1Le Compte-Nickel est une révolution. On peut y souscrire chez un buraliste. Obtenir une carte bancaire permettant des retraits, des virements, des achats en France et à l’étranger. Les découverts sont impossibles, un avantage pour les interdits bancaires ou les 40 % de Français en dépassement d’autorisation de découverts. Il fallait relever trois défis : gérer les comptes en temps réel ; obtenir les agréments des autorités financières ; disposer d’un réseau de distribution motivé – les buralistes. Son démarrage est foudroyant...
2Le Compte-Nickel est avant tout le fruit d’une rencontre entre quatre individus issus d’univers extrêmement différents, qui ont osé s’abstraire des règles établies dans l’univers de la banque. L’idée provient de Ryad Boulanouar, brillant expert des technologies connectées… et ancien interdit bancaire. Pur produit de la méritocratie républicaine, diplômé de l’Institut national des sciences appliquées de Rennes, Ryad Boulanouar avait travaillé sur les prototypes du Pass Navigo de la RATP et du porte-monnaie électronique Moneo, avant de créer son entreprise à 30 ans et d’inventer une solution de dématérialisation de cartes téléphoniques prépayées grâce à laquelle il a fait fortune. Il avait vendu sa solution dans des supérettes et des stations-service outre-mer, et collaboré avec MoneyGram et Western Union sur un service de transfert d’argent opéré depuis des commerces de proximité, des bureaux de tabac notamment.
3Ayant lui-même expérimenté le dédain des conseillers financiers, il pressentait le besoin d’une offre bancaire accessible à tous sans discrimination de revenus, distribuée au coin de la rue. Toutefois, il ignorait tout du monde de la banque. Lorsqu’il m’a sollicité, je venais de démissionner de la présidence de Boursorama, filiale de la Société Générale, afin de publier en toute liberté un livre de témoignage sur le cataclysme qu’avait subi cette dernière, La semaine où Jérôme Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial. J’avais, auparavant, été en charge de la communication et de l’innovation de la Société Générale pendant dix ans, ainsi que membre du comité de pilotage de ses activités Internet.
4Ryad Boulanouar a trouvé un écho dans le regard distancié que je portais sur le monde bancaire. Se sont joints à l’aventure Michel Calmo, qui avait été le premier à déployer la solution de cartes téléphoniques dématérialisées outre-mer, et Pierre de Perthuis, un de mes anciens collègues d’Havas, spécialiste du marketing et fondateur d’une poignée d’entreprises dans ce domaine. Nos quatre chemins se sont croisés à un moment propice de nos carrières : nous avions une certaine disponibilité d’esprit et étions prêts à nous laisser surprendre par l’inconnu. Nous avons tiré parti de la technologie innovante conçue par Ryad Boulanouar, permettant d’utiliser un terminal de paiement électronique comme outil de communication. Ryad Boulanouar est aussi celui d’entre nous qui a le plus investi dans la phase initiale du projet, à hauteur de 2 millions d’euros.
Ouvrir un compte bancaire en quatre minutes
5Le Compte-Nickel a été rendu possible par la conjonction d’avancées technologique et réglementaire. La directive européenne sur les services de paiement de 2007, transposée en droit français en 2009, a en effet permis l’apparition de nouveaux acteurs dans le monde bancaire : les établissements de paiement. Ces derniers ne peuvent accorder de crédits ni, par conséquent, de découverts, mais sont autorisés à effectuer des transferts d’argent, à éditer des cartes prépayées et à émettre des relevés d’identité bancaires (RIB). Tel est le statut de la Financière des paiements électroniques, mère du Compte-Nickel. Les technologies aujourd’hui disponibles nous permettent de surmonter la contrainte qu’est l’impossibilité d’octroyer des découverts. Un paiement électronique n’est jamais qu’une opération consistant à déplacer des cellules entre des serveurs. Il peut être tracé en temps réel. Nous sommes donc capables d’interroger le solde du compte d’un client au moment même où il engage une dépense, pour l’accepter ou la refuser si elle dépasse le montant disponible. Cette fonction innovante est au cœur de notre solution.
6Quiconque peut ouvrir un Compte-Nickel en quelques minutes dans un bureau de tabac, à condition de justifier de son identité et de son adresse. Réglementairement, nous ne sommes tenus de vérifier que ces deux paramètres.
7Concrètement, vous achetez pour 20 euros (prix de l’abonnement annuel) un boîtier en carton comportant une carte MasterCard internationale inactive accompagnée d’un livret d’explication et d’une grille tarifaire extrêmement simples. Le magasin est équipé d’une tablette sur laquelle vous scannez un document d’identité (pouvant être un titre de séjour). Le logiciel en extrait les données et les vérifie, puis constitue automatiquement votre dossier. Sachant que nous n’accordons pas de crédit, nous n’avons pas besoin de connaître votre situation bancaire. L’authentification des documents suit des procédures extrêmement poussées : la piste MRZ (machine-readable zone) des cartes d’identité est, par exemple, recalculée, et notre service conformité, qui reçoit immédiatement la copie des pièces, les contrôle en totalité. Vous validez ensuite votre dossier et renseignez votre numéro de téléphone mobile, votre adresse, votre e-mail et le code inscrit sur la MasterCard. Vous n’avez plus qu’à accepter les conditions générales de vente et à répondre à un bref questionnaire statistique. Pour nos 300 000 premiers clients, cette opération a duré 4 minutes en moyenne.
8Le buraliste prend ensuite la main, opérant en tant qu’agent agréé par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pour le compte de la Financière des paiements électroniques. Il vérifie à nouveau votre identité et active votre carte. Si vous effectuez un dépôt immédiat, il l’encaisse en activant un code, puis vous remet un ticket mentionnant votre solde ainsi que deux RIB. Vous recevez le code PIN et le mot de passe Internet de votre MasterCard par texto, ainsi qu’une copie de votre dossier par e-mail. Il ne nous reste plus qu’à vérifier votre adresse. Il vous faudra pour cela nous retourner un courrier postal en y apposant un code personnel. Si cette preuve de résidence ne nous parvient pas sous quinze jours, votre compte sera clôturé.
9En quelques minutes, vous voilà donc bancarisé et titulaire d’un compte fonctionnant en temps réel. Votre buraliste pourra encaisser vos dépôts d’espèces (limités à 750 euros par mois) et autoriser des retraits via son terminal de paiement électronique.
10Parmi les nouveaux titulaires d’un Compte-Nickel, 60 % n’y font pas de dépôt immédiat. Ils souhaitent avant tout obtenir un RIB, sésame sans lequel il est impossible de signer un contrat d’intérim ou de percevoir les minima sociaux, entre autres exemples. À cet égard, le service bancaire de base mis en place par l’État et les banques ne remplit guère son office : sur les 2,1 millions d’interdits bancaires en France, seuls 30 000 en bénéficient. Le Compte-Nickel répond donc à un véritable besoin social.
Le contraire d’une success story
11Tout au long de ce projet, nous n’avons cessé de nous tromper. Si nous avions su qu’il faudrait investir 35 millions d’euros plutôt que les 6 à 7 millions attendus, nous ne nous serions probablement pas lancés. Plus nous avançons, plus les tâches et les difficultés croissent. Il est extrêmement ardu de lancer une institution financière, métier de risque, de régulation et de contrôle – et ce, d’autant que nous dégageons volontairement des marges minimes.
Des clients inattendus
12Notre objectif initial était d’offrir une solution aux personnes non bancarisées. La première erreur fut de penser que nous pourrions monter un modèle rentable dès 150 000 clients sur le segment des interdits bancaires. Il s’est avéré que la cible était bien plus large.
13L’un des principes fondamentaux de notre offre est de s’interdire de juger, de jauger et d’exclure. Peu nous importe de connaître le statut bancaire et les revenus de nos clients. Nos statistiques nous apprennent que 45 % d’entre eux sont des employés et des cadres, 30 % des chômeurs sans revenus réguliers, 15 % des artisans, commerçants ou libéraux, 7 % des étudiants et 3 % des retraités. Le Compte-Nickel est donc porté par les classes populaires plutôt que par les exclus bancaires. Ce fut notre première surprise.
Reprendre le contrôle sur sa banque
14Nous pensions nous voir reprocher de ne pas accorder de découvert, ce “coup de pouce” qui aide à boucler les fins de mois difficiles. Bien au contraire, nos clients apprécient de ne pas être incités à dépenser davantage qu’ils ne gagnent. Ils désirent reprendre le contrôle de leur vie bancaire. Comme le révèle une étude de Panorama Banques, 20 % des Français dépassent leur autorisation de découvert au moins une fois par mois, 41 % au moins une fois par trimestre et 61 % au moins une fois par an. Non seulement leurs agios passent alors de 13 % à 23 %, mais ils se voient encore ponctionner des frais d’incidents, plafonnés par le législateur à 8 euros par opération et 80 euros par mois. S’y ajoutent les rejets de prélèvements (20 euros environ) et les lettres de relance (14 euros). Potentiellement, 40 % des Français supportent donc des frais bancaires nettement supérieurs à la moyenne. Et plus leur situation est précaire, plus ce coût augmente. ING Direct entend ainsi facturer 5 euros par mois la tenue de compte des clients dont les dépenses mensuelles par carte bleue sont inférieures à un certain seuil. À l’inverse, la carte Gold est offerte aux plus nantis. Rien de tel avec le Compte-Nickel.
15Lorsque vous ouvrez un compte dans une banque traditionnelle, le premier objet de négociation est votre autorisation de découvert. C’est bien pour cela que vous devez fournir des preuves de votre surface financière. En d’autres termes, dès qu’il entre en relation avec vous, votre établissement bancaire vous apprend à dépenser plus que vous n’avez, sans vous donner les moyens de suivre votre solde en temps réel. Vos achats par carte bancaire sont acceptés automatiquement en deçà de 20 euros voire 100 euros, selon les banques, quel que soit l’état de votre compte. Au-delà, un gestionnaire tiers (Natixis Payment Solutions, Monext…) est chargé de les autoriser ou de les rejeter. La banque n’en a connaissance que le lendemain après la remontée des fichiers des commerçants et la compensation. Entre-temps, peut-être serez-vous à découvert. Du reste, le solde que vous consultez sur le site de votre banque n’est jamais juste : outre les achats par carte, d’autres opérations tardent à être enregistrées, et vous supportez des frais imprévus. La Société Générale et la BNP ont par exemple décidé, en octobre 2015, d’augmenter les frais mensuels de tenue de compte de 2,50 euros. Au final, vous n’êtes pas prévenu d’éventuels découverts mais êtes taxé pour autant. Ce fonctionnement profite bien évidemment aux banques. À titre d’illustration, le Crédit Agricole a fait savoir que le plafonnement à 8 euros des frais d’incident par opération avait diminué son produit net bancaire de 174 millions d’euros en 2014. Cela donne un aperçu de ce que représentent ces montants dans le résultat brut d’exploitation des banques.
16Au contraire, les outils technologiques que nous avons développés permettent de vérifier en temps réel que le solde d’un client l’autorise à réaliser une dépense. Nous passons comme les établissements traditionnels par un gestionnaire, Monext en l’occurrence, mais en injectant au processus une différence notoire : l’immédiateté par la connexion directe à notre système. En cela, le Compte-Nickel bouleverse radicalement la logique traditionnelle. Nos clients s’acquittent d’un abonnement annuel de 20 euros pour éviter tout découvert et obtenir une vision instantanée de leur situation – en d’autres termes, pour s’autocontrôler. L’achat d’impulsion qui dépasse leurs moyens n’est plus de mise. Certes, les personnes ayant un revenu régulier et suffisant peuvent s’accommoder de quelques frais mensuels pour dépassement de découvert. Mais pour celles qui gagnent moins de 1 300 euros (revenu moyen des clients du Compte-Nickel), ces frais réguliers sont lourds à supporter et peuvent conduire à une exclusion bancaire.
17Contre toute attente, la valeur ajoutée du Compte-Nickel n’est donc pas tant de bancariser des exclus que de faire économiser plusieurs dizaines d’euros par mois à une large part de la population.
Une solution sécurisée
18Autre surprise, des clients plutôt aisés privilégient le Compte-Nickel pour leurs achats en ligne. Ils limitent ainsi les dégâts en cas de piratage, d’autant qu’ils peuvent programmer l’envoi d’une alerte dès qu’une dépense est effectuée à l’étranger, faire opposition à leur carte en un clic et la renouveler immédiatement chez un buraliste. Nos paiements par carte sont réalisés à 30 % sur Internet, contre une moyenne nationale de 10,5 %. Ajoutons à cela que 8 % se font à l’international, opération qui n’engendre aucun frais. En comparaison, les banques traditionnelles la facturent en moyenne 5 % du montant de la dépense, plus 15 % sur le change, le tout avec un minimum de 1 euro par paiement. Là encore, le Compte-Nickel s’avère très avantageux.
19Enfin, de nombreux parents contractent un Compte-Nickel pour leur progéniture. Les 12-18 ans représentent 4 % de nos ouvertures de compte, soit huit cents par mois.
La réponse à de nouveaux modes de consommation
20Plus largement, le Compte-Nickel bénéficie de nouveaux ressorts de confiance de la part de citoyens échaudés par la crise financière de 2008. La fragilité du système bancaire et le caractère virtuel de la finance leur sont apparus au grand jour, et le crédit qu’ils accordent aux institutions privées comme publiques s’est ébréché. La crise a également ouvert une ère de consommation sobre, ou en tout cas réfléchie. Les offres sont comparées sur Internet, et la possession perd son aspect statutaire. Parallèlement, chacun consent à livrer ses données personnelles aux réseaux sociaux et à divers algorithmes. Le Compte-Nickel n’aurait pas connu un tel succès sans cette nouvelle alchimie de la confiance.
Le miracle des buralistes
21Un autre élément clé de la réussite du Compte-Nickel tient au réseau de buralistes qui le distribue. J’irais jusqu’à dire que ce relais est miraculeux. Face à des établissements bancaires désincarnés, les bureaux de tabac représentent la proximité, le commerce de terrain, la vie réelle. La spirale de confiance que nous avons bâtie grâce à eux nous a permis de gagner des milliers puis des dizaines de milliers de clients tous les mois.
22Pour les buralistes, cette nouvelle source de revenus était bienvenue à l’heure où les ventes dont ils détiennent le monopole diminuent : la consommation de tabac recule, la presse s’effondre, les timbres fiscaux s’achètent en ligne, les abonnements téléphoniques remplacent les cartes prépayées et les paris en ligne se substituent au PMU. Seuls les revenus du Loto croissent, à hauteur de 0,5 % par an (avec des pics le lendemain du versement des minima sociaux…). Pour la première fois depuis des décennies, le chiffre d’affaires des buralistes a baissé en 2012. Ils travaillent pourtant treize heures par jour, six jours et demi par semaine et cinquante semaines par an. Autant dire qu’ils sont inquiets pour leur avenir.
23Nous avons d’abord entrepris de convaincre les buralistes un par un de se faire banquiers. Par chance, le président de leur Confédération a vite été séduit par notre idée. Il a soutenu l’entrée du Syndicat professionnel dans notre capital, en contrepartie d’une distribution exclusive. La Confédération nous a offert une tribune lors de son congrès devant six cents élus nationaux, qui ont fait du Compte-Nickel leur projet. En contrepartie de l’exclusivité, elle s’est engagée à déployer tous les moyens dont elle disposait pour nous aider à enrôler des adhérents et à communiquer. Nous avons assisté à toutes les assemblées générales des Chambres syndicales départementales, eu accès à un magnifique stand au salon Losange Expo, sommes mis en valeur dans la revue de la profession… Celle-ci y gagne une image moderne et technologique, sans compter l’attraction d’une clientèle diversifiée et un nouveau relais de croissance. Notre tarification est construite de sorte qu’un buraliste qui ouvre un Compte-Nickel tous les deux jours perçoive un revenu de quelque 6 000 euros par an au bout de trois ans. En effet, les commissions ponctuelles de retraits et de dépôts d’espèce progressent tous les trois mois, et à cela s’ajoute 1 euro par an pour chaque compte actif. Ainsi, le revenu mensuel passe d’environ 80 euros le premier mois, à près de 600 euros à partir du trente-sixième mois. Aujourd’hui, certains buralistes vendent dix comptes quotidiennement. Chaque jour, nous en accueillons six à sept nouveaux. Ils seront 2 300 fin 2016 et, nous l’espérons, 5 000 en 2018. Nous ouvrons aussi de 700 à 1 200 comptes, soit un par minute dans les périodes fastes.
24Sans le relais que constitue cette profession, et sans le travail de terrain que nous avons mené auprès d’associations et des centres d’action sociale des mairies, l’aventure n’aurait pas pris une telle ampleur.
La vie d’entrepreneur et ses imprévus
25Pour se lancer dans une telle entreprise, il fallait être naïf ou y croire coûte que coûte. Nous avons dû redoubler d’agilité et d’adaptabilité tant les imprévus furent fréquents. À commencer par la taille du dossier d’agrément de la Banque de France, 1 500 pages dans lesquelles nous devions décrire par le menu notre organisation et nos futurs process. Avant même d’avoir commencé toute activité, il nous fallait donc avoir contracté fermement avec les partenaires qui interviendraient dans nos procédures, comme MasterCard ou Monext. Une fois le dossier déposé, nous avons dû répondre, preuves à l’appui, à une nouvelle salve de questions et de recommandations. Deux ans plus tard, le tout atteignait 4 800 pages.
26Une fois la Banque de France convaincue par nos arguments, notre cas a été soumis au Collège de l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution) en vue de l’attribution d’un agrément et d’un code banque. C’est alors qu’une condition supplémentaire nous a été imposée : abonder notre capital de 6 millions d’euros. Or, nous escomptions justement que l’agrément permettrait de lever des fonds auprès d’institutions avec lesquelles nous avions entamé des discussions. Nous avons perdu un an à réunir cette somme. L’exercice était délicat : comment convaincre des partenaires sans détenir d’agrément ni de code banque, et, par conséquent, sans avoir pu tester nos applications informatiques, sans client et sans chiffre d’affaires – en visant de surcroît le public des exclus bancaires ? Nos partenaires ont commencé à douter. Nous avons finalement obtenu de la Banque de France la possibilité de passer devant le Collège après avoir réuni la moitié des fonds, sous condition que l’agrément débloque l’autre moitié.
27Nos anticipations étaient donc loin du compte. Nous estimions qu’un investissement initial de 3 millions d’euros apporté par nos soins nous conduirait à l’agrément. Nous comptions ensuite lever 4 à 5 millions d’euros et céder 50 % du capital de l’entreprise, pour atteindre un modèle de rentabilité aux alentours de cent mille clients. Outre le retard occasionné par l’agrément, nous avons pris conscience qu’il fallait étoffer notre service en charge de la conformité et procéder à de nouveaux développements informatiques. L’accord avec les buralistes nous a conduits à rehausser le taux de commission prévu, après quoi le Parlement a voté une baisse de l’interchange…
28Fort heureusement, ces imprévus ont été contrebalancés par un véritable engouement médiatique. Autant la possibilité de souscrire un compte bancaire en ligne pour 20 euros annuels n’a rien d’innovant – Boursorama le propose gratuitement –, autant l’histoire devient plus séduisante si ce service est disponible au coin de la rue, sans condition de revenus ni de patrimoine. L’implication des buralistes touche à l’imaginaire collectif, à l’ancrage des commerces dans les terroirs. Miracle supplémentaire, le Compte-Nickel a bénéficié la veille de son lancement d’un reportage au journal télévisé de TF1 devant neuf millions de téléspectateurs. Le premier mois, nous avons multiplié par six le chiffre d’affaires attendu. Les soixante-cinq premiers buralistes ont ouvert six à sept comptes par jour. La caisse de résonance médiatique s’est maintenant ralentie, mais le réseau des bureaux de tabac a pris le relais. De fait, l’acquisition de nouveaux clients reste très compétitive ; c’est la grande vertu de ce modèle. Chaque fois que nous recrutons un buraliste, nous annonçons dans la gazette locale que le quartier ou le village compte un nouveau banquier – le buraliste – à l’heure où les commerces désertent certains territoires. Les médias locaux s’en font l’écho, et la dynamique est lancée. Nous étions loin d’imaginer que le succès serait si rapide.
29Notre équipe compte aujourd’hui quatre-vingt-un collaborateurs et ne cesse de croître. L’abondance de candidatures spontanées que nous recevons témoigne du désir de nos concitoyens de donner du sens à leur activité professionnelle et de participer à une grande et belle aventure.
Débat
Quand la banque lutte contre la pauvreté
30Un intervenant : Les personnes sans domicile fixe ou qui ne possèdent pas de téléphone portable ni d’adresse e-mail peuvent-elles souscrire un Compte-Nickel ?
31Hugues Le Bret : Les SDF peuvent produire un certificat d’hébergement d’une mairie ou d’Emmaüs pour ouvrir un Compte-Nickel. En revanche, la possession d’un téléphone portable est obligatoire. Ce n’est guère un frein, sachant que le taux d’équipement des Français est de 130 %. À ma grande surprise, je constate également que le taux d’accès de nos concitoyens à Internet est très élevé, même pour les plus modestes, ne serait-ce que grâce aux call shops.
32L’universalité est à nos yeux une valeur fondamentale : nous nous adressons à tous sans jugement, mais réservons aussi le même traitement à l’ensemble de nos clients. La segmentation marketing est absente de notre offre : pour le Compte-Nickel, il n’y a ni riches ni pauvres, c’est comme le stylo Bic. Un client ayant 200 000 euros sur son compte nous rapportera 20 euros par an s’il effectue uniquement des opérations électroniques, tout comme un bénéficiaire du RSA. Ce traitement égalitaire nous différencie considérablement du reste du monde bancaire. Nous sommes, en outre, intransigeants sur l’utilité des services facturés : toutes les options ont une vraie justification. Notre grille tarifaire est simple et intelligible, et nous annonçons nos marges. Nous avons testé quatre cents fois le parcours du client sur la borne de sorte qu’une personne illettrée s’y retrouve aisément, et nos brochures emploient volontairement moins de quatre cents mots de vocabulaire.
33Int. : Êtes-vous en relation avec les acteurs associatifs qui luttent contre la pauvreté ?
34H. Le B. : C’est un monde que je connais bien, pour avoir mis en place le mécénat solidaire de la Société Générale et son partenariat avec la Fondation de France. L’un de nos collaborateurs s’occupe à plein temps des relations avec les associations. À nos débuts, nous avons quadrillé le territoire en rencontrant les centres d’action sociale des municipalités et les caisses d’allocation familiale, ou encore en participant aux réunions mensuelles du Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, où sont représentés tous les acteurs associatifs concernés. Je n’ai pas senti de frein de leur part, mais au contraire une volonté de dialoguer. Bien que nous n’ayons pas conclu pour le moment de partenariat institutionnel au plan national, des associations nous soutiennent localement et nous recommandent : Cresus en Alsace, qui se bat contre le surendettement, les Restos du cœur à Marseille… Certaines s’acquittent des 20 euros d’abonnement, d’autres, comme Emmaüs, dispensent des certificats d’hébergement aux futurs titulaires de Comptes-Nickel.
Un modèle économique fondé sur la confiance
35Int. : D’où votre entreprise tire-t-elle ses revenus ?
36H. Le B. : Par obligation réglementaire, les fonds de nos clients doivent être déposés sur un compte de cantonnement dans un établissement de crédit, en l’occurrence le Crédit Mutuel Arkéa. Nous ne pouvons donc les faire fructifier. Mais si nous faisions faillite, nos clients ne perdraient pas leur argent. Ces sommes figurent au bilan d’Arkéa, lequel les place de manière sécurisée. Elles contribuent donc aussi au financement de l’économie.
37Nous avons quatre sources de revenus : les abonnements, les frais de dépôt ou de retrait et, enfin, une commission d’interchange sur les paiements. Chaque fois qu’un client règle une dépense avec sa carte chez un commerçant, celui-ci verse 0,3 % du montant à sa banque, laquelle nous renvoie une fraction de cette commission. Cela nous rapporte en moyenne 10 centimes par paiement, sachant que nos clients réalisent cent trente sept paiements annuels. Sur l’euro que nous facturons à chaque retrait au distributeur, 62 centimes en moyenne sont versés à la banque détentrice de l’équipement. Nous dégageons donc une marge de 38 centimes. Enfin, les retraits d’espèces chez le buraliste sont facturés 50 centimes, partagés à parts égales entre ce dernier et le Compte-Nickel. Le régulateur a plafonné les dépôts d’espèces à 750 euros par mesure de lutte contre le blanchiment. Les virements importants sont en revanche autorisés, assortis de justificatifs (d’actes notariés par exemple) pour les plus élevés. Vous pouvez donc effectuer un dépôt sur votre Compte-Nickel chez un buraliste grâce à votre carte bancaire ordinaire. Il vous sera appliqué une commission de 2 %, dont 0,75 % destinés au commerçant et 1,25 % au Compte-Nickel. Votre compte sera alimenté en temps réel. Vous ne pourrez pas déposer des espèces à l’étranger, mais les retraits sont possibles dans n’importe quel distributeur de billets, facturés 1 euro et sans frais de change.
38En 2015, nos clients se sont vu facturer en moyenne 16,5 euros en plus de leur abonnement. Ils acceptent ce système dans la mesure où le prix est transparent et juste : ils ne payent que pour les actes qu’ils réalisent, et non un tarif forfaitaire qui ne correspondrait pas à leur consommation réelle.
39Int. : Envisagez-vous d’ouvrir le Compte-Nickel aux entreprises ?
40H. Le B. : La Banque de France nous a agréés pour proposer le Compte-Nickel aux entreprises réalisant moins de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires et ayant moins de dix salariés. C’est le segment de clientèle qui supporte les frais bancaires les plus élevés dans le système traditionnel. Nous pourrons lui proposer un service simple et quatre fois moins onéreux. Bien que nos outils technologiques soient prêts, nous ne lançons pas cette offre pour le moment. Cela nécessiterait que nous constituions de nouvelles équipes en charge de la conformité et du marketing. Or, pour le moment, notre croissance est telle qu’il est préférable de consolider notre activité actuelle avant de nous diversifier.
41Int. : La traçabilité des opérations effectuées via le Compte-Nickel est-elle aussi forte que celle qui est assurée par les banques classiques ?
42H. Le B. : Elle est même supérieure, puisque nous traçons en temps réel tous les flux électroniques. Notre service de conformité, qui compte quinze personnes aujourd’hui, accueille une nouvelle recrue tous les mois. Nous améliorons en permanence nos algorithmes d’analyse comportementale où sont paramétrés des événements suspicieux : un dépôt et un retrait concomitants, plusieurs dépôts récurrents d’un montant identique, deux dépenses simultanées à des endroits différents… Au moment même du paiement, nous savons si une action est conforme aux habitudes du client et pouvons la suspendre.
43Int. : Le réseau des buralistes n’est-il pas une forme de piège ? L’on peut imaginer que leur nombre va chuter.
44H. Le B. : Je ne pense pas que les buralistes disparaîtront. Après un recul en 2012, leurs ventes se sont stabilisées. Ces commerces connaissent un phénomène similaire à celui des librairies : dans un même périmètre, quand trois bureaux de tabac ferment, le quatrième accroît son chiffre d’affaires. Ces enseignes diversifient leur activité et s’allient à de nouveaux partenaires pour s’assurer des compléments de revenus.
45Bien que nous soyons enclins à privilégier les buralistes les mieux placés, nous nous sommes engagés à localiser 30 % de nos points de distribution dans des zones moins fréquentées, pour pérenniser ces fonds de commerce dans les régions. Le Compte-Nickel est donc aussi proposé dans des villages de cinq cents habitants. Plutôt que d’amortir le coût de ces installations en quelques mois, nous le faisons en un an et demi. L’investissement reste raisonnable.
46D’aucuns s’étonnent que nous n’ayons pas choisi une distribution en ligne. Or, nous sommes extrêmement attachés à notre partenariat avec les buralistes, qui ont la force de l’instantanéité : ils vous remettent votre carte et votre RIB immédiatement, alors qu’il faudrait attendre quatre jours dans le cas d’un achat en ligne. Nous automatiserons autant que possible les opérations réalisées sur les bornes en magasin, mais la vérification de l’identité du client et la remise du pack resteront assurées par le commerçant.
47Int. : Comment prévoyez-vous de financer vos développements dans les cinq années à venir ?
48H. Le B. : Nous nous sommes d’abord financés par nos propres moyens, puis par l’entremise d’amis, de business angels, de family offices et, bien sûr, de la Confédération des buralistes. Pour la première fois, en août 2015, nous avons recouru à un fonds d’investissement, Partech, lors d’une augmentation de capital de 10 millions d’euros. Ce sera suffisant pour atteindre notre point mort. Nous mettons actuellement en place des financements via Bpifrance et pouvons emprunter entre 1 et 3 millions d’euros. Nous serons ensuite rentables et dégagerons un flux de trésorerie que nous investirons. Une nouvelle levée de fonds devrait être justifiée par un projet de croissance demandant un investissement très élevé, dépassant nos capacités de financement – un développement à l’étranger par exemple. Peut-être le ferons-nous, mais ce n’est pas prévu dans l’immédiat. Notre priorité est de consolider un modèle pérenne.
Quelle banque demain ?
49Int. : Pourquoi êtes-vous le seul établissement bancaire à opérer en temps réel, et ce faisant à prémunir vos clients de découverts et d’agios ? Les autres banques refusent-elles de faire de même, ou sont-elles freinées par des questions techniques ?
50H. Le B. : Cette inertie tient à l’histoire de la construction des infrastructures bancaires, mais peut-être aussi à une certaine dose de mauvaise volonté. L’UFC-Que Choisir ne cesse de réclamer aux banques de prévenir leurs clients qu’une opération ou un prélèvement les mettra à découvert. Les établissements affirment ne pas en être capables techniquement. Les systèmes informatiques sont si lourds, constitués de strates accumulées depuis les années 1970, que tout projet de modernisation ou de migration se compte en millions d’euros. Pour notre part, nous avons développé en interne tout ce qui touche au parcours client (bornes, émission du RIB sur les terminaux de paiement électronique…), ainsi que les “bretelles” qui communiquent en temps réel avec les systèmes extérieurs comme Monext.
51Ce type de fonctionnement ferait perdre des revenus aux banques. Les différences de prix entre elles étant inexistantes sur la tenue de compte, aucune n’a intérêt à engager des investissements technologiques susceptibles d’entraîner des gains de productivité… et in fine une baisse des tarifs. L’État est complice de cette immobilité. J’ai été très surpris du faible soutien que le Compte-Nickel a reçu de l’Administration. Elle justifiait le coût du système bancaire par la solidité de celui-ci, gage d’un financement plus aisé de l’économie. Un nouvel entrant susceptible d’attaquer l’oligopole et de réduire drastiquement les prix était perçu comme une menace.
52Int. : Vous êtes-vous abstrait du système traditionnel qui fait encourir des risques aux clients dès lors qu’ils confient leur argent à une banque ?
53H. Le B. : Nos clients bénéficient de la garantie des dépôts. Pour autant, il faudrait que nous passions par la blockchain et que nous séquestrions sur des serveurs pour être totalement indépendants du dispositif bancaire traditionnel. En l’occurrence, nous sommes branchés sur le système européen des paiements et détenons un compte séquestre chez Crédit Mutuel Arkéa. Ces liens nous coûtent d’ailleurs cher. La différence entre nos revenus et nos produits nets bancaires est très élevée du fait des sommes que nous versons à MasterCard, Arkéa ou encore Monext.
54Int. : Comment vous positionnez-vous par rapport à la banque allemande Number26 qui ouvre des comptes via un seul smartphone avec la photo d’une carte d’identité, de Revolut dont le fonctionnement est presque similaire, ou encore de Curve qui propose une agrégation de cartes bancaires ?
55H. Le B. : Les modèles entièrement en ligne supportent un coût d’acquisition du client supérieur à 200 euros. Il est par exemple de 220 euros pour Boursorama, BforBank et Number26. N’ayant pas de réseau de distribution alimenté par un trafic naturel, ils sont contraints de faire des promotions et par conséquent de la publicité, du marketing, de la qualification de prospects… Ils ciblent des clients potentiellement épargnants, schématiquement des quadragénaires gagnant plus de 3 000 euros par mois, détenant un pécule approchant 40 000 euros et susceptibles de souscrire leur premier crédit immobilier. Les classes populaires ne sont donc pas visées.
56Quant à Number26, les régulateurs questionnent ses méthodes de fiabilisation de l’identité des souscripteurs. Son service étant entièrement gratuit, il vit sur un crédit revolving à 8,7 % sur les découverts. Parmi ses 200 000 clients, 100 000 n’ont jamais utilisé leur carte et seuls 20 000 en ont fait leur compte principal (contre 65 % de nos clients). Number26 a, par conséquent, besoin de lever des fonds. Ce cas illustre la grande difficulté à gagner de l’argent avec ce type de modèle. De même, de nombreuses start-up développent de très beaux produits d’épargne, mais peinent à trouver une alchimie avec le marketing et la distribution.
57Int. : Comment protégez-vous votre modèle contre les géants de l’Internet ?
58H. Le B. : Notre métier est bien trop contraignant pour Apple ! L’activité de conformité, de suivi des flux et des alertes n’est pas industrialisable et dégage de faibles marges. Apple préfère la laisser à des intermédiaires. Son application Apple Pay vise uniquement à développer l’usage de l’iPhone.
59Nous détenons des données que les géants de l’Internet ne possèdent pas, comme les documents d’identité des clients et leurs flux financiers. À qui appartiennent ces informations, et quel usage est-il possible d’en faire ? Nous estimons que nos clients en sont propriétaires, quand les banques traditionnelles s’en arrogent la possession. Grâce à la deuxième directive sur les services de paiement, nous pourrions aider les clients à réaliser des achats groupés d’électricité, de gaz ou de téléphonie par exemple. C’est une nouvelle source possible de création de valeur.
60Int. : Vous avez proposé un modèle alternatif à celui des banques. Quel type d’acteur pourrait, à son tour, lancer une offre disruptive par rapport à la vôtre ?
61H. Le B. : Sur le segment du paiement par Internet, qui représente 30 % de nos flux, nous pourrions être attaqués par des acteurs entièrement gratuits, à condition qu’ils arrivent à générer une alchimie de la confiance. Notre pratique reste classique dans la mesure où nous passons par le compte de cantonnement du Crédit Mutuel Arkéa. En Afrique, des start-up proposent du paiement mobile via la blockchain, échappant à tout système. Toutefois, il faudra du temps pour que l’ensemble de la population se tourne vers ces solutions. Nous bénéficions de véritables avantages compétitifs : la transparence de notre offre, la possibilité pour le client de contrôler ses dépenses, et surtout un réseau de distribution de proximité. À nous d’investir dans la technologie pour continuer à innover et garder un temps d’avance.
62Sophie Jacolin