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Article de revue

Les nouveaux leviers de l'animation culturelle

Pages 31 à 37

1À la tête de trois théâtres privés à Aix-en-Provence et Marseille, Dominique Bluzet aborde les questions de la politique culturelle dans le credo que cela implique de penser les évolutions sociologiques du territoire et de s’appuyer sur des nouveaux usages comme les réseaux sociaux. L’animation culturelle aujourd’hui concerne des métiers qui n’existaient pas il y a dix ans, casse les codes, estompe les frontières entre disciplines ou entre privé et public, et participe de la construction du territoire.

2Le théâtre s’est imposé à moi alors que j’étais étudiant et espérais devenir avocat en droit pénal. Accompagnant un ami qui s’inscrivait à un cours d’art dramatique, j’ai su de façon brutale et évidente, en franchissant le seuil, que ma vie serait là. Je me suis alors lancé dans une formation d’acteur – Cours Simon, École de la rue Blanche, Conservatoire… –, abrégée toutefois par ma nomination à la tête d’un théâtre, après le succès qu’avait remporté ma mise en scène d’une pièce de Marguerite Duras, Agatha. À 23 ans, j’étais le plus jeune à avoir jamais assumé cette fonction en France. Un an plus tard, j’ai quitté cet établissement et me suis vu proposer de monter un opéra au théâtre du Châtelet, moi qui ne connaissais rien à l’art lyrique. Sans trop comprendre ce qui m’arrivait, ce fut une réussite et un tremplin. J’ai ensuite coproduit des manifestations du Bicentenaire de la Révolution, ai joué dans le film de Claude Berri Uranus… À 29 ans, j’en avais trop fait : je devais quitter Paris pour me remettre en question. Me voilà à Marseille, ville qui m’était étrangère, pour reprendre le théâtre du Gymnase alors en faillite malgré un passé glorieux.

3Je dirige aujourd’hui quatre théâtres, dont un à Aix-en-Provence, le Grand Théâtre de Provence (1 400 places), et trois à Marseille : le théâtre du Gymnase (680 places), le théâtre du Jeu de Paume (480 places) et le théâtre des Bernardines (120 places). J’ai également fondé avec Renaud Capuçon le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, consacré à la musique classique, grâce au soutien massif du Crédit Mutuel-CIC. J’ai enfin créé ma propre fondation, l’Association des amis et mécènes intelligents, pour aller à la rencontre des publics en difficulté, notamment de malades.

Les bouleversements du spectacle vivant

4Une interrogation ne cesse de m’animer depuis que j’évolue dans le monde du théâtre : comment rendre cet art utile dans la vie des citoyens ? La question est d’autant plus aiguë que le spectacle vivant est en proie à un bouleversement fondamental : une contraction violente du financement public, une désaffection des spectateurs, le déport des contenus culturels vers les nouveaux médias. La France s’est longtemps obstinée à prôner un modèle où l’artiste devait être émancipé de toute considération pécuniaire pour exprimer son talent. Cette position n’est plus tenable et oblige à réinventer les leviers de la politique culturelle.

Quand le théâtre public s’éloigne des publics

5Le spectacle vivant est marqué par une dichotomie entre le théâtre subventionné et le théâtre privé – pour ne pas dire entre le “bon” et le “mauvais” théâtre –, qui entrave son évolution. Ce phénomène remonte à l’après-guerre, lorsque le pouvoir a voulu insuffler un nouveau sens à l’action culturelle. Avec la vague de décentralisation théâtrale, sous l’égide de Jeanne Laurent et André Malraux, les lieux de spectacle ont endossé un rôle politique. Jean Vilar crée les premiers abonnements, gages d’accessibilité, et se montre actif auprès des comités d’entreprise tenus à l’époque par le Parti communiste et la CGT. Il s’agissait de faire accéder la classe ouvrière aux savoirs de la bourgeoisie. Dans les années 1950 à 1970, la fréquentation des théâtres publics connaît un développement extraordinaire, les comités d’entreprise fournissant jusqu’à 90 % des spectateurs. Selon la volonté d’André Malraux, l’un des premiers centres dramatiques nationaux devait voir le jour dans le sud-est. Chargé de le mettre en place, son directeur des théâtres, Pierre-Jean Rémy, a trouvé porte close à Aix-en-Provence. À Marseille en revanche, Gaston Defferre a accepté l’aventure. De fait, les deux villes ont toujours manifesté un rapport différent à l’art, la première mêlant défiance et élitisme, la seconde étant propice à un engouement populaire.

6Durant cette période excitante et généreuse éclot une génération de remarquables metteurs en scène : Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent, Georges Lavaudant… Le rayonnement théâtral et chorégraphique de la France est à son apogée. Pourtant, cette dynamique n’essaime pas à l’étranger. La France s’assoupit derrière sa frontière culturelle, tandis que ses voisins, dénués de ministère de la Culture et de financements publics, s’efforcent d’inventer de nouvelles formes de spectacle vivant en phase avec leurs spectateurs.

7La relation des artistes au public a de surcroît changé de nature. Il y a quelques décennies, une génération de jeunes et beaux acteurs (Bernard Giraudeau, Francis Huster…) qui se produisaient au cinéma comme sur les planches, attirait les spectateurs au théâtre. Ils n’hésitaient pas à partir en tournée, conscients qu’entretenir une relation directe avec le public de province profiterait au succès de leurs films. Aujourd’hui, les acteurs délaissent le théâtre au profit de la pellicule. C’est via les réseaux sociaux qu’ils nourrissent une proximité avec leurs fans. L’institution, elle, n’a pas mesuré le défi que représentait l’arrivée des nouveaux outils de communication. Alors que dans les années 2000, les musées ont su proposer des visites virtuelles et autres outils pédagogiques innovants, le monde du spectacle vivant n’a pas pris ce tournant, restant persuadé que la confrontation des artistes et des spectateurs était nécessaire. Or, les premiers comme les seconds manquent à l’appel.

8Le théâtre a perdu le rôle de socialisation qu’il endossait naguère, en particulier auprès des jeunes. Une sortie entre amis se fait dans un bar ou un restaurant, rarement pour aller voir une pièce. De fait, le public vieillit : sa moyenne d’âge est passée de 44 ans à plus de 55 ans en quelques années. Les jeunes parents n’emmènent plus leurs enfants au théâtre, créant une rupture dans la chaîne de transmission de cet art.

9Difficulté supplémentaire, les théâtres ont souvent fleuri en périphérie des grandes villes dans les années 1970, autour de Paris par exemple, à Bobigny, Gennevilliers et Saint-Denis. Ce relatif éloignement a dissuadé une partie des spectateurs. Le théâtre de Bobigny a ainsi perdu les deux tiers de sa fréquentation. Ces centres dramatiques doivent se réinventer dans un projet territorial tourné vers leur population proche, mais se perçoivent encore comme des théâtres nationaux et restent considérés comme tels par le ministère de la Culture.

Repenser le théâtre dans la vie

10Aujourd’hui, les lieux de culture ne peuvent plus s’adresser à un public unique mais doivent adapter leur programmation à des segments de spectateurs. À Marseille où les transports sont défaillants, les plus de 70 ans ne sortent plus le soir. Ce sont en majorité des femmes seules – les femmes étant pourtant les premières prescriptrices en matière de théâtre. Nous devons inventer de nouvelles formes de spectacle vivant pour ce public qui croît, et plus encore réinventer la vie des seniors dans des villes qui n’ont pas été conçues pour eux. Nous programmons de fait 15 % de nos représentations à 11 heures du matin, pour recréer, dans la journée, le plaisir d’une sortie au théâtre suivie d’un déjeuner au restaurant.

11Ce simple exemple révèle que l’un des nouveaux enjeux de la culture est de penser sa place dans la ville, et non plus de penser le théâtre, la musique ou la danse. Comment nos actions peuvent-elles devenir les outils d’une véritable politique culturelle ? Par quelle utilité sociale justifier le financement public du spectacle vivant ?

Une réponse hors des clous

12La réponse que j’ai bâtie repose sur la mutualisation et la concentration de moyens, sur un territoire étendu. Je dirige quatre théâtres dans la métropole Aix-Marseille, villes qui entretiennent une rivalité profonde, ont choisi des schémas de développement opposés, ne sont pas reliées par les transports en commun et n’ont pas mutualisé leurs services publics de proximité. Dans le domaine culturel, j’estime pourtant qu’il y a tout à gagner à jouer sur leur complémentarité, l’une ayant un rapport à l’art assez élitiste, l’autre étant capable de mobiliser un public très nombreux. Pour y parvenir, nous avons dû développer de nouveaux leviers de culture. Notre ambition ne se limitait pas à proposer une offre culturelle, mais était de réfléchir à la place et à l’utilité que l’outil culturel pouvait jouer dans la cité, pour contribuer à une société plus harmonieuse.

13Afin d’intéresser un public divers, de tous âges et ayant des modes variés de fréquentation du théâtre, nous avons élargi le spectre des champs artistiques proposés dans la métropole : musique et théâtre certes, mais aussi danse, cirque, marionnettes, spectacles pour enfants… Notre programmation s’attache à revivifier des traditions oubliées, comme le jazz dont Marseille fut un haut lieu dans les années 1960, ou encore le music-hall qui y connut des heures flamboyantes. Lorsque Charles Aznavour se produisait à Marseille, c’était pour trente soirs ! Il s’agit, ce faisant, de réhabiliter la dimension festive de la culture, tout en développant une appétence pour le théâtre et la création.

Pragmatisme et petits pas

14La mutualisation des moyens de quatre théâtres nous offre une marge de manœuvre financière supérieure à celle des établissements isolés et nous permet d’ancrer notre action plus largement sur le territoire. Inutile de dire que le principe de fusionner des structures culturelles, qui ne va déjà pas de soi pour les politiques, a constitué un vrai problème dans le contexte de rivalité entre Aix-en-Provence et Marseille.

15Nous avons avancé progressivement, avec pragmatisme, en commençant par une mutualisation entre services techniques offrant un avantage immédiat : la possibilité de se prêter du matériel entre théâtres plutôt que de devoir le louer. Puis nous avons unifié les systèmes comptables, avant d’en faire de même pour les systèmes informatiques. Tout ceci a demandé un an. Un pas supplémentaire a été franchi avec la création d’une structure de communication unique, d’une plateforme de réservation téléphonique commune et d’un abonnement unifié pour les quatre spectacles. Aujourd’hui, un groupement d’intérêt économique chapeaute trois structures juridiques différentes et gère les problématiques communes. La préoccupation des élus aixois reste cependant de ne pas payer un euro de plus que les Marseillais…

16Pourtant, 57 % de nos spectateurs franchissent la frontière entre les deux villes. Seul 30 % du public du Grand Théâtre de Provence est aixois. La programmation culturelle n’en fournit pas la seule explication. Là encore, la ville joue un rôle décisif dans la configuration de la vie culturelle. À titre d’illustration, Aix-en-Provence, ville riche, a choisi de construire et de gérer elle-même ses parkings. Elle a la liberté d’appliquer un tarif préférentiel le soir dans le parking jouxtant le théâtre. Marseille, ville pauvre, a opté pour des partenariats public-privé avec des opérateurs qui n’ont cure de moduler leurs tarifs. Quand vous allez au théâtre à Marseille, il vous en coûte quinze euros pour garer votre voiture, contre deux euros à Aix-en-Provence. Ce simple facteur a contribué à inverser les flux de publics et à attirer les Marseillais dans la ville voisine.

Le théâtre hors les murs

17Pour renforcer le caractère festif et social du spectacle, il fallait aussi prévoir des lieux conviviaux à proximité des théâtres, où les spectateurs aient envie de se retrouver avant ou après une séance. La Canebière, où se trouve le théâtre du Gymnase, manque de tels endroits. Cette rue pentue, pas toujours propre, n’est pas propice à l’installation de terrasses, à la différence du théâtre national de La Criée, sur le vieux port, qui bénéficie d’une esplanade affectionnée par les étudiants. Nous nous apprêtons donc à racheter une brasserie proche du Gymnase, et lançons une campagne pour inciter à la reprise de cafés dans le quartier. Au théâtre des Bernardines, nous rendrons le bar plus visible de l’extérieur. Quant au Grand Théâtre de Provence, son restaurant, qui vivotait, est transformé en bar à tapas les soirs de représentation.

18Plus encore, nous étendons la portée du théâtre au monde virtuel et misons sur les médias sociaux pour nouer des relations avec les publics, voire avec des “tribus”. Cette dernière approche nous est apparue un peu par hasard, à l’occasion de l’accent chorégraphique donné au Grand Théâtre de Provence. Au début, la salle peinait à se remplir. Un employé du théâtre nous a recommandé de viser la communauté homosexuelle, réputée sensible à la danse. J’avoue avoir été réticent face à cette approche communautaire. Nous avons néanmoins ouvert une page sur Facebook en direction de cette cible, et le public s’est développé de façon exponentielle. Aujourd’hui, la salle est remplie jusqu’à 90 %. Depuis, nous avons engagé des jeunes pour communiquer sur les réseaux sociaux. Les metteurs en scène participent à l’élaboration de vidéos destinées à y être diffusées, dans lesquelles ils expliquent leurs motivations, le sens qu’ils donnent à leur travail, la façon dont ils ont conçu les décors, les costumes, la lumière. Même si les internautes ne viennent pas voir les spectacles, ils auront appris quelque chose sur Les Trois sœurs de Tchékhov, L’Épreuve de Marivaux ou un texte contemporain. Petit à petit prendra ainsi corps une collection de regards d’artistes.

Théâtre du Jeu de Paume à Marseille

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Théâtre du Jeu de Paume à Marseille

© Agnès Mellon

Lancement de l’année 2013 au Théâtre du Gymnase à Marseille

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Lancement de l’année 2013 au Théâtre du Gymnase à Marseille

© Nicolas Vallori

19Somme toute, notre finalité n’est pas seulement d’attirer des spectateurs dans les salles, mais de faire profiter à un public le plus large possible d’une réflexion sur une œuvre, même s’il n’assiste pas à l’événement.

Quand un quartier devient théâtre

20Nous allons plus loin à Marseille à l’occasion d’un nouveau projet, la reprise de la salle des Bernardines, toute proche du Gymnase et de la Canebière. Après avoir fait référence dans le théâtre de création et de recherche dans les années 1985-2000, elle était devenue un cinéma d’art et d’essai fréquenté par une poignée d’adeptes. Autour de la Canebière, Marseille compte un petit “quartier latin”, pâté de maisons qui réunit les théâtres du Gymnase, de l’Odéon et des Bernardines, l’Académie de Marseille, le Conservatoire national à rayonnement régional Pierre Barbizet, le lycée Thiers, la faculté de droit et des galeries d’art. C’est le lieu d’échanges de savoirs le plus intense de la ville, où se croisent chaque jour 15 000 personnes. J’ai soumis au maire le projet de redynamiser ce quartier en le dotant d’une identité culturelle revivifiée. D’autant que la Canebière, qui fut pendant deux siècles l’artère charnière de la ville, est aujourd’hui quelque peu à l’abandon, délaissée au profit du vieux port restauré et du quartier Euroméditerrannée.

21Nous travaillons donc à la connexion de ces différents lieux qui n’avaient pas l’habitude de se parler. De fait, le théâtre n’est plus la salle, mais le quartier. Exemple parmi d’autres, le restaurant universitaire, flambant neuf mais relativement désert, accueille désormais des échanges culturels, des rencontres et des débats avec des artistes. Il s’est ouvert bien au-delà de la population qu’il visait initialement. J’ai aussi créé un mode de communication propre au quartier avec une version marseillaise du dazibao, le Dazi-boat – hommage au ferry-boat de Pagnol – affiches apposées sur les façades sur lesquelles tour à tour, le lycée, la faculté et chacun des théâtres exposeront leurs rêves. Entre chaque exposition, la parole sera laissée aux habitants.

22Nous arrivons à recréer un “vivre ensemble” à l’échelle de ce périmètre dont les 2 000 habitants ne fréquentaient pas les lieux culturels. Ce quartier, haut lieu d’immigration et de prostitution, commence à séduire une nouvelle population grâce à ses appartements spacieux, de bonne facture et à des prix raisonnables. Comment attirer ces nouveaux habitants au théâtre ? À cet égard, nous avons appliqué une politique de la demande, en recueillant leurs souhaits. Les nouvelles attentes qui s’expriment invitent ainsi à réinventer la notion de service public de la culture, tout autant que nous réinventons la ville par la culture.

23L’équipe du théâtre des Bernardines et ses six metteurs en scène en résidence travaillent sur l’émergence de projets qui constitueront autant de liens dans le quartier et autant d’occasions de toucher un public multiple. Nous combinons l’état d’esprit créatif porté par cette ancienne salle avec la forte fréquentation du Gymnase pour bâtir une aventure qui ne sera pas uniquement théâtrale mais devra déboucher sur des outils culturels innovants. Ce doit être le banc d’essai d’une nouvelle approche du spectacle vivant. Les Grands Boulevards parisiens tenaient leur identité des théâtres. Nous tentons d’en faire de même à petite échelle, partant d’un pâté de maison pour étendre progressivement la dynamique au quartier du centre-ville, puis à Marseille, puis à la métropole Aix-Marseille. Nous élargissons ce faisant notre champ d’interrogation, qui n’est plus seulement culturel mais aussi politique. Cela nous donne la possibilité d’interpeller les élus sur les transports en commun ou la propreté dans la ville, par exemple. En cela, j’ai le sentiment de faire de la politique au sens noble, en développant un projet culturel et en redonnant un sens à une action culturelle qui ne peut plus se contenter de produire des spectacles, aussi intéressants soient-ils.

24Finalement, ce qui importe à mes yeux se déroule moins sur le plateau qu’à une échelle plus large, celle du territoire, mais aussi plus intime, celle des individus. Tous les spectacles auxquels nous assistons au cours de notre vie ne sont pas merveilleux, mais certains nous marquent durablement. Il est important de se nourrir régulièrement d’œuvres qui ne nous bouleversent pas nécessairement mais qui nous maintiennent en éveil, et parfois nous surprennent. Pour cela, il faut inventer un quotidien culturel. Cela impose de ne pas chercher à créer l’événement à tout prix, mais de tisser profondément et durablement un lien entre les individus, la culture et la ville. Étant convaincus que le théâtre est capital, nous inventons la vie qui va avec.


Débat

Ressouder la chaîne de transmission

25Un intervenant : La désaffection du public envers le théâtre n’impose-t-elle pas d’intervenir à l’école, auprès des spectateurs de demain ?

26Dominique Bluzet : Le monde de la culture s’est longtemps tenu à l’écart de l’école. Il détient une part de responsabilité dans la carence d’éducation artistique des jeunes. Pour les grands metteurs en scène, monter un spectacle pour enfants serait une déchéance ! Des centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la jeunesse ont certes été créés mais, spécialisés qu’ils sont, ils n’ont pas appris le chemin du théâtre à ces futurs spectateurs adultes. La Comédie-Française a néanmoins mis en œuvre une intéressante politique familiale, incitant les parents ou grands-parents à faire découvrir des pièces à leur progéniture. Dans cet esprit, nous avons créé un “abonnement Mamie Nova” grâce au mécénat de Danone : pendant les vacances scolaires, grands-parents et petits-enfants peuvent suivre des parcours mêlant théâtre, concerts de jazz ou ciné-concerts. Nous devons réactiver le levier de la famille pour remédier à la rupture dans la transmission des savoirs et fabriquer un public de jeunes spectateurs. L’école ne peut pas tout. Du reste, les artistes ne manifestent plus guère d’intérêt pour intervenir auprès des enfants, alors que Picasso recevait une école du pays d’Aix-en-Provence une fois par semaine dans son atelier.

27Aujourd’hui, l’invitation d’un artiste en classe est plutôt l’occasion d’une récréation que d’un partage de savoir. L’enseignant n’a pas toujours échangé avec lui en amont, et tous deux peuvent tenir un discours divergent. L’artiste se trouve décontenancé face à des jeunes qui n’ont plus l’habitude d’être confrontés au texte. Pour recréer une passerelle, nous élaborons des outils culturels qui abordent le théâtre moins par le texte que par des aspects visuels comme la conception des costumes et des décors, qui passionnent les enfants. Nous aiguisons leur intérêt en leur racontant des histoires autour du théâtre. Les outils numériques constituent un formidable support de ce point de vue, car ils permettent de mêler de la voix, de l’image et des animations. Nous avons également tissé des liens avec des lycées pour recréer des clubs théâtre, dont les “meneurs” relayent nos actions auprès de leur réseau sur Facebook. Les jeunes deviennent alors nos prescripteurs auprès de leurs pairs.

28Avec les ensembles musicaux que nous accueillons, nous concevons des modules de découverte et d’apprentissage de la musique, disponibles sur internet. Il en est ainsi du programme Passe ton Bach d’abord élaboré avec Jean-François Zygel à destination des professeurs de musique dans les lycées. Nous faisons de même pour le théâtre et envisageons de créer une collection virtuelle d’apprentissage des œuvres en partenariat avec la maison d’édition Actes Sud. Ces outils sont incontournables, tant il est délicat de faire venir dans une salle de théâtre des jeunes vierges de tout enseignement en la matière. Évidemment, cela demande des moyens. Le regroupement de nos théâtres permet justement de mutualiser les coûts de ces outils et d’en étendre le périmètre d’influence.

L’économie, gros mot pour la culture ?

29Int. : Le recours aux financements publics reste-t-il déterminant dans votre fonctionnement ?

30D. B. : Bien que j’aie la réputation d’être un chasseur de subventions, notre budget (22 millions d’euros) est abondé à hauteur de 52 % par des recettes privées provenant en premier lieu de la billetterie, puis du mécénat et des tournées. En France, le système des subventions a placé le théâtre à l’abri de toute remise en question. Chez nos voisins en revanche, des artistes comme Jan Fabre ou Romeo Castellucci, qui évoluent dans un système non subventionné, ont dû inventer des formes de spectacle susceptibles d’intéresser un public large, parfois novice, sans pour autant renoncer à l’ambition artistique. Dans la mesure où ce sont les tournées qui les font vivre, ils ne peuvent se contenter de s’adresser aux happy few. Pour notre part, aux 258 séances que nous avons données dans nos salles en 2013 se sont ajoutées 300 représentations en tournée dans 45 villes de France et 8 pays étrangers. Nos grands théâtres nationaux ne partagent pas cette préoccupation, leurs besoins étant très largement couverts par des fonds publics. De leur point de vue, ce serait s’abaisser que de s’intéresser au taux de remplissage des salles et de concevoir des spectacles en pensant aux spectateurs… Or, ces derniers étant de moins en moins formés, ils se détournent d’un art qui leur paraît insaisissable.

Présentation de la saison au Grand Théâtre de Provence, en mai 2014 à Aix-en-Provence

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Présentation de la saison au Grand Théâtre de Provence, en mai 2014 à Aix-en-Provence

© Agnès Mellon

31Nous avons également mis sur pied un service marketing – un gros mot dans le monde de la culture ! – qui analyse l’évolution des goûts du public et la façon dont il reçoit nos spectacles. Nous soumettons régulièrement des questionnaires aux spectateurs et recueillons les remarques de panels. Cela peut donner lieu à des ajustements de la part des artistes, s’il s’avère par exemple qu’un spectacle est insuffisamment éclairé : le parti-pris artistique justifie-t-il que le public n’y voie rien ?

32Int. : Dans quelle mesure votre mode de gouvernance se distingue-t-il de celui des institutions classiques ?

33D. B. : Les théâtres du Gymnase et du Jeu de Paume ont chacun un statut d’association. J’ai fait en sorte que les membres de leurs conseils d’administration, outre les élus, soient plutôt des chefs d’entreprise susceptibles de nous aider à assurer leur viabilité économique. Quant au Grand Théâtre de Provence, ma société en a gagné la délégation de service public pour huit ans. Il est financé à un tiers de son budget par des fonds publics, et j’en assume personnellement les risques sur les deux autres tiers. Pour le Festival de Pâques, le président du Crédit Mutuel-CIC m’a délégué son éminence grise qui suit de très près le cheminement du projet.

34Pour le reste, notre gouvernance est assez pyramidale. Je suis entouré de collaborateurs très jeunes, rarement issus du monde de la culture : l’un est centralien, d’autres proviennent de grandes écoles de commerce ou de SciencesPo Paris, et mon bras droit, 32 ans, a fait ses classes chez Pernod-Ricard. Les artistes, aussi doués soient-ils, ne sont pas armés pour gérer et manager des institutions culturelles. Pourtant, l’on continue de nommer des metteurs en scène à la tête de théâtres nationaux, ce qui conduit souvent à des échecs retentissants. Pour notre part, nous nous efforçons de former les cadres dont nous avons besoin, grâce à une politique soutenue de formation et de promotion internes. L’équipe est composée de 100 permanents administratifs et techniques, de 80 étudiants travaillant quelques jours par semaine à l’accueil, d’un service de maintenance d’une trentaine de personnes et d’une centaine “d’inter-permittents”, c’est-à-dire d’intermittents qui nous accordent trois ou quatre jours par semaine. L’ensemble représente quelque 320 feuilles de paie tous les mois.

35Int. : Quels types de partenariats envisagez-vous avec les entreprises privées ?

36D. B. : Le Crédit Mutuel-CIC nous accorde la plus grande enveloppe de mécénat culturel en France. C’est à l’instigation de son président que nous avons créé le Festival de Pâques en 2013. Nous avons mobilisé les réseaux de communication interne du groupe pour sensibiliser son personnel à cette manifestation, ce qui a produit un effet inattendu : les directeurs régionaux étaient dépités de ne pas avoir leur propre festival… Nous visons désormais les clients de cette banque et tentons de mettre en place, avec le concours d’Accor, un package comprenant nuits d’hôtel et spectacles. C’est un travail de long terme, qui se confronte à la capacité hôtelière limitée de la ville d’Aix-en-Provence.

37Autre exemple de collaboration avec un acteur privé, nous avons mis sur pied des programmes culturels pour le personnel de l’entreprise aixoise Neuroservice, spécialisée dans les nanotechnologies. Son fondateur, passionné de musique classique, avait le souci d’enrichir ses chercheurs, venus du monde entier avec leur famille, d’un bagage intellectuel et culturel.

38Nous leur proposons des parcours couvrant les champs de la musique, du théâtre et du spectacle pour enfants, assortis d’ateliers pendant les vacances et de moments partagés entre parents et enfants au sein de l’entreprise autour d’activités culturelles. En contrepartie, cette entreprise nous accorde un mécénat de 25 000 euros par an pour développer des projets culturels dans des maisons de retraite.

39Cependant, la collaboration avec le monde privé ne se limite pas au mécénat. Nous menons par exemple un travail actif auprès des restaurateurs proches de nos théâtres, afin que nos spectateurs puissent se restaurer après une représentation. Nous nous engageons à ne jamais terminer nos séances après 22 heures 30, en échange de quoi ils s’engagent à servir jusqu’à 23 heures.

40Pour développer les publics, je dépense ainsi une énergie considérable dans des actions qui ne relevaient pas de mon métier il y a vingt ans : entretenir des relations avec les commerçants, les hôteliers, les gestionnaires de parking… Cette responsabilité m’incombe désormais : si je ne l’assume pas, le théâtre disparaîtra. Là encore, il faut agir sur la ville pour la faire participer à une dynamique culturelle. Il est indispensable que la culture, pour continuer à exister, se reconnecte à des pans de la société dont elle s’est longtemps tenue à l’écart. À l’heure où la fréquentation des salles décline, nous devons inventer de nouveaux leviers de politique pour que le spectacle vivant retrouve une place dans la cité et se raccorde au monde.

Culture et/ou politique ?

41Int. : Dans quelle mesure votre action culturelle contribue-t-elle à répondre à des enjeux sociaux majeurs, comme la pacification des quartiers nord de Marseille ?

42D. B. : Ce serait pure démagogie que de vouloir transformer les quartiers nord par l’art ou le théâtre. Ces populations ont besoin d’une réponse politique globale. La culture ne pourra jouer son rôle que dans un deuxième temps. À l’occasion de l’année Marseille-Provence Capitale européenne de la culture en 2013, l’opération Quartiers merveilleux a entrepris “d’enchanter” l’espace urbain pendant deux mois grâce à l’intervention d’artistes. Un projet était prévu à ce titre dans un square des quartiers nord, avec un budget de 600 000 euros. Les habitants ont vu débarquer des plasticiens promettant un espace extraordinaire… La révolte fut telle que le projet a dû être annulé. Alors que les ascenseurs n’étaient pas réparés depuis des décennies dans les immeubles, l’on dépensait 600 000 euros pour décorer un square ?

43Dans l’état actuel de la société, qu’attendent de nous les enfants issus de l’immigration ? Cette question a suscité un véritable débat lors de l’année Marseille-Provence Capitale européenne de la culture. Nous avons présenté dans ce cadre le spectacle musical Barbès Café, qui retraçait l’histoire d’un bistrot de Barbès de 1950 à nos jours, avec pour moment charnière les événements de Charonne. Il a attiré des spectateurs que nous ne voyions jamais, de tous les quartiers de Marseille. Quand nous leur avons demandé ce qu’ils attendaient de nous, ce fut sans réponse. C’était un épiphénomène, sans suite.

44Nous avons également créé au théâtre du Gymnase le premier texte arabe qui soit entré au répertoire de la Comédie-Française, avant même sa présentation salle Richelieu. Cette pièce syrienne, Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous, évoquait la place du corps dans l’islam. Quelques femmes voilées sont venues voir le spectacle – c’était une première. Nous avons tenté de recueillir leurs impressions, pour diffuser leur parole et inciter d’autres personnes à venir. Seule une a accepté. Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile de tisser un lien avec les jeunes filles des quartiers : nous nous heurtons à la vindicte des garçons selon lesquels il n’est pas convenable de se rendre au théâtre. Quant aux parents, ils ne sortent pas le soir de peur de laisser leurs enfants seuls. Ajoutez à cela que jusque récemment, le métro s’arrêtait à 21 heures à Marseille…

45La notion de transmission du savoir est en outre combattue par certains. En 2013, onze écoles ont été brûlées dans la ville. Il faudrait passer par le tissu associatif pour parler à ces jeunes, mais à Marseille, celui-ci a largement disparu ou a été manipulé. Je n’abdique pas pour autant. Nous accompagnons par exemple deux lycées professionnels dans les quartiers nord, avec lesquels nous avons créé des clubs de théâtre. Ces jeunes viennent présenter leur spectacle de fin d’année dans nos salles.

46Nous avons aussi essayé de travailler dans les prisons, mais les outils nous manquent pour faire face à cette violence. Je ne sais comment m’en emparer. Quoi qu’il en soit, Marseille doit relever ce défi que les politiques ont longtemps ignoré.

47Int. : Votre expérience montre combien les réponses aux bouleversements actuels du spectacle vivant et de la culture ont intérêt à s’élaborer au niveau local, en s’appuyant sur une connaissance fine des populations et du territoire, ainsi que sur des relations étroites avec des institutions diverses et des acteurs privés. Comment capitaliser sur cette expérience ? Quel est le rôle du niveau national par rapport aux initiatives locales de ce type ?

48D. B. : Dans un pays aussi centralisé que le nôtre, les ministres de la Culture peinent à sortir de leur ministère. Tout juste font-ils des allers-retours en province, sans prendre le temps de s’y poser, d’échanger. J’arrive peu ou prou à faire entendre mon point de vue aux politiques, mais de là à ce qu’ils capitalisent sur cette expérience, il y a un fossé considérable. Les politiques restent en outre imprégnés de l’idée selon laquelle la culture ne peut être portée que par les artistes, certainement pas par des gestionnaires. La notion d’entreprise culturelle est honnie. Pourtant, nombre d’institutions culturelles sont en souffrance d’un point de vue économique et managérial.

49Je constate tout de même que des acteurs de terrain commencent à s’intéresser à l’expérience marseillaise. Nous voyons des lieux cultuels se fédérer à Lorient ou Saint-Étienne. J’interviens souvent devant des élus pour prêcher ma parole, en espérant que la dynamique essaimera.

50Sophie Jacolin


Date de mise en ligne : 29/01/2015

https://doi.org/10.3917/jepam.111.0031

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