1L’Écoute-aux-portes, un album pour enfants de Claude Ponti, s’ouvre sur une catastrophe. Dans le ciel, les étoiles sont en désordre : suite à un étrange maléfice, elles se retrouvent alignées en rang d’oignons comme sur la bannière américaine. A la fin du conte, elles seront heureusement remises en ordre et donc réparties de façon aléatoire sur la voûte céleste.
2Il est heureux que rien ne change dans la disposition des astres, car la musica mundi, cette harmonie des sphères célestes décrite par les anciens philosophes, pourrait en être troublée. Le maléfice imaginé par Claude Ponti a en revanche bel et bien frappé la musica humana, il y a quelques décennies, lors de la péripétie de la musique sérielle.
3Après une exploration de plusieurs siècles, la musique occidentale s’était stabilisée autour d’un système musical savamment structuré, celui des tonalités. Celles-ci reposaient sur la sélection, parmi les 12 sons musicaux audibles pour une oreille occidentale, de 14 séries de 7 sons dont la distribution en tons et demi-tons déterminait le mode, majeur ou mineur. Sur les 7 sons retenus pour chaque tonalité, 2 revenaient avec une fréquence particulièrement élevée : le premier et le cinquième tons (par exemple, dans la gamme de do, le do et le sol). Le premier ton était celui de la stabilité et du repos, et le cinquième, celui de la tension et du mouvement. Toute la musique occidentale pouvait se résumer à une sorte de yin yang musical entre la tension du cinquième ton et sa résolution dans le retour à la stabilité du premier. Les autres tons et demi-tons gravitaient autour de ces deux soleils.
4Alors parut Arnold Schönberg, qui jugea les dictats du système tonal insupportables et voulut libérer la musique. Il proposa un nouveau système musical plaçant les 12 sons sur un rigoureux pied d’égalité. Pour chaque œuvre, le compositeur déterminait librement une série de 12 sons destinée, a priori, à être répétée en boucle : afin d’empêcher toute tentative sournoise de réémergence d’une tonalité, aucun son ne devait être entendu plus souvent qu’un autre. Craignant à juste titre qu’il en résultât une certaine monotonie, il décréta néanmoins la possibilité d’utiliser la série en forme rétrograde, c’est-à-dire en commençant par la fin ; en miroir, c’est-à-dire en renversant les intervalles qui composaient la série, les ascendants devenant descendants et inversement ; ou en miroir du rétrograde, c’est-à-dire selon une double inversion. La rigueur mathématique de ces manipulations était censée garantir leur intérêt musical, dans une sorte de réinterprétation dévoyée de l’antique harmonie des sphères.
5Pour l’auditeur non averti, les œuvres composées selon la nouvelle méthode se présentaient comme d’intolérables cacophonies évoquant le tohu-bohu de la création du monde. Il était cependant difficile d’émettre ce genre de jugement car, comme souvent dans l’Histoire, l’ambition d’instaurer un ordre prétendument supérieur avait abouti à un totalitarisme qui n’admettait aucune critique. Par bonheur, aucune division blindée n’étant venue au secours du nouveau dogme, la musique sérielle n’a jamais réussi à remettre sérieusement en cause la musique tonale, et chacune a poursuivi son bonhomme de chemin. Confronté à un ordre des choses qu’il ne comprend pas et juge donc arbitraire, l’homme lui substitue souvent un ordre tout aussi arbitraire, mais qu’il comprend.
6Les conservateurs en concluront qu’il vaut mieux s’en tenir à l’ordre établi. D’autres, plus prudents, garderont à l’esprit que l’ordre est parfois établi de façon arbitraire, et que c’est en rétablissant le désordre qu’on retrouve l’harmonie du monde.