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Article de revue

Les pandémies en philosophie : des objets protéiformes et des enjeux globaux

Pages 9 à 15

Notes

  • [1]
    Hildesheimer, Françoise. Fléaux et Société. De la Grande Peste au choléra (XIVe-XIXe siècle). Hachette Education (programme ReLIRE), 1993.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    [Traduction] Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew. The western medical tradition, 800 BC to AD 18000. Cambridge University Press, 1995.
  • [4]
    Door, Jean-Pierre et Blandin, Marie-Christine. Le risque épidémique (tome 1, rapport de l’opecst), 2005.
  • [5]
    Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew, précité.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Nutton, Vivian. “Did the Greeks Have a Word for It ? Contagion and Contagion Theory in Classical Antiquity”, dans Contagion, Perspectives from Pre-Modern Societies, édité par Conrad, Lawrence I. et Wujastyk, Dominik. Routledge, 2000.
  • [8]
    Fleur Beauvieux, « Épidémie, pouvoir municipal et transformation de l’espace urbain : la peste de 1720-1722 à Marseille », Rives méditerranéennes, 42 | 2012, 29-50.
  • [9]
    Hildesheimer, Françoise. Fléaux et Société. De la Grande Peste au choléra (XIVe-XIXe siècle), précité.
  • [10]
    Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew, précité.
  • [11]
    Philosophie Magazine, Achille Mbembe : “L‘homme occidental blanc’ ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas”, 20 avril 2020.
  • [12]
    Coccia, Emmanuele, Métamorphoses, Rivages, 2020.
  • [13]
    Scott, James. Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers états. La Découverte, 2019.
  • [14]
    Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.
  • [15]
    Foucault, Michel. La volonté de savoir. Tel, Gallimard, 1976.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Azria, E., Sauvegrain, P., Blanc, J., Crenn-Hebert, C., Fresson, J., Gelly, M., Gillard, P., Gonnaud, F., Vigoureux, S., Ibanez, G., Ngo, C., Regnault, N., Deneux-Tharaux, C. Racisme systémique et inégalités de santé, une urgence sanitaire et sociétale révélée par la pandémie COVID-19. Gynécologie, obstétrique, fertilite & senologie, 48(12) | 2020, 847–849.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Dubost C-L., Pollak C., Rey S. Les inégalités sociales face à l’épidémie de Covid-19. DREES ; 2020.
  • [21]
    Azria, E., Sauvegrain, P., Blanc, J., Crenn-Hebert, C., Fresson, J., Gelly, M., Gillard, P., Gonnaud, F., Vigoureux, S., Ibanez, G., Ngo, C., Regnault, N., Deneux-Tharaux, précité.
  • [22]
    Janssen, I., Hanssen, M., Bak, M., Bijl, R.V., de Graaf, R., Vollebergh, W., McKenzie, K. and van Os, J. Discrimination and delusional ideation. British Journal of Psychiatry, 182 | 2003, 71-6.
  • [23]
    Le Monde, Didier Raoult : « Le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste », 26 mars 2020.
  • [24]
    Kuhn, Thomas. The Essential Tension, Selected Studies in Scientific Tradition and Change. University of Chicago Press, 1977.
  • [25]
    Israel-Jost Vincent. Quelques obstacles à l’implication démocratique lors de « l’affaire de l’hydroxychloroquine » : analyse épistémologique et éthique. Revue française d’éthique appliquée, 2(10) | 2020, 121-133.
  • [26]
    Ferry-Danini, Juliette. Petite introduction à l’éthique des essais cliniques, Coronavirus —Réponse au Professeur Raoult, 1er avril 2020 : https://ferry-danini.medium.com/petite-introduction-%C3%A0-l%C3%A9thique-des-essais-cliniques-d1b6d9f0bbb2 (page web consultée le 15 janvier 2021).
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Israel-Jost Vincent, précité.

Introduction

1La philosophie peut s’emparer d’une thématique comme celle des essais cliniques dans un contexte pandémique à travers de multiples prismes. Parmi ces derniers, deux sont particulièrement importants et - c’est ce qui sera souligné ici - interconnectés. D’une part, la question éthique soulevée en philosophie morale et politique souligne l’impact que le contexte pandémique, ainsi que la poursuite de projets de recherche clinique visant à y répondre le plus rapidement possible, peuvent avoir sur les personnes vulnérables ou malades, sur les sujets de recherche et sur la société plus largement. D’autre part, la question épistémologique formulée en philosophie des sciences doit permettre d’analyser la façon dont le contexte pandémique peut affecter la production de nouvelles connaissances médicales, ainsi que leur reconnaissance, leur diffusion et leur appropriation par les communautés médicale et scientifique.

2De façon très générale, le contexte pandémique est avant tout caractérisé par l’urgence qu’il fait naître face à la possibilité d’une catastrophe annoncée, ainsi que par la préséance des enjeux globaux qu’il impose nécessairement face aux intérêts individuels (ou même nationaux). La pandémie, si elle menace parfois plus directement la vie de certaines personnes plutôt que d’autres, touche la société dans son ensemble, endeuille un grand nombre de familles, nuit à l’économie locale, nationale et mondiale ; elle ne connaît pas de frontière et la pression intense qu’elle exerce sur les systèmes de santé met en péril tous ceux qui sont amenés à en dépendre. Ces deux caractéristiques essentielles - l’urgence et la priorité accordée aux besoins collectifs par rapport aux besoins individuels - peuvent ainsi avoir des répercussions majeures et souvent coûteuses, voire dangereuses, à bien des niveaux : personnel, social, juridique, économique, politique, et même scientifique.

3La question plus précise de l’organisation d’essais cliniques en temps de pandémie doit certainement tenir compte de ce contexte, puisque les essais cliniques sont l’un des moyens les plus mobilisés pour tenter de répondre à l’urgence sanitaire et aux besoins collectifs que la pandémie fait naître. C’est bien en découvrant et en validant le plus rapidement possible les thérapeutiques cliniques et les mesures de prévention (gestes barrières, vaccins, etc.) les plus efficaces que l’on peut espérer freiner la propagation d’une pandémie.

4Esquissé ainsi de façon sommaire, le tableau sinistre du contexte pandémique met en lumière des enjeux sanitaires, bien sûr, mais aussi des enjeux scientifiques, économiques, sociaux, politiques, juridiques et - c’est l’objet de cette contribution - des enjeux philosophiques de très grande ampleur. Le titre de cette intervention présente les pandémies comme des objets protéiformes notamment parce qu’elles doivent être abordées à l’intersection de tous ces domaines ; et si la question juridique qui fait l’objet de ce colloque est absolument cruciale dès lors qu’il s’agit de définir un cadre légal à l’activité scientifique, médicale et politique dans une situation de très grande urgence, le regard apporté par la philosophie peut permettre d’introduire dans ces réflexions des questions d’ordre plus conceptuel ou moral. Ce regard souligne notamment la nécessité d’exercer sur le plan épistémologique un contrôle méthodologique certes précis mais accéléré, sans pour autant perdre la possibilité de former une forme de consensus au sein de la communauté scientifique, ainsi que de préserver, sur le plan éthique, les droits et les intérêts des participants à la recherche tout en visant avant tout à s’acquitter des responsabilités immenses que la pandémie fait naître envers la collectivité.

I – Le contexte historique de la pandémie

5Il est intéressant de se pencher, ne serait-ce que brièvement, sur la façon dont les pandémies ont été vécues, étudiées et intégrées dans nos sociétés au cours de l’histoire afin de mieux cerner comment se sont progressivement dessinés les enjeux mentionnés en introduction.

6Avant d’être un objet de connaissances et d’actions scientifiques, la pandémie est une tragédie collective qui frappe les sociétés sans qu’elles en comprennent aisément l’origine, la cause et les mécanismes. L’historienne Françoise Hildesheimer note avec intérêt la récurrence frappante de l’image de l’épidémie comme « mort collective » plutôt que comme maladie individuelle dans sa bibliographie des fléaux qui ont frappé l’humanité entre les XIVe et XIXe siècles, allant de la grande peste au choléra [1]. L’épidémie touche de plein fouet la collectivité, avant même les hommes, les femmes et les enfants qu’elle décime à titre individuel. L’une des facettes de cette crise profonde qui atteint la société à presque tous les niveaux est démographique : contrairement à la maladie dont souffrent des individus, l’épidémie est un phénomène de masse qui n’épargne pas ceux qu’elle frappe, une « tueuse contagieuse » [2] dont les victimes meurent collectivement et rapidement. Et même s’il ne faut pas pour autant laisser cette invisibilisation de la tragédie individuelle au profit de la tragédie collective mener à une surestimation de la catastrophe pandémique, les maladies infectieuses et les épidémies ont bien été parmi les plus grandes tueuses - notamment de jeunes enfants et d’adolescents - dans l’histoire humaine. Il est encore difficile de déterminer avec exactitude le profil et le nombre de victimes de ces hécatombes épidémiques en Europe avant l’époque moderne. Les investigations basées sur l’analyse paléopathologique des squelettes sont encore récentes et les historiens se fondent avant tout sur des sources écrites qui peuvent diverger grandement dans leur vocabulaire comme dans leurs descriptions : le furoncle d’un auteur peut être la pustule d’un autre, par exemple [3]. Il est tout de même communément reconnu que les épidémies et les maladies infectieuses ont représenté la première cause de mortalité dans les pays occidentaux pendant des siècles [4] et qu’elles comptaient pour beaucoup dans la mortalité infantile et la faible espérance de vie : atteindre l’âge de vingt ans représentait alors une victoire significative sur la mort. Entre les XVIe et XVIIe siècles, la variole, la peste, la dysenterie, la scarlatine, la coqueluche, la grippe, la pneumonie et d’autres encore ne tuaient pas moins de 40 à 50 % des enfants européens de moins de 15 ans [5].

7La pandémie nous confronte surtout de façon brutale et soudaine à notre propre ignorance, à notre impuissance, ainsi qu’à la terreur qui naît de l’inconnu et de l’incompris. Dès l’Antiquité, l’explication la plus commune proposée pour donner un sens à la pandémie fut celle d’un châtiment divin, malgré la réticence notable de la tradition hippocratique à invoquer les dieux comme causes des maladies. Les théorisations popularisées par cette tradition voyaient dans les miasmes et l’air ambiant la cause potentielle de l’épidémie, tentant tant bien que mal de ramener ce phénomène à l’idée d’un déséquilibre humoral individuel mais, dépassées par le fléau collectif, elles ne parvinrent pas à écarter l’idée de la cause divine. Les explications séculaires et religieuses du phénomène pandémique ont ainsi généralement cohabité au cours des siècles. La notion de châtiment divin visant à punir une humanité pécheresse prit plus d’ampleur au Moyen-Âge, alors que le discours de l’Église tentait de donner à ce phénomène encore inexplicable une signification d’ordre supérieur. Elle fournit ainsi des armes spirituelles permettant de donner au moins l’impression de pouvoir lutter contre l’épidémie et de ne pas se voir réduit à l’impuissance la plus totale : pénitence, confession, prières, mais aussi processions et prières publiques, malgré les risques admis que ces dernières pouvaient représenter pour les participants [6].

8Jusqu’aux découvertes de Pasteur et de Koch, on ignorait encore largement quels étaient les modes de transmission et les causes des épidémies et des maladies infectieuses. Pourtant, on retrouve les prémisses du concept de contagion dès l’Antiquité, notamment dans les récits que l’historien Thucydide fit au sujet de la « Peste d’Athènes », qui eut lieu de 430 à 426 av. J.-C. Thucydide se démarqua ainsi de façon étonnante de la théorie des humeurs, plus répandue à l’époque grâce au corpus hippocratique [7]. Cependant, il n’était au final peut-être pas si important que les analyses médicales et scientifiques soient erronées ou quasi-inexistantes : le pragmatisme devait l’emporter sur tout le reste. L’essentiel fut donc de reconnaître de façon empirique, à travers l’observation et l’expérience si ce n’est la compréhension, quelles étaient les meilleures façons de lutter contre la pandémie. Devant le fléau collectif, la seule réponse sensible était d’abord la fuite. Il s’agit là du sinistre Cito, longe, tarde que l’on prononce face à la peste, c’est-à-dire : « Pars vite, loin et reviens tard ». Mais les situations plus concrètes dans lesquelles la maladie se propageait furent également identifiées : c’est ainsi que les contacts rapprochés avec les personnes malades et le manque d’hygiène ou de salubrité furent rapidement pointés du doigt. Lors de l’ultime grande épidémie de peste qui eut lieu en France dans la ville de Marseille entre 1720 et 1722, la municipalité de la ville joua un rôle de premier plan dans la réorganisation de l’espace urbain et dans la limitation des mouvements des habitants. Policiers et militaires furent responsables du quadrillage de Marseille et de la mise en place de remparts - le « mur de la peste » - pour matérialiser une ligne sanitaire et isoler la ville pestiférée dès 1720, séparant Marseille et son terroir du reste de la province [8]. Les restrictions d’accès à la cité se concrétisèrent également à travers l’interdiction de commercer avec les lieux infectés et l’obligation de produire des billets de santé pour justifier de sa provenance d’une région saine. L’isolation des malades et de ceux qui avaient été en contact avec eux, dans leurs maisons ou dans des lieux dédiés (les lazarets), fut mise en place. Des mesures hygiénistes plus locales étaient aussi défendues à l’époque, notamment pour tenter d’éviter ou de limiter les quarantaines de ce type et les entraves au commerce et à la circulation qu’elles représentaient dans des villes portuaires comme Marseille : une attention particulière fut portée à la propreté de la ville (avec l’élimination des eaux croupissantes, par exemple, ou l’expulsion et l’enfermement des pauvres) ; les rassemblements tels que les foires, les marchés, ou les cérémonies religieuses furent prohibés [9]. Toutes ces mesures étaient alors empiriquement reconnues comme étant nécessaires, bien plus qu’elles ne reposaient sur la conviction « scientifique » de leur efficacité.

9Progressivement, cependant, le discours médical et le discours politique se sont ainsi dégagés de la tutelle du discours religieux : même si ce dernier produisit pendant longtemps les explications que ni le discours politique ni le discours médical n’étaient capable de donner, un raisonnement plus technique et sanitaire se développa, basé sur de telles observations empiriques. On peut estimer qu’un marqueur de cette évolution fut les pandémies de choléra qui touchèrent l’Europe au XIXe siècle et au cours desquelles les idées hygiénistes commencèrent à se propager plus largement, et même à prendre le pas sur les approches contagionnistes - au moins pendant un temps.

10Il est d’ailleurs peut-être tentant de diviser les théories sur les épidémies en deux camps rivaux : d’un côté, les partisans de la théorie des miasmes avec leurs approches hygiénistes, de l’autre, les partisans de la théorie de la contagion et leurs mesures d’isolement et de quarantaine. A priori, cela semble assez commode, chaque doctrine ayant un destin tout tracé : la première aura abouti au développement de la santé publique et à la réforme sanitaire prônée par des personnes comme Edwin Chadwick au Royaume-Uni ; la seconde sera le précurseur de la théorie microbienne de Louis Pasteur et de Robert Koch.

11Mais il serait au final peut-être un peu trop simpliste d’opérer une division aussi marquée entre ces deux écoles de pensée : l’évolution de la réflexion médicale et scientifique sur les causes des épidémies et des pandémies est complexe, multiple et admet plus souvent qu’on pourrait le penser une étiologie multifactorielle. On identifie en effet au cours du temps les milieux qui semblent accroître la propagation de certaines maladies : on cible alors les villes (et plus particulièrement certains quartiers : les plus pauvres et les plus peuplés), les navires ou les prisons, par exemple. Des expériences sont menées pour mieux contrôler et assainir ces environnements, comme le montrent les efforts de John Howard pour réformer la prison ou ceux de James Cook dans la marine [10]. Leur stratégie vise alors à encourager la propreté, la désinfection et une ventilation abondante. De telles mesures ont fait l’objet d’un large assentiment, quel que soit leur fondement théorique. Les mesures de quarantaine très étroitement associées - voire intégrales - à l’approche contagionniste, quant à elles, ont également fait preuve de leur efficacité, même face aux anti-contagionnistes les plus déterminés. Une fois le danger imminent de la pandémie éloigné, cependant, les politiques de distanciation sociale rigoureuses ont peu à peu été abandonnées au profit d’un large éventail de mesures d’hygiène, conçues notamment pour améliorer les conditions de vie parmi les groupes sociaux les plus vulnérables.

12Aujourd’hui, la résurgence soudaine de cet objet que l’on pouvait, il n’y a encore pas si longtemps en occident, considérer comme presque archaïque (bien que les pandémies n’aient jamais vraiment cessé d’avoir lieu partout dans le monde), nous confronte à nouveau à l’imaginaire qui s’est constitué autour de lui au fil des siècles. La pandémie reprend donc sa place dans le monde occidental contemporain, sans doute de façon durable. Face au surgissement de ce vieil épouvantail entouré de mystère dans nos sociétés que l’on aime penser toutes-puissantes grâce à la science, la première difficulté consiste à réintégrer dans nos quotidiens une démarche sanitaire coutumière, empirique, approximative et collective, qui s’adapte presque au jour le jour et qui repose encore sur d’importantes privations de liberté. Aujourd’hui encore, de vieux réflexes ancrés dans nos peurs - et notamment la peur qui naît de l’ignorance - refont surface : les idées complotistes, la recherche de suspects, la quête de boucs émissaires sont aussi intenses aujourd’hui qu’elles ont pu l’être autrefois. La pandémie de Covid-19 a intensifié certains comportements et propos racistes, plus particulièrement envers les personnes Chinoises ou asiatiques, ou tout « autre » indéfini et potentiellement agent de la contamination [11].

13Cette part de mystère semble encore parfois indépassable. L’objet même du virus introduit dans nos sociétés - comme au sein de notre espèce - un élément libre, presque une « force pure de métamorphose », pour utiliser le mot d’Emanuele Coccia [12], qui dépasse l’individu et le transforme : jusqu’à 8 % de notre ADN serait d’origine virale.

14En domestiquant et en exploitant son environnement naturel, l’être humain, dit James Scott, « fabrique sa propre servitude » [13]. Malgré tous nos efforts pour contrôler et asservir cet environnement, nous nous rendons nous-mêmes plus vulnérables face à un monde naturel qui nous dépasse. La mondialisation des phénomènes épidémiques suit la mondialisation de nos mouvements touristiques et commerciaux. La définition de la pandémie repose ainsi sur l’idée de circulation, et la lutte qui s’organise contre elle, en quelque sorte, suppose l’immobilisation. C’est notamment là qu’apparaissent certains des enjeux les plus saillants de la pandémie.

II – Enjeux individuels et enjeux collectifs en éthique de la santé publique

15Ce que les événements de ces deux dernières années semblent mettre en lumière, c’est que le phénomène de la pandémie, comme beaucoup de thématiques attachées au domaine de la santé publique, fait naître une tension forte entre la protection de droits et des intérêts individuels et la préservation d’un bien commun - un bien qui nous concerne tous et nous appartient à tous en tant que membres d’une société donnée, mais aussi - il est important de le souligner - un bien qui dépend foncièrement de l’action collective (c’est-à-dire qui un bien qui ne peut être préservé que par une démarche concertée et globale, dont chacun de nous fait l’expérience en tant qu’individu mais que nous ne pouvons pas acquérir seulement par nous-mêmes).

16Tout l’appareil des États, mais aussi les laboratoires pharmaceutiques, les hôpitaux privés comme publics, les milieux d’affaire, les institutions internationales, les banques, la société civile, les universités, les écoles et bien d’autres encore sont mobilisés dans l’élaboration d’une stratégie de riposte face à la pandémie actuelle - une exigence d’entente et de coordination qui est censée faire disparaître les disputes partisanes et rendre plus efficaces les mesures prises pour lutter contre la pandémie.

17Une telle riposte, qui mobilise ainsi la société à tous les niveaux, prend bien souvent la forme de mesures d’exception qui viennent entraver certaines libertés individuelles que l’on estime fondamentales en temps normal : la mise en place de l’état d’urgence, l’implication possible de l’armée, l’utilisation de métaphores guerrières, etc. font partie des mécanismes utilisés pour justifier, sur le plan légal comme sur les plans sociaux, politiques ou psychologiques, le recours à ces mesures. En France, la loi de 1955 sur l’état d’urgence [14] rend possible le fait de subordonner certaines libertés individuelles au profit d’un principe de responsabilité collective et d’efficacité. Le présupposé révélé ici est que les politiques de santé publique élaborées par des experts scientifiques et appliquées par les États sont bonnes pour la collectivité dans son ensemble, même si ces décisions ne profitent pas directement à tous et à tout moment. Un autre engagement sous-jacent à cette notion de responsabilité collective est celui pris par une société de protéger plus spécifiquement ses membres les plus vulnérables. La pandémie de Covid-19, contrairement à celle de la grippe espagnole, par exemple, met avant tout en danger les personnes âgées, plus fragiles ou souffrant de certaines comorbidités : les mesures prises aujourd’hui sont une forme de reconnaissance des obligations collectives que cette vulnérabilité peut faire naître.

18Cette subordination des droits individuels au nom de l’intérêt collectif n’a cependant rien d’anodin. Michel Foucault fait partie de ceux qui ont mis en lumière de façon éloquente les dérives possibles, et même vraisemblables, d’un tel exercice du biopouvoir sur la population et sur les individus [15]. Les mesures de confinement, par exemple, sont pour lui le laboratoire de procédures disciplinaires, l’incarnation d’un pouvoir qu’il nomme biopolitique et qui s’impose aux personnes via le contrôle de leur milieu de vie et de leurs mouvements. Nombreuses sont les critiques soulevées qui voient dans la gestion actuelle de la pandémie la manifestation grandeur nature de la volonté étatique de contrôle universel, et les nations confinées comme le milieu expérimental du renfermement et du quadrillage policier. Foucault parle même d’un « rêve politique de la peste », de « l’utopie de la cité parfaitement gouvernée » [16]. Il explique ainsi dans Surveiller et punir que, si les juristes et les philosophes - et plus particulièrement les penseurs du contrat social - se projettent dans ce que l’on appelle communément « l’état de nature » (c’est-à-dire la situation dans laquelle l’humanité se serait trouvée avant l’émergence de la société, et particulièrement avant l’institution de l’État et du droit positif) afin d’y tester leurs théories juridiques et politiques, les gouvernants, eux, « rêvent de l’état de peste » [17], seul capable d’étendre leurs prérogatives et de laisser la voie libre à une implémentation sans entraves de leurs politiques, au nom de l’intérêt collectif qui leur confère une légitimité nouvelle.

19Cette tension importante qui peut exister entre la préservation de l’intérêt collectif (ou du bien commun) et celle de droits et de libertés individuels est le fil conducteur, la ligne de crête, des réflexions en éthique de la santé publique (branche de la philosophie morale et politique). En effet, le domaine de la santé publique est fondamentalement lié à l’objectif de promouvoir et de protéger la santé des populations dans leur ensemble, le plus souvent à l’aide de ressources limitées. À partir du moment où l’on reconnaît la valeur de la santé sur le plan moral, c’est-à-dire comme un bien qui mérite qu’on le promeuve et qu’on le préserve, certains droits et responsabilités y sont dès lors attachés. Un État aurait ainsi la responsabilité morale et politique de rendre également accessible à tous les citoyens un certain accès aux soins, palliant autant que possible des inégalités structurelles et prenant en considération des différences culturelles, par exemple. Par ailleurs, l’État se doit aussi de répondre à l’obligation de promouvoir la santé de sa population sans pour autant enfreindre ses droits. Bon nombre des questions qui sont abordées dans ce domaine de réflexion concernent, d’une part, l’allocation des ressources et l’accès aux soins pour tous et, d’autre part, la légitimité du pouvoir politique et médical à s’immiscer dans la vie des individus et des populations au nom du bien commun. Deux principes s’avèrent ainsi être centraux en éthique de la santé publique : l’égalité et la justice.

20Les philosophes moraux et politiques défendent des approches parfois très différentes dans leur façon d’aborder ces questions et de mobiliser ces principes. Certaines de ces approches mettent l’accent sur les objectifs à atteindre (les approches conséquentialistes), d’autres sur les règles à ne pas enfreindre ou les limites à ne pas dépasser (les approches déontologiques), certaines sur les procédures à suivre afin d’identifier les meilleurs principes d’action et de décision (les approches constructivistes), et d’autres encore sur les vertus que les institutions politiques et sanitaires se doivent d’incarner (les approches rattachées à l’éthique des vertus ou à l’éthique du care).

21Le contexte pandémique met en relief des questionnements très liés à ceux, plus larges, qui sont au cœur des réflexions en éthique de la santé publique : dans quelle mesure le gouvernement porte-t-il la responsabilité morale de préserver la santé de sa population, et notamment des personnes vulnérables face au SARS-Cov-2 ? Jusqu’où peut-il aller dans ses efforts pour endosser cette responsabilité ? Comment adresser les formes structurelles et systémiques d’injustice et d’inégalité qui voient certaines parties de la population porter un fardeau plus lourd que d’autres face à la pandémie actuelle ? Comment encourager les personnes les plus vulnérables à adopter des gestes barrières restrictifs, des mesures préventives ou des soins ciblés, sans les stigmatiser ? Et, bien sûr, jusqu’où peut-on pousser l’accélération des procédures de recherche et la tenue d’essais cliniques afin de répondre à l’urgence du contexte sanitaire et aux besoins vitaux d’un grand nombre de personnes, sans pour autant mettre en danger de façon injustifiée la vie et le bien être des sujets de recherche ou émousser la confiance portée envers les résultats obtenus ? Car si le contexte pandémique pèse particulièrement sur la question des essais cliniques, c’est bien qu’ils font partie des procédures qui permettent de tester, de vérifier et d’accréditer au regard des communautés scientifique et médicale comme de la société dans son ensemble des solutions potentielles (gestes barrières, vaccins, traitements curatifs, etc.) pour protéger la vie de toutes les personnes malades ou vulnérables. Il ne faut cependant pas perdre de vue que, depuis le Code de Nuremberg de 1947 élaboré au sortir de la seconde guerre mondiale et l’horreur des expérimentations nazies, les réglementations parfois lourdes qui codifient la tenue des essais cliniques ont pour objectif central de protéger la santé, les intérêts et l’autonomie des sujets de recherche. L’éthique de la recherche souligne bien les problèmes qui peuvent survenir du fait que ces sujets de la recherche clinique bénéficient rarement directement des résultats des essais auxquels ils participent : ces bénéfices se dévoilent sur un temps plus long, une fois les diverses phases de l’essai validées et l’essai lui-même reproduit suffisamment de fois pour impacter, plus tard, la prise en charge des personnes à risque ou malades. Ici, la question du respect de la procédure, qui vise la protection des droits et des intérêts individuels des sujets de recherche, entre en tension avec les conséquences potentiellement dramatiques que les délais peuvent produire sur la santé de la collectivité.

22Alors que la lutte contre le phénomène pandémique nécessite un haut niveau de concertation et d’unité pour répondre de manière réfléchie à de telles questions dans un contexte d’urgence, elle tend pourtant à accentuer et à révéler ce qui différencie, divise et déséquilibre les relations entre divers groupes dont les intérêts sont parfois contraires ou en compétition.

23Les pandémies ont certes généralement tendance à accentuer fortement les inégalités sociales, mais l’ampleur du phénomène actuel paraît presque inédite. Que ce soit dans le champ social, de l’éducation, de la santé mentale ou physique, etc. des inégalités d’une grande magnitude se dessinent ou se découvrent selon l’origine nationale, le lieu de naissance, l’ethnie ou le niveau social [18]. Plusieurs facteurs sont considérés afin de les expliquer : la surexposition au virus peut être liée aux contacts plus fréquents avec le public ou aux mesures de protection moindres qui caractérisent souvent les emplois peu qualifiés (par exemple, les aides à domicile, les emplois de la livraison et du commerce, les emplois des transports publics ou des services de soins), où certains groupes sont surreprésentés [19]. L’exiguïté des logements de ces travailleurs précaires, qui vivent fréquemment dans des conditions de promiscuité avec leurs proches, peut également expliquer un nombre élevé de contaminations au sein de la cellule familiale [20]. Par ailleurs, certains facteurs psychosociaux peuvent être à l’origine d’une plus grande sévérité des infections, puisqu’ils influent de façon conséquente et reconnue sur la présence de comorbidités aggravantes telles que l’obésité, le diabète ou l’hypertension. Le simple fait d’appartenir à un groupe victime de discriminations sociales - notamment ethniques - peut lui-même jouer un rôle délétère sur plusieurs plans. Par exemple, l’expérience continuelle de la discrimination et de la stigmatisation (peur des contrôles policiers, discriminations répétées à l’embauche, dans l’accès au logement ou aux espaces de loisir [21]) peut aboutir à un stress chronique ou au déclenchement de troubles psychiatriques plus ou moins sévères (anxiété, styles attributionnels déficients ou paranoïdes, etc. [22]). Ces formes de discrimination peuvent aussi avoir un impact significatif sur l’accès même aux ressources médicales, aux soins et aux mesures de prévention (tests, soins, vaccins, assurances-maladie…). Certaines communautés se retrouvent donc touchées par la pandémie de façon disproportionnée.

24Cela n’est pas sans conséquence en ce qui concerne la mise en place et l’organisation des essais cliniques : il devient important de reconnaître la nécessité de prendre ces inégalités en compte dans l’élaboration des thématiques de recherche et des essais cliniques eux-mêmes. Les cohortes sélectionnées doivent représenter la population dans toute sa diversité, afin de pouvoir faire émerger une conscience accrue et de meilleures connaissances des obstacles potentiels que les inégalités et la discrimination peuvent représenter, comme des différences qui peuvent exister entre divers groupes sociaux ou ethniques. Il est également essentiel de mener des études dites de « vraie vie », afin de pouvoir identifier les difficultés concrètes d’accès à l’information et aux soins qui peuvent exister au sein de certaines communautés : il s’agit, encore une fois, d’une question d’égalité et de justice.

25Ces injustices ne se révèlent pas seulement au sein d’une seule et même société : on les retrouve à un niveau international - un niveau qui s’avère être de plus en plus incontournable aujourd’hui. Dans un ordre mondial au sein duquel les nations diffèrent grandement en termes de richesses et de pouvoir, la probabilité que des accords internationaux représentent et protègent équitablement les intérêts des personnes vivant dans les pays les moins favorisés est faible. La question de la répartition internationale des stocks de vaccins, notamment, fait l’objet de réflexions plus poussées - surtout quand des essais cliniques sont menés dans des pays qui ne seront pas les premiers à bénéficier des résultats de ces recherches.

26Non seulement la collaboration internationale est cruciale en temps de pandémie, mais elle requiert aussi un certain niveau de confiance et d’ouverture : sans partage de données vraies et fiables, l’action collective est freinée, inefficace. La succession de pandémies a bien eu pour conséquence importante de promouvoir la circulation de l’information au niveau international. Le développement de la coopération s’est concrétisé dans des échanges d’informations entre les institutions sanitaires locales et nationales, les administrations centrales, les corps intermédiaires, les États et même les laboratoires pharmaceutiques… Incontestablement, il est plus efficace de communiquer sur la situation réelle du contexte pandémique, plutôt que de vouloir sauvegarder des intérêts locaux ou nationaux en dissimulant la vérité ou en retardant sa diffusion globale. C’est bien cette ligne de réflexion qui avait abouti à la création de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 1948, avec, cependant, les limites que l’on connaît.

27Si le travail juridique à faire pour apporter des réponses et un cadre légal à toutes ces questions est absolument crucial, la réflexion philosophique peut ainsi mettre en lumière les grands enjeux moraux et politiques qui y sont sous-jacents. Elle souligne par exemple en quoi le besoin d’obtenir des résultats plus rapidement répond à une urgence et des besoins collectifs, considérables et sérieux, mais aussi en quoi la préservation de procédures restrictives ainsi que des droits et intérêts individuels mérite d’être soutenue.

28On peut cependant brièvement noter ici que certains philosophes - les stoïciens, notamment, ou même les épicuriens - permettent de penser ces clivages d’une façon qui permettrait occasionnellement de les dépasser, en plaçant l’épanouissement individuel sous l’égide de l’appartenance à une communauté dont le bien est producteur de sens pour chacun de ses membres. On touche ici à l’idée d’une interdépendance entre intérêts individuels et intérêts collectifs. En effet, l’idée d’une opposition entre les intérêts collectifs et les libertés ou intérêts individuels est importante, certes, mais incomplète. Tout d’abord, parce que la pandémie actuelle - comme beaucoup d’autres avant elle - pousse les gouvernements à peser deux types de biens que l’on pourrait estimer communs ; d’un côté la santé publique, de l’autre la prospérité économique et sociale. Il n’est pas aisé de faire la part des choses entre les deux, puisqu’il semble que ces deux biens communs dépendent au final en grande partie l’un de l’autre : l’écroulement du système hospitalier aurait des conséquences majeures sur la santé économique d’une nation, tout comme son effondrement économique mettrait à plat son système de soins. Toute décision, ici, relève en grande partie du domaine de la justice sociale. D’autre part, comme cela a été souligné plus haut, l’idée d’une interdépendance est aussi pertinente entre intérêts collectifs (ou biens communs) et droits et intérêts individuels : les individus ne peuvent s’épanouir que dans un contexte sociétal, politique et économique qui leur permet de vivre en bonne santé et dans des conditions décentes, en exerçant leurs libertés politiques et individuelles, tandis que la société et la préservation de ses biens communs dépendent de l’investissement (politique, social, économique) des individus qui la composent.

29Mais la philosophie ne se penche pas seulement sur les enjeux éthiques et politiques d’un objet comme la pandémie, elle s’attèle aussi à mieux comprendre ses implications sur le plan épistémologique, c’est-à-dire sur la façon dont le contexte pandémique va impacter la production de connaissances et leur diffusion, notamment dans les domaines de la science et de la médecine.

III – La communauté scientifique et l’urgence sanitaire

30La situation d’urgence sanitaire a mis les chercheurs face au bousculement des valeurs scientifiques et des méthodes de recherche qui leur permettent habituellement de compter sur la confiance de leurs pairs.

31En France, les revendications du Professeur Raoult, notamment, ont fait l’objet de débats houleux qui postulent une tension profonde entre une certaine forme de responsabilité épistémique (« mathématique », « méthodologique »), et une responsabilité qui serait, elle, d’ordre moral et qui serait plus à même de répondre à l’urgence de la situation actuelle [23]. Certains ont souligné à cette occasion que la responsabilité épistémique est elle aussi, d’une certaine façon, d’ordre moral, car elle relève des bonnes pratiques de la science. La science est une discipline empreinte de valeurs (l’exactitude, la cohérence, la fertilité, la portée et la simplicité sont, par exemple, des critères importants dans le choix inter-théorique, selon Thomas Kuhn [24]), qui sont appelées à jouer un rôle majeur dans sa capacité à produire des connaissances fiables et largement reconnues comme telles au sein de la communauté scientifique. Ces valeurs défendues par la science témoignent notamment d’une préoccupation profondément démocratique : « nul scientifique n’est censé se dégager du registre de la preuve, et différents mécanismes sont censés assurer une relative horizontalité du champ, comme l’évaluation par les pairs, ou l’anonymat des auteurs et des relecteurs » [25]. En cela, les essais cliniques contrôlés tels qu’ils existent actuellement peuvent être considérés comme étant « absolument nécessaires et conformes à l’éthique, et ce même dans le contexte épidémique que nous connaissons aujourd’hui » [26].

32La mise en place de procédures accélérées ou différentes pour les essais cliniques dans un contexte pandémique peut ainsi remettre en cause les valeurs scientifiques et les méthodes de recherche qui permettent à la communauté scientifique d’atteindre les formes de consensus et de reconnaissance par les pairs qui sont cruciales à son bon fonctionnement.

33Juliette Ferry-Danini introduit la notion d’équipoise clinique pour mettre habilement en lumière les enjeux de ces débats contemporains [27]. Initialement proposée par Benjamin Freedman pour qualifier l’attitude d’incertitude adoptée par la communauté scientifique dans son ensemble, cette notion d’équipoise incarne une sorte de point d’équilibre dès lors que la supériorité d’un traitement donné - que l’on souhaite tester en le comparant à un autre (possiblement un placebo) - n’est pas encore établie de façon fiable. La situation « d’équipoise clinique » représente donc l’absence de consensus au sein de la communauté scientifique à propos de l’efficacité d’un traitement, et le but des essais cliniques, dont la méthodologie doit, elle, faire l’objet de consensus, est de dissiper une telle incertitude. La question devient alors : la notion d’urgence sanitaire et le contexte pandémique mettent-ils en danger la possibilité d’établir un consensus scientifique qui permettrait de sortir d’une situation d’équipoise clinique de façon à préserver la confiance que les scientifiques ont envers leurs pairs, et que la population a envers les scientifiques ?

34La nature de l’activité scientifique est d’être une entreprise collective : « ce ne sont donc pas les convictions que forment ses composantes (équipes de recherche, individus, comités, sociétés savantes, etc.) qui peuvent prétendre être la voix par laquelle s’exprime la science, mais la prise en compte d’une totalité » [28]. Cette façon de fonctionner peut être, en cela, considérée comme un prérequis éthique nécessaire dans le cadre de la recherche clinique. Au contraire, vouloir échapper au doute et à l’incertitude, que ce soit en raison de l’urgence contextuelle ou de la certitude du bien-fondé d’une mesure ou d’un traitement particuliers, peut mener à fragiliser la confiance que les scientifiques accordent à leurs pairs et que la société accorde à la science. Les conséquences néfastes du manque de confiance actuel envers la science et les savoirs qu’elle produit (qu’il soit dû à l’accélération ou à la remise en cause des essais cliniques ou à d’autres facteurs encore) se font déjà sentir depuis un certain temps et n’ont fait que s’accentuer dernièrement : méfiance envers les recommandations des divers conseils scientifiques, rejet du masque, refus de la vaccination, etc. Remettre en question le besoin de mener des essais cliniques méthodiques et structurés, en érodant ainsi la confiance accordée à la science et aux connaissances scientifiques, impacte donc une tradition épistémologique cruciale pour la formation d’un consensus scientifique et, en cela, soulève des problèmes éthiques de grande ampleur.

Conclusion

35L’analyse juridique qui doit être menée au sujet des essais cliniques dans un contexte pandémique est absolument essentielle : elle seule peut dessiner le cadre légal au sein duquel les pressions inhérentes à ce contexte (l’urgence et la préséance des enjeux globaux face aux intérêts individuels) peuvent exiger l’adaptation et l’évolution de pratiques traditionnellement lentes, strictes et inflexibles. Ce que la réflexion philosophique peut espérer mettre en lumière ici sont les grands enjeux moraux et politiques qui sont sous-jacents à ces besoins d’adaptation et d’évolution, qu’il s’agisse de l’égal accès au soin et à la recherche ou du besoin de préserver la possibilité pour les scientifiques de compter sur la confiance de leurs pairs.

Notes

  • [1]
    Hildesheimer, Françoise. Fléaux et Société. De la Grande Peste au choléra (XIVe-XIXe siècle). Hachette Education (programme ReLIRE), 1993.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    [Traduction] Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew. The western medical tradition, 800 BC to AD 18000. Cambridge University Press, 1995.
  • [4]
    Door, Jean-Pierre et Blandin, Marie-Christine. Le risque épidémique (tome 1, rapport de l’opecst), 2005.
  • [5]
    Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew, précité.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Nutton, Vivian. “Did the Greeks Have a Word for It ? Contagion and Contagion Theory in Classical Antiquity”, dans Contagion, Perspectives from Pre-Modern Societies, édité par Conrad, Lawrence I. et Wujastyk, Dominik. Routledge, 2000.
  • [8]
    Fleur Beauvieux, « Épidémie, pouvoir municipal et transformation de l’espace urbain : la peste de 1720-1722 à Marseille », Rives méditerranéennes, 42 | 2012, 29-50.
  • [9]
    Hildesheimer, Françoise. Fléaux et Société. De la Grande Peste au choléra (XIVe-XIXe siècle), précité.
  • [10]
    Conrad, Lawrence I. ; Neve, Michael ; Nutton, Vivian ; Porter, Roy et Wear, Andrew, précité.
  • [11]
    Philosophie Magazine, Achille Mbembe : “L‘homme occidental blanc’ ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas”, 20 avril 2020.
  • [12]
    Coccia, Emmanuele, Métamorphoses, Rivages, 2020.
  • [13]
    Scott, James. Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers états. La Découverte, 2019.
  • [14]
    Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.
  • [15]
    Foucault, Michel. La volonté de savoir. Tel, Gallimard, 1976.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Azria, E., Sauvegrain, P., Blanc, J., Crenn-Hebert, C., Fresson, J., Gelly, M., Gillard, P., Gonnaud, F., Vigoureux, S., Ibanez, G., Ngo, C., Regnault, N., Deneux-Tharaux, C. Racisme systémique et inégalités de santé, une urgence sanitaire et sociétale révélée par la pandémie COVID-19. Gynécologie, obstétrique, fertilite & senologie, 48(12) | 2020, 847–849.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Dubost C-L., Pollak C., Rey S. Les inégalités sociales face à l’épidémie de Covid-19. DREES ; 2020.
  • [21]
    Azria, E., Sauvegrain, P., Blanc, J., Crenn-Hebert, C., Fresson, J., Gelly, M., Gillard, P., Gonnaud, F., Vigoureux, S., Ibanez, G., Ngo, C., Regnault, N., Deneux-Tharaux, précité.
  • [22]
    Janssen, I., Hanssen, M., Bak, M., Bijl, R.V., de Graaf, R., Vollebergh, W., McKenzie, K. and van Os, J. Discrimination and delusional ideation. British Journal of Psychiatry, 182 | 2003, 71-6.
  • [23]
    Le Monde, Didier Raoult : « Le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste », 26 mars 2020.
  • [24]
    Kuhn, Thomas. The Essential Tension, Selected Studies in Scientific Tradition and Change. University of Chicago Press, 1977.
  • [25]
    Israel-Jost Vincent. Quelques obstacles à l’implication démocratique lors de « l’affaire de l’hydroxychloroquine » : analyse épistémologique et éthique. Revue française d’éthique appliquée, 2(10) | 2020, 121-133.
  • [26]
    Ferry-Danini, Juliette. Petite introduction à l’éthique des essais cliniques, Coronavirus —Réponse au Professeur Raoult, 1er avril 2020 : https://ferry-danini.medium.com/petite-introduction-%C3%A0-l%C3%A9thique-des-essais-cliniques-d1b6d9f0bbb2 (page web consultée le 15 janvier 2021).
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Israel-Jost Vincent, précité.
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