Naissance d’une conviction
1Étant né en 1946, j’ai grandi à une époque où le sport français ne s’imposait pas au niveau international. Nous n’obtenions pas de médaille aux Jeux olympiques et ne réussissions guère dans les sports collectifs. La victoire, pensait-on, était le fait de perles rares. Elle n’était pas à la portée de tous. Dès lors qu’il y avait un champion par génération, il était normal que la majorité échoue ! Adolescent, j’ai vécu comme de grandes déceptions les échecs de l’athlète Michel Jazy ou de la nageuse Christine Caron à Tokyo en 1964 alors qu’elle venait de battre le record du monde. Dès cette époque, j’ai été habité par une intuition : il n’y avait aucune raison pour que les sportifs français ne soient pas aussi performants que les autres. J’allais y consacrer ma vie.
2J’ai débuté ma carrière professionnelle en 1970, comme professeur d’éducation physique dans un collège d’enseignement technique de la Somme, après avoir obtenu mon CAPEPS (Certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique et sportive) avec option judo et lutte. Il est vite apparu que ma vocation était ailleurs. Je me suis découvert, à cette époque, une passion pour l’acte de nager, qui me fascinait d’autant plus que je ne pratiquais pas la discipline. Or, la façon dont la natation avait été abordée durant mes études n’expliquait pas le mystère qui se dégageait de la capacité des êtres humains à se déplacer rapidement dans un fluide. Les modèles enseignés, trop analytiques, me semblaient réducteurs.
3Ma ville d’origine, Abbeville en Picardie, était très sportive. Le football y a eu ses heures de gloire, et elle comptait un club de natation avec lequel j’étais resté lié. Un beau jour, j’ai appris que le directeur technique national de la Fédération française de natation, Gérard Garoff, recherchait un cadre technique pour la région. Forte personnalité, il a impulsé un tournant dans l’histoire de la natation française. Il était en rupture avec la culture de clocher qui prévalait alors et avec des entraîneurs aux pratiques empiriques. Moi qui étais sans expérience, je me suis porté candidat et ai été retenu. C’est le premier mystère de mon parcours… Pendant vingt ans, j’ai sillonné les routes de Picardie pour développer la natation, avec l’ambition que la région se distingue enfin. Elle est d’ailleurs parvenue à gagner la Coupe de France des régions.
4En 1994, le directeur technique national, Jean-Paul Clémençon, et le président de la Fédération française de natation, Francis Luyce, m’ont proposé de prendre la direction de l’équipe de France de natation. Je n’avais pourtant jamais entraîné d’athlète de haut niveau ! En acceptant, je n’ai pas eu le sentiment de prendre un grand risque : la natation française était en difficulté, je pouvais pour le moins essayer de faire mieux. L’idée courait encore que les champions étaient des pépites qu’il fallait dénicher. J’avais au contraire la conviction que tout jeune fréquentant une école de natation était susceptible de réussir. Je voulais avec détermination faire gagner le sport que j’avais choisi de servir.
Ma première expérience olympique, à Atlanta en 1996, fut délicate. L’équipe de France n’exprimait pas d’ambition collective. Quelques nageurs se démarquaient certes, mais osaient à peine s’exprimer. Sur les quatre finalistes individuels, trois ont terminé huitièmes et derniers aux finales disputées par la France. Seul Franck Esposito a pris la quatrième place au 200 mètres papillon. J’en ai été profondément meurtri car l’équipe comptait de vrais talents, classés parmi les dix meilleurs mondiaux dans leur discipline. Mais certains avaient usé d’un subterfuge pour être assurés de se rendre aux Jeux olympiques : ils avaient préféré se qualifier non pas dans leur spécialité mais en relais. Cela leur évitait d’être confrontés à l’exigence de la sélection individuelle. Dans cet état d’esprit, comment exceller ?
De la participation à la réussite
5À l’issue des jeux d’Atlanta est survenu un moment essentiel dans mon parcours, une longue conversation avec Franck Esposito durant laquelle il m’a fait part de son désenchantement. Il avait réuni toutes les conditions et fourni tous les efforts pour monter sur le podium, mais l’équipe qu’il avait intégrée ne partageait pas cette ambition, ne se donnait pas les moyens de réussir. Il ne s’était pas senti porté. Nous ne pourrions atteindre la victoire, affirmait-il, sans un profond changement, sans que le projet soit partagé par tous les acteurs. J’ai compris à cette occasion combien la performance était culturelle. J’analyserai les recommandations de Franck Esposito à l’aune d’une lecture récente, La Stratégie de la bienveillance de Juliette Tournand, où l’auteur met en avant quatre idées fortes. La clarté tout d’abord : l’objectif doit être clairement posé. La réciprocité : l’athlète doit se sentir suffisamment en confiance pour transmettre un message et savoir qu’il sera entendu. La bienveillance : il faut comprendre et accepter ce qui sort du cadre ; on crée ainsi du possible. Enfin, la capacité d’innover : en situation de blocage, on doit pouvoir rompre avec ses habitudes, sa culture, son milieu, pour aller vers une situation nouvelle. Ces principes décrivent plus généralement mon parcours.
6J’ai alors décidé de provoquer une rupture, de poser un acte fondateur. J’avais réuni les meilleurs entraîneurs français en séminaire pour dresser un bilan des Jeux olympiques de 1996. Des idées intéressantes ressortaient de la rencontre, mais il manquait l’étincelle qui nous ferait prendre conscience que nous pouvions changer le monde, passer d’une culture de la participation à une culture de la réussite. Or, pour réussir, il fallait atteindre des performances comparables à celles de nos concurrents. À la fin du séminaire, j’ai présenté aux entraîneurs les nouveaux critères de sélection que j’imposais pour les championnats d’Europe de Séville de 1997 : ils impliquaient de battre de nombreux records de France de l’époque… Inutile de dire que mon annonce a glacé la salle. Les premières réactions furent très vives. Je me suis employé à leur expliquer que nous n’avions pas le choix. Soulagement, ils ont finalement décidé de me suivre, et collectivement. L’objectif était clair, ils savaient qu’il n’y aurait pas de repêchage. Je n’ai jamais associé les athlètes ni les entraîneurs à la détermination des critères de sélection : j’estime qu’il est de ma responsabilité pleine et entière de dire la règle. Les championnats de France, qui faisaient office de sélections pour les championnats d’Europe de Séville, se sont déroulés à Mennecy à la Pentecôte 1997. Les entraîneurs s’y sont montrés très hostiles à l’égard des nouvelles conditions de sélection. Une tension palpable s’installait, risquant de nous détourner de l’objectif. Pour apaiser la situation, j’ai réuni à l’issue de la compétition les entraîneurs des seize nageurs qui s’étaient qualifiés. Je leur ai dit que je saluais leur compétence et leur engagement de respecter les critères de sélection et que j’avais décidé d’associer ceux qui le souhaitaient à la préparation de l’équipe de France. Mais cette association n’aurait de sens que s’ils respectaient trois règles : je serais responsable de la planification jusqu’aux championnats d’Europe ; j’imposerais la préparation en altitude ; ils ne pourraient en aucun cas remettre en cause l’encadrement national tel que je le présentais. Ceux qui respecteraient ces critères seraient bienvenus dans l’encadrement de l’équipe de France. C’était clair, bienveillant et réciproque.
7De là est née une dynamique qui n’a plus cessé. Nous avions pris conscience que nous nous engagions dans un défi collectif. Et cela a payé : nous avons approché le record de médailles de la natation française à Séville. Cela prouvait la justesse de mon hypothèse selon laquelle l’équipe comptait des talents qui écloraient si nous mettions en œuvre les conditions de la performance.
8Dans la continuité, aux championnats du monde de 1998 en Australie, les nageurs français ont obtenu quatre médailles dont un titre mondial au 200 mètres dos pour Roxana Maracineanu et trois médailles d’argent. Elle est devenue la première championne du monde de natation française. Que manquait-il aux autres pour gagner, pour croire en eux et ne pas se faire battre de quelques centièmes secondes en fin de course. Je me suis passionné à poser ce problème et à travailler avec les entraîneurs pour apporter des solutions.
9L’étape suivante, les Jeux olympiques de Sydney, fut plus difficile. Le programme avait changé, imposant aux nageurs trois courses successives en deux jours pour accéder au podium. Ils n’y étaient pas habitués. Pour les y préparer, j’ai imposé non plus un mais trois temps de sélection : en série, en demi-finale et en finale. L’exigence était nettement rehaussée. Là encore, ma décision a été mal acceptée. Qui plus est, j’ai appliqué la règle à la lettre vis-à-vis de Roxana Maracineanu qui a manqué de trois centièmes le temps de sélection en finale : je ne l’ai pas retenue pour les championnats du monde. Cela a causé de sérieux remous ! Mais comment les cinq nageurs qualifiés auraient-ils pu tolérer que je n’applique pas les règles ? À cet instant, tout le monde a compris que je ne m’éloignerais pas de la ligne que j’avais fixée et que l’on pouvait me faire confiance pour m’y tenir.
10Enfin sont arrivés les grands succès que l’on connaît : le titre olympique de Laure Manaudou en 2004, celui d’Alain Bernard en 2008… les douze médailles olympiques en deux olympiades. J’ai quitté mon poste en 2008 avec le sentiment d’être allé au bout de ma logique. Il est plus facile de partir quand l’équipe gagne ! Une nouvelle génération devait reprendre le flambeau. Elle l’a fait, puisque la natation française est aujourd’hui la première d’Europe.
Depuis, j’ai été sollicité par Bernard Laporte, alors secrétaire d’État chargé des Sports, pour conduire une réflexion sur la réorganisation du sport de haut niveau français. À la suite de cette mission, j’ai intégré l’INSEP (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance) en tant que directeur général adjoint chargé de la coordination des politiques sportives. Cet institut venait d’être investi de la coordination de la préparation olympique des acteurs du sport français et de la stratégie du sport de haut niveau. La prochaine échéance est les Jeux de Londres en 2012.
Réflexions sur la performance de haut niveau
11Parallèlement à ce parcours professionnel, mon cheminement intellectuel m’a conduit à passer une licence de psychologie clinique et à me passionner pour la philosophie. Mon panthéon compte Spinoza, Deleuze, Nietzche et Edgar Morin : ces auteurs me nourrissent quotidiennement. Il ne se passe pas une journée sans qu’une question de terrain ne rencontre une interrogation posée par l’un d’eux. Je milite d’ailleurs pour que la formation des professeurs de sport inclue la philosophie, ce qui est difficile à faire entendre. Pourtant, le sport, activité humaine créative, et la philosophie sont intimement liés.
12Tout au long de mon parcours, accompagné par François Bigrel, professeur agrégé d’EPS (Éducation physique et sportive) formateur au CREPS (Centre d’éducation populaire et de sport) de Talence, j’ai eu l’occasion d’affiner ma perception de la performance dans ses dimensions diverses.
Interroger les modèles dominants
13Une réflexion sur la performance de haut niveau demande d’adopter une approche épistémologique, de s’interroger sur les modèles qui nous gouvernent. Quand je prends une décision, je me demande à quelle vision de la performance elle fait référence. Le modèle qui prévaut actuellement, très cartésien, me semble inadapté à la complexité et à la richesse de la performance de haut niveau. Il omet sa dimension culturelle et la réduit trop souvent à des phénomènes biologiques, psychologiques ou encore biomécaniques. Ces domaines ont bien sûr leur importance, mais ils n’expliquent pas la performance. J’ai toujours voulu m’éloigner de ce cadre et approfondir d’autres champs de connaissance. Dans cette logique, à la suite de Jean-Paul Clemençon, le directeur technique national qui m’a précédé, j’ai conforté la création d’une cellule de recherche au sein de la Fédération française de natation. Animée par un cadre technique titulaire d’un doctorat, elle a déjà produit sept ouvrages sur nos savoirs en action et de nombreux articles. L’objectif est de décrypter les pratiques et d’en partager les résultats avec l’ensemble du monde de la natation. Ceci doit contribuer à une “performance invisible” en diffusant des savoirs et des réflexions que chacun est susceptible de s’approprier au quotidien.
14De même, je travaille sur les modèles qui sous- tendent l’organisation de l’INSEP. La recherche y était jusqu’à présent déclinée en laboratoires (psychologie, physiologie, sociologie, biomécanique…) qui sont, comme par hasard, encore considérés comme les facteurs clés de la performance. Ils sont donc porteurs d’une vision donnée. Or, les questions dont les acteurs du sport nous font part ne correspondent en rien à ces domaines de recherche. Les entraîneurs se préoccupent davantage du management de leurs équipes et de leurs athlètes que de critères biomécaniques. Je m’efforce d’impulser au sein de l’INSEP trois préoccupations fortes qui devraient créer les conditions d’une nouvelle organisation : accompagner les acteurs du sport ; partager la connaissance, les expériences, les réflexions et les savoirs ; manager dans des situations complexes. Étonnamment, lors des bilans des Jeux olympiques de Pékin et de Vancouver, le mot management n’a pas été prononcé une seule fois ! Il me semble essentiel que le monde du sport prenne conscience de l’importance de ces problématiques, d’autant plus que certains pays affichent une avance considérable en la matière.
Le désir comme moteur de la performance
15Loin des modèles cartésiens, rejoignant Deleuze ou Spinoza, pouvons-nous aborder la performance de haut niveau sous l’angle du désir, pour comprendre ce désir qui pousse un jeune à s’entraîner six heures par jour pour atteindre des objectifs a priori irréa- listes ? Pourquoi, quand un premier nageur réussit un temps inférieur à cinquante secondes au 100 mètres nage libre, cela aiguise-t-il le désir de dizaines d’autres qui y parviennent ensuite ?
16Un entraîneur doit rechercher, comprendre et respecter le désir chez les sportifs. Il peut être le meilleur biomécanicien ou physiologiste du monde, il ne se passera rien s’il ne rencontre pas des individus qui ont une étincelle au fond des yeux, qui ont eu suffisamment confiance en eux dans leur jeunesse pour avoir rencontré le désir, même peu conscient, de progresser et ainsi devenir les meilleurs. Car ce désir grandit chez un enfant grâce à la confiance qu’on l’aide à acquérir. C’est grâce à elle qu’il se construit et que, plus tard, il passe de la deuxième à la première place. Les champions sont souvent ceux qui ont le plus lutté pour faire valoir leur désir, qui ont été capables d’imposer leur choix en combattant les obstacles. Ils sont animés par une force autour de laquelle tout s’organise pour gagner.
Ce qui s’est construit, nous l’avons fait ensemble avec des personnes qui manifestaient un désir de réussite important. Manager une organisation et accompagner les athlètes réclament une énergie considérable, de chaque instant. On ne peut pas se permettre de perdre cette énergie à convaincre des collaborateurs dont on sait qu’ils créeront des conditions défavorables à l’émergence du projet. Mieux vaut les placer sur d’autres missions. J’ai donc réuni autour de moi des acteurs de la natation qui étaient profondément convaincus que nous pouvions réussir et qui le démontraient tous les jours à l’entraînement.
Ce qui se joue dans l’instant de la compétition
17Il faut s’interroger sur ce qui se joue dans l’instant de la compétition. On pense trop souvent que si le sportif s’entraîne bien, la compétition se passera bien. Or, tous les athlètes suivent de bons entraînements. Pourquoi certains gagnent et d’autres perdent ? Cela renvoie à la notion de talent, que je définis comme la capacité à donner du sens en situation de compétition. Il faut miser sur des sportifs dont on a expérimenté la capacité à créer ce sens. Le meilleur technicien, s’il ne sait pas donner une signification personnelle à l’effort qu’il va mettre en œuvre, n’est pas en condition de réussir.
18La performance de haut niveau est tellement complexe qu’elle est imprévisible. Entraîner un sportif dans l’idée que rien ne peut lui arriver, c’est le mettre en échec : les situations de compétition ne sont pas reproductibles et comportent nécessairement une part de surprise. Il faut pouvoir s’y adapter à tout moment. Là aussi, la confiance est centrale : le sportif doit se sentir capable de faire face à une situation incongrue, sans se désarmer.
19Roger Federer, champion de tennis à qui l’on demandait comment il parvenait à inventer des coups inédits dans des situations extrêmement délicates, aurait un jour répondu : « si vous saviez comme ma mère m’a fait confiance ! » Cela n’a rien d’anodin. Dans leur histoire personnelle, les sportifs doivent avoir ressenti qu’on leur faisait confiance pour se tirer de tout mauvais pas. Quoi qu’il arrive, ils seront prêts. Qu’importe si cela passe par des échecs : faire du sport, c’est apprendre de ses échecs avant de gagner. Dans la tradition française pourtant, échouer est considéré comme un drame. On préfère souvent vilipender un favori qui perd plutôt que valoriser un outsider qui réussit. Il y a là une différence culturelle nette avec les Américains. Alors qu’un sportif français a tendance à s’enfermer dans l’échec, un Américain restera persuadé, pendant une course, qu’il peut toujours la gagner. Il sera capable de remonter en tête du classement en fin de compétition.
Réinventer la détection des talents
20Si l’on tient compte de toutes ces dimensions, la détection des talents prend un nouveau sens. Dans le monde du sport, elle est traditionnellement comprise comme l’application de critères anthropomé- triques, physiques et physiologiques censés caractériser un champion. Mais quand l’enfant qui répond à ces normes atteint l’âge de la compétition, il y a bien longtemps que le profil des champions a changé… Celui qui gagne, finalement, est celui qui est parvenu à échapper à ce chemin tracé par d’autres que lui. C’est aussi celui qui a manifesté un désir de réussite plus fort que les autres et qui le traduit dans ses performances.
21Dans le cadre de ma mission avec Bernard Laporte, j’ai voulu remettre en cause la notion de détection des talents, à laquelle je préfère celle d’accompagnement de potentiel. Elle me semble davantage tenir compte de l’environnement culturel, des représentations, tout ce qui fait la richesse des hommes. Ainsi, on ne détecte pas un talent a priori, on aide des capacités à éclore en leur offrant des conditions favorables. Ce faisant, je considère le sportif comme responsable de son histoire, construite grâce à un accompagnement, et non comme l’objet de critères mécanistes. Dans cette logique d’accompagnement des potentiels, j’ai par exemple demandé aux cadres techniques de la Fédération d’aider les clubs à capitaliser sur leurs facteurs de réussite et à combler leurs manques. Nous ne leur imposons pas un mode d’organisation de but en blanc. Cela ne peut que faire grandir la confiance portée aux individus et au collectif.
22De même, j’ai combattu l’idée de filière de haut niveau. Une filière, dans l’industrie, est un processus dans lequel on insère un matériau brut pour obtenir, après transformation, un produit fini. Appliqué au sport, cela signifie que l’on fait passer un jeune par différentes étapes (le pôle espoir, le pôle France) pour obtenir un champion. J’affirme qu’il n’y a pas de filière de haut niveau en natation, mais qu’il y a des clubs avec leur vie collective, leurs oppositions et leur émulation propres. J’ai suggéré que le terme de filière soit remplacé par celui de parcours, qui me semblait plus à même de caractériser le chemin singulier d’un jeune depuis la naissance de son désir jusqu’à la réalisation de ses objectifs. C’est alors le champion qui qualifie la structure, et non l’inverse.
23Les résultats que la France atteint en natation sont le produit d’efforts collectifs continus qui persistent aujourd’hui. Ce ne sont pas des coups. Pour installer une culture de la performance, il faut du temps.
Débat
L’athlète face à la victoire
24Un intervenant : Est-il plus difficile pour un athlète de surmonter un échec ou une victoire ?
25Claude Fauquet : Sur le moment, il est évidemment plus difficile pour l’athlète de vivre un échec. L’entraîneur doit analyser avec lui les raisons pour lesquelles il a échoué, mais aussi accepter d’être remis en cause et d’être l’objet de la colère du sportif. Les meilleurs entraîneurs sont souvent expérimentés et dotés d’une grande maturité. Ils ne sont plus embarrassés par des problèmes d’ego.
26La victoire peut s’avérer problématique sans analyse suffisante. Un athlète ou un entraîneur qui gagne peut penser avoir trouvé la bonne solution. Mais rien ne dit que s’il la reproduit, il ne perdra pas à la compétition suivante. Notre travail consiste parfois à prendre en main un sportif qui vient de gagner.
27Enfin, un athlète qui a obtenu le titre de champion olympique a-t-il encore quelque chose à attendre de sa pratique ? Si son seul objectif est d’obtenir une médaille, son désir risque de s’estomper. S’il prend conscience que sa quête est d’une autre nature, la question se pose différemment.
28Int. : Un sportif qui gagne devient souvent médiatique. Cela peut-il représenter un inconvénient pour lui et pour le collectif ?
29C. F. : Nous devrions certainement apprendre aux nageurs à maîtriser les effets de leur notoriété grandissante. Il arrive qu’ils soient l’objet d’enjeux qui les dépassent sous prétexte qu’ils gagnent beaucoup d’argent. Cela les dépossède de leur projet personnel, les éloigne de leur désir premier d’atteindre des objectifs d’excellence. Se pose en filigrane la question des agents et des nombreux acteurs qui interviennent auprès des athlètes.
30Int. : Comment décririez-vous les dimensions de la réussite collective ? Une équipe est-elle plutôt un lieu de connivence ou de concurrence ?
31C. F. : Dans les sports individuels, le collectif naît du partage de la même ambition. J’ai cru, au début de ma carrière, qu’il fallait créer une équipe pour réunir les conditions de la performance. C’était artificiel et n’a pas fonctionné. Il fallait faire l’inverse, en commençant par instaurer un environnement favorable à la réussite. Une équipe se forme alors, tendue vers le même objectif. Lorsque les entraîneurs et les athlètes ont la même vision de la victoire et la volonté de gagner ensemble, la dimension collective est là.
32Dans une équipe, il n’y a que de la concurrence. Celle-ci n’est pas forcément négative, dès lors que les règles sont respectées. On a vu des sportifs, qui ne pouvaient pas se supporter, gagner ensemble des courses de relais. Dans certains cas, c’était même presque une condition ! On me demande parfois comment j’ai réussi à intégrer dans l’équipe nationale l’entraîneur Philippe Lucas, connu pour son caractère très tranché. Cela n’a jamais posé de problème car il n’avait qu’une ambition, que Laure Manaudou devienne championne olympique. Il n’avait aucun intérêt à créer les conditions d’un échec. Pour notre part, nous devions accepter son mode d’expression particulier. C’était une marque de bienveillance.
33Int. : Les nageurs cessent la compétition très jeunes. Vous intéressez-vous à leur projet de vie au-delà ?
34C. F. : Une carrière de nageur s’arrête à trente ans. Je ne dissocie pas le désir de performance sportive du désir d’expression personnelle de l’athlète, qui peut le conduire à suivre une formation dans un autre domaine que le sport. Le double projet est la marque de fabrique de la politique du ministère de la Jeunesse et des Sports : il n’y a pas de performance sans projet personnel. De grands progrès ont été faits dans l’accompagnement des sportifs.
Écrire sa propre histoire
35Int. : Pourquoi avoir créé une structure de recherche au sein de la Fédération française de natation, et quel est son rôle ?
36C. F. : L’université n’apportait pas de réponse aux questions que j’ai évoquées devant vous. Les explications des STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives) n’étaient pas celles que je pressentais. Auparavant, nous voyions intervenir des chercheurs qui “utilisaient” nos athlètes mais étaient incapables de partager leurs résultats avec les entraîneurs et de les aider à franchir des caps dans leur pratique. Il fallait nous atteler nous-mêmes à la tâche. Nous avons donc créé une structure de recherche qui prenait pour point de départ des problématiques de terrain, c’est-à-dire les questions des entraîneurs, pour les traduire en objets d’étude. Un entraîneur n’est pas toujours en mesure de théoriser sa pratique, même s’il est très compétent. Ce n’est pas sa fonction, et il n’en a pas le temps. Pour faire émerger de la connaissance à partir de leur “savoir en action”, il était nécessaire de recourir à une interface. C’est le rôle qu’a joué le responsable de cette cellule. Il a créé un réseau entre divers acteurs, a noué d’autres liens avec l’université. Il est également en charge des publications.
37Cette cellule de recherche interroge les modèles classiques et contribue parfois à les renverser. À titre d’exemple, on considérait traditionnellement que pour aller plus vite, il fallait accroître la force de propulsion du nageur. Nous avons au contraire travaillé sur la diminution de la résistance du corps dans l’eau. On doit cette réflexion à Raymond Catteau, qui m’a accompagné pendant cette aventure de la natation française et dont les travaux ont ouvert de nouvelles perspectives et permis d’ouvrir le débat et de faire émerger de nombreuses avancées dans notre sport.
38Int. : Parallèlement à la démarche que vous avez évoquée, vous a-t-il fallu mener une remise à plat organisationnelle ?
39C. F. : Avoir développé une nouvelle vision de la performance ne suffisait pas. Il fallait l’ancrer dans l’organisation, de telle sorte qu’elle perdure malgré le renouvellement des personnes. Ainsi, nous avons remanié l’organi- sation à tous les niveaux : fonction- nement de la Fédération, programmes sportifs, place des championnats de France, compétitions de jeunes, diffusion de la connaissance… Pour donner davantage de chance à l’émergence des talents, nous avons par exemple fait passer le nombre de compétiteurs aux championnats de France minimes de 400 à 1 000. À la demande des athlètes, nous avons aussi professionnalisé leur environnement afin que les entraînements se déroulent dans de meilleures conditions matérielles.
40Int. : Vous êtes-vous inspiré des pratiques d’autres pays ?
41C. F. : Je n’ai jamais voulu chercher une réponse préconçue dans un modèle étranger. Je préférais que nous trouvions nos propres solutions. C’est après avoir réfléchi à notre modèle que nous nous sommes intéressés, ponctuellement, aux autres pays. Les Américains sont par exemple très performants dans les parties techniques des courses (départs, virages), savoir-faire qui nous manque. Notre service de recherche a beaucoup approfondi la question. Il a notamment développé des technologies dotées de systèmes embarqués pour calculer les vitesses d’impulsion.
42Les Américains remportent un nombre considérable de médailles. Ce succès tient avant tout au rôle que jouent leurs universités : elles offrent aux nageurs des bourses, des équipements sophistiqués et des entraîneurs. Les universités entraînent toute la natation américaine, ainsi qu’une grande majorité des médaillés olympiques d’autres nationalités (brésiliens, sud-africains…).
43Le modèle britannique cible certaines disciplines. La France défend la logique inverse. Nous sommes l’un des pays qui offrent la plus large palette de disciplines médaillées aux Jeux olympiques. C’est fondamental, car cela favorise le développement des clubs et des associations, crée des emplois d’éducateurs et contribue plus généralement à la vie sociale. Le sport de haut niveau doit créer les conditions d’accès à la pratique sportive pour le plus grand nombre.
44Int. : Depuis une cinquantaine d’années, les records ne cessent d’augmenter. Y a-t-il une limite ?
45C. F. : Un chercheur de l’Institut de recherche médicale et d’épidémio- logie du sport, Jean-François Toussaint, étudie l’impact de la pratique du sport de haut niveau sur la santé, ce qui pose la question des limites qu’il ne faudrait pas dépasser. Pour ma part, ce sujet ne me préoccupe pas. Le sport, pour moi, n’est pas le record en soi mais la victoire : en fin de course, il y a toujours un champion qui gagne.
46Sophie Jacolina
Rapporteur à l’École de Paris du management ; Voyelles rédaction.