-dire pour être utile à son prochain. Aujourd’hui, cette utilité au prochain est complètement obérée par l’argent et la religion mystique du chiffre. Ce que vous mettez en évidence, c’est ce qui animait ces moines et moniales, qui se sentaient utiles parce que, entre celui qui donnait et celui qui recevait, se nouait une relation autrement plus riche que celle qui se réduit à un compte d’exploitation.
69P. G.-L. : Il faut sans doute ces deux extrêmes pour créer l’harmonie…
70Pascal Lefebvre