1La montée des grands réseaux de distribution, qu’il s’agisse de la vente d’automobiles, d’audiovisuel ou encore d’électroménager, se traduit par l’interposition de « grands clients » entre le fabricant et l’usager, ce qui présente quelques inconvénients. Par exemple, l’acheteur d’une chaîne de supermarchés aura tendance à exiger toujours plus de performances techniques, alors que l’usager du lave-vaisselle aimerait surtout ne pas se mouiller les pieds chaque fois qu’il ouvre son appareil. Pour que le client final accepte d’acheter un lave-vaisselle qui lui mouille les pieds, il faut que des agences de publicité le convainquent de l’intérêt des performances techniques qui l’indiffèrent. Mais les agences chargées de réaliser les campagnes publicitaires n’ont généralement pas de retour sur le résultat de leur travail en termes d’impact commercial, impact qui est d’ailleurs très difficile à mesurer ; et de toute façon, le principal critère qui compte aux yeux des publicitaires, celui qui leur assure prestige et chiffre d’affaires, ce sont les prix qui leur sont décernés par leurs pairs lors des concours organisés au sein de la profession, sur la base des qualités artistiques de leurs réalisations et non de leur impact commercial. « Il doit quand même bien exister des agences de publicité qui s’efforcent de produire des campagnes répondant non aux canons éphémères de la mode définis par leurs créatifs, mais aux besoins de leurs annonceurs. Nous devrions réussir à trouver une petite agence qui cherchera loyalement à convaincre nos prospects de l’intérêt de nos lave-vaisselles », se dit le responsable marketing du fabricant. « Attention ! », lui objecte son collègue : « Si tu prends une petite agence peu connue et que, par malheur, la campagne ne donne aucun résultat, tu risques ta place. Alors que si tu prends une agence qui a récemment gagné un prix, personne ne pourra t’en vouloir, même si la campagne est très mauvaise ».
2En dépit de toutes ces vicissitudes, l’entreprise doit réussir à vendre suffisamment de lave-vaisselles pour rétribuer à la fois l’actionnaire, le fabricant, le commercial, le publicitaire et le distributeur, sans parler de tous les acteurs secondaires également susceptibles d’interférer négativement avec l’objectif premier, et néanmoins censés être rémunérés pour leur travail. Cette gageure évoque la course désespérée d’un joueur de rugby zigzaguant à travers les opposants qui surgissent de tous côtés pour l’empêcher de marquer son essai. Au moment où, suant et soufflant, il approche du but, voilà qu’un adversaire lui inflige une cuillère, manœuvre consistant à donner par derrière un petit coup latéral sur le côté extérieur du pied qui est en l’air ; celui-ci, dévié, vient frapper le mollet de l’autre jambe au moment où elle quitte le sol à son tour ; le joueur, déséquilibré par ce croc-en-jambe qu’il s’inflige à lui-même, s’écroule lourdement sur le sol, à quelques mètres de la ligne d’essais. Il n’y a plus qu’à le ramasser à la petite cuillère, puis à ranger la cuillère dans le lave-vaisselle en veillant à ne pas se mouiller les pieds.
3Christian Morel, dans Les décisions absurdes, avait présenté un panorama effrayant de toutes les interférences collatérales qui compromettent une bonne prise de décision. On en vient à se dire que l’organisation d’un projet ne devrait pas être conçue comme une trajectoire, forcément aussi hasardeuse que celle d’une boule de billard, mais comme l’architecture d’une cathédrale gothique, prenant en compte l’ensemble des forces et contre-forces susceptibles d’agir en tout point du bâtiment, et faisant en sorte qu’elles s’annulent mutuellement, afin que la flèche atteigne effectivement les nuages…