Notes
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[1]
Les services pass sont des organisations qui permettent une prise en charge médicale et sociale pour des personnes ayant besoin de soins, mais ayant du mal à y accéder du fait de l’absence de protection sociale, de leurs conditions de vie ou de leurs difficultés financières. Elles permettent d’accéder à des consultations de médecine générale ou spécialisée. L’équipe pluridisciplinaire est constituée d’un médecin généraliste, chef du service, d’une secrétaire médicale et d’une assistante sociale.
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[2]
Le patient et nous-mêmes sommes présents sans pouvoir communiquer.
1Accompagner des personnes en situation de migration vient parfois bouleverser le cadre thérapeutique habituel. La rencontre de Madame L., une demandeuse d’asile d’origine serbe, témoigne d’une clinique créative et de dispositifs transculturels sans cesse à élaborer pour « réanimer quelque chose d’une vie psychique mise en suspens ».
2La photo du petit garçon syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage de Turquie, tous les débats politiques qui ont suivi autour de la question de la migration et de l’ouverture des frontières, ont renforcé notre désir d’améliorer la qualité de l’accompagnement psychologique auprès de cette population en souffrance. Ainsi, notre pratique se confronte à l’actualité de la « crise migratoire ». Cette notion de crise fait référence à l’augmentation du nombre de migrants arrivant dans l’Union européenne via différentes frontières, et ce, depuis 2010. Depuis 2015, des réfugiés syriens ont rejoint ce mouvement, ce qui a amplifié le phénomène et a provoqué une crise à l’échelle européenne en septembre 2015. La ville de Besançon est également confrontée à cette arrivée massive de personnes migrantes. Nous nous retrouvons alors régulièrement face à des personnes seules, mais également à des familles errant dans les couloirs de l’hôpital, par manque de place dans les centres d’hébergement d’urgence. Dans le cadre de notre pratique au sein d’une permanence d’accès aux soins de santé (pass [1]), nous rencontrons des familles de tous horizons, mais principalement des pays de l’Est (Kosovo, Albanie, Serbie) ou, plus récemment, des personnes réfugiées de Syrie. La plupart sont demandeurs d’asile, soumis à la réalité de la politique française, où il est de plus en plus difficile d’obtenir une réponse favorable à sa demande de régulation. Ce constat accentue un profond sentiment d’impuissance que l’équipe peut tenter de diminuer par des services concrets, afin de leur porter assistance. Or, le sens de notre fonction et de notre rôle se révèle, dans ce contexte, bien différent. Cette clinique nous oblige à nous questionner, à nous ajuster à la réalité précaire et traumatique des patients. En effet, ce vécu difficile du quotidien de « sans-papiers », en situation souvent irrégulière, est enchevêtré à l’exil, au voyage chaotique et aux ruptures – familiales, amicales et culturelles – que cela a entraîné. Cette dimension s’ajoute et se mêle aux traumatismes relatifs aux persécutions dans le pays fui. Il s’agit alors d’une pratique qui se situe au croisement d’une clinique des traumatismes et du champ social. Le piège dans lequel il est facile de se laisser entraîner nous semble être celui de tomber dans « l’agir » avec cette population pour répondre à leurs nombreuses demandes. Ainsi, nous devons travailler avec le temps et le vécu psychique des patients, qui sont bien différents de ceux imposés par les organismes d’accueil et de régulation des migrants. De plus, nous devons composer avec ce vécu réel de précarité : rendez-vous oubliés, impossibilité pour les patients de s’y rendre et de prévenir le service, imprévus quant à l’absence de l’interprète [2]. Mais l’un des aspects les plus compliqués de la réalité du parcours migratoire auquel nous sommes confrontés se trouve dans les commissions de régulation. Ces commissions ont pour but de réguler les flux migratoires en transférant les personnes vers d’autres centres d’hébergement de la région. Les différentes patientes que nous suivons sont parfois contraintes de partir vers d’autres villes, sans que nous n’en soyons prévenus à l’avance. Ces débuts d’accompagnement psychologique, de relations nouées sur le fil mais particulièrement investies, s’arrêtent de façon impromptue, brutale, et nous font vivre toute l’ampleur du vécu quotidien des personnes migrantes. Notre pratique prend alors fin du fait de ces événements extérieurs sur lesquels ni nous ni les patients n’avons de prise.
3Face à cette clinique, comment trouver le juste équilibre entre ce « pousse à l’agir » et une attitude de mise à distance, de rejet ou de fuite qui ne nous permettrait pas de rencontrer la personne et ses problématiques pour ne pas à avoir à sortir du cadre thérapeutique ?
Spécificités de cette clinique
Traumatismes et perte identitaire
4La précarisation et l’incertitude vécues par la majorité des demandeurs d’asile concernant leur devenir juridique détiennent également en elles-mêmes une forte potentialité traumatique. Dans ce contexte, l’insécurité psychique est alors constante : « Ce n’est pas seulement l’expérience passée qui est traumatique, mais celle vécue dans l’actualité qui ramène la détresse antérieure et les comportements qu’elle avait induits. » (Pestre, 2010.) En effet, la clinique auprès de sujets qui souffrent de traumatismes est marquée par toute la symptomatologie de la « névrose traumatique » : le syndrome de répétition (réminiscences diurnes et nocturnes, cauchemars de répétition en relation directe avec la situation de danger qui a été vécue), l’état d’hypervigilance, les perturbations neurovégétatives, les altérations de la mémoire, l’anxiété… Nous devons prendre en compte les multiples sources de traumatisme et les symptômes associés, mais tenter de faire advenir chez le patient son passé, son histoire, en amont de la violence des traumatismes, et ce, afin de le « rassembler » et de maintenir une possibilité de réanimation psychique, de « continuité d’être » au sens de Donald W. Winnicott. Cette recherche de la notion d’« identité » du patient est soumise à ce contexte de migration. « Le voyage et ses conditions traumatiques constituent une véritable épreuve pour l’identité chez les demandeurs d’asile […]. Ébranlé dans ses repères identitaires, le demandeur d’asile est très souvent mal compris, car son “identité” dépend de l’obtention des papiers le signifiant » (Garnier, Idris, 2015). En effet, l’enjeu est de permettre au patient de se resituer dans son identité, malgré les difficultés liées à sa situation extrême de précarité et de « sans-papiers ».
5La difficulté en tant que clinicien réside bien dans la confrontation à ce matériel brut, souvent effrayant, qui revient sans cesse chez le patient migrant traumatisé. Il faut alors opérer un travail, afin que les affects traumatiques soient à même d’émerger sans le submerger et de submerger le thérapeute. Grâce à la relation du transfert, aux paroles qui vont pouvoir être posées, le thérapeute tente ainsi de faciliter l’intégration progressive des éléments exclus de la psyché du patient. En effet, recréer un espace pour pouvoir déposer la souffrance et se remettre à penser me paraît être l’outil du psychologue clinicien face à cette population. Mais cela n’est possible qu’avec l’instauration d’un lien de confiance. Recréer du lien permet la possibilité de se penser sujet, de ne pas exister que par le trauma. Il nous semble essentiel de faire exister une continuité d’être entre le passé, les traumas, le présent et l’avenir (bien que fortement incertain).
Particularité de l’entretien : introduction d’un tiers
6Il faut également tenir compte d’un obstacle majeur à la clinique des patients migrants : la barrière de la langue. Le service pass de l’hôpital a recours à une agence d’interprétariat.
7L’interprète est appelé à « interpréter » et non à « traduire » ce que nous dit le patient. Cette nuance dans le sens du mot est importante, puisque nous n’avons pas accès aux mots exacts que la personne prononce. Cela induit une dimension particulière à l’entretien. Souvent, l’interprète peut ne pas être la même personne que celle présente lors de la précédente rencontre. Le patient ne souhaite alors parfois pas reparler de ses événements de vie douloureux devant cette autre personne qui lui est inconnue. De plus, cette situation particulière possède d’autres biais concernant l’interprète lui-même. Celui-ci peut ressentir une trop forte résonance avec l’histoire du patient et sortir d’une position de neutralité affective qu’implique ce statut. Parfois, nous sommes également confrontés à des difficultés de retranscription en français des paroles du patient, nous nous heurtons à une traduction vague et imprécise. Mais cet « autre » qui introduit dans la relation peut également faire figure de tiers au sens d’un « espace intermédiaire » pour ces personnes engluées dans une réalité traumatique au sein de laquelle règne l’indifférenciation. La figure de l’interprète pourrait tenter d’incarner un espace intermédiaire et séparateur. Ce « passeur de mots » (Pestre, 2010) offre également la possibilité, pour le patient, que puissent circuler certaines thématiques culturelles. Dans notre pratique, il arrive souvent que les interprètes qui nous accompagnent soient eux-mêmes originaires du pays, parfois eux aussi issus de l’immigration et connaissant bien le parcours du demandeur d’asile. Ils peuvent alors partager avec le patient une histoire culturelle commune et peuvent nous expliquer mieux que quiconque le contexte politique du pays en question. La personne migrante seule trouve enfin en eux une possibilité de s’exprimer dans sa langue d’origine, sur sa situation actuelle ou passée. Les interprètes partagent avec eux ces instants de vie informelle avec une profonde sympathie. Un climat plus confiant s’installe alors et favorise la relation à trois lors de l’entretien.
8Afin d’illustrer notre propos et de rendre compte de ces différentes problématiques, nous nous proposons de relater les brides d’un suivi psychologique amorcé avec une patiente migrante dans le cadre du service pass.
Madame L., une clinique construite « sur le fil »
Anamnèse du traumatisme
9Nous rencontrons dans un premier temps Madame L., demandeuse d’asile de trente-quatre ans, d’origine serbe et parlant l’albanais, lors d’une consultation avec le médecin. Elle se présente avec une lettre de Médecins du monde, qui explique qu’elle souffre « d’un syndrome dépressif et anxieux » et qu’elle nous est adressée dans un but de « psychothérapie ». Son attitude est prostrée, elle semble très lasse. Elle se plaint de fortes douleurs à la tête, d’une fatigue extrême qui provoque parfois des pertes de connaissance. Elle se dit « déprimée, malade » depuis plusieurs années. Nous apprenons qu’elle est récemment arrivée en France avec son mari et ses deux enfants. Elle se plaint surtout d’une peur incontrôlable que les gendarmes viennent la chercher, elle et ses enfants, pour la maltraiter. Madame L. raconte l’épisode traumatique d’un viol subi il y a seulement deux mois, commis par la police serbe. (Nous apprendrons par la suite que son mari était engagé contre le régime politique, et que lui et sa famille étaient régulièrement victimes de persécutions.)
10Elle relatera également, lors du deuxième entretien, qu’elle était enceinte de quatre mois au moment de son agression et qu’elle a perdu le bébé quelques jours plus tard. Aussi, face à ce traumatisme récent, à son vécu fortement insécure et aux symptômes qu’elle décrit, nous démarrons ensemble un suivi d’accompagnement psychologique.
Entretiens cliniques et vécus transféro-contre-transférentiels
11Les premiers entretiens sont pesants, marqués par un discours discontinu et monocorde. Nous retrouvons, comme avec d’autres patients, la sensation que Madame L. doit « déverser » son histoire. Elle s’épanche beaucoup, ne laissant parfois pas le temps à l’interprète de traduire. Nous devons faire preuve de vigilance, afin de contenir ce récit logorrhéique, voire hémorragique. Mais cela reste très compliqué. Nous ressentons des difficultés à prendre du recul face à ce discours apathique et dénué d’espoir. Souvent, nous piétinons et cherchons à réanimer cette vie psychique mise en suspens, tant détruite par les traumatismes, la dépression sous-jacente, que par le contexte actuel insécurisant. Ses symptômes semblent immuables et nous renvoient à une sensation d’inefficacité et d’écrasement sous le poids de sa souffrance intense. Notre capacité associative se fige et nous éprouvons des difficultés pour penser. Souvent, nous nous sentons nous-mêmes englués dans ce vécu traumatique qui semble arrêter le temps. Nous prenons alors conscience qu’il faudra explorer d’autres aspects du vécu de Madame L., afin de la resituer en tant que Sujet, et non pas la réduire à ce statut victimaire. Elle semble, en effet, complètement identifiée à son histoire, qui devient pour elle un enjeu identitaire. Ainsi, en ayant recours à un discours uniquement porté sur une passivité presque morbide, elle paraît être dans une reconnaissance excessive d’être entendue par un autre, et reconnue dans sa souffrance : raconter lui permet d’exister. Cette modalité contre-transférentielle nous amène à un fantasme de sauvetage, à un idéal thérapeutique où nous voudrions redonner vie à cette patiente déshumanisée et automatisée. Or, nous prenons le parti d’envisager le traumatisme comme étant une part de son histoire, afin de l’écouter et de la comprendre au-delà de ce qu’elle a subi. Nous élaborons alors une optique thérapeutique holistique permettant de diminuer notre sentiment d’impuissance et d’inefficacité. Qui est-elle ? Quels sont ses désirs de femme ? de mère ? Ces échanges lui permettent une renarcissisation progressive et réintroduisent la pulsion de vie, là où le mortifère domine. Nous évoquons, par exemple, les cours de français auxquels Madame L. s’est inscrite. Elle explique vouloir à tout prix apprendre la langue, ce qui lui permettrait de communiquer avec d’autres personnes, et notamment avec nous (sans la présence de l’interprète). Cette perspective l’enjoint également à investir un peu plus la culture française, qui représente un espoir de renouveau. Elle exprime son souhait que ses enfants puissent connaître un environnement meilleur en allant à l’école en France, qu’ils puissent tout simplement jouer sans se soucier des conflits en Serbie. Elle se situe à ce moment-là du côté de la vie, avec des projets et des envies. Ainsi, en ayant la possibilité d’exprimer ses propres désirs, nous découvrons chez Madame L. des ressources et des centres d’intérêt sur lesquels nous appuyer afin de restaurer les assises narcissiques entamées par l’agression et la dépression. Cependant, ces tentatives de « réanimation » psychique restent très fragiles. En effet, rapidement Madame L. reprend un discours victimaire, centré sur son vécu persécutif ou sur ses incompétences, refermant rapidement ces pistes que nous tentions fugacement d’entrouvrir. C’est pourquoi nous formulons également l’hypothèse que son mal-être lui permet de continuer d’être en lien avec nous. Face aux angoisses de séparation et à l’incertitude concernant son devenir, Madame L. exprime continuellement son besoin de venir nous rencontrer. Aller mieux signifierait inconsciemment renoncer à cet espace thérapeutique qu’elle semble avoir fortement investi. Progressivement, nous prenons donc conscience de cette alliance thérapeutique qui permet que se restaure petit à petit une confiance en l’Autre, qui n’en reste pas moins mince et précaire.
12Ainsi, cet espace de parole créé sur le fil d’une réalité incertaine donne lieu à la transmission d’une humanité encore possible. Ce retour à la communauté humaine semble d’autant plus important que son viol a été commis par des gendarmes, censés représenter la loi et la protection. Son système de valeurs était donc complètement bouleversé, d’où sa peur incontrôlable de nouvelles représailles de la part des policiers français.
13Cependant, il nous arrive parfois, de façon défensive, de nous questionner sur la véracité de tel ou tel fait, tant son monde interne paraît envahi de figures persécutrices. Nous nous sommes longuement interrogés sur la persistance de ce ressenti à l’égard du discours de Madame L., qui semblait signifier que nous étions face à un sujet qui nous relatait des choses improbables, tout du moins excessives. Cette modalité contre-transférentielle nous fait éprouver un sentiment de culpabilité : comment pouvons-nous oser juger les propos rapportés par Madame L., alors en si grande détresse ? Et, surtout, nous éprouvons le sentiment de ne pas être « bon psychologue », puisque nous n’arrivons pas à maintenir une position de neutralité bienveillante. Ainsi, à de nombreuses reprises en séances de supervision, nous avons pu évoquer ce ressenti. Nous prenons alors progressivement conscience que ce mode défensif nous permet de neutraliser, en partie, les affects violents déversés par Madame L. Il a, en effet, pour visée inconsciente de dresser une barrière infranchissable à l’égard de la souffrance des patients qui peut être vécue comme contaminante, voire asphyxiante. Dans cette perspective, le patient pense : « Je ne peux pas croire à ce qui m’est arrivé, ce n’est pas possible », et le thérapeute : « C’est si horrible, je ne peux pas le croire non plus ! » Ainsi, ces identifications et projections se mêlent à ce sentiment étrange, caractéristique de la clinique auprès d’une telle population.
Le clinicien face à cette clinique spécifique et le lien-non-lien thérapeutique
14Finalement, ces différents entretiens d’accompagnement psychologique nous confrontent à la clinique du syndrome de répétition présent dans la clinique du psychotraumatisme. La massivité et parfois l’immuabilité des symptômes dépressifs et anxieux de Madame L. nous ont mis face à notre capacité d’accueil et d’empathie, et nous ont surtout enjoints à travailler notre sentiment d’impuissance. Nous avons progressivement pris conscience de l’accroche transférentielle qui se développait à l’intérieur de ce cadre thérapeutique que nous tentions de maintenir malgré la précarité de la situation administrative. Nous avons pu élaborer sur nos propres ressentis, notamment concernant nos défenses du « doute » sur la véracité de son discours. Au fur et à mesure de nos rencontres, nous sommes sortis de la sidération psychique exercée par le vécu traumatique, en venant nourrir un espace où pouvait se restaurer du lien. À la suite de l’effraction traumatique et de l’exil, Madame L. était, en effet, dans une rupture et une désinscription familiale et groupale. L’émergence d’un lien transférentiel a pu sensiblement lui permettre de réexpérimenter la confiance en l’autre, afin de favoriser le processus de resubjectivation.
15Cependant, nous avons conscience des limites de notre intervention, puisque Madame L. souffrait déjà depuis plusieurs années de dépression. Ainsi, le traumatisme est venu se surajouter à des capacités de consistance psychique déjà fragilisées, et les symptômes exprimés semblaient se chroniciser. De plus, l’expérience migratoire est venue faire obstacle à l’enracinement au sein de sa communauté culturelle et familiale, qui était pourtant autant de ressources et d’étayages indispensables à la stabilisation de son état.
16Finalement, les rencontres se sont brutalement arrêtées : Madame L. et sa famille ont été transférées dans un autre centre d’hébergement. Nous avons alors ressenti une grande frustration lors de son départ inopiné qui nous prenait de court, car nous savions que la séparation allait être vécue difficilement et aurait dû être préparée. Ce sentiment était également exacerbé par la relation transférentielle de confiance qui s’était progressivement installée. Nous nous sentions, peut-être malgré nous, entraînés dans un étayage narcissique très soutenu qui nous impliquait beaucoup, afin de réinjecter de l’humain et de la vie là où ont dominé l’archaïque et la mort. Cette rupture soudaine nous donnait ainsi l’impression de l’avoir « lâchée », comme si nous devions lui venir en aide en la « soutenant » psychiquement, dans une forme de « contention humaine ». Nous étions alors dépassés par des décisions juridico-administratives que nous ne pouvions anticiper, mais qui font cependant partie intégrante de cette clinique construite « sur le fil ».
Une clinique créative
17Le psychologue fait face à des patients en souffrance, dont les restes traumatiques se mêlent à des dimensions politiques, sociales et, bien sûr, culturelles. Il faut donc tenir compte de ces différentes composantes dans la rencontre thérapeutique. Cette clinique auprès de personnes migrantes nécessite donc une certaine adaptation face à leurs réalités juridiques, matérielles et psychiques qui ébranlent le cadre externe. En effet, les modalités d’accompagnement de cette population sont à l’image de leur problématique. Les ruptures brutales des suivis au sein du lieu d’accueil viennent faire écho à leur manque de continuité interne. Il semble donc nécessaire, en tant que thérapeute, de maintenir une continuité du lien là où s’inscrit la discontinuité, en apportant une contenance psychique là où il y a effraction. Pour cela, le psychologue prend appui sur son cadre interne, celui externe lié au contexte politique et institutionnel étant trop défaillant. Pour apporter cette contenance au patient, il travaille aussi en lien avec l’équipe pluridisciplinaire, afin que la personne accueillie puisse être prise en charge dans la globalité de ses demandes. Mais établir une véritable scission entre chaque domaine de compétences s’est révélé impossible dans l’accueil de personnes migrantes. En effet, le statut de demandeur d’asile fait partie intégrante de leurs problématiques et se révèle souvent avoir un impact amplificateur de leurs symptômes (augmentation du sentiment d’insécurité, position de passivité où ils doivent subir et accepter des décisions sur lesquelles ils n’ont pas de prise…). Vecteur de cohérence, le psychologue doit donc donner du sens et de la pensée à cette clinique de l’extrême auprès de soignants aux prises avec l’agir. Il facilite ainsi une prise en charge globale. Nous travaillons également le lien social en créant des ouvertures avec les associations – notamment des associations pour les femmes isolées –, nous permettant ainsi de sortir de l’aliénation, d’une relation de trop grande dépendance en amenant un tiers étayant.
18Mais c’est aussi grâce à l’interdisciplinarité du lieu d’accueil que le psychologue peut se sentir étayé par les compétences spécifiques de ses collègues. Ainsi, les investissements transférentiels pourront être répartis entre les professionnels. Le médecin ou l’assistante sociale pourront être en mesure d’aider « concrètement » celui qui est aux prises avec une réalité socio-administrative complexe. La clinique migratoire est également dépendante des transferts vers d’autres centres d’accueil et de l’obtention du titre de séjour. Cette composante occupe une place primordiale dans la rencontre, et le thérapeute ne peut l’oublier. Nous prenons contact avec les nouveaux lieux où sont accueillis nos patients, afin de maintenir une continuité du suivi. Ainsi, il faut pouvoir travailler et accepter des sentiments de frustration et d’impuissance dans la relation d’aide, mais aussi savoir accueillir toute l’inquiétude et l’insécurité que provoque cet avenir incertain. Nous pensons aux nombreuses fois où Madame L. nous faisait part de ses espoirs d’une vie meilleure en France, alors que la perspective d’un retour en Serbie serait désastreuse. Néanmoins, nous savions qu’elle et sa famille étaient inscrites sur la liste des « pays sûrs » et que leurs chances de se voir accorder des papiers étaient presque nulles. Il faut ainsi pouvoir conjuguer avec ces différentes dimensions, afin de « tricoter » un espace thérapeutique où une relation transférentielle peut voir le jour et où des éléments de leurs histoires peuvent venir s’inscrire et se travailler. Pour cela, le cadre de l’entretien se construit dans une certaine souplesse, face à une temporalité incertaine. Il s’agit d’offrir un lieu relativement sécure (tout du moins une démarche thérapeutique qui s’inscrit dans un lien de confiance, car le sentiment de sécurité de la personne reste un but ultime !), afin de leur permettre d’exprimer leurs craintes, leurs angoisses, liées à l’actuel ou à leur vécu traumatique passé. Nous pensons notre intervention dans un cadre sécurisant qui puisse s’appuyer sur les éléments de la réalité, mais pas tout à fait. En effet, il ne nous suffit pas d’avoir des horaires ou un lieu déterminé pour constituer ce cadre. Il est avant tout défini par une rencontre, une position spécifique, face à chaque patient qui présente une problématique distincte. C’est avant tout grâce à la relation transférentielle et contre-transférentielle qui s’établit que ce cadre de paroles prenait forme. Nous tentons de rester des psychologues « vivants » face à des personnes aux capacités d’association et de représentation appauvries, en restant dans la souplesse et dans l’inventivité, afin de réanimer quelque chose d’une vie psychique mise en suspens. Nous rencontrons un « sujet » et accueillons son histoire de vie.
Conclusion
19Cette clinique renvoie à la clinique transculturelle, en concevant qu’il existe plusieurs manières de penser et d’envisager un fait (des croyances, des traditions différentes). En ce sens, il existe différentes compréhensions et façons de penser, en fonction de la culture dont on est issu. Dès lors, la pratique du psychologue auprès de personnes migrantes pourrait être enrichie des apports de cette clinique spécifique, dans l’optique d’envisager la problématique du patient dans son rapport avec sa culture et ses croyances d’origine. La pratique des dispositifs transculturels, où une tout autre prise en charge, groupale cette fois-ci, pourrait venir mettre en lumière d’autres dimensions et explications d’un symptôme. Par conséquent, la prise en charge psychologique des migrants est aujourd’hui un sujet plus que jamais d’actualité et qui requiert toute notre réflexion dans nos possibilités d’intervention psychothérapeutique.
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Notes
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[1]
Les services pass sont des organisations qui permettent une prise en charge médicale et sociale pour des personnes ayant besoin de soins, mais ayant du mal à y accéder du fait de l’absence de protection sociale, de leurs conditions de vie ou de leurs difficultés financières. Elles permettent d’accéder à des consultations de médecine générale ou spécialisée. L’équipe pluridisciplinaire est constituée d’un médecin généraliste, chef du service, d’une secrétaire médicale et d’une assistante sociale.
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[2]
Le patient et nous-mêmes sommes présents sans pouvoir communiquer.