1La présidence du Conseil de l’Union européenne a lancé un groupe d’experts sur le management des politiques d’innovation. Pour Stefan Schepers, qui le dirige, la solution passe par la constitution d’un “noyau dur” permettant de restaurer l’esprit club qui a présidé à la création de la Communauté européenne. Les industriels ont leur rôle à jouer en apportant leur contribution à une vision commune. Les projets d’union énergétique, d’union digitale ou de mise en œuvre d’une économie circulaire pourraient constituer de puissants vecteurs d’innovation.
2Après avoir dirigé l’Institut européen d’administration publique, à l’époque de la présidence de Jacques Delors, j’ai rejoint le secteur privé. Il y a quelques années, alors que je conseillais le gouvernement polonais qui assurait la présidence du conseil de l’Union européenne, le Premier ministre Donald Tusk et son ministre de l’Économie ont eu l’idée de constituer un groupe de haut niveau, indépendant et tripartite, pour conseiller le Conseil européen et la Commission sur la gestion des politiques d’innovation. En effet, plus que l’innovation elle-même, c’est la gestion des politiques d’innovation dans le sens de la création d’emplois qui fait problème aujourd’hui en Europe. Les méthodes de gouvernance européennes ont au moins vingt ans de retard. C’est un peu comme si l’on voulait fabriquer une voiture électrique avec les outils de conception des voitures mécaniques…
Les succès du système mis en place par Jean Monnet
3Le système de gouvernance multinational mis en place par Jean Monnet et les autres fondateurs de la Communauté européenne a connu d’indéniables succès, tels que la création d’un marché commun, puis d’un marché unique (même si celui-ci n’est pas complètement réalisé encore), l’instauration d’une monnaie commune, la négociation de traités de commerce, la restructuration de secteurs en difficultés (acier et charbon, agriculture, transports), ou encore le développement d’une culture de coopération, tant au niveau politique qu’entre les administrations nationales.
4L’objectif de créer un marché commun a nécessité trois éléments : une législation permettant de déconstruire les barrières nationales, des normes industrielles communes afin d’établir une concurrence équilibrée, des fonds financiers pour aider à la reconstruction des secteurs en difficulté et soutenir les “perdants” de ce mouvement d’intégration. Tout cela a été mis en œuvre et a bien fonctionné dans l’Europe des six, des neuf, des douze, des quinze.
5Le système reposait sur la combinaison de deux approches : une approche idéaliste, portée par une grande vision de l’Europe, et des marchandages permanents pour trouver des compromis entre les intérêts nationaux, un peu comme dans un souk marocain. Dans cette double démarche, la Commission européenne était considérée comme indépendante des intérêts nationaux, et ceux-ci étaient portés par le Conseil des ministres. Ce dispositif assez équilibré a bien fonctionné jusqu’à la fin de la présidence de Jacques Delors. Son déclin a commencé vers la fin des années quatre-vingt-dix mais, comme souvent, on ne s’en est rendu compte que bien plus tard.
Des fissures dans le système
L’élection directe du Parlement européen
6La première fissure dans le système est apparue dès 1979, avec l’élection directe du Parlement européen. En disant cela, j’ai conscience d’enfreindre un tabou, mais il est facile de comprendre que confier au suffrage national le choix de députés censés représenter le bien commun européen introduisait un élément déstabilisateur. De fait, les députés se retrouvent désormais dans une position un peu schizophrénique.
L’adoption du principe de précaution
7La deuxième fissure est liée au traité d’Amsterdam, signé en 1997 et portant sur le principe de précaution. Une fois que ce concept, allemand à l’origine, a été adopté au niveau européen, le Parlement européen s’en est saisi et s’est désormais consacré à la protection “idéaliste” des citoyens et des consommateurs, sans être contraint par une responsabilité sociopolitique ou économique comme c’était le cas au niveau national. C’est une des causes majeures de la surcharge règlementaire qui pèse aujourd’hui sur les entreprises européennes.
La codécision entre Conseil et Parlement
8La troisième fissure a été introduite par le traité de Lisbonne en 2007. Sous la direction de l’ancien président français, Valéry Giscard d’Estaing, qui imaginait déjà des États-Unis d’Europe et ne tenait pas compte du fait que la communauté était passée de quinze à vingt-trois États membres, on a essayé de démocratiser la gouvernance européenne en instaurant une codécision entre le Conseil des ministres et le Parlement. Désormais, la procédure de décision se termine par une phase baptisée “le trialogue”, au cours de laquelle les trois présidences du Conseil et une délégation multipartite du Parlement négocient les accords finaux entre le Parlement et les vingt-huit États membres.
9Souvent, le seul consensus que l’on réussisse à trouver consiste à prendre en compte toute la liste des souhaits et exigences des uns et des autres, ce qui se traduit inéluctablement par une nouvelle surcharge règlementaire…
L’élargissement de l’Union européenne à vingt-huit membres
10La quatrième fissure est liée à l’élargissement de l’Union européenne et à la disparition de la culture de coopération originelle. À l’époque où le Conseil ne comprenait que quinze membres, accompagnés chacun d’un conseiller ou deux, il était possible de s’asseoir autour d’une table et de négocier. Les chefs d’États et de gouvernements se connaissaient et pouvaient discuter informellement. Les ministres savaient entraîner un collègue “difficile” dans les couloirs pour lui faire accepter un compromis. Aujourd’hui, une réunion du Conseil comprend deux cents participants : comment échanger dans ces conditions ? Non seulement c’est compliqué matériellement, mais l’esprit club qui prévalait autrefois a disparu.
11Cet esprit a commencé à être laminé par le simple fait que les membres du Conseil ne parlaient plus la même langue. Dans le temps, tout le monde recourait au français. Même les Britanniques faisaient l’effort de n’envoyer à Bruxelles que des hauts fonctionnaires capables de s’exprimer dans cette langue. Aujourd’hui, c’est l’anglais qui est devenu la langue de travail, mais tout le monde ne le parle pas convenablement. L’anglais pratiqué par le Premier ministre de l’un des pays fondateurs de la Communauté européenne ne dépasse pas le niveau du lycée, pour rester poli.
12La disparition de l’esprit club s’est accentuée avec l’entrée dans l’Union européenne de pays qui venaient de se libérer de la tutelle de l’Union soviétique et n’étaient pas disposés à renoncer à la moindre parcelle de leur souveraineté. De surcroît, leurs systèmes administratifs étaient souvent inefficaces, à deux ou trois exceptions près, comme celle des Pays baltes, qui avaient bénéficié d’une modernisation rapide grâce à une coopération soutenue avec la Suède et la Finlande.
13Enfin, l’esprit club a définitivement disparu sous les coups de boutoir d’un Aléxis Tsípras ou d’un Matteo Renzi. Leur style assez peu diplomatique a offensé Angela Merkel et ses alliés alors même que ces derniers étaient censés leur ouvrir leur carnet de chèques.
Des objectifs difficiles à mettre en œuvre
14Tandis que les dysfonctionnements se multipliaient dans la gouvernance de l’Union européenne, celle-ci n’a cessé de se donner des objectifs supplémentaires : adoption d’une politique de recherche et d’innovation, création d’une union énergétique, lancement d’une politique digitale, mise en œuvre d’une économie circulaire, etc. Or, tous ces objectifs sont aussi faciles à faire approuver que difficiles à mettre en œuvre.
Un contexte peu favorable
15L’impact de ces dysfonctionnements a été aggravé par l’accroissement des interdépendances et de la complexité systémique de l’Union européenne, les transformations radicales et la globalisation entraînées par les progrès des sciences et des technologies, l’augmentation des inégalités liée aux politiques économiques choisies et le mécontentement grandissant des populations.
L’exemple du chômage en Europe
16Lorsque l’on doit gouverner un système complexe, il faut se trouver à l’intérieur de celui-ci, de même qu’un chef d’orchestre doit être présent au milieu de ses musiciens. Or, la Commission européenne, de par les traités qu’elle a signés et qui l’obligent à respecter la souveraineté des États, est empêchée de jouer le rôle de chef d’orchestre. Elle ne peut s’occuper que de points spécifiques et séparés les uns des autres.
17Ce dysfonctionnement est illustré par l’exemple du chômage persistant que connaît l’Europe. L’une des origines de ce phénomène est l’incohérence créée par la répartition des rôles entre différentes instances européennes. La Commission est seule à avoir compétence, sous mandat du Conseil des ministres, pour conclure des traités de commerce. En parallèle, elle développe des politiques de santé, de durabilité et de protection de l’environnement qui sont parfaitement légitimes mais ont pour effet d’accroître fortement les coûts de production des entreprises européennes. Or, dans le même temps, une autre partie du système européen libéralise à outrance le commerce international, sans prendre la précaution d’y ajouter une taxe d’ajustement à la frontière afin de compenser l’écart entre les coûts de production.
18Devant une telle situation, les entreprises ont commencé par délocaliser leurs centres de production vers les pays d’Europe de l’Est, et maintenant que ces derniers commencent à appliquer les règlements européens, elles les déplacent encore plus loin. Comme la recherche et l’innovation sont intimement liées à la production industrielle, toutes ces activités sont en train de déserter l’Europe. Voilà comment certains aspects des politiques de l’Union européenne engendrent du chômage dans ses pays membres…
L’impact de la gouvernance sur les politiques d’innovation
19La délocalisation des centres de R&D n’est pas le seul impact des dysfonctionnements de la gouvernance européenne en matière d’innovation.
Confusion entre recherche et innovation
20Une difficulté fondamentale vient de ce que l’Union européenne est compétente pour la recherche, mais pas pour l’innovation, d’où le fait que, dans les programmes européens, les deux termes sont constamment associés, voire confondus. Pourtant, la recherche n’est pas l’innovation. Une entreprise peut déposer des milliers de brevets sans réussir à mettre sur le marché la moindre innovation.
21Pour faciliter le passage de la recherche à l’innovation, il faudrait lever toute une série d’obstacles à la création et au développement des entreprises au niveau national, en particulier en France, faute de quoi l’on s’expose à une fuite des cerveaux vers l’étranger. Le directeur de l’agence d’innovation irlandaise expliquait récemment que la deuxième communauté de créateurs de start-up dans ce pays est celle des jeunes diplômés français. Ils vont chercher en Irlande un environnement juridique plus ouvert, qui, par exemple, ne les expose pas à subir toute leur vie les conséquences d’une faillite.
Multiplicité, complexité et empilement des politiques
22Le groupe de travail que je codirige a identifié, parmi les différents programmes européens, seize politiques différentes en faveur de l’innovation. Un système à la fois intergouvernemental et supranational recourant, de surcroît, à des méthodes traditionnelles, n’est pas capable de gérer une telle complexité. Au lieu de créer une couche supplémentaire de grands projets que se disputent les gouvernements nationaux, il serait plus utile que la Commission européenne cherche tous les moyens possibles pour faciliter le travail en réseau des clusters d’innovation qui existent dans de nombreux pays.
Utilisation inappropriée du fonds d’investissement stratégique
23Le fonds européen créé par le président Juncker en faveur des investissements stratégiques sert encore trop souvent à des projets traditionnels. Pourtant, si l’on veut réaliser l’union énergétique et, en particulier, promouvoir l’épargne énergétique, il serait urgent de digitaliser les réseaux électriques. Mais construire un pont ou restaurer une vieille mine est plus visible pour les électeurs. En conséquence, seule une partie de ce fonds est consacrée à des objectifs vraiment stratégiques.
Des “ponts de corde” entre Commission européenne et entreprises
24Pour favoriser réellement l’innovation, il faudrait que les responsables européens connaissent mieux l’entreprise. Mais ils vivent dans un monde à part, centré sur les politiques de santé ou encore sur l’économie circulaire. Les ponts entre ces deux mondes sont des ponts de bois, ou même des ponts de corde, et non pas de vrais ponts sur lesquels on puisse circuler et échanger. Aux États-Unis, le système de soutien à l’innovation mis en place à travers la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) fonctionne beaucoup mieux. Certes, il est piloté par le complexe militaro-industriel mais, au moins, les innovations arrivent sur le marché.
Une certaine “trahison des industriels”
25Dans les difficultés de l’Union européenne, les entreprises et les groupements d’intérêts ont aussi leur part de responsabilité. Raymond Aron dénonçait la “trahison des clercs”. Pour ma part, je déplore une certaine “trahison des industriels” à la cause européenne.
26Dans les années soixante-dix, Philips et quelques autres grandes entreprises ont créé un lobby pour élaborer un Livre blanc sur le marché unique. Ces acteurs industriels ont réussi à convaincre les gouvernements, de gauche comme de droite, de l’intérêt que représenterait le marché unique pour la recherche, l’innovation et l’emploi. Maintenant que le marché unique et l’euro sont acquis, les associations industrielles travaillent au ralenti et en mode défensif, et n’hésitent même pas à témoigner publiquement leur mépris pour la politique. Elles se contentent de présenter des séries de demandes à la Commission, comme des enfants adressent leurs listes de cadeaux au Père Noël, sans chercher à contribuer à la recherche d’une vision commune au service de l’intérêt européen.
27L’absence de lobbies “positifs”, cherchant à établir un dialogue régulier et constructif avec la Commission européenne, laisse toute la place à des lobbies “négatifs”, qui se montrent à la fois individualistes et agressifs. Certains industriels n’hésitent pas à dépenser 15 000 euros pour un dîner et une photo avec le président Donald Tusk, mais n’ont pas 5 000 euros à consacrer à un think tank travaillant sur les politiques économiques européennes. Quant à l’European Round Table of Industrialists (ERT), il fut un temps où elle était invitée à s’exprimer avant chaque conseil européen parce qu’elle avait quelque chose à dire. Aujourd’hui, elle continue à être reçue diplomatiquement mais la durée de l’entretien a été fortement réduite… Il faudrait d’urgence que les grands industriels reviennent autour de la table pour nous aider à repenser l’Europe.
Que faire pour l’innovation en Europe ?
28Il faut cependant reconnaître que, grâce aux réformes annoncées par le commissaire européen Carlos Moedas, chargé de la recherche, des sciences et de l’innovation, un vent nouveau commence à souffler. Son projet de créer une agence de l’innovation est une bonne idée, à condition de couvrir l’ensemble de la chaîne de valeur de l’innovation au niveau européen, depuis la recherche jusqu’à l’entrée sur le marché, de façon à identifier et à lever les obstacles, ou du moins à les réduire. Cela dit, je ne sais pas si cette idée sera acceptée ni, surtout, comment elle pourra fonctionner, sachant que les agences de l’innovation existant au niveau national disposent de structures et de mandats très disparates.
29Je crois davantage à une coopération intergouvernementale sous la direction de la Commission européenne. Les fonctionnaires nationaux voient souvent la Commission comme une instance cherchant à miner leur pouvoir et donc leur carrière, ce qui les rend très défiants. Il vaudrait mieux que la Commission renonce à étendre continuellement ses pouvoirs, et cherche plutôt, à côté de ses pouvoirs formels, à jouer un rôle comparable à celui de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ou à celui du secrétariat général de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), en organisant des réunions de concertation, consultation et coordination entre les responsables nationaux des différents secteurs de l’innovation, ce qui pourrait faciliter leur alignement.
30L’objectif de réaliser l’union énergétique devrait permettre de stimuler fortement la recherche et l’innovation. Encore faudrait-il mettre un terme à des combats d’arrière-garde, comme la défense de l’industrie du charbon en Pologne. La secrétaire d’État à l’Environnement polonaise expliquait récemment qu’elle était bien en peine de faire des propositions dans ce sens, car elle ne dispose d’aucun moyen de reconversion industrielle. Il faudrait restaurer d’urgence les fonds de reconversion.
31Le développement de l’économie circulaire pourrait également stimuler l’innovation, mais à condition de revoir de fond en comble la politique agricole commune (PAC). Or, il a été décidé, il y a trois ans, que l’on ne toucherait pas à la PAC avant 2020. Pourtant, une agriculture compétitive et innovatrice représenterait un grand avantage pour l’Europe. Mais il faudrait pour cela moderniser et objectiver des procédures de décision qui se prêtent trop au populisme. Pendant ce temps, la démographie change, le monde change, et personne ne nous attend.
32De même, la réalisation de l’union digitale pourrait être une importante source d’innovation, mais cela suppose de commencer par protéger notre souveraineté et de nous assurer d’une mainmise sur les données produites en Europe. Un producteur d’électroménager disposera bientôt de sources d’informations très précises sur les habitudes de consommation de ses clients : il pourra savoir à quel moment vous utilisez votre four ou votre machine à laver, ou encore ce que vous mettez dans votre frigo. Mais pour le moment, on ne sait pas qui sera propriétaire de ces données : le fabricant d’électroménager ? le producteur d’électricité ? le fournisseur du câble ? Ces questions doivent être tranchées si l’on veut que l’union digitale profite réellement aux pays européens.
Conclusion
33En dépit de toutes ces difficultés, je reste optimiste. L’Europe a connu de nombreuses crises, dont chacune était censée être la crise finale, et qui lui ont finalement servi à progresser. C’est, par exemple, la crise du pétrole des années soixante-dix qui a conduit à l’instauration du marché unique.
34Nous devons toutefois entreprendre aujourd’hui une réforme qui n’a jamais été lancée : la révision du fonctionnement et même des principes fondateurs du système. On ne peut pas gérer une économie postindustrielle avec les méthodes d’une économie industrielle. Les méthodes de l’Union européenne datent en partie des années cinquante, c’est-à-dire du temps de la machine à écrire. Il faut maintenant passer à la tablette numérique !
Débat
Un diagnostic partagé ?
35Un intervenant : Pour résoudre un problème, il faut d’abord s’accorder sur le diagnostic. Celui que vous nous avez présenté est-il largement partagé au sein des instances européennes ?
36Stefan Schepers : On entend fréquemment ce genre d’analyses dans les circuits du pouvoir à Bruxelles, même si elles s’expriment dans un langage plus diplomatique.
37Il y a vingt ans, en 1994, Wolfgang Schäuble et Karl Lamers publiaient un article proposant de créer un « noyau dur de l’Europe » (« Kerneuropa »). Ce document a récemment été ressorti des tiroirs et, à mon avis, la perspective qu’il dessine est la seule solution. Pour l’instant, on n’en parle pas beaucoup, car tout le monde est suspendu aux résultats de la prochaine élection présidentielle française. En effet, sans la France, il sera très difficile de créer un noyau dur : on aurait simplement une extension du noyau allemand, ce dont ne veulent pas les Hollandais, les Belges, les Luxembourgeois, ou encore les Autrichiens.
Le couple franco-allemand
38Int. : Le couple franco-allemand peut-il mener à bien une sortie par le haut de la crise européenne actuelle ?
39S. S. : Ce couple constitue la clé de voûte de la construction européenne et il est de notre intérêt à tous que les faiseurs d’opinion des deux pays s’attachent à préserver leur bonne entente. C’est pourquoi je regrette beaucoup qu’il n’y ait pas davantage de réactions lorsque Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon s’aventurent à parler de l’Allemagne avec des mots que l’on n’avait plus entendus depuis les années trente ou quarante… Si l’on mine la confiance et l’esprit de coopération, tout le reste s’effondrera. On peut être en désaccord complet sur certaines politiques, mais on doit exprimer ses désaccords sur une base de confiance et de compréhension mutuelle.
Un processus réversible ?
40Int. : Vous nous avez décrit un processus de dégradation continue depuis maintenant une vingtaine d’années. Ce processus est-il encore réversible ?
41S. S. : Le système européen a connu des succès remarquables jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix. La réalisation du marché unique, en particulier, a été une réussite, et nous en bénéficions tous encore aujourd’hui. Elle a obligé les chefs d’entreprises à se projeter au niveau européen, puis mondial. En revanche, la mise en œuvre d’une libéralisation mal maîtrisée a créé des inégalités croissantes et a favorisé la montée des partis d’extrême droite. La situation actuelle est assez bien résumée par le président Jean-Claude Juncker : « Nous savons parfaitement ce que nous devons faire. Mais nous ne savons pas comment être réélus. »
La perspective du “Brexit”
42Int. : Que vous inspire la perspective du “Brexit” ?
43S. S. : Officiellement, tout le monde souhaite que la Grande-Bretagne reste membre de l’Union européenne et il n’y a pas de plan B. En réalité, bien sûr, il y a un plan B et de nombreuses études ont été réalisées sur les conséquences d’un “Brexit”. Elles ont montré que le coût économique serait énorme, surtout pour la Grande-Bretagne, et que le coût juridique serait également considérable. Il est probable qu’un nouveau référendum conduirait à l’indépendance de l’Écosse qui, en revanche, demanderait à rejoindre l’Europe. Quant à l’Irlande, la perspective de réintroduire une frontière après tant d’efforts en faveur de la paix n’aurait rien de réjouissant.
44Tout cela m’amène à penser que nous allons assister, dans les mois qui viennent, à une grande représentation de théâtre tragique et comique, avec des claquements de porte, des discussions houleuses, des pleurs, des cris et des soupirs, le tout pour aider David Cameron à obtenir une issue favorable à son référendum.
45Je crois aussi que, grâce aux Britanniques, aux Hongrois, aux Polonais et aux Grecs, pour ne citer qu’eux, le principe d’une Kerneuropa va progresser rapidement.
Le rôle salvateur des crises
46Int. : Certaines organisations connaissent une gestion dynamique et d’autres, une gestion thermodynamique. Les unes vivent dans le déséquilibre, les autres dans le maintien de la stabilité à tout prix. L’expérience montre qu’il est très difficile de passer d’une gestion thermodynamique à une gestion dynamique et qu’il faut souvent une crise grave pour cela, comme au moment de la Révolution française.
47S. S. : La crise des réfugiés jouera peut-être ce rôle. Nous savons depuis quatre ans que cette crise se prépare en Syrie, en Turquie ou encore au Liban, et que le système de contrôle aux frontières extérieures de l’Europe ne fonctionne pas. Pourtant, rien n’a été fait. Le problème est aggravé par l’incompréhension entre les chefs d’États et de gouvernements, liée en particulier au fait qu’en Allemagne, la notion d’asile a une autre signification que dans le reste de l’Europe. Le droit d’asile est garanti par l’article 16 de la constitution allemande, alors que dans les autres pays, il repose sur des traités internationaux, et l’on sait pourquoi : en Allemagne, une personne sur huit descend d’une famille de réfugiés…
48Int. : Pour qu’une transition réussisse, encore faut-il qu’il existe une alternative, c’est-à-dire un corpus de réflexions et de méthodes qui aient été élaborées en amont et soient disponibles au moment du changement, sans quoi la transformation risque d’avorter. Ce corpus était présent au moment de la Révolution française. En existe-t-il un aujourd’hui en Europe ?
49S. S. : Notre groupe a travaillé dans cet esprit. En principe, nous devions nous concentrer sur les innovations dans le secteur économique, mais on ne peut pas parler d’innovation économique sans aborder l’innovation dans la gouvernance. C’est pourquoi un chapitre entier du rapport que notre groupe a présenté au Conseil et à la Commission en 2014 est consacré à l’innovation gouvernementale. Nous y proposons le concept de gouvernance collaborative pour essayer de renforcer la coordination et la cohérence entre les politiques. L’une de nos recommandations était d’instituer, au sein de la Commission, des vice-présidents sans portefeuille, chargés seulement de veiller à la coordination et à la cohérence entre les différentes politiques. C’est l’une des premières propositions à avoir été suivies par le président Jean-Claude Juncker et, un an plus tard, cette mesure semble commencer à donner des résultats.
50Mais il faut aller encore plus loin. On ne peut pas parler d’innovation économique et gouvernementale sans se préoccuper également d’innovation sociale. Si l’on ne restaure pas l’État- providence en Europe, les résultats des élections nationales finiront par détruire le marché unique et l’Union européenne.
Les indicateurs du traité de Lisbonne
51Int. : Eurostat publie tous les six mois les performances des pays membres par rapport aux cinq indicateurs prévus par le traité de Lisbonne (emploi, R&D, climat/énergie, éducation, pauvreté). Les résultats sont très mauvais et personne n’en parle. Pourtant, je suis convaincu que si l’on présentait ces indicateurs aux Européens, 90 % d’entre eux les jugeraient pertinents et légitimes. Peut-être, à l’occasion du référendum britannique, des élections législatives allemandes et de l’élection présidentielle française, ces indicateurs seront-ils à nouveau mis en avant ? Si les citoyens mesuraient l’écart entre les objectifs affichés et les réalisations, ils ne se contenteraient plus de regarder Les Guignols de l’info…
52S. S. : Ces cinq indicateurs représentent une tentative de réintroduire les éléments clés de l’État-providence dans la gouvernance européenne. Ils jouent déjà un rôle important dans les discussions du Conseil des ministres de l’Économie et des Finances, qui représente la deuxième instance la plus importante après le Conseil des chefs d’États et de gouvernements. Mais, d’une part, ils restent un peu au second plan par rapport aux normes de Maastricht, et, d’autre part, ils ne sont pas suffisamment mis en avant par les médias nationaux, qui préfèrent se consacrer aux faits divers… Quant aux médias économiques, tous les chefs d’entreprise que je connais, y compris en France, commencent leur journée en lisant le Wall Street Journal, organe majeur de désinformation sur la Commission européenne.
53Pour que ces cinq indicateurs jouent vraiment leur rôle, il faudrait qu’Eurostat réussisse à établir des comparaisons correctes entre les pays. Or, cet organisme travaille sur la base de statistiques nationales adoptant des approches différentes.
54Cela fait partie des difficultés auxquelles est confrontée l’Union européenne. À vingt-huit, il est très difficile de parvenir à des consensus conceptuels, sans même parler de consensus politiques.
55Élisabeth Bourguinat