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Article de revue

Une vision de l’usine automobile du futur

Pages 30 à 37

Notes

  • [1]
    Philippe Chain, “Computer On Wheels, l’ordinateur à roues de Tesla”, Les Annales de l’École de Paris, Vol. XX.

1 De profonds changements sont à venir dans l’industrie automobile : le marché, mature en Europe, explose dans les pays en développement ; la personnalisation des modèles impose de repenser l’ingénierie de production ; les contraintes réglementaires exigent des véhicules plus propres, donc plus légers, et de nouveaux matériaux vont modifier les technologies et la supply chain  ; l’automatisation et les technologies de l’information requièrent de nouvelles compétences. Renault repense son architecture et ses usines de demain

2 J’appartiens à l’ingénierie de production de l’alliance Renault Nissan. Au sein des deux entreprises, il existe des domaines d’expertise stratégiques pour chacun desquels un expert leader est chargé d’identifier les meilleures pratiques dans son domaine de manière à pouvoir les faire appliquer ensuite au sein de l’entreprise. Dans ce cadre, le domaine stratégique qui m’a été confié concerne le montage des véhicules ainsi que l’assemblage final du moteur, des boîtes de vitesses et des éléments de châssis. Cela me confère une vision globale de cette étape, sur l’ensemble des produits que nous fabriquons.

Les évolutions du marché automobile

3 Dans le cadre de notre plan stratégique, dont la première échéance arrive en 2016, la question est de savoir quel est le rôle d’une usine, en tant qu’objet de fabrication des produits que vend l’entreprise. Hormis l’excellence du réseau dans la relation client, que l’on parle d’innovation, d’offre produit, de dépenses R&D, d’investissements, de réduction des coûts, de maintien en Europe ou de croissance à l’international, on voit bien que l’usine est au cœur de l’ensemble de toutes ces préoccupations. Qu’elle soit d’aujourd’hui ou du futur, le premier élément qui a du sens est donc sa capacité à fabriquer un produit qui va pouvoir trouver un marché.

4 Comment le marché automobile va-t-il évoluer dans les années à venir et comment l’usine automobile va-t-elle prendre en compte ces évolutions pour le client, de manière à toujours rester en capacité de fabriquer ces produits ?

5 Face à cette problématique, le premier élément que je retiendrai est celui des exigences réglementaires et, tout particulièrement, celles concernant les niveaux d’émissions. La Commission européenne a une politique extrêmement ferme sur ce sujet et, en quinze ans, le niveau d’émission global de nos véhicules a été drastiquement diminué, avec une émission moyenne sur l’ensemble de la gamme de moins de cent grammes de CO2. Cela a été obtenu en travaillant essentiellement sur les motorisations, qu’elles soient essence ou diesel, et il est encore possible d’optimiser les moteurs thermiques. Mais, désormais, d’autres éléments entrent en compte, en particulier avec l’arrivée des véhicules soit totalement électriques, soit à différents niveaux d’hybridation. Sur ce point, Renault offre déjà une gamme complète de véhicules électriques.

6 Cependant, la meilleure solution pour réduire les émissions de façon significative est encore de réduire la masse de l’objet que l’on veut transporter. La nécessité d’alléger le véhicule va donc nous faire progressivement passer d’une caisse tout acier à une caisse faite de multiples matériaux, très nettement différents de ceux utilisés actuellement. Quel sera alors l’impact de cet allégement sur nos fabrications ?

7 Le processus de fabrication d’un véhicule majoritairement constitué de métal est relativement simple et se décline en quatre grandes étapes. La première est la réception des bobines de tôle et l’emboutissage des différentes pièces, réalisé soit en interne, soit chez des fournisseurs extérieurs. Les divers éléments ainsi formés sont réunis au sein de la tôlerie, en suivant une cascade modulaire d’assemblage, de manière à former la caisse complète du véhicule. Cette caisse passe ensuite dans ce qu’il est traditionnellement convenu d’appeler le département peinture, qui assure la double fonction de protection et d’application de la teinte avec ses trois composantes : apprêt, couche et vernis. Le process s’achève avec le montage des multiples équipements, certains fabriqués traditionnellement en interne – comme les moteurs, les boîtes ou les châssis –, d’autres par des fournisseurs externes.

L’intégration des nouvelles technologies

8 L’une de nos grandes satisfactions concernant les quatre véhicules électriques de notre gamme (le Twizy mis à part du fait de son architecture et de sa composition particulières) est que nous sommes parvenus à complètement les intégrer dans nos lignes de fabrication. C’est un élément à la fois de fierté mais aussi de performance industrielle qui montre notre flexibilité et notre capacité d’intégration d’une innovation technologique aussi importante. Nous réalisons ainsi l’assemblage du groupe motopropulseur pour un véhicule électrique exactement dans les mêmes conditions et avec les mêmes moyens que pour les véhicules thermiques.

9 Cette première étape ayant été franchie, nous considérons désormais la problématique de l’allègement, en nous référant, à titre de support de réflexion, au prototype du véhicule Eolab qui a été développé dans le cadre du programme de la Nouvelle France industrielle et qui consomme 1l/100 km. Eolab reste, quoique pour un nombre restreint de pièces, un véhicule fabriqué en acier, mais nous y avons introduit du magnésium, pour le pavillon et quelques éléments de structure, de l’aluminium et, surtout, divers thermoplastiques, en particulier pour le plancher. Cela nous a permis un gain de poids de 40 %, soit environ deux cents kilogrammes, par rapport à la caisse d’un véhicule actuel. À l’avenir, tous nos véhicules seront constitués de multimatériaux et cela va donc modifier l’ensemble du système de production industrielle tant dans nos usines existantes que chez nos fournisseurs.

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10 Certaines conséquences, dues à l’introduction de ces technologies innovantes, seront moins perturbantes que d’autres. Ce sera le cas, par exemple, de l’utilisation d’autres aciers, plus performants, pour lesquels nous allons passer d’un emboutissage à froid à un emboutissage à chaud de manière à pouvoir mieux utiliser leurs caractéristiques et progresser dans la finesse géométrique des pièces ainsi formées. Certes, ce passage affectera nos investissements, mais il restera cependant limité et peu intrusif car se situant toujours dans le même département et à la même place du processus de fabrication, l’aval demeurant inchangé. En revanche, il aura un impact en termes de sourcing car il va nous falloir trouver des fournisseurs ayant la capacité de nous livrer les qualités d’acier requises.

11 Les pièces en thermoplastiques, qui vont remplacer des éléments traditionnellement en acier embouti, seront des évolutions beaucoup plus conséquentes. Soit elles devront être produites par des fournisseurs extérieurs, plus performants que nous en termes de coûts, de qualité et de capacités de production, ce qui impliquera la disparition d’une grande partie de nos activités de formage ; soit nous choisirons de les réaliser en interne en remplaçant nos équipements actuels d’emboutissage par des systèmes d’injection ou de formage thermoplastique, ce qui nous posera la question de l’utilisation de nos actifs et celle des choix de rentabilité. Il en ira de même pour la peinture, les technologies de production de ces thermoplastiques étant incompatibles avec le processus actuel. Là aussi, soit ces éléments seront formés et peints à l’extérieur, soit nous devrons faire évoluer nos installations de manière à ce que les opérations soient menées à des températures acceptables pour ces produits.

12 Quelle que soit l’alternative choisie, l’impact sera encore plus évident lors de l’assemblage. Certains éléments, fabriqués et assemblés à l’extérieur, en amont du processus, vont profondément changer l’état du véhicule lors de son entrée au montage et ouvriront de nouvelles perspectives quant à la manière de l’assembler. Ce qui vaut déjà pour le hayon thermoplastique, vaudra alors pour chacune des nombreuses pièces touchées par cette technologie, que ce soient les portières, le capot ou le plancher qui, traditionnellement, était la première étape de l’assemblage du véhicule. Cela implique que l’on remette complétement en cause le processus de montage.

13 Par ailleurs, le niveau légal de réduction des émissions de polluants, par exemple, n’est pas le même partout, certains marchés étant plus matures que d’autres. Mais l’on sait que, globalement et sur le long terme, l’impact de cette réduction des émissions va concerner le monde entier et, en conséquence, nous devons prévoir d’adapter l’ensemble de notre système industriel installé à cette évolution à venir. Dorénavant, on ne pourra donc plus considérer une usine isolément dans une région donnée : il nous faudra modifier notre système de fabrication dans sa globalité, en fonction de toutes ces évolutions. Ce qui vaut pour la réduction des émissions vaut aussi pour l’utilisation et l’assemblage des multimatériaux et ce, pour l’ensemble des constructeurs.

Le nouveau paradigme de l’industrie automobile

14 La personnalisation des véhicules en fonction des désirs du client est une autre des évolutions majeures auxquelles nous sommes confrontés. Sur toute une gamme de nos véhicules – les Clio, Twingo et Captur –, le niveau de personnalisation attendu est très élevé. Le client choisit tel ou tel modèle de véhicule, mais assorti de caractéristiques précises, et il souhaite l’avoir au plus vite. En termes d’évolutions du système industriel, cela implique de prendre en compte ce qu’il est convenu d’appeler le nouveau paradigme de l’industrie automobile.

15 Alors que la production de véhicules automobiles dans le monde ne cesse de croître, il s’avère que la production d’un modèle donné ne fait, en revanche, que diminuer. Du véhicule artisanal, fabriqué à l’unité par des mécaniciens géniaux à la fin du XIXe siècle, nous sommes passés au fordisme et à la fabrication en grande série, puis au Lean manufacturing. Aujourd’hui, nous sommes dans ce que l’on pourrait appeler la customisation de masse, c’est-à-dire que le constructeur automobile a élargi le nombre des options qu’il propose à ses clients, ainsi que la possibilité de les mixer entre elles, de manière à offrir une palette de produits finis beaucoup plus large. Il ne nous reste désormais qu’une ultime étape à franchir, celle de la production personnalisée dans laquelle le constructeur restera complétement responsable de la spécification de tous les éléments structurants ou de leur sécurité, mais où le client pourra définir, tout en respectant les règles d’intégration des pièces dans le véhicule, ce qu’il souhaite comme équipements ou comme décor. C’est donc une étape dans laquelle le client deviendra acteur, pour une part, de la conception du véhicule.

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16 Une étude récente du Gimélec, portant sur les grands périmètres industriels en France, a défini trois niveaux de technologies. Le premier prend en compte les technologies matures et disponibles pour tous ; le deuxième est celui des technologies matures mais seulement maîtrisées par les quelques grands groupes industriels qui savent les mettre en œuvre ; le troisième considère les technologies émergentes, mises en œuvre par des entreprises innovantes et en rupture. Pour l’automobile, cette étude englobe les constructeurs, les fournisseurs et l’ensemble des équipementiers français. Parmi les points devant constituer des avancées significatives de l’industrie automobile de notre pays, la flexibilité apparaît au premier plan. C’est effectivement un élément sur lequel nous devons progresser, d’une part, pour répondre à la demande des clients en matière de personnalisation et, d’autre part, pour affronter les évolutions rapides du marché avec l’apparition des crossover, terme générique recouvrant l’ensemble des nouveaux types de véhicules que les clients attendent.

17 Si la flexibilité est nécessaire en interne, elle l’est aussi en externe. Cela signifie qu’il nous faut désormais intégrer à notre supply chain, de manière beaucoup plus profonde et intrusive, de plus en plus d’éléments provenant de nos fournisseurs extérieurs. De même, il nous faut améliorer la fluidité de nos circuits de distribution, le client étant, par nature, peu patient.

18 L’automatisation doit nous permettre d’obtenir des systèmes beaucoup plus flexibles et plus adaptables à la diversité des véhicules que nous fabriquons. Nous sommes, aujourd’hui encore, dans des systèmes largement top down. La définition des véhicules reste faite en central et ne redescend vers la fabrication et le poste de travail que pour donner, de façon identique, l’information de production conforme aux machines, aux robots ou aux opérateurs. La production pilotée par le produit sera une évolution importante. Bientôt, chaque composant portera un smart tag, c’est-à-dire une information en fonction de laquelle seront déclenchées les différentes opérations de fabrication du véhicule, qui seront, en conséquence, plus largement automatisées. Cela touchera demain le cœur de notre organisation et de nos systèmes d’information.

19 Un autre point va toucher la réduction des coûts de conception et de développement. Cette diminution dépendra de notre capacité à avoir des lignes standardisées tout en étant extrêmement flexibles et capables de fabriquer, sur une même ligne de montage, des véhicules, voire des concepts de véhicules, très différents.

20 La qualité perçue, autre élément important, concerne la qualité des jeux, des affleurements, la bonne lecture des lignes de style du véhicule, etc., c’est-à-dire tout ce qui était naguère l’apanage des constructeurs premium, principalement allemands. Désormais, ceux-ci transposent leurs exigences depuis leurs limousines de luxe vers les véhicules d’entrée de gamme et ils nous imposent ainsi d’offrir toujours plus de qualité aux véhicules que nous produisons si nous voulons rester concurrentiels. Cela touche d’abord les moyens de fabrication, à qui l’on va demander de réaliser des accostages beaucoup plus précis et des lignes de style beaucoup plus fines. Ensuite, cela exige de nous la capacité de contrôler, dans le flux et de manière extrêmement réactive, les véhicules que nous produisons, afin de pouvoir corriger en temps réel les moyens et les machines nécessaires pour atteindre le niveau de qualité requis.

21 La dernière évolution à venir concerne les voitures connectées et communicantes. Nous ne sommes vraisemblablement qu’au début de l’introduction de ces systèmes. Cela se traduit d’abord par beaucoup plus d’équipements électroniques et électromécaniques embarqués, ce qui est en contradiction avec l’exigence de réduction de la masse globale et de la taille du véhicule. Cette réduction ne pouvant se faire au détriment du confort du client, les espaces intérieurs devront être préservés et les nouveaux systèmes confinés dans les espaces techniques. Leur installation pose des problèmes inédits de conception du produit et du process de fabrication.

22 Ces nouvelles prestations logicielles induisent une problématique nouvelle : comment garantir, en bout de ligne, que le véhicule livré, parfaitement conforme à sa définition technique, le soit aussi face aux exigences du client ? Jusqu’à aujourd’hui, il suffisait de vérifier que l’on avait bien raccordé tous les connecteurs et l’on savait alors que les équipements électriques du véhicule seraient opérationnels. Comme tous ces systèmes communiquent entre eux, il existe désormais des stratégies logicielles qui permettent de déclencher telle ou telle action en fonction de tel ou tel événement. Que les raccordements soient conformes ne suffit donc plus, et il faut à présent vérifier que toutes ces stratégies soient correctement initialisées et interconnectées, ce qui met en jeu des problématiques que l’on découvre actuellement et qui sont appelées à devenir de plus en plus importantes.

23 Le dernier point va être de savoir comment le système, soumis à l’ensemble de ces évolutions, pourra être dupliqué dans l’ensemble des régions du monde en forte croissance et répondre, dans sa mise en œuvre aux attentes des différents marchés. Pour cela, nous répondons aux défis concurrentiels par des “stratégies plateformes” qui nous permettent de maximiser le nombre de composants communs de manière à réduire le coût unitaire des véhicules, sachant toutefois que la personnalisation implique le contraire ! Les composants dits “plateformes” devront donc être complètement invisibles pour le client et l’on cherchera à en standardiser au maximum la fabrication.

24 En résumé, c’est l’ensemble du système industriel qui doit être compétitif pour relever les défis actuels. Même si le constructeur automobile a bien pris en compte ce que je viens d’exposer et l’a parfaitement implanté dans ses usines, si l’ensemble de ses fournisseurs ne progresse pas en termes de flexibilité, d’adaptabilité, de qualité et de logistique, l’écart de performances qui s’ensuivra sera tel que les efforts du constructeur seront inutiles. C’est donc bien la performance de l’ensemble d’un système qu’il s’agit d’améliorer. Cela ne pose pas vraiment de problèmes pour les grands constructeurs et les équipementiers de premier rang mais, dans la profondeur de la chaîne logistique, les choses se compliquent.

L’humain au centre de l’usine du futur

25 Même si, effectivement, il existe une très forte tendance à l’automatisation et à la robotisation sur beaucoup d’opérations de fabrication, il n’empêche que l’homme restera au centre de l’usine du futur pour au moins deux grandes raisons. La première est que, dans à un système complexe, la capacité d’adaptation face aux incidents générés par cette complexité même, la prise en compte raisonnée de l’événement et de son impact ainsi que la capacité à y répondre de la façon la plus appropriée resteront, longtemps encore, l’apanage de l’homme. La seconde raison est liée à la compréhension fine du produit lui-même : sur toutes les problématiques d’amélioration de la qualité et d’interaction des systèmes connectés, l’homme reste très largement supérieur à tous les systèmes automatisés que l’on peut, aujourd’hui, imaginer.

26 Dans le cadre du plan Nouvelle France industrielle, Renault a déposé un projet intitulé L’humain au centre du futur, ciblé sur l’usine de Flins, que nous exprimons sous la forme : “Bien-être et performance au travail”. Cette vision diffère de la perception, parfois caricaturale, que l’on peut avoir de l’usine 4.0, selon laquelle les nouvelles technologies seront au cœur de la performance industrielle et que l’homme devra s’y adapter. À l’inverse, notre approche part du principe que l’homme est au centre du système et que ces nouvelles technologies doivent venir l’aider dans sa tâche.

27 Derrière cette déclaration d’intention, l’enjeu principal porte sur le système de management. Les fondamentaux en sont traduits par les termes suivants : valorisation et reconnaissance des acteurs ; responsabilisation ; travail bien fait ; fierté au travail et qualité du management. Tous ne sont pas atteints aujourd’hui, mais ces fondamentaux sont appelés à perdurer. À leur côté, les “briques” technologiques qui vont apparaître devront être mises au service des hommes afin d’obtenir les résultats souhaités.

28 Nous retrouvons alors des termes assez répandus dans la littérature. On parlera ainsi d’“humain augmenté” à propos de la fluidité du pilotage et du système dans lequel le produit porte toute l’information nécessaire au décideur pour sa transformation. On parlera également d’“acquisition de la connaissance” : du fait de ces nouvelles technologies, de nouveaux métiers vont apparaître dans nos usines et des connaissances beaucoup plus importantes devront être acquises et partagées. La formation est, et reste donc, un enjeu important, mais de nouveaux moyens sont mis en œuvre. La réalité augmentée ou la réalité virtuelle, avec la capture de gestes ou l’analyse de scènes, vont nous permettre d’améliorer la fluidité de pilotage en supprimant des opérations de saisie d’informations qui, aujourd’hui encore, sont manuelles et perçues comme contraignantes et peu fiables par les opérateurs eux-mêmes. Les réseaux sociaux d’usine seront également un moyen de faire partager rapidement l’information entre les différents acteurs.

29 Ensuite, nous voyons apparaître l’ergonomie cognitive : du fait de la personnalisation croissante, des pièces extrêmement différentes vont devoir être installées sur deux véhicules qui, pourtant, se suivent sur la chaîne de montage. Cela se traduit par une charge mentale nouvelle au poste de travail, née de la nécessité pour l’opérateur de choisir la pièce adéquate parmi d’autres et, à cette fin, d’être en vigilance constante.

30 Autre question importante : l’acceptabilité des nouveaux outils. Pour l’illustrer de façon simple, même si la plupart d’entre nous possède un smartphone, il n’en reste pas moins qu’utiliser un produit équivalent dans un environnement industriel n’est pas intégré. Entre utilisation dans la vie personnelle et utilisation dans la vie professionnelle, le pas n’est pas simple à franchir.

31 Enfin, on parle de plus en plus de robotique collaborative, c’est-à-dire du fait qu’hommes et robots puissent travailler ensemble, ce qui constitue un progrès sensible, en particulier pour certaines manipulations. On commence également à envisager l’utilisation d’exosquelettes dans des opérations particulièrement difficiles pour lesquelles on ne dispose pas de solutions ergonomiques satisfaisantes. Mais tout cela pose beaucoup de problèmes, notamment en matière de sécurité ou de santé, et des réglementations nouvelles vont en découler.

32 Au-delà des moyens de fabrication toujours plus sophistiqués que nous pouvons implanter, la place de l’homme, principal facteur de qualité, doit être maintenue au cœur du système. C’est là le défi de taille auquel nous sommes désormais confrontés.

Débat

Des choix stratégiques

33 Un intervenant : Quelle capacité de négociation les usines ont-elles face au siège et au Technocentre ?

34 Marc Alochet : Il y a deux ans, une réorganisation au sein de Renault a regroupé la fonction ingénierie de production avec la fonction manufacturing. L’un des objectifs de cette réforme était de faciliter le dialogue entre la partie conception du process industriel, évidemment en lien avec la conception du produit, et le système industriel. Le but était de pouvoir intégrer, beaucoup plus tôt dans les projets, la voix des usines. Il s’agissait d’améliorer la communication sur des objectifs, à la fois de performance classique et de prise en compte plus détaillée, des évolutions du système industriel et ce, jusqu’au niveau de l’atelier ou du poste de travail. Il s’agit d’arriver à ce que les opérationnels s’approprient plus vite le produit et soient capables, plus en amont, d’émettre un avis sur ce qui est en train de se concevoir. C’est donc à la fois une évolution organisationnelle et une contribution à l’amélioration de la place de l’humain dans le process.

35 Int. : Comment placez-vous le low cost dans ce paysage ? Est-ce que ce sont deux systèmes industriels séparés ?

36 M. A. : Ma réponse sera double. Nous venons de lancer un nouveau véhicule en Inde, encore moins sophistiqué que la Logan, mais qui est adapté à ce marché particulier, tel qu’il se présente aujourd’hui. Bien évidemment, les exigences réglementaires en termes de sécurité et d’émissions sont très différentes des normes européennes et ce véhicule répond aux attentes des Indiens. Mais il est remarquable que ce véhicule rustique soit fabriqué dans une usine qui est l’une des plus récentes de l’alliance Renault-Nissan et dont le système industriel est l’un des plus modernes.

37 Les véhicules de la gamme Logan, ne sont pas fabriqués sur des lignes de montage dédiées, bien que cette gamme réponde à des besoins particuliers de la clientèle. On mixe en effet la production de nos véhicules moyen-haut de gamme et de nos véhicules low cost sur une même ligne, ce que la conception de notre système industriel rend désormais possible. Mais même si, globalement, les exigences sur ces véhicules sont moindres que sur le reste de notre production, il n’empêche que leur qualité est en train de monter considérablement car le client souhaite quand même disposer d’un socle de fonctions, comme la navigation GPS ou la connectivité pour son smartphone. Qu’il n’y trouve pas ensuite les fonctions les plus évoluées, présentes sur des véhicules plus sophistiqués, ne le surprendra donc pas : c’est en connaissance de cause qu’il a choisi ce modèle. Mais la qualité perçue et la présence de systèmes d’aide à la conduite constituent des exigences croissantes des clients, en particulier en Europe, à laquelle sont soumis tous les constructeurs généralistes.

38 Yves Dubreil (Renault) : Pour moi, l’intensité capitalistique est un problème majeur. Plus on réduit le nombre d’unités par modèle, plus la question de la rentabilité se pose. La tradition dans l’automobile était d’avoir les yeux rivés sur la part des coûts variables, celle des investissements étant quelque peu secondaire. Certaines solutions techniques permettent de contourner ce problème comme, par exemple, le collage de pièces plutôt que leur assemblage par soudure ou écrous. Comment pensez-vous pouvoir réduire cette intensité capitalistique ?

39 M. A. : Cela nous pose la question de savoir comment nous gérons nos actifs. L’intégration des thermoplastiques en est un exemple et a un impact très fort sur notre système industriel dans lequel les investissements sont lourds, en particulier dans la tôlerie, l’emboutissage ou la peinture. Ces équipements existent et nous continuons à les faire évoluer mais, à moyen terme, ils sont voués à disparaître ou à être beaucoup moins utilisés. À la question de leur utilisation actuelle et de leur devenir, s’ajoute celle de savoir s’il faut investir, où et à quel moment, pour la mise en œuvre des nouvelles technologies ou s’il faut faire réaliser ces pièces à l’extérieur.

40 Int. : Envisagez-vous la fabrication additive avec des imprimantes 3D ?

41 M. A. : Le fait que le client puisse être un acteur dans la conception de son véhicule pose la question de savoir comment faire pour fabriquer, à la demande et rapidement, la pièce qui répondra à son attente. La fabrication additive peut alors être une réponse, mais nous identifions d’abord le besoin et son impact dans notre système de production, avant de définir comment fabriquer la pièce. Nous utilisons déjà cette technologie, en particulier pour la fabrication, en amont, de pièces prototypes, beaucoup plus rapidement et à des coûts bien moindres que selon les méthodes classiques. Nous l’utilisons aussi pour la réalisation de certains outillages.

42 Int. : Est-il pertinent de fabriquer des véhicules électriques, plus simples, dans des usines conçues pour des véhicules thermiques ?

43 M. A. : Quelle est notre approche ? Dans notre gamme de véhicules électriques nous proposons le Twizy, qui est un quadricycle de conception très différente de celle d’un véhicule traditionnel. Celui-ci a donc une petite chaîne de montage dédiée, compte tenu du nombre important de pièces qui lui sont spécifiques et qui sont souvent réalisées en matériaux composites. En ce qui concerne les trois autres véhicules, deux d’entre eux sont des adaptations de véhicules existants. C’était alors une nécessité de performance technico-économique de les fabriquer sur la même ligne de fabrication que leurs homologues thermiques, ce qui nous assure de la meilleure réutilisation de nos actifs. Le troisième, la Zoé, est un véhicule qui a été conçu dès le début, from scratch, comme un véhicule électrique original, mais qui se fabrique de manière complètement intégrée, une Zoé pouvant succéder à une Clio sur la même ligne dans l’usine de Flins.

44 Nous sommes donc capables de concevoir, simultanément, des produits adaptables et un unique process de fabrication flexible, ce qui, pour un constructeur généraliste comme Renault, est une nécessité inhérente à son business model. Notre concept est très différent de celui de BMW qui, pour ses e3 et e8 a construit à Leipzig une usine qui assemble leur module spécifique eDrive, rassemblant la plateforme et la traction, et un module eLife qui est l’habitacle. Mais ce sont des véhicules haut de gamme et leur business model est très particulier.

45 Int. : Quelle taille aura cette usine de demain et quelles seront ses relations avec son environnement, en particulier avec ses fournisseurs ?

46 M. A. : Quand on parle de réduction des émissions pour les véhicules, cela vaut également pour les usines qui, globalement, consomment désormais moins d’eau, de gaz ou d’électricité. Certains de nos process de fabrication, comme les étuves de cataphorèse ou de peinture, consomment énormément d’eau et d’énergie. La réduction de l’empreinte écologique de l’usine est donc une vraie problématique. Une autre, qui apparaît avec de plus en plus d’insistance, est celle du réancrage de l’usine dans son territoire et cela vaut pour d’autres industries. Ramener nos usines de la campagne vers les centres urbains permettrait, en effet, de réduire les nuisances liées aux transports, tant au plan écologique qu’en termes de contraintes humaines. Cela suppose aussi que l’usine devienne un bâtiment qui s’intègre harmonieusement dans la cité.

47 De leur côté, et de plus en plus, les équipementiers, en particulier de rang 1, vont vers l’intégration de fonctions. Dans le cas des pièces en composites, notre fournisseur est, en quelque sorte, une coentreprise qui nous propose un hayon complétement équipé prêt à être monté. Dans d’autres cas, comme celui des verriers, ils prennent rapidement conscience que l’augmentation des équipements dans le véhicule, leur interconnexion et la nécessité d’avoir de plus en plus de capteurs ou d’actionneurs, leur impose de sortir de leur fonction traditionnelle et de proposer des produits intégrés sous peine de devoir quitter le marché.

48 En ce qui concerne la taille des usines, tout dépend de l’endroit où elles sont implantées. Dans les pays matures d’Europe de l’Ouest, dimensionner l’usine en tenant compte des évolutions des marchés et des besoins des clients est une vraie difficulté. C’est une question de stratégie industrielle, la tendance étant de construire de nouvelles usines de taille réduite, produisant moins de véhicules, quitte à doubler le nombre de lignes si la demande augmente.

Automatisation et compétences

49 Int. : D’une part, on voit imploser le système actuel du fait de la remise en cause de ses éléments les plus structurants et, de l’autre, on constate que les savoir-faire essentiels sont radicalement nouveaux, la compréhension des systèmes supplantant la connaissance des matériaux, tout comme, il y a un siècle, les motoristes ont supplanté les carrossiers dans cette industrie. Est-ce autour de ces nouveaux savoir-faire liés à la communication que va se recomposer l’industrie automobile de demain ?

50 Thierry Weil : En décembre 2013, nous recevions Philippe Chain[1], ex-VP Qualité de Tesla Motors, qui définissait la Tesla comme un iPhone auquel on aurait adjoint quelques périphériques tels des roues ou une carrosserie.

51 M. A. : Il y a une double dimension dans votre question. Au niveau du produit et des systèmes embarqués sur le véhicule, ce n’est pas mon domaine et je ne peux donc pas y répondre. En revanche, au niveau du système industriel lui-même, il est évident que nous devons faire évoluer nos modes de pilotage de la fabrication. Avec le produit qui porte l’information et pilote, à la fois, ses approvisionnements et ses opérations de fabrication, voire sa vente en concession ou plus encore, il est clair que les systèmes d’information vont prendre une importance croissante. Les enjeux de traçabilité sur la fabrication du produit et sur son utilisation vont également devenir de plus en plus importants. Dans cette vision d’un système industriel global élargi à l’usage du véhicule par le client, qui prendra de plus en plus en compte le cycle de vie complet du véhicule depuis sa conception jusqu’à son démantèlement et à la réutilisation de ses composants, la partie manipulation de grandes quantités de données va devenir prépondérante.

52 Int. : Naguère les compétences critiques pour Renault tenaient à la conception des moteurs. Aujourd’hui, quelles sont-elles ?

53 M. A. : L’élément important, c’est la notion de système industriel. Pour simplifier, il nous faut désormais être capables de passer de la conception d’un poste de travail ou d’un atelier de fabrication, dans un environnement restreint, à une vision systémique où la compréhension doit être élargie, prendre en compte toutes les évolutions de chacun des sous-systèmes (fabrication, logistique, etc.), et intégrer tout ce qui relève de la flexibilité au poste de travail, de la souplesse de la chaîne logistique et de la capacité d’adaptation de nos produits. Derrière cela, c’est, bien sûr, la maîtrise des technologies d’automatisation et de robotisation qui est requise, depuis le captage et la numérisation des informations jusqu’à leur exploitation. Désormais, tout, y compris la chaîne de production, est modélisé.

54 Int. : Avec la robotisation, aura-t-on toujours besoin de compétences au niveau CAP ou Bac Pro ?

55 M. A. : L’assemblage de la caisse est effectivement à un niveau de robotisation très élevé. Mais, globalement, l’utilisation de la robotique se fait selon trois grands cas de figure : elle permet de supprimer des postes à ergonomie difficile ; elle aide à améliorer la qualité du produit dans des opérations qui demandent de la répétabilité et de la précision ce qui permet de tenir les objectifs d’optimisation et de contrôle de cette qualité ; elle accroît la performance économique. Les deux premiers points sont ce sur quoi nous travaillons prioritairement aujourd’hui, en particulier par l’introduction de la robotique collaborative, dont les caractéristiques permettent l’utilisation souple en atelier sans les dispositifs lourds de sécurité des robots classiques. Ensuite, la compétitivité économique est aussi une donnée incontournable.

56 L’évolution des exigences de compétences dans nos centres de production fait que nous allons désormais devoir recruter à des niveaux allant de Bac+2 à Bac+5. Le point positif est que la mise en œuvre de ces nouvelles technologies va donner de l’attractivité aux métiers en usine. Cependant, nous n’avons pas besoin d’une rupture brutale mais plutôt d’une évolution continue et progressive. La difficulté sera donc de parvenir à offrir des parcours en usine, de manière pérenne, à ces nouveaux salariés dont la tendance naturelle était plutôt d’aller vers l’ingénierie. Cela suppose qu’il nous faudra également améliorer le niveau de compétences des opérateurs, en particulier quant à la compréhension du produit et des modes opératoires. Renault a, à cet effet, mis en œuvre un programme interne de promotion particulièrement développé, avec des formations diplômantes et qualifiantes.

57 Pascal Lefebvre


Date de mise en ligne : 01/02/2016

https://doi.org/10.3917/jepam.117.0030

Notes

  • [1]
    Philippe Chain, “Computer On Wheels, l’ordinateur à roues de Tesla”, Les Annales de l’École de Paris, Vol. XX.

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