1 Guy Degrenne, une des marques les plus connues des Français, a dû faire face au raz-de-marée de la concurrence chinoise, à l’intérêt moindre des jeunes générations pour les services à dîner, la transformation des listes de mariage en cagnotte de voyage. L’actuelle équipe dirigeante définit une nouvelle stratégie : diversification des produits, création d’une filiale Guy Degrenne Industries (un leader européen de l’emboutissage profond en inox), lancement d’un nouveau concept store, création de la marque Degrenne Paris pour l’international...
2 En 1948, Guy Degrenne sort de l’ESSEC (École supérieure des sciences économiques et commerciales) avec une brillante idée. Il propose à son père, dont l’usine produit des couverts en fer blanc qui ont le défaut de s’abîmer et de se casser, d’utiliser désormais un nouveau matériau, l’acier inoxydable. Mais il se heurte à un refus : « La solidité de ce matériau est aussi son défaut : si nous l’employions, il détruirait notre marché ! » Avec soixante ans d’avance, Émile Degrenne avait tout compris de notre problématique actuelle.
3 Devant cette fin de non recevoir, Guy Degrenne se fâche avec son père et part travailler dans une grande banque à Paris. À la fin de l’année, son père, constatant que les affaires marchent de moins en moins bien, le rappelle dans l’entreprise : « J’ai du mal à vendre mes couverts en fer blanc. Je te propose de fabriquer quelques couverts en inox dans le fond de l’usine. » C’est ainsi que naît la société Guy Degrenne SARL, à Sourdeval dans la Manche.
4 Les débuts sont difficiles. L’inox est un matériau relativement souple et, pour lui donner son galbe, il faut recourir à des moules en acier. Or, en 1948, l’acier est rare et réservé à la reconstruction du pays. La deuxième grande idée de Guy Degrenne est de recycler le blindage des chars américains abandonnés sur les plages de Normandie.
Un développement fulgurant
5 Dès sa création, l’entreprise se caractérise ainsi par un esprit d’innovation qui lui est toujours resté. Certains de ses produits emblématiques ont connu un succès mondial et ont été largement imités, comme la théière Salam, avec sa cloche en acier doublée de feutrine.
6 Grâce à cet esprit d’innovation, l’entreprise connaît un développement si important qu’en 1967, Guy Degrenne fait construire à Vire, en Normandie, une énorme usine de 40 000 m2. Pendant des années, des dizaines de millions de couverts en inox en sortent tous les ans.
7 En 1978, une publicité télévisée accélère encore les ventes. On y voit un petit garçon qui, au lieu d’écouter le maître d’école, dessine des couverts dans les marges de ses cahiers. Le proviseur le surprend et le réprimande : « Ce n’est pas comme cela que vous réussirez dans la vie, Monsieur Degrenne ! » Cette publicité a profondément marqué les gens à l’époque, sans doute grâce au thème du cancre “qui réussit quand même”.
8 À cette époque, l’entreprise devient le premier producteur européen de couverts et partage le marché mondial avec un concurrent américain, Oneida, qui n’existe plus aujourd’hui.
9 En 1987, alors qu’elle réalise un chiffre d’affaires de 115 millions d’euros, Guy Degrenne décide de la céder à la holding Table de France. Du jour où il signe la vente, il n’y met plus les pieds, ce qui illustre la force de caractère qui était la sienne.
10 La société poursuit son ascension et atteindra un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros vers la fin des années 1990. Elle est introduite en Bourse en 1997.
Une dynamique brutalement interrompue
11 C’est alors que se produit une succession d’événements qui cassent brutalement la dynamique du Groupe.
12 On assiste tout d’abord à un changement rapide des modes de consommation. Les repas ne se prennent plus forcément autour d’une table. Des formules telles que le dîner apéritif, le plateau-télé, se répandent de plus en plus.
13 La tradition de la liste de mariage, qui avait fait la fortune du Groupe, tend à disparaître. Lorsqu’elle se maintient, 50 % des parts de marché sont dévolus au voyage, et seulement 20 % aux arts de la table.
14 Ce phénomène entraîne la faillite d’innombrables détaillants multimarques indépendants qui vendaient à la fois des arts de la table, de la décoration, de l’électroménager et pour certains de la peinture ou de la quincaillerie. Dans toute l’Europe, ces boutiques disparaissent et ne sont pas remplacées par des réseaux structurés, contrairement à ce qui s’est produit, par exemple, pour les marchands de vin, remplacés par des réseaux comme celui des boutiques Nicolas.
15 Puis la suppression des barrières douanières entraîne le déferlement des produits chinois dans les supermarchés. Aujourd’hui, 70 % de la vaisselle en porcelaine et 90 % des couverts vendus en Europe sont fabriqués en Chine. Dans ce mouvement, le renforcement de l’euro joue un rôle considérable. En 2001, l’euro valait 0,85 dollar. Il a progressé jusqu’à 1,60 dollar avant de revenir actuellement à 1,15 dollar. Cette évolution a suffi, en elle-même, à multiplier par deux la productivité des entreprises chinoises.
16 Les attentats du 11 septembre 2001 ont également eu un effet collatéral dramatique pour notre entreprise, qui fournissait en couverts de nombreuses compagnies aériennes, pour un chiffre d’affaires d’environ 20 millions d’euros par an. Les couteaux en métal étant désormais considérés comme des armes, ils ont été du jour au lendemain interdits dans les avions. Non seulement le chiffre d’affaires est tombé à zéro, mais les compagnies aériennes ont renvoyé leurs stocks et réclamé des avoirs.
17 Une spirale infernale s’est alors engagée : comme les ventes diminuaient, l’entreprise fermait des usines, ce qui entraînait une nouvelle baisse du chiffre d’affaires et de nouvelles restructurations. En 2005-2006, le chiffre d’affaires est tombé à 75 millions d’euros. Les difficultés ne sont d’ailleurs pas terminées car, depuis trois ans, le marché global des arts de la table en Europe diminue d’environ 5 % tous les ans.
Une contrainte et des atouts
18 Face à une telle situation, que faire ? La tentation pouvait être grande de baisser les bras et de délocaliser la production en Chine, comme tous nos concurrents. Mais comment fermer l’usine de Vire, qui comptait 600 personnes ? C’était financièrement, politiquement et socialement impossible.
19 À côté de cette contrainte, l’entreprise disposait aussi de deux grands atouts qui lui ont permis de rebondir : l’extraordinaire savoir-faire de ses ouvriers et la notoriété de sa marque.
20 Encore aujourd’hui, lorsque l’on demande à un panel représentatif de citer des marques d’arts de la table, Guy Degrenne est citée spontanément par 52 personnes sur 100, alors que celle qui vient en deuxième position n’est évoquée que par 20 personnes. Si l’on considère maintenant l’ordre dans lequel les marques sont nommées, on constate que 32 personnes citent Guy Degrenne en premier, contre 8 personnes pour la deuxième marque. Enfin, lorsque l’on présente une liste de marques aux personnes interrogées et qu’on leur demande d’identifier celles concernant les arts de la table, Guy Degrenne est désignée par 95 personnes sur 100.
21 Non seulement notre marque a une grande notoriété mais elle suscite un affect très positif. Lorsque Guy Degrenne est mort, en 2006, son décès a été annoncé au journal télévisé de vingt heures. Le lendemain, des clientes sont passées dans nos boutiques présenter leurs condoléances au personnel de vente, alors même que Guy Degrenne avait vendu l’entreprise dix-neuf ans auparavant. Par comparaison, une marque comme Microsoft est extrêmement puissante mais ne génère aucun affect. La sympathie des Français pour la marque Guy Degrenne a des effets très positifs, non seulement pour les ventes, mais aussi pour l’attachement des salariés à l’entreprise, ou encore pour le recrutement des apprentis.
Réinventer un business model
22 Depuis les années 2000 et particulièrement depuis que je suis devenu président du directoire, en 2008, nous avons complètement réinventé le business model de Guy Degrenne.
Les activités en déclin
23 En 2003, le chiffre d’affaires du Groupe atteignait 118 millions d’euros dont 18 millions d’euros réalisés dans des sociétés qui ont été cédées depuis.
24 Sur les 100 millions d’euros restants, 43 millions d’euros correspondaient à des activités en déclin. Il s’agissait de la vente via les détaillants indépendants, dont j’ai déjà parlé, mais aussi de la distribution en grandes surfaces. En 1995, nous vendions pour 20 millions d’euros de couverts aux hypermarchés. En 2014, ce chiffre est tombé à 5 millions d’euros, toutes marques confondues. À noter qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une chute des prix plutôt que d’une réduction des volumes. Une autre activité en déclin est la vente d’incentives. Dans les stations services Esso ou chez La Redoute, vous obteniez des points au fur et à mesure de vos achats, et quand vous en aviez accumulé suffisamment, vous receviez une ménagère Guy Degrenne. L’entreprise avait gagné des dizaines de millions d’euros de cette façon, mais c’était un système très risqué car il détruisait peu à peu la valeur de la marque. C’est pourquoi nous y avons pratiquement renoncé.
25 Le chiffre d’affaires de l’ensemble de ces activités est passé de 43 millions d’euros en 2003 à 9 millions d’euros en 2013. Si nous n’avions pas rebondi sur d’autres marchés et d’autres métiers, le Groupe n’existerait plus.
Les activités en croissance
26 Sur les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires de 2003, 57 millions d’euros venaient d’activités que nous considérons aujourd’hui comme stratégiques et que nous ne cessons de développer, notamment la vente aux particuliers à travers notre réseau de points de vente, la vente aux professionnels, l’export et la sous-traitance pour l’industrie. Le chiffre d’affaires de ces activités en croissance est passé de 57 millions d’euros en 2003 à 76 millions d’euros aujourd’hui.
Innover toujours davantage
27 Dans le domaine de la vente aux particuliers, face au déferlement des produits chinois, nous avons rapidement compris que notre seule planche de salut était de continuer à innover sans cesse, car nos concurrents sont davantage connus pour leur aptitude à copier que pour leur créativité. Le problème est que, dans ce métier, les innovations de rupture sont rares. L’utilisation de l’inox en était une, mais il est difficile aujourd’hui de trouver des innovations de même niveau. La fourchette connectée, qui mesure le poids de ce que vous mangez et la vitesse à laquelle vous le mangez pour en tirer des courbes s’affichant sur votre smartphone, a provoqué un buzz incroyable, mais son chiffre d’affaires est très faible : elle coûte très cher et aucun distributeur n’en veut.
28 En général, dans notre domaine, les innovations portent plutôt sur le design. Nous avons donc travaillé sur les formes et aussi sur les coloris, avec par exemple des couverts dont les manches sont en couleur, ou encore des couverts en inox noir, un nouveau matériau qui est également utilisé pour revêtir l’intérieur des fûts de canon.
29 Pour aller au-delà de ces innovations par le design, nous avons créé un groupe de travail associant des commerciaux, des gens du marketing et de la production, qui exercent une veille dans toutes sortes de domaines et cherchent des idées “différenciantes”. Il y a quelques mois, par exemple, notre directeur industriel nous a présenté un mug de couleur verte réalisé par l’usine de Limoges : lorsqu’on le remplit d’eau chaude, il devient rouge ! Nous avons estimé que c’était suffisamment original pour le produire en série. Aujourd’hui, il est vendu 20 euros pièce et il nous a déjà rapporté un chiffre d’affaires d’un million d’euros. Il a également permis d’attirer des clients qui n’auraient jamais poussé la porte de nos boutiques, en particulier des adolescents. Alors que j’évoquais ce succès lors d’un repas de famille, mon neveu âgé de 16 ans est devenu rouge écarlate et m’a appris qu’il avait lui-même acheté un exemplaire de ce mug pour sa petite amie…
30 Nous sommes également en train de travailler sur de la vaisselle “à réalité augmentée”, avec une application qui peut être téléchargée sur les smartphones et tablettes et permet de “mélanger” le réel et le virtuel, c’est-à-dire la tasse que vous êtes en train d’utiliser et l’image qui apparaît sur votre smartphone. Une application a été spécialement imaginée pour inciter les petits enfants à manger en faisant apparaître des personnages virtuels autour de l’image de leur assiette. Ces projets ne représentent pas des chiffres d’affaires très élevés mais montrent que, même dans un secteur très traditionnel comme le nôtre, on peut innover et être dans l’air du temps.
Réinventer le commerce
31 Nous avons également cherché à réinventer la façon de vendre nos produits. Autrefois, les couverts se vendaient dans des ménagères, d’énormes coffrets que l’on rangeait dans l’armoire normande et qui comprenaient jusqu’à 124 pièces. Nous avons réinventé le concept en proposant des petits coffrets de 24 pièces seulement, qui ressemblent à des livres, que l’on peut ranger dans sa bibliothèque et compléter peu à peu : d’abord le module des pièces classiques (couteaux, fourchettes, cuillères, cuillères à café), puis celui des couverts à dessert, puis celui des couverts à poisson, etc. Nous relançons régulièrement les clients pour les inciter à compléter leur ménagère avec les modules suivants, sur lesquels nous leur proposons des réductions. Cette formule a été lancée au mois de septembre dernier et c’est un gros succès. Certains clients nous achètent les boîtes seules, pour remplacer leurs énormes coffrets : nous les leur vendons quand même, car cela popularise le concept.
Vue du site de production de Vire
Vue du site de production de Vire
32 Dans le passé, on achetait une ménagère pour la vie entière, et même pour la transmettre aux générations suivantes. Aujourd’hui, certains de nos clients peuvent avoir envie, après quelques années, de changer de style de couverts. Par exemple, après avoir commencé par une collection très contemporaine, ils souhaitent changer pour des modèles plus classiques. Ou bien, après s’être contentés, dans un premier temps, d’une collection d’entrée de gamme, ils souhaitent l’échanger pour une collection plus coûteuse. Nous avons mis en place une nouvelle offre pour répondre à cette attente. Lorsqu’un client achète une ménagère complète (qui peut coûter de 500 à 3 000 euros), nous lui proposons une assurance d’un montant de 50 euros qui lui donne la possibilité, à partir de la fin de la deuxième année après son achat et jusqu’à la cinquième année, d’échanger sa ménagère contre un nouveau modèle de même niveau de gamme, ou d’une gamme supérieure en payant le différentiel. Les couverts qui nous sont rendus retournent à la production pour être repolis et revendus dans nos magasins d’usine. Les traiteurs et les loueurs sont très demandeurs de couverts de seconde main.
33 Nous avons également cherché à regagner des parts de marché dans les listes de mariage. Aujourd’hui, peu de clients entrent dans une de nos boutiques avec l’intention d’y ouvrir leur liste. Nous avons monté une association avec une dizaine de marques françaises, dont le positionnement est comparable au nôtre, pour créer un “grand magasin virtuel”, appelé Id’listes. Ils peuvent ainsi ouvrir une liste avec à la fois de la vaisselle, des ustensiles de cuisine, du linge de table, etc. L’argent versé par les donateurs est immédiatement placé sur un compte séquestre avec une carte de paiement Visa rechargeable et utilisable exclusivement dans les points de vente des marques adhérant au projet. C’est un gros projet, qui a nécessité un programme informatique assez important et l’agrément de la Banque de France.
34 Par ailleurs, pour drainer les clients vers nos points de vente, nous avons demandé à une start-up de nous construire un système de réservation de type web to store, qui consiste à réserver le produit sur Internet et à le récupérer dans la boutique la plus proche. Cette démarche s’avère particulièrement intéressante pour la vaisselle car les gens n’ont pas très envie de se faire livrer de la porcelaine ou des verres par La Poste… Si le client n’est pas passé prendre sa commande dans les cinq jours, il est relancé de façon automatique par SMS. De même, si la boutique n’a pas mis le produit de côté pour le client, elle est relancée par un automate. Ce système de réservation représente désormais 3 à 4 % du chiffre d’affaires de nos points de vente. Nous avons été le premier client de cette start-up, dont le business model n’était pas complètement stabilisé. Aujourd’hui, elle travaille pour des enseignes comme la Grande Récré ou la FNAC.
Sous-traiter pour l’industrie
35 Parmi leurs différents savoir-faire, les salariés de l’usine de Vire maîtrisaient une technique assez rare, l’emboutissage très profond, qui leur permet notamment de fabriquer des seaux à champagne. Pour fabriquer ce type d’objet, on part d’une plaque d’inox que l’on enfonce progressivement. Au bout d’un moment, pour éviter que l’inox ne se déchire, on le recuit avant de poursuivre l’emboutissage. Peu d’entreprises maîtrisent ce savoir-faire. Il a été à l’origine de deux développements destinés à l’industrie qui avaient été mis en œuvre avant que j’arrive dans l’entreprise.
36 Les ingénieurs d’Areva (à l’époque Cogema) se creusaient la tête pour trouver comment transporter un combustible radioactif, le MOX. Un jour, à la cantine, le pot à eau en inox qui se trouvait sur la table leur donne une idée : « Si nous pouvions mettre un couvercle à un pot de ce genre, cela ferait l’affaire ! » Ils retournent le pot, voient le nom de Guy Degrenne, appellent l’entreprise et quelque temps après, signent un contrat. C’est ainsi que, depuis vingt ans, nous fabriquons les containers permettant de transporter du MOX.
37 Notre deuxième client industriel, Vorwerk, est une entreprise allemande dont les robots ménagers, de très grande qualité, sont vendus environ 1 300 euros pièce. Le bol métallique chauffant qui équipe le modèle Thermomix est fabriqué dans notre usine de Vire à raison d’un million d’exemplaires par an. La chaîne est entièrement mécanisée et comprend dix-huit robots. Le système de chauffe est imprimé sur une rondelle en inox, qui est ensuite posée à l’envers au fond du bol. La technique de la télémétrie laser permet de mesurer très précisément la circonférence de la rondelle et celle du bol, qui ne sont jamais parfaitement rondes. Puis, une soudure par rayon laser permet de faire fondre très légèrement la matière entre la paroi et la rondelle, au micron près, et de rendre l’ensemble totalement étanche. S’agissant d’un matériau réfléchissant comme l’inox, cette technique utilisant le laser demande une grande maîtrise.
38 Ces deux produits, le container à MOX et le bol de robot ménager, ont été à la base de nombreux développements réalisés pour d’autres clients industriels : des corps de pompe pour un fabricant de pompes de relevage, des cuvettes de toilettes pour le TGV, ou encore un coupe légumes pour un fabricant d’électroménager professionnel.
39 Développer ces activités demande beaucoup d’énergie et de temps : entre le premier contact avec un prospect et la mise en production, il peut s’écouler de deux à trois ans. Mais elles représentent désormais 40 % de notre chiffre d’affaires et ont l’avantage d’occuper à 80 % notre usine de Vire, les 20 % restants étant dédiés aux arts de la table. Sans cette activité, l’usine aurait dû fermer.
40 Un autre avantage de ces activités industrielles est qu’elles nous permettent de financer notre bureau d’études, qui nous coûte très cher et qu’elles mobilisent également à 80 %. Sans nos développements industriels, nous n’aurions pas les moyens de nous offrir une R&D de qualité pour la partie arts de la table.
41 Cette configuration est très atypique pour notre secteur. Nous avons réussi à opérer une véritable reconversion industrielle et à créer une synergie très positive avec notre activité historique.
Développer les exportations
42 Longtemps, les entreprises françaises ont eu le défaut de rester centrées sur le marché hexagonal et de ne pas développer de vision internationale. Notre société ne faisait pas exception. Une fois qu’elle est entrée dans la spirale négative des pertes et des restructurations, il devenait encore plus difficile d’investir pour la développer à l’international. Moi-même, en arrivant dans l’entreprise en 2008, j’ai dû faire des choix et l’un d’entre eux, pas forcément optimal, a consisté à décider de faire du marché français notre cash machine pour aller à l’international. En 2011-2012, constatant que les ventes en France diminuaient de plus en plus, j’ai changé mon fusil d’épaule et décidé de développer l’export. Cela a été possible grâce au fait que nous avions mené à bien notre restructuration industrielle et mis en place de nouvelles collections de produits.
43 Le fait de n’avoir commencé à explorer l’international que depuis trois ans constitue l’une des faiblesses du Groupe, mais aussi une énorme opportunité de développement. À l’heure actuelle, les exportations représentent 80 % du chiffre d’affaires de nos activités industrielles et seulement 15 % de celui des arts de la table.
44 Pour ce marché, nous sommes d’ores et déjà présents dans différents pays francophones, comme le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, le Liban mais également aux États-Unis et en Asie, avec une petite difficulté pour les pays anglophones : le prénom Guy signifie “mec” en anglais, et “mec Degrenne” ne ferait pas très élégant. Dans les pays anglophones, nous avons donc opté pour le nom Degrenne Paris. Mais nous avons dû conserver Guy Degrenne pour les pays francophones, car, lorsque les gens voient Degrenne Paris, ils demandent « Est-ce que cela a un rapport avec Guy Degrenne ? » La gestion de cette double marque est un peu compliquée.
45 Pour développer nos ventes à l’export, j’essaie de promouvoir la pratique de la “chasse en meute” que nos voisins allemands connaissent si bien. Au dernier salon de Francfort, le plus grand salon mondial des arts de la table, le groupe allemand WMF disposait d’un stand d’une surface de 1 100 m2, à l’image de sa puissance, sur lequel il accueillait aussi de la vaisselle en porcelaine Bauscher et des verres Schott Zwiesel. Pour la première fois cette année, tous les membres du syndicat français des arts de la table, l’Unitam (Union des industries d’articles pour la table, le ménage et activités connexes), s’étaient placés dans le même périmètre. Au centre de ce périmètre, sur le stand d’Unitam, nous recevions à déjeuner les clients des différentes marques. En tant que Français, quoi de mieux, dans notre métier, que d’offrir à déjeuner à nos clients ? J’aimerais renouveler cette expérience et faire que sur les principaux salons de notre profession, en particulier Maison&Objet, le grand salon professionnel de la table français, il y ait chaque fois un “village France”. Ce concept ne fait pas vraiment partie des habitudes françaises mais, à force d’en parler, il commence à faire son chemin parmi nos confrères…
Vendre aux professionnels
46 À partir de 2008, nous avons consacré énormément d’énergie au segment de l’hôtellerie et de la restauration. Nous en avons même fait un axe prioritaire de notre développement, car l’équipement d’un seul hôtel représente instantanément un chiffre d’affaires très important. Nous venons, par exemple, d’équiper un hôtel Hilton, au Chili, pour un montant de 230 000 euros. Par ailleurs, l’hôtellerie-restauration est largement irriguée par des Français recrutés comme managers d’hôtels ou chefs cuisiniers, ce qui nous permet de bénéficier de notre notoriété hexagonale.
47 Aux États-Unis, le Groupe avait créé une joint-venture avec Christofle depuis une vingtaine d’années pour s’adresser au secteur de la restauration. C’était notre seule structure un peu ancienne à l’international. En raison de l’évolution de la stratégie de Christofle, nous venons de racheter les parts leur appartenant. Nous réalisons déjà un chiffre d’affaires de 6 millions de dollars et nous sommes présents dans quatre des dix meilleurs restaurants américains.
48 Dans les autres pays, nous sommes obligés de passer par des distributeurs, non seulement pour livrer les produits, mais pour assurer leur réassortiment. Nos commerciaux chargés des grands comptes travaillent en lien étroit avec les centrales d’achat pour obtenir des référencements mondiaux, ce qui nous donne accès aux appels d’offres des hôtels. Ils accompagnent ensuite les distributeurs dans la réponse aux appels d’offres.
Bientôt la rentabilité ?
49 Le groupe Guy Degrenne perd de l’argent depuis très longtemps. Nous pensons avoir mis en place tout ce qui est nécessaire au retour de la rentabilité. Mais l’histoire est en train de s’écrire et elle n’est pas terminée : les années qui viennent diront si nous avons fait les bons choix.
Débat
Arts de la table et tradition
50 Un intervenant : La notion d’arts de la table évoque quelque chose de très traditionnel et de très français. Cette culture existe-t-elle aussi dans d’autres pays ?
51 Thierry Villotte : Historiquement, la plus grande filière au monde d’arts de la table était la filière française, mais depuis quelques années, elle a cédé la première place à la filière allemande. Il est vrai qu’après l’invention de la porcelaine par les Chinois, ce sont les Allemands qui l’ont réinventée. Aujourd’hui, le numéro un des arts de la table allemand s’appelle WMF et réalise un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros. Celui du numéro deux, Villeroy & Boch, s’élève à 250 millions d’euros, contre 85 millions d’euros pour notre entreprise.
Les différents matériaux
52 Int. : Quelles sont les parts respectives de l’acier et de la porcelaine dans vos produits ?
53 T. V. : La partie industrie produit exclusivement des objets en acier. Dans la partie arts de la table, 40 % sont en acier, 35 % en porcelaine et 25 % en verre et autres matériaux.
54 Int. : Vous intéressez-vous aux matériaux composites ?
55 T. V. : Nous travaillons actuellement sur des plateaux en composite pour la restauration. À vide, les plateaux en acier pèsent trois kilos, et une fois chargés, environ dix kilos. Nous cherchons une solution pour alléger la charge.
Les délocalisations
56 Int. : La levée des barrières douanières et l’arrivée de la concurrence chinoise étaient prévisibles. Avez-vous envisagé de délocaliser tout ou partie de la production pour faire face à cette compétition ?
57 T. V. : À cette époque, le Groupe comprenait cinq usines fabriquant des produits en acier : deux en Normandie, une dans le Doubs, une en Hongrie et une en Thaïlande. Aujourd’hui, il n’en reste que deux, celle de Vire et celle de Thaïlande. Cette dernière fabrique les produits d’entrée de gamme, qui ne peuvent pas être rentables en France, même avec beaucoup d’automatisation. L’inox coûte environ 25 % plus cher en Europe qu’en Asie.
Les marques statutaires
58 Int. : À aucun moment, vous n’avez prononcé le terme de luxe. Pourtant, les arts de la table évoquent ces objets prestigieux que l’on se transmet de génération en génération, et le secteur du luxe connaît en ce moment une croissance vertigineuse.
59 T. V. : Nous vendons des couverts en métal argenté mais nous nous heurtons à la concurrence de Christofle, que l’on peut qualifier de “marque statutaire”. Lorsqu’un couple décide de s’offrir ou de se faire offrir une ménagère en métal argenté ou en argent massif, l’expérience prouve que, la plupart du temps, il choisit la marque Christofle. On ne devient pas une marque statutaire en quelques années et Christofle a cent cinquante ans d’avance sur nous…
60 Cela dit, notre stratégie n’est pas celle du luxe mais plutôt celle du premium, un cran en dessous du luxe. Le marché du luxe est étroit, très international, et ne correspond pas à l’ADN de notre marque. Lorsque Guy Degrenne a fondé sa société, c’était avec le slogan Démocratiser les arts de la table. On peut faire évoluer le centre de gravité d’une entreprise et le déplacer du milieu de gamme vers le haut de gamme, mais il ne faut pas aller trop vite.
Les marges
61 Int. : Dans quel domaine réalisez-vous les marges les plus intéressantes : les ventes aux particuliers, aux professionnels, à l’industrie ?
62 T. V. : Notre Groupe étant coté en Bourse, je dois rester prudent sur les chiffres, mais c’est dans les ventes aux particuliers que nous réalisons les plus grosses marges, en particulier parce que nous sommes à la fois fabricant et distributeur, ce qui permet un cumul de marges. Pour les ventes aux professionnels, nous sommes obligés de passer par des distributeurs. Enfin, c’est dans la sous-traitance industrielle que nous obtenons les marges les plus faibles, même si elles sont supérieures à ce qui se pratique, par exemple, dans le secteur automobile.
L’impact sur l’emploi
63 Int. : Quel a été l’impact de vos évolutions technologiques sur les emplois ?
64 T. V. : Lorsque j’ai pris la présidence du Groupe, la rumeur courait que l’usine allait fermer et que tout le monde serait licencié. J’ai tenu un langage de vérité aux salariés en leur expliquant que la question des effectifs serait traitée de deux façons différentes : les problèmes conjoncturels, de type baisse temporaire d’activité, par des mesures ponctuelles, comme le chômage partiel ; les problèmes structurels, par des baisses d’effectifs. J’ai indiqué très clairement que l’un de nos problèmes structurels est que nos clients industriels nous demandent chaque année des gains de productivité. La seule solution est de robotiser toujours davantage, ce qui a été accepté. Les opérateurs ont pu devenir conducteurs de robots grâce à des programmes de formation. Les robots de polissage, par exemple, sont pilotés par d’anciens polisseurs manuels, ce qui leur permet, au besoin, d’effectuer à la main les finitions ou les reprises. En complément, nous avons recruté des ingénieurs méthodes et des spécialistes des robots.
65 Pendant la période difficile de 2009-2011, les salariés ont constaté que nous avons recouru au chômage partiel mais jamais au licenciement, ce qui a contribué à leur inspirer confiance.
66 Int. : Si vous avez remplacé les polisseurs manuels par des robots, j’imagine que vous n’avez pas pu garder tous les polisseurs, même en les formant.
67 T. V. : Si, car nous avons parallèlement augmenté le volume de la production. Pour la première fois depuis dix ans, nous employons actuellement quarante intérimaires. J’espère que la progression du carnet de commandes va nous permettre de transformer ces intérims en CDI.
68 Int. : L’usine de Vire est néanmoins passée de 600 à 400 salariés.
69 T. V. : Il y a effectivement eu en 2001 un plan de licenciement, puis une longue période de non remplacement. Dans le même temps, nous étoffions les équipes de vente, en particulier pour le développement du réseau de points de vente. Nous employons 200 vendeuses actuellement et notre grande difficulté est de leur faire admettre qu’Internet est un canal de vente et non un “ennemi”. Il est vrai que certains clients leur posent des questions pendant une heure puis repartent en disant « On va réfléchir » et effectuent finalement leurs achats sur Internet. Nous avons modifié le mode de rémunération pour intégrer les ventes opérées sur Internet dans le calcul des primes des vendeuses. Par ailleurs, avec la mise en place du système de réservation en ligne, elles ont constaté qu’Internet pouvait aussi leur apporter des affaires. Aujourd’hui, certaines commencent à adopter les bons réflexes : lorsqu’un client sort du magasin sans avoir rien acheté, elles lui disent au revoir et ajoutent : « N’oubliez pas que notre site Internet est ouvert 24 heures sur 24. »
Les actionnaires
70 Int. : Le fait que Guy Degrenne soit une entreprise familiale a-t-il compté dans la trajectoire de la société ?
71 T. V. : Le Groupe est coté en Bourse et la famille Degrenne n’est plus présente dans le capital depuis longtemps. En revanche, la majorité des actionnaires sont des familles d’industriels et, depuis le mois d’octobre, une seule famille détient 67 % des parts. Ces actionnaires se sont montrés particulièrement patients par rapport aux changements que nous avons engagés. Avec un autre type d’actionnariat, nous n’aurions sans doute pas été en mesure d’opérer la transformation du modèle.
72 Int. : Avez-vous également fait appel à des banques ?
73 T. V. : Proportionnellement, nous avons fait peu appel aux banquiers. Nos actionnaires nous ont apporté beaucoup d’argent et, de notre côté, nous avons réduit de façon drastique notre besoin en fonds de roulement. Les stocks ne représentent plus que 21 millions d’euros aujourd’hui, contre 36 millions d’euros en 2008. Par ailleurs, nous avons cédé quelques sociétés pour faire du cash.
74 Int. : Quelle est la part du capital cotée en Bourse ?
75 T. V. : Elle est d’environ 10 %. Nous nous sommes plusieurs fois interrogés sur la possibilité de sortir de la Bourse. Chaque fois que nous avons opéré des augmentations de capital, ce ne sont pas les petits porteurs qui ont souscrit, mais les actionnaires familiaux. La Bourse n’a donc pas été une source de financement pour nous. De plus, publier nos comptes nous coûte très cher en temps et en argent. Mais pour sortir de la Bourse, il faudrait demander aux actionnaires familiaux de rétribuer les actionnaires qui sortiraient du capital. Quand je leur en parle, ils me répondent : « Notre argent, nous préférons le mettre dans l’entreprise plutôt qu’à l’extérieur de celle-ci. »
Le 11 septembre
76 Int. : Comment avez-vous géré les demandes des compagnies aériennes après le 11 septembre ?
77 T. V. : Nous aurions pu leur opposer une fin de non recevoir, mais c’était nous interdire pour toujours de retravailler avec elles. Or, il ne faut jamais injurier l’avenir. Nous avons donc accepté de reprendre les couverts. Comme ils étaient siglés, nous avons dû les repolir, puis chercher des marchés pour les revendre, ce qui nous a demandé trois ans. Depuis quelques années, des mesures ont été prises pour assurer la sécurité des cockpits d’avion et l’utilisation de couteaux en métal a été à nouveau autorisée. Il y a six mois, nous avons signé avec Air France un contrat d’un montant de 15 millions d’euros sur cinq ans.
Et dans dix ans ?
78 Int. : Comment voyez-vous l’entreprise dans dix ans ?
79 T. V. : Le rapport actuel entre sous-traitance industrielle et arts de la table (respectivement 40 % et 60 %) me paraît assez sain et devrait être maintenu. Cela dit, si un industriel nous passe une commande de 5 millions d’euros par an, elle sera bienvenue et nous aurons du mal à augmenter instantanément le chiffre d’affaires du côté des arts de la table dans la même proportion. Il peut donc y avoir des fluctuations. Une chose est sûre : si nous voulons exister au plan mondial, nous devrons faire fortement progresser notre chiffre d’affaires, par croissance à la fois interne et externe. Notre nouveau modèle de mug nous a rapporté un million d’euros en France. Le même produit vendu dans un puissant réseau mondialisé nous aurait valu cinq fois plus, pour le même coût de développement…
80 Élisabeth Bourguinat