Notes
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AMPLI (Appui au Management, au Pilotage, Logistique et Intégration) avait pour mission de créer un cadre favorable à la transformation de la DOAAT, en complément de la mission ressources humaines de la DOAAT.
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Mauricette Feuillas, “Comment développer une communauté de dirigeants engagés dans le changement”, compte rendu de la séance du 5 février 2010 du Séminaire Vie des affaires.
1Alors que les états-majors s’activent pour trouver le bon plan de transformation de l’entreprise à l’ère digitale, d’autres acteurs cherchent à fédérer les énergies et les bonnes volontés au plus près du terrain, convaincus que les deux démarches se rencontreront. Richard Berro a ainsi réussi, fin 2014, à faire naître et accepter une initiative bottom-up davantage en phase avec la culture digitale qu’avec la culture EDF historique. Cette méthode douce n’est-elle pas une manière efficace de transformer la culture digitale des grands groupes ?
2En 2014, le groupe EDF a créé le prix EDF Pulse interne, déclinaison du prix EDF Pulse externe, destiné à soutenir des projets portés par des salariés, et à leur donner une plus grande visibilité. En novembre de la même année, le comité de direction de la DOAAT (Direction Optimisation Amont Aval et Trading d’EDF), dont je dépendais en tant que chef d’un service dénommé AMPLI [1], devait décider si j’étais moi-même autorisé à déposer le dossier Pulse que je lui proposais.
3Pour emporter la décision, j’ai présenté un petit film de quelques minutes sur l’expérience que je venais de mener avec mon service. J’avais emmené un groupe d’une vingtaine de personnes visiter deux lieux consacrés au développement du numérique et à l’innovation. Ce que nous avions découvert à cette occasion nous avait tellement marqués qu’il nous avait paru indispensable de proposer à d’autres collègues de vivre la même expérience, et ce quelles que soient leur position dans la hiérarchie ou l’entité dont ils venaient. La direction Commerce d’EDF, celle des services Énergétiques insulaires et la DSI (direction des systèmes informatiques) du Groupe ayant accepté de figurer parmi les partenaires du projet, le comité de direction de la DOAAT m’a autorisé à candidater au prix Pulse avec cette idée.
La première expédition
4Pour l’expérience initiale, j’avais en effet mobilisé à la fois les collaborateurs de mon service et des membres du réseau que je me suis constitué au fil des années au sein du Groupe. La première équipe comprenait des membres de la production, du commercial ou encore des ressources humaines. L’objectif était de permettre aux participants de mieux comprendre les impacts du numérique sur l’organisation du travail, de les inciter à renforcer les collaborations entre équipes au sein d’une même direction ou entre équipes de directions et de filiales différentes, et enfin de les aider à “booster” l’innovation. Les plus motivés étaient les personnes issues de la direction Commerce, confrontées à la nécessité de lancer des projets à dimension digitale tournés vers les clients.
5Nous nous sommes d’abord rendus à la Villa Bonne Nouvelle d’Orange, un espace de coworking et un incubateur d’un nouveau type, ouvert à la fois aux porteurs de projets internes, à des start-up et à des artistes, qui venait juste d’être inauguré. Lorsque nous l’avons visité, il accueillait trois équipes d’Orange, deux start-up et une dizaine de travailleurs indépendants. Le but de cet espace est de permettre à Orange de se confronter à des manières de travailler différentes et de favoriser les projets collaboratifs.
6Nous sommes ensuite allés au NUMA, installé depuis un an dans de nouveaux locaux. Nous y avons rencontré deux créateurs de start-up qui nous ont présenté leurs produits, leurs entreprises, leurs méthodes de travail, et nous ont expliqué les raisons pour lesquelles ils recourent à un espace collaboratif comme NUMA. Personnellement, c’est surtout cette deuxième visite qui m’a “bousculé” et donné envie de faire partager la même expérience à d’autres acteurs du groupe EDF.
Le recours au crowdfunding interne
7Le projet que nous avons proposé consistait à réaliser un programme de douze sorties de ce type, baptisées Dilex (pour Digital Learning Expeditions) et à en tirer des enseignements pour proposer une suite si nécessaire. Notre dossier n’a pas été sélectionné par le jury du prix Pulse, mais participer à cette compétition nous a donné de l’énergie pour travailler sur le projet, vérifier son intérêt et chercher un sponsor interne. Celui que nous avons trouvé était un ancien collègue de la DOAAT, alors en poste à la DSI du groupe EDF, nouvellement chargé de diriger une mission intitulée Numérique et e-Transformation. Le projet Dilex pouvait très naturellement se raccrocher à celle-ci.
8N’ayant pas été retenus pour le prix Pulse, nous nous retrouvions sans budget, à un moment de l’année (fin 2014) où toutes les notifications étaient déjà bouclées. Avec les moyens de mon propre service, j’avais de quoi financer uniquement deux séances. J’ai décidé d’aller de l’avant et de fixer tout de suite, avec nos partenaires internes, les dates des douze séances prévues dans le programme, jusqu’à fin juin 2015.
9Pour trouver le financement qui manquait, j’ai recouru à une solution originale, le crowdfunding interne. Plusieurs directions s’étaient montrées intéressées par le projet. Outre celles qui avaient participé à la toute première expérience, j’avais réussi à mobiliser les acteurs de l’équipe Open Innovation de la R&D (recherche et développement), et également des acteurs de la direction production d’EDF et d’EDF Energy. Dès le mois de janvier, j’ai organisé un tour de table entre toutes ces directions, et réuni suffisamment de fonds pour financer les Dilex jusqu’au mois de juin. En parallèle, avec l’appui de mon sponsor, nous avons constitué un comité de pilotage, qui s’est réuni pour la première fois au mois de mars.
L’expérience du bootcamp
10Les participants à la première visite, celle de mi- janvier, ont été tout aussi marqués que nous l’avions été en 2014. Parmi eux, certains ont souhaité mettre en application le plus vite possible les méthodes de travail qui leur avaient été présentées. Dès le mois de mars 2015 a été organisé au NUMA un bootcamp, c’est-à-dire une session d’une semaine où l’on travaille “en mode start-up”, ce qui permet de casser toutes les habitudes.
11Les participants étaient des membres de la direction Commerce qui souhaitaient améliorer le parcours des utilisateurs sur la plateforme Internet de souscription de contrat en ligne. Ils avaient constaté que les clients s’y rendaient rarement et que, lorsqu’ils y allaient, ils ne cliquaient pas au bon endroit, abandonnaient très vite la procédure et allaient chercher de l’aide dans les boutiques EDF.
12La semaine passée au NUMA leur a donné la possibilité d’observer de vrais clients en train d’utiliser le site Internet. Il s’agissait soit de personnes fréquentant NUMA, soit de volontaires recrutés dans les boutiques EDF ou auprès des centres de relations avec les clients. Au total, les participants au bootcamp ont pu interroger une centaine de clients au cours de la semaine et se sont rendu compte que ces derniers rencontraient tous à peu près les mêmes problèmes.
13Le travail d’analyse des parcours et de formulation de propositions se faisait en petites équipes de quatre personnes au maximum, ce qui permettait d’aller beaucoup plus en profondeur que lors des réunions habituelles, avec quinze ou vingt participants. Des aller et retour permanents étaient organisés entre ces équipes et les utilisateurs, ce qui permettait de tester immédiatement les nouvelles propositions, de les corriger aussitôt et ainsi d’accélérer fortement le processus. Dès la fin du bootcamp, une nouvelle maquette de parcours client a pu être élaborée et présentée aux responsables du service. Selon le témoignage de plusieurs participants : « En une semaine, on a fait ce qu’on n’aurait pas pu faire en quatre mois dans notre service. »
De l’expédition à l’expérimentation
14Entre mars 2015 et janvier 2016, une petite trentaine d’équipes du Groupe ont été initiées à ce mode de travail, que ce soit au NUMA ou dans d’autres structures. Clairement, il ne s’agissait plus de “tourisme” comme certains qualifiaient les premières Dilex, mais d’une véritable expérimentation. Ceci nous a conduits à modifier le sens de l’appellation Dilex, devenu Digital Learning Experiences.
15Les participants aux bootcamps ont pu constater la puissance de cette approche, qui repose sur l’unité de temps et de lieu, le volontariat, le travail collaboratif, la concentration, beaucoup de méthodes, le fait de gommer les frontières, le fait aussi de s’adresser directement au client.
16J’ai appris que, plusieurs mois après avoir participé à une Dilex, des équipes de La Défense descendaient régulièrement sur le parvis pour interroger des passants sur leur pratique du site d’EDF.
Les difficultés de l’acculturation
17Malheureusement, ces expériences n’ont pas toujours trouvé de traduction très concrète pour les salariés et les clients d’EDF, car il s’est avéré assez vite que le reste du Groupe n’était pas vraiment prêt à accepter ces nouvelles façons de travailler.
18Lorsque les participants venaient au bootcamp, ils arrivaient souvent avec une solution toute prête, élaborée dans leur service. Or, la méthode de travail proposée par le NUMA consiste à repartir de l’analyse du problème avant d’en venir aux solutions. Lorsque les équipes rentraient dans leur service, ce pouvait être avec une proposition complètement différente de la solution initiale, ce qui entraînait souvent l’incompréhension de leur hiérarchie : « Ce n’est pas du tout ça que je t’ai demandé. J’attends de toi que tu mettes en place la solution qu’on a trouvée ! »
19Souvent, la déception a été extrêmement forte. Quand vous sortez les gens de l’entreprise et que vous les emmenez dans un environnement complètement différent, vous leur donnez l’occasion de dire vraiment ce qu’ils pensent et qu’ils n’ont jamais l’occasion d’exprimer au sein de l’entreprise. C’est une vraie libération de la parole. De ce fait, les membres des Dilex et bootcamps se mettaient à rêver de nouvelles façons de travailler. Mais en revenant, ils constataient que, dans la vraie vie, les choses ne changeraient pas si facilement.
20Ceci nous a amenés à renoncer temporairement aux bootcamps au profit de formules qui se sont progressivement mises en place en interne, comme une Digital factory à la direction des Services partagés.
21Au fil du temps, je constate une certaine acculturation à ces nouvelles façons de travailler. En juin 2015, le film réalisé sur les Dilex lors du premier bootcamp, en mars, a été présenté au Top 200 des dirigeants d’EDF. La moitié environ de l’assistance a vu l’intérêt de la démarche, et l’autre moitié s’est demandé « Mais pourquoi on nous passe ce film ? » Les choses avancent doucement…
Le sens de la démarche et la place de l’humain
22En mai 2015, au moment où je cherchais à préparer les conditions pour financer une nouvelle série de Dilex en 2016, j’ai été amené à présenter cette initiative au comité e-Transformation du Groupe. Cela m’a donné l’occasion de prendre du recul, d’essayer de mieux comprendre ce que cette expérience représentait et ce qu’elle nous apportait.
23Comme toutes les entreprises, le groupe EDF est confronté à une transformation accélérée de son environnement sous le double effet des nouvelles technologies et des mouvements sociétaux. S’agit-il d’une crise, d’une transition ou d’une révolution ? La réponse varie sans doute d’une entreprise à l’autre. Historiquement, la production d’électricité en France est extrêmement centralisée et la chaîne de valeur d’EDF est donc bien établie. Mais elle est désormais attaquée par de multiples acteurs disruptifs, aussi bien petits que gros, et dont certains sont issus du monde numérique, qui veulent faire son métier à sa place ou s’interposer au sein de sa chaîne de valeur.
24Pour résister à cette concurrence, il faut que le Groupe effectue sa transition digitale, mais il ne suffit pas pour cela d’adopter des outils numériques. En 1995, j’avais déjà piloté un projet expérimental pour mettre en place l’outil Lotus Notes au sein de la direction Production-Ingénierie d’EDF. J’avais beaucoup travaillé sur les outils, un peu sur les process et les usages, et pas du tout sur le sens de cette innovation ni sur sa dimension humaine. La conséquence fut que les propositions et recommandations formulées à l’issue de cette expérience – concernant en particulier les modes de management – n’ont été suivies d’aucun effet.
25Près de vingt ans plus tard, j’ai été chargé au sein de la DOAAT de la mise en place de l’outil remplaçant Lotus Notes, SharePoint, et j’étais bien décidé à ne pas renouveler les mêmes erreurs. J’ai confié à un collaborateur de mon service ce qui concernait l’outil et ses usages, et je me suis occupé du reste, c’est-à-dire du sens et de l’humain. On ne peut pas adopter des outils collaboratifs sans réfléchir au sens de cette démarche ainsi qu’aux nouvelles façons de travailler qu’ils impliquent et à l’environnement dont ils doivent s’accompagner pour produire leurs meilleurs effets.
26Le sens de la transformation à laquelle EDF doit s’atteler aujourd’hui est, selon moi, clair : c’est la nécessité de répondre à nos clients (internes et externes), qui attendent de nous de l’écoute, de la simplicité, de l’agilité, de l’innovation et de la co-élaboration. Mais cette transformation ne sera possible que si elle s’accompagne d’une acculturation au digital de l’ensemble des membres de l’entreprise, en parallèle à la mise en œuvre des outils numériques. Le projet Dilex est naturellement devenu une contribution clé à cette offre d’acculturation digitale au sein du Groupe.
Les pistes de travail identifiées grâce aux Dilex
27Tous les trois ou quatre mois depuis mi-2015, j’ai réuni des volontaires parmi les personnes qui avaient participé aux premières Dilex lors d’afterwork, et nous avons recensé les pistes de travail identifiées au cours de ces journées.
28En voici quelques-unes : « Développer des think tanks en interne. Transposer les observations aux projets internes. Mobiliser une équipe EDF au NUMA. Étudier la résolution des problèmes internes avec NUMA. Plus de collaboration, plus d’innovations avec implication des managers. Dilex pour les managers. Développer une culture du “lâcher prise”. Tester des méthodes de travail permettant de réduire les délais de décision. S’inspirer des méthodes “digitales” pour une phase clé d’un projet. Développer les méthodes agiles. Repenser les espaces de travail au sein d’EDF pour favoriser la collaboration. Aménager un dispositif d’achat spécifique pour travailler avec des start-up. Enclencher une dynamique de management par la confiance et non par le contrôle. »
29Parmi toutes ces pistes, certaines ont commencé à être explorées ou approfondies, d’autres non. Ce qui est important, c’est que ces propositions ne viennent pas d’en haut mais du terrain, c’est-à-dire des personnes qui ont participé à ces expériences concrètes.
Les autres produits
30Les Dilex ont joué le rôle d’un produit d’appel. Au fil du temps, nous avons proposé de nouvelles formules, tout en adoptant une communication que je qualifierai de mesurée. Si ces opérations ne sont pas connues, les gens ne pourront pas en bénéficier, mais si elles sont trop mises en lumière, il est probable qu’elles n’attireront pas, par peur de la nouveauté. L’idéal est que ce soient les participants qui en parlent et expriment leur satisfaction, plutôt que moi-même.
Dilex pour tous
31Au bout d’un an, nous avons réussi à faire inclure la formule initiale, c’est-à-dire la journée de sensibilisation, dans l’Académie des métiers d’EDF. C’est ce que nous appelons la “Dilex pour tous”. Désormais, n’importe qui au sein du Groupe peut s’y inscrire et un appel d’offres vient d’être lancé pour offrir cette formation dans quatre régions françaises.
32Au passage, la présence de cette formation dans le catalogue de l’Académie des métiers témoigne qu’il s’agit d’une priorité pour le Groupe. EDF a lancé en 2016 le programme Cap 2030 et, parmi les grandes priorités stratégiques transverses, figurent la transformation numérique et l’innovation. Or, les Dilex se situent à l’interface entre la question de la culture digitale et celle de l’innovation.
Dilex Manager
33Nous sommes en train de coconstruire avec l’Université Groupe du Management d’EDF une formule “Dilex Manager”, une journée centrée autour de la question de l’innovation : comment un manager, généralement accaparé par le suivi des process, peut-il créer un contexte favorable à l’innovation, innover lui-même ou faire en sorte que ses équipes innovent ?
Dilex Interentreprises
34En juin 2015, nous avons également testé une Dilex interentreprises avec la SNCF, à laquelle une cinquantaine de personnes issues des deux entreprises ont participé. En 2016, nous avons organisé une Dilex en “quatuor” avec BNP Paribas, Orange et Altran. Chaque fois, nous passons une demi-journée dans les lieux innovants de chacune des entreprises participantes. C’est assez lourd à monter et nous avons peu de ressources pour le faire, mais ces expériences, qui nous permettent d’échanger en profondeur et avec authenticité sur nos pratiques respectives, se sont avérées vraiment intéressantes.
Dilex à trois étages
35Suite à la demande d’un sponsor qui voulait faire travailler l’ensemble de ses équipes à la DSP (direction des services partagés) sur un problème donné, nous avons organisé une Dilex “à trois étages” avec successivement des jeunes cadres, puis des managers expérimentés de deuxième ligne et, enfin, les membres du comité de direction. Cette opération a donné des résultats intéressants, qui se sont diffusés au sein de la direction et entraînent des effets en cascade. Nous l’avons reproduite récemment pour les responsables ressources humaines dans le cadre de leur formation de professionnalisation.
Atelier créatif
36Nous avons également imaginé une formule baptisée Atelier créatif, qui se déroule sur une à deux journées. Elle permet de travailler de façon collaborative sur une problématique donnée en utilisant des méthodes inspirées du Design Thinking et du Lean Startup. Par exemple, les membres d’une équipe marseillaise sont venus au NUMA pour rencontrer des clients et tester des concepts concernant les smart grids.
La reprise des bootcamps
37Comme je vous l’ai indiqué, les bootcamps ont été suspendus pour le moment, mais le bilan que nous en avons fait a été tellement positif que nous allons probablement les reprendre l’année prochaine, si nous trouvons les moyens d’alléger la charge de leur préparation.
Dilex facilitateurs
38Enfin, nous sommes en train d’élaborer des Dilex “facilitateurs”, des sessions d’une journée destinées à former des animateurs pour qu’ils puissent aider les managers à mettre en œuvre les nouvelles méthodes de travail et à s’approprier la culture digitale. Ce sera d’autant plus précieux que, selon l’accord d’EDF SA qui vient d’être signé sur l’organisation du travail, la mise en place de nouveaux lieux créatifs sera favorisée et chaque manager devra élaborer un projet d’équipe allant dans ce sens.
Ne pas faire trop de bruit et avoir un réseau
39Je suis convaincu que la transformation digitale ne peut venir que de l’intérieur de l’entreprise et de ses propres membres, tout en étant en lien avec l’externe. C’est donc un processus très complexe à initier.
40Sans doute mon profil n’est-il pas étranger au fait que j’ai pu lancer ce projet et faire en sorte qu’il survive. J’ai 60 ans et, avant de partir à la retraite, je voulais faire quelque chose d’utile et en même temps “m’éclater” un peu. Mais si j’avais eu dix ans de moins et/ou un poste plus élevé dans la hiérarchie, je n’aurais probablement pas réussi. Je n’avais rien à perdre et, tout en étant suffisamment crédible, je n’apparaissais pas comme quelqu’un de dangereux. J’avais encore quelques années à faire mais pas beaucoup, et j’étais un cadre supérieur mais pas un cadre dirigeant. Un grand nombre de conditions étaient réunies pour que le système “tolère” mon initiative, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si j’avais été plus visible.
41Cela dit, un programme comme celui-ci ne peut pas être porté par une seule personne. Je suis appuyé par deux consultantes internes de la DSP, chacune à mi-temps sur le projet. Nous formons une équipe soudée et agile. Une innovation de ce type s’appuie sur plusieurs types de profils : des catalyseurs, c’est-à-dire des personnes qui connaissent l’existence des dispositifs internes ou externes et sont capables de donner des conseils sur ceux qui paraissent les plus appropriés pour répondre aux besoins ; des facilitateurs, ces animateurs dont j’ai parlé ; et des “innov-acteurs”, ces acteurs de l’innovation présents un peu partout, aussi bien au sein des directions que dans les régions.
42Pour lancer cette innovation, j’ai eu la chance de pouvoir également m’appuyer sur la communauté Génération connectée, mise en place sur LinkedIn par un jeune cadre d’EDF parallèlement à notre initiative. Elle réunit maintenant plus de deux mille salariés, naturellement parmi les plus volontaires et motivés en matière de culture digitale. Au tout début, chaque fois que j’avais besoin de trouver dix volontaires de plus pour monter une Dilex, je les recrutais sans problème au sein de ce réseau, juste en demandant aux membres de Génération connectée de “liker” mon offre.
Débat
Quels objectifs ?
43Un intervenant : Vous êtes-vous fixé des objectifs en termes de nombre de participants ? Si oui, quels moyens vous donnez-vous pour les atteindre ?
44Richard Berro : Pour l’instant, il y a tellement de gens spontanément intéressés que je n’ai pas besoin de chercher à convaincre ceux qui ne le sont pas… Compte tenu des moyens dont nous disposons, nous n’avons d’autre choix que de nous concentrer sur ce qui est le plus facile à faire.
La résistance du système
45Int. : Vous avez cependant observé une résistance du système qui vous a conduit à suspendre les bootcamps. Qu’en est-il aujourd’hui ?
46R. B. : J’ai surtout constaté le sentiment de solitude de ceux qui cherchent à faire bouger les lignes. Lorsque leur environnement n’accepte pas le changement, ils se mettent parfois en danger. Nous avons suspendu les bootcamps dans l’attente d’une opération qui était en préparation depuis le début de cette année et qui a pris six mois de retard. Il s’agit d’une session qui va réunir quatre cents dirigeants d’un coup pour les faire travailler pendant deux jours “en mode bootcamp”, justement. À l’issue de cette opération, je serai à la disposition de ceux qui le souhaiteront, pour aller plus loin avec leurs équipes.
La génération connectée
47Int. : Vous travaillez avec ce qu’on appelle la génération connectée, c’est-à-dire essentiellement des jeunes (de tête ou de cœur), mais lorsque vous allez vouloir élargir la démarche, vous risquez de vous heurter au management intermédiaire, plus âgé et forcément plus conservateur, d’autant que l’évolution actuelle va dans le sens du raccourcissement des hiérarchies… Comment allez-vous les faire adhérer à votre projet ?
48R. B. : La communauté LinkedIn Génération connectée réunit des gens de tous âges. La meilleure preuve, c’est que j’en fais partie… Ce sont des personnes de bonne volonté qui peuvent jouer le rôle de catalyseurs, de facilitateurs, d’ambassadeurs, etc. Tous ceux qui ont participé à une Dilex sont invités à partager ce qu’ils ont appris sur le site SharePoint Dilex que je viens de mettre en place, ouvert à tous les salariés, et à faire état des expériences qu’ils ont pu mener dans leur service à la suite de ces opérations.
49Nous nous appuyons aussi beaucoup sur les directions numériques qui ont été créées entre-temps dans la plupart des directions métier du Groupe pour travailler sur les problématiques spécifiques que ces dernières rencontrent. Les responsables de ces directions numériques sont de véritables alliés pour nous et contribuent à renforcer l’écosystème interne en faveur de la culture digitale et de l’innovation.
50Enfin, l’ensemble des équipes dépendant d’EDF SA va mettre en œuvre mi-2017 l’accord sur l’organisation du travail qui vient d’être signé avec les organisations représentant le personnel, et nous sommes associés à la mise en place de son dispositif d’accompagnement.
Le soutien de la direction générale
51Int. : Pour mener à bien le genre de démarche que vous avez entrepris, il est indispensable de bénéficier d’un soutien très fort de la direction générale. Qu’en est-il ?
52R. B. : L’un des membres du réseau Génération connectée est membre du comité exécutif du Groupe. Il a, par exemple, protégé cette communauté à un moment où certains voulait “tuer” le dispositif.
53D’une façon plus générale, nous bénéficions effectivement du soutien et de la confiance de la direction générale, même si l’on pourrait souhaiter que les budgets et ressources humaines qui nous sont alloués soient plus importants, ce qui nous permettrait d’aller plus vite et plus loin.
54Ma conviction est que la transformation numérique et la transformation énergétique sont les deux faces d’un même défi auquel est confrontée EDF. L’augmentation du nombre de données liées à l’énergie va probablement conduire à l’adoption de systèmes de type blockchain (technologie de stockage numérique et de transmission à coût minime, décentralisée et sécurisée) avec des centres de calculs destinés à gérer à la fois les données internes, externes, les données clients, etc. Pour faire face à ce nouvel écosystème et éviter de nous y perdre, je ne vois pas d’autre moyen que de nous approprier les nouvelles façons de travailler et je suis convaincu que nous pouvons y arriver.
Le digital : des outils et une méthode de travail
55Int. : Dans les films que vous nous avez montrés, j’ai surtout vu des réunions présentielles, au cours desquelles des gens écrivaient avec des stylos sur des post-it qu’ils collaient au mur. Quelle est la place du digital dans les Dilex ?
56Plus largement, la question du digital est-elle le vrai sujet dont vous traitez ? J’ai l’impression qu’il s’agit plutôt de promouvoir les méthodes de l’intelligence collective.
57Int. : Les méthodes de travail décrites par Richard Berro sont intimement liées à l’avènement du digital. Si des entreprises comme Google ou Facebook emploient ces méthodes, ce n’est pas parce que leurs salariés sont jeunes ou parce que le PDG l’exige. C’est parce qu’avec le digital, tout déni de la réalité devient impossible.
58Dès le mois de juin 2003, l’urgentiste Patrick Pelloux avait alerté le ministère de la Santé sur l’augmentation très forte du nombre de décès de personnes âgées provoquée par la canicule. On lui répondait : « Vous vous trompez, nous avons les chiffres, ils ne correspondent pas à ce que vous décrivez. » Combien de fois a-t-on opposé aux constatations de terrain les chiffres fournis par des systèmes d’information tronqués ou biaisés ?
59Mais il y a quelques années, Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, soulignait que désormais, « 100 millisecondes de latence [délai de transmission dans les communications informatiques], c’est 1 % de chiffre d’affaires perdu, et chaque minute où le site est indisponible entraîne un manque à gagner de 50 000 dollars ». En d’autres termes, plus on développe le digital, plus on est obligé de tenir compte de la “vraie” réalité, parce que les chiffres vous explosent à la figure. C’est ce qui rend indispensable le recours aux méthodes de travail des start-up.
Les résultats concrets
60Int. : Vous avez adopté un mode de diffusion viral et un dispositif ni trop discret ni trop visible, reposant sur l’enthousiasme de ceux qui y ont participé et leur envie de partager cette expérience avec d’autres. Manifestement, cela fonctionne pour ce qui est du recrutement de nouveaux participants. En revanche, les résultats concrets dans l’entreprise et a fortiori pour les clients ne semblent pas évidents…
61R. B. : Tout ne se fait pas en un jour, mais voici quelques exemples de résultats concrets.
62À la suite de la première Dilex, l’un des participants, membre de la DRH Groupe, a saisi l’opportunité d’un réaménagement de bureau dans notre immeuble de Levallois pour préempter 400 mètres carrés et mobiliser un groupe de change makers afin d’imaginer à quoi cet espace pourrait servir. C’est désormais devenu un incubateur pédagogique, dénommé La Chocolaterie, qui est accessible à l’ensemble des salariés du Groupe et permet d’accélérer des projets internes.
63La DPN (direction production nucléaire) a mis en place un espace créatif, Le Lumilab, à Lyon, où elle organise des hackathons pour développer des applications destinées à améliorer la performance de l’ensemble des processus du nucléaire.
64En ce qui concerne les résultats concrets pour les clients, plusieurs petites applications répondant à des problèmes spécifiques ont pu être développées en quelques mois à la suite des bootcamps, et elles ont d’ores et déjà été mises en service, dans les DOM-TOM par exemple.
65Par ailleurs, d’autres démarches progressent au sein du Groupe et les retombées concrètes seront de plus en plus nombreuses.
66À Toulouse, une démarche d’open innovation régionale a été lancée et a conduit, entre autres, à l’organisation de reverse pitchs : des directeurs régionaux d’EDF sont venus présenter leurs problématiques à un parterre de dirigeants de start-up pour les inviter à proposer leurs solutions. Ce genre de dispositif est en train de se déployer dans l’ensemble des régions.
67Le Groupe vient également d’élaborer un kit d’achat d’innovation destiné à faciliter le fait de passer commande à des start-up en leur garantissant un délai de paiement rapide, ce qui est souvent vital pour elles.
Une approche à bas bruit, mais ambitieuse
68Int. : Votre initiative me rappelle celle de Jean-Paul Bailly qui avait, lui aussi, choisi une approche “à bas bruit” pour engager la transformation de La Poste [2]. On voit bien les atouts de cette méthode, mais en même temps, elle ne peut sans doute pas réussir sans s’accompagner d’une grande ambition. Quelle est votre ambition pour EDF ?
69R. B. : Mon espoir est de contribuer à rendre EDF plus adaptée au monde de demain et, très concrètement, de pouvoir profiter d’une retraite à taux plein tout en continuant d’être actif au sein de la société… Notre entreprise est confrontée à de très grands défis, mais je suis convaincu qu’en investissant dans le numérique et en travaillant de plus en plus selon les méthodes du digital, nous allons inventer des solutions dont nous n’avons pas idée aujourd’hui et qui, demain, paraîtront naturelles.
70Élisabeth Bourguinat
Notes
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[1]
AMPLI (Appui au Management, au Pilotage, Logistique et Intégration) avait pour mission de créer un cadre favorable à la transformation de la DOAAT, en complément de la mission ressources humaines de la DOAAT.
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[2]
Mauricette Feuillas, “Comment développer une communauté de dirigeants engagés dans le changement”, compte rendu de la séance du 5 février 2010 du Séminaire Vie des affaires.