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Article de revue

Esthétique, thérapie et citoyenneté : quelle beauté transmettre ?

Pages 30 à 35

Notes

  • [1]
    Sfpe-at : Société française de psychopathologie de l’expression et d’art-thérapie.
  • [2]
    Je reprends ici des propos tenus lors d’une conférence que j’ai donnée à Toulouse, le 29 mai 2015, lors des Journées de printemps de la Sfpe-at.
  • [3]
    Querelle iconoclaste, reposant sur le iie commandement (ou Parole). Cf. les conciles de Nicée ii (787) pour Byzance et de Trente (1545-1563) pour la Contre-Réforme.
  • [4]
    Pensons à l’harmonie du Parthénon. Construit au siècle de Périclès en moins de dix ans, il en faut une quarantaine aujourd’hui pour le restaurer. Vingt-six siècles après, il pérennise la grandeur de l’Athènes classique. La proportion du « Nombre d’Or » y serait présente, comme dans les statues de Phidias ; de même, antérieurement, pour les pyramides d’Égypte et, postérieurement, pour les cathédrales. Cf. Renato Giuliani, 2013, « L’harmonie du Beau. Promenade de Bonacci à Shakespeare », in De la Beauté, Actes du colloque de Clermont-de-l’Oise.
  • [5]
    À ce sujet, Jean-Pierre Vernant écrit : « Pour désigner la noblesse d’âme, la générosité de cœur des hommes les meilleurs, les aristoï, le grec dit kalos kagathos, soulignant que beauté physique et supériorité morale n’étant pas dissociables, le seconde se peut évaluer au seul regard de la première », « Mortels et immortels : le corps divin », in L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989.
  • [6]
    Platon, Phèdre, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 279 b-c.
  • [7]
    Cf., Marcel Conche, André Comte-Sponville, Jürgen Habermas, Yvon Quiniou, Paul Ricœur…
  • [8]
    Avec Marcel Conche, je distinguerai le principe, le contenu et le fondement. Ce dernier repose sur le dialogue avec qui l’accepte. Le principe avance l’égalité en droit de tout être doté de raison. Le contenu se réfère aux « Droits de l’homme » (Cf. Conche, 1982).
  • [9]
    Art, Santé mentale, Citoyenneté, Journées de printemps de la Sfpe-at, les 5 et 6 juin 2014, Clermont-de-l’Oise, Actes du colloque.
  • [10]
    Hésiode, 279-280, Les Travaux et les jours, Paris, Les Belles Lettres, 1928, 1986.

1Renforcer l’estime de soi, donner une forme à sa vie, trouver ou retrouver une place de citoyen… par la création artistique, l’exposition et l’édition de ses œuvres… tel a été l’objectif de l’action menée par Jean-Philippe Catonné dans le champ de la santé mentale tout au long de sa carrière. Il nous présente ici la « philosophie » de ses ateliers « Arts et thérapie »…

2De 2004 à fin 2014, j’ai dirigé un service dit « Arts et thérapie », à Clermont-de-l’Oise. L’activité créatrice de ce service se déroule dans des ateliers situés dans un centre psychiatrique public et animés par des artistes. Pour autant, les deux tiers de ceux qui fréquentent ces ateliers ne sont pas hospitalisés. Ils vivent chez eux ou en appartements dits « thérapeutiques » ou encore en maisons communautaires… Quant aux artistes, ils travaillent aussi avec d’autres publics que ceux du champ psychiatrique.

3Concrètement, chaque jour de la semaine, une discipline est proposée : musique, peinture, sculpture, écriture, théâtre. En complément, des stages proposent des activités artistiques les plus diverses au fil des années : chant, danse, art mural, marionnettes, clown, gravure…

4Toute création à visée artistique implique au moins implicitement une demande de reconnaissance sociale, s’adresse à un public potentiel, car c’est bien dans cette reconnaissance que réside l’acquisition d’une estime de soi. C’est pourquoi, logiquement, dans le prolongement de l’acte créatif, nous organisons chaque année une ou plusieurs expositions. Elles sont l’objet d’une scénographie soigneusement étudiée. Les créatrices et les créateurs sont associés aux différents moments de ces manifestations. Ainsi, ceux qui le souhaitent participent à l’installation et surtout, à plusieurs reprises, lors de l’exposition, nous organisons des rencontres avec le public, des visites guidées. Elles permettent aux créateurs une mise en relation directe avec les visiteurs. De plus, lors du vernissage se déroule un tournage cinématographique, moment privilégié pour faire l’interview des créateurs qui le souhaitent.

5Enfin, chaque année, un colloque est organisé, mêlant conférences et spectacle. « De la beauté », « L’Art est-il utile ou nécessaire ? », « De la création », « Le sens de l’Art et l’Art des sens » sont quelques-unes des thématiques abordées au cours des dernières années.

6C’est ainsi que se présente l’articulation entre création, exposition et édition ou encore les trois objectifs du service : créer, exposer, éditer.

7Mais quels sont leurs rapports à la thérapie, et plus exactement quels sont leurs effets thérapeutiques ?

Quelle fin et quels moyens ?

8Qu’est-ce qu’un effet thérapeutique ? On pourrait identifier un programme maximal de transformation de soi et, à l’autre bout de la chaîne, un programme minimal et néanmoins précieux, consistant en un passage d’un état de mal-être à un état de mieux-être. Si l’on accepte cette définition, alors on dira que c’est en premier lieu l’art, disons le « processus créatif », qui induit cet effet thérapeutique. L’art, la création artistique, permettent tout d’abord de s’exprimer et ensuite de faciliter la découverte de soi, voire la révélation de soi. En tout cas, la création donne de la valeur à son créateur, redonne, renforce l’estime de soi. Qui plus est, ce résultat est confirmé par la confrontation au public, laquelle atteste, fait preuve d’une approbation, d’une reconnaissance publique. Elle renforce l’estime de soi, déjà acquise par la création. Enfin, l’édition confirme, à sa manière, cette estime de soi et cette reconnaissance en les inscrivant dans le temps, en les faisant durer.

9Toutefois, ces effets dus à la création artistique, à l’art, sont obtenus dans des conditions particulières, celles de l’aménagement d’un cadre spécifique qui repose sur deux modalités, deux moyens. L’un et l’autre s’appuient sur des personnes. Je n’envisage nullement l’art comme abstraction. Il s’incarne dans des vies humaines concrètes.

10Nous accordons une grande importance à la qualité de l’accueil. Décrivons-le comme chaleureux et façonné, de telle sorte que des échanges se nouent, que des liens se tissent entre les présents. Certains peuvent parler, à son sujet, de « sociothérapie » ou d’interaction liée à une psychothérapie de groupe, quoique informelle. En tout cas, cela définit bien une situation qui se distingue de l’accueil fait dans des ateliers d’art courants. Instaurer ainsi un climat de confiance, d’attention, présente l’intérêt immédiat d’une détente, d’une aisance, en elle-même bénéfique, mais aussi propice à la création.

11Par ailleurs, les artistes animant les ateliers guident, sollicitent, encouragent chacune et chacun, de telle sorte que se manifeste le meilleur de soi-même. Ce caractère personnalisé est aussi ce qui distingue nos ateliers d’un atelier d’art habituel.

12Si l’on voulait résumer l’effet produit, nous dirions qu’en mobilisant le potentiel créateur de chacun, c’est sa singularité qui advient, la liberté d’être soi-même. L’art, la création artistique, consistent à donner une forme à sa vie, à la fixer dans une œuvre. Voici ce que dit une participante d’atelier, répondant à une question posée par une journaliste, lors de la préparation des Semaines d’information sur la santé mentale (Sism) : « Par la création, on se recrée en se récréant. » Quant à l’exposition, elle redouble l’effet de reconnaissance par un public, une reconnaissance en tant que citoyen par d’autres citoyens. J’attache une importance fondamentale à cette rencontre des personnes fréquentant les ateliers avec le public visitant nos manifestations artistiques, à la valorisation des créateurs et à la modification positive de l’image de la psychiatrie. Enfin, cette reconnaissance du public se prolonge durablement, est inscrite dans la durée par le travail d’édition.

13Ou encore, pour clore cette description, je distinguerai les moyens et la fin. Les moyens reposent sur l’art lui-même, à la condition d’être conduit sur la forme attentive et personnalisée que je viens d’exposer. La fin vise l’effet thérapeutique, de reconstitution de soi et de reconnaissance par autrui. Pour le dire autrement, l’esthétique apparaît à la fois subordonnée à une autre finalité qu’elle-même et, figure centrale, elle se donne le plus souvent dans l’expression de la beauté.

14Pour l’humaine condition, nul n’y échappe : du plus naïf à celui doté de la pensée philosophique la plus élevée. Dans les ateliers, combien de fois a-t-on pu entendre ce qui s’apparente à ce qui suit. Je ne chante pas comme Caruso ni ne sculpte comme Michel-Ange. Pourtant, parvenu à ce que j’avais en vue, plus ou moins bien réalisé, je ne peux m’empêcher de m’enthousiasmer. Au risque du ridicule vient l’irrésistible exclamation : « Que c’est beau ! » Dès lors, se pose la question : comment transmettre la beauté dans nos ateliers de créations artistiques [2] ? Pour y répondre, je propose trois parties : d’abord, qu’est-ce que transmettre ? Puis, qu’est-ce que la beauté ? Enfin, qu’est-ce que transmettre la beauté ?

Qu’est-ce que transmettre ?

15Le latin transmittere signifie tout d’abord « envoyer de l’autre côté ». Transmettre consisterait donc simplement à faire passer d’une personne à une autre. Dès lors, serait-ce un équivalent de communiquer ? En première approche et dans un sens faible, on peut répondre par l’affirmative. Ainsi, on organise un temps de transmission, au cours duquel on communique des informations. Toutefois, dans un sens plus profond, plus substantiel, il en est autrement. Les deux notions me paraissent devoir être clairement distinguées. Transmettre ne saurait se réduire à communiquer.

16Transmettre implique l’inscription dans une filiation. En transmettant, on s’adresse à la postérité. À l’inverse, communiquer se borne à passer une information, un document. À bien réfléchir, tout oppose transmission et communication. Transmettre relève du temps et « communiquer » s’inscrit dans l’espace. Transmettre permet de rendre présent un passé, alors que communiquer consiste à dérouler des informations dans le seul présent. Transmettre s’enracine donc dans une profondeur temporelle et communiquer se déploie dans la seule surface d’un présent éphémère, situation paradoxale, puisque ce présent apparaît à la fois limité à lui-même et omniprésent.

17Dès lors, ne soyons pas surpris que la communication soit reine aujourd’hui, active et rayonnante avec les moyens dits de « communication moderne ». Elle circule à tout-va et en temps réel ; elle occupe tout l’espace mondialisé. En conséquence, son règne repose sur la télécommunication, celle des médias et du dernier, l’enfant monstrueux, le Net, démesuré par son pouvoir.

18À juste titre, on parle de « terreur » à propos du fanatisme religieux actuel. On oublie cette autre forme de terrorisme, la version soft de l’information en boucle. Chacun a encore en tête les images du Word Trade Center en implosion. Faut-il préciser ce qui en résulte ? La conséquence immédiate consiste à provoquer une inflation de l’émotion et le recul de la raison. Bien entendu, tout le contraire serait requis pour instaurer une relation entre risque et émotion, à savoir du temps pour analyser, un besoin impératif de temps, de temps pour la réflexion.

19Les conséquences apparaissent comme suit : le résultat de la temporalité réduite limite l’horizon, le champ du possible. Pas surprenant que les perspectives d’avenir s’en trouvent affectées. On pourrait même soutenir que l’omniprésence et la surpuissance de la communication pèsent lourdement sur le déclin de la notion de progrès.

20On l’aura bien compris ! À mes yeux, transmettre ne saurait équivaloir à communiquer. On communique des faits et on transmet des valeurs. À la limite, on peut communiquer des informations, alors que l’on vise à transmettre des modèles. On transmet des manières, des grammaires, en rappelant qu’une grammaire consiste en l’art de lire et d’écrire.

21On communique côte à côte, alors que l’on transmet face à face. Là réside peut-être le point le plus important, celui qui distingue le mieux les deux notions. J’introduis l’opposition entre verticalité et horizontalité. Transmettre requiert de la verticalité. Certes, je pourrais nuancer avec l’enseignement qui, assez souvent, avec les plus jeunes, requiert du côte à côte. Cependant, plus généralement, une parole se transmet avec l’autorité d’une distance. La communication se déploie dans l’horizontalité, dans l’illusion du tout identique. Transmettre recourt à un passé visant à se projeter dans un avenir par le filtre de l’analyse du présent. Ainsi se conçoit le devoir de mémoire. Communiquer n’a que faire d’un passé jugé encombrant. Ainsi, on transmet du haut d’une estrade, matérielle ou spirituelle. On communique en figurant sur un plateau de télévision. Je transmets pour donner du sens, le plus possible pour un collectif. Je communique sans avoir comme préoccupation première la finalité à terme de mes paroles, noyées dans l’immensité du courant informatif, du streaming.

22J’ajoute, qu’aujourd’hui, l’image domine avec la communication. À l’inverse, la transmission relève principalement de la parole qu’elle soit dite ou écrite. En tout cas, la transmission s’inscrit dans une langue porteuse d’une mémoire. Elle renferme en dépôt une réflexion murie et elle incite à murir encore davantage cette réflexion.

23Cela rappelé, le débat ne saurait être clos. Il ne fait, au contraire, que commencer. Deux raisons l’imposent. D’une part, communication ne rime pas forcément avec aliénation. D’autre part, une transmission peut conduire à l’oppression.

24En premier lieu, il ne s’agit pas de condamner la communication, pas plus, d’ailleurs, que l’image. Gardons-nous de déclencher une nouvelle crise, une nouvelle guerre iconoclaste [3]. Nous avons besoin de l’image et nous ne pouvons pas nous passer de communication.

25En second lieu, je reviens sur la transmission elle-même. Toute transmission orthodoxe, dogmatique, pèse du poids de son oppression. Dans l’héritage éducationnel, familial, scolaire, l’esprit libre doit pouvoir faire son choix. La mission de l’école républicaine consiste aussi à développer l’esprit critique.

26En regroupant les deux points précédents, je dirai que la remarque vaut autant pour la transmission que pour la communication. Ainsi, l’omniprésence et le matraquage médiatique ne sauraient avoir le monopole de la fermeture d’esprit. Pas de confusion : je précise que cette charge contre le matraquage médiatique ne vise pas les journalistes dans leur ensemble. La plupart d’entre eux font assez souvent un travail d’information des plus utiles, à condition de garder son propre jugement. Certains s’engagent dans des démarches d’investigation faisant preuve d’un louable courage.

27Mais communication comme transmission peuvent porter atteinte à la liberté de penser. À propos de transmission, je ne ferai que rappeler brièvement ici que la naissance de la philosophie résulte d’une mise à distance, d’une remise en cause d’un héritage ancestral. Toutefois, elle a su rompre tout en retenant l’essentiel d’une sagesse antérieure, contenue dans la mythologie, celle d’Homère ou d’Hésiode.

Qu’est-ce que la beauté ?

28Cette référence à la philosophie servira de liaison pour aborder une deuxième question sur la nature de la beauté ? Dans un premier temps, nous pouvons distinguer deux catégories de beauté : la beauté humaine et la beauté naturelle.

29Dans la tradition classique, la beauté naturelle s’impose d’emblée à l’esprit. Ainsi, Kant, qui, à partir de cette beauté naturelle, définira le beau en soi. Je résume et simplifie les quatre critères qu’il réunit pour le décrire. Premièrement, le Beau procure du plaisir, un plaisir désintéressé défini comme esthétique, désintéressé en ce qu’il s’oppose à l’utile. Deuxièmement, le Beau suscite en nous un enthousiasme, sentiment que nous voudrions ériger en universel. Troisièmement, le Beau semble viser une finalité sans fin précise, finalité de la beauté se suffisant à elle-même. Quatrièmement, cette finalité engage en chacun un sentiment de nécessité (Kant, 1790).

30Certes ! Mais encore ? Par-delà ce sentiment qui m’investit dans ma subjectivité, qu’en est-il d’un objet qui serait beau ? Autrement dit, sur quelles qualités objectives reposerait cette beauté ? La réponse consiste à identifier une pluralité de qualités, à savoir variété, unité, régularité, ordre, proportion. Toutefois, cela ne saurait suffire. Encore faudrait-il ajouter l’essentiel, à savoir l’harmonie et pas n’importe quelle harmonie. Il convient de considérer cette harmonie qui caractérise la vie, ce qui est vivant.

31Toute cette analyse se réfère à la pensée de mon ami, le philosophe Marcel Conche (Conche, 2008 ; 2009 ; 2010 ; 2015). Il distingue bien la beauté naturelle de l’humaine. La beauté de la Nature me fait spontanément porter un jugement de goût, appelle en moi spontanément l’exclamation « que c’est beau », par exemple lors de l’apparition d’un arc en ciel, d’un coucher ou d’un lever de soleil.

32Quid alors de la beauté humaine ? Elle comporte plusieurs aspects. Le plus immédiat s’avère sensuel et appelle au désir. Figurent aussi les aspects spirituels, que je préfère appeler « beautés de l’esprit », à savoir intellectuels, artistiques et moraux. Dans tous, on y rencontre l’expression de la vie.

33L’artiste, quant à lui, vise la force de la nature, une force créatrice. Elle le conduit à recréer des formes et à façonner ainsi une nouvelle réalité [4]. Le philosophe fait de même avec une différence. Son analyse se satisfait d’un constat sur le Réel, alors que l’artiste produit à mesure son réel, cette nouvelle réalité procédant de son art.

34Toutefois, le philosophe, par-delà la beauté intellectuelle et artistique analysée, exige un accord, une harmonie avec une autre beauté, la beauté morale. Tous les grands philosophes ont nourri cette exigence et ont cherché à faire coïncider le Beau avec le Bien. Cela pourrait s’appliquer à chacun de nous. N’est-ce pas ce qui s’appelle une « belle action » ? Cela relève de notre capacité à tous, voire d’un devoir ! Et, pourtant, nous avons tendance à aller vers le Bien à reculons. Mais, encore une fois, Beau et Bien sont intriqués chez l’humain. Avec la Nature, la situation apparaît différente, puisque le Beau est déjà là. Mais il appartient à l’homme d’ajouter de la beauté au monde en rejetant le laid et le mal, en développant une belle et noble action.

35Dans le monde grec ancien, une personne de qualité, une personne estimable était perçue comme réunissant en même temps ces deux caractères que sont la beauté et la bonté. Pour preuve, les Grecs de l’époque classique désignaient une personne de valeur par le néologisme kalos kagathos, juxtaposition et contraction entre kalos, beau, et agathos, « bon, homme doté d’une parfaite honnêteté », puisqu’il conjuguait les qualités de « beauté » et de « bonté [5] ».

36Je ne résiste pas au plaisir, avec Platon, de citer les derniers mots de ce traité sur la beauté, intitulé Phèdre. Il met en scène Socrate et le jeune Phèdre. Socrate adresse une prière aux divinités du lieu et tout particulièrement à Pan, dieu de la Nature et de ses beautés. Ainsi parle Socrate : « Cher Pan, et vous autres tout autant que vous êtes, divinités de ces lieux, donnez-moi la beauté intérieure[6]. » Or, cette beauté intérieure, c’est précisément celle qui vise, en même temps, à réaliser le Bien et le Juste. Phèdre peut alors ajouter : « Fais les mêmes vœux pour moi ; entre amis, tout est commun. »

Qu’est-ce que transmettre la beauté ?

37Pour répondre à cette question, je ferai à nouveau appel à la pensée de Marcel Conche. En effet, dans son dernier livre, il distingue trois situations de transmission. Pour transmettre, il faut savoir quoi et à qui (Conche, 2015). Dans la première situation, nous pouvons transmettre à tous. Cela intéresse ce qui peut être considéré comme vrai universellement, donc le savoir scientifique, historique, celui des informations fiables et des savoir-faire établis. La deuxième catégorie intéresse ce qui peut n’être transmis qu’à certains. Il s’agit des croyances religieuses et métaphysiques. Précisons : métaphysique et science reposent sur la rationalité. Toutefois, alors que les sciences établissent des preuves, les constructions métaphysiques présentent seulement des arguments. Une troisième catégorie n’appartient ni au champ du savoir ni au domaine de la croyance. Or, cette catégorie ne peut être transmise à aucune personne. Elle intéresse le génie et la sagesse. Un génie ne saurait se confondre avec la réunion des talents qu’il déploie. De même, une sagesse ne peut se réduire à l’ensemble des qualités dont le sage s’avère pourvu. Dans les deux cas, nous avons affaire à une singularité, à un art singulier, art de faire pour le génie, art de vivre pour le sage.

38Fort de cette analyse, quelle beauté pouvons-nous transmettre dans nos ateliers d’art-thérapie et, plus généralement, dans les rapports que nous nouons entre notre personne et celle d’autrui ? Certes, nous pouvons transmettre des connaissances et des savoir-faire. Il est possible aussi, avec certains, de faire état de croyances en rapport avec des questions existentielles émanant des rencontres. Nous pouvons encore révéler et développer des talents et suggérer des manières de vivre plus adéquates à ce que nous pressentons chez la personne rencontrée. Toutefois, nous ne réaliserons pleinement notre mission de transmission qu’en associant la beauté esthétique à la beauté morale du geste.

Et la citoyenneté ?

39Je reviens sur ce point essentiel : dans la Nature, la bonté et la beauté s’avèrent d’emblée associées. Si la Nature fait acte de bonté en donnant la vie, les humains, le plus souvent, s’en éloignent en donnant le spectacle de la haine et de la violence. Nous devons trouver le chemin associant beauté et bonté. Que nous soyons artistes ou pas, nous sommes dotés d’une force créatrice, une force donnée par la Nature en nous. Qu’en faisons-nous ? Le propre de la nature humaine consiste en une capacité de produire une culture à partir de cette nature. C’est en cela que je parlais précédemment d’ajouter quelque chose à la Nature et dans le prolongement de ce qu’elle est en nous. Mieux vaudrait d’ailleurs parler d’un « devoir de restitution ». En écho à ce qu’elle nous donne, à savoir la vie, il convient d’apporter ce que nous pouvons créer de meilleur et donc de développer les qualités morales dont la Nature elle-même nous a pourvus, en bref de manifester en nous de la beauté morale. Que les personnes pouvant s’étonner ou se troubler à l’évocation de la morale se souviennent des impératifs d’humanité. Quel que soit le moyen esthétique ou artistique que nous apportons, il n’a de sens que subordonné à une finalité d’humanisme pratique.

40Je voudrais clarifier le rapport entre esthétique et morale. Tout d’abord, il convient de bien distinguer la morale et l’éthique. Avec d’autres philosophes [7], je considère la morale comme une et l’éthique multiple. La morale obéit au devoir et s’impose à tous ; l’éthique vise la vie bonne pour chacun. Ainsi, telle éthique particulière peut se réaliser dans la recherche du bonheur, telle autre dans la quête de la gloire ou du plaisir ou encore de la création, etc. La morale impose à tous le respect dû à la personne d’autrui. Son fondement repose sur la possibilité de dialogue entre égaux en droit [8]. Elle a pour contenu la Déclaration universelle des droits de l’homme.

41Dans nos ateliers de création artistique, le respect dû à autrui revêt une vigilance accrue, liée à une double raison. D’une part, les personnes vivant des difficultés psychiques subissent un discrédit social qu’il faut combattre en leur permettant de construire une meilleure considération d’elles-mêmes. Et la création artistique contribue à cette valorisation de soi par l’avènement de l’œuvre. D’autre part, les personnes fréquentant les centres psychiatriques publics sont d’autant plus soumises à la déconsidération. À ce propos, on emploie communément le qualificatif de « stigmatisation » majorée. Or, les manifestations artistiques ouvertes au public le plus large offrent la possibilité d’une reconsidération effective. Je pense au dernier colloque que j’ai organisé à Clermont en juin 2014. Il avait pour thème « Art, santé mentale, citoyenneté ». Une des conférences inaugurales fut donnée par des personnes fréquentant les ateliers d’arts et thérapie, avec un enthousiasme mémorable [9].

42Citoyenneté signifie égalité des droits dans la cité. Paul Ricœur précise bien ce qui manifeste la dignité d’une personne. Son pouvoir d’agir se présente à travers quatre niveaux d’efficience : celui de la parole (pouvoir de dire), de faire (persévérer dans son être en dépit de l’adversité), pouvoir de narration (de se raconter) et, enfin, pouvoir d’imputation morale (d’affirmer sa responsabilité en son nom propre).

43Instaurer par l’art cette relation de citoyenneté relève de la justice. L’éloge de cette excellence humaine, la justice, figure en bonne place dans l’œuvre de Platon, cité précédemment. Deux siècles auparavant, un poète la célébrait majestueusement. Voici ce qu’écrivait Hésiode au viie siècle avant notre ère : « Zeus a fait don de la justice, qui est de beaucoup le premier des biens[10]. »

Conclusion

44Nous avons vu comment la beauté esthétique devait être associée à la beauté morale du geste. Mieux vaut parler d’une relation de subordination de la première au regard de la seconde. En conséquence, pour répondre clairement à la question posée précédemment sur le rapport entre esthétique et morale, l’esthétique se tient au service de la morale, laquelle détient le primat dans la relation qui les unit. J’ajoute que la morale apparaît aussi comme fondatrice d’une politique, celle où la justice requiert que tous les citoyens puissent faire prévaloir leurs droits à part entière. De la sorte, transmettre la beauté permet de forger de la citoyenneté, modalité politique de la fraternité.

45L’art accomplit alors pleinement une mission thérapeutique : il manifeste ses effets thérapeutiques. Donneur de valeur, sa beauté confère de la dignité. Il permet la reconnaissance de la personne en tant que telle et sa place sociale dans la cité. Pour cela, tout un chacun pourra saisir la raison pour laquelle la psychiatrie a partie liée avec la politique. Ainsi, il apparaît manifestement que se dessine une politique de la santé mentale. En son centre se situe la citoyenneté. Pour la faire vivre, ce qui précède indique tout aussi distinctement quelle beauté transmettre.

Notes

  • [1]
    Sfpe-at : Société française de psychopathologie de l’expression et d’art-thérapie.
  • [2]
    Je reprends ici des propos tenus lors d’une conférence que j’ai donnée à Toulouse, le 29 mai 2015, lors des Journées de printemps de la Sfpe-at.
  • [3]
    Querelle iconoclaste, reposant sur le iie commandement (ou Parole). Cf. les conciles de Nicée ii (787) pour Byzance et de Trente (1545-1563) pour la Contre-Réforme.
  • [4]
    Pensons à l’harmonie du Parthénon. Construit au siècle de Périclès en moins de dix ans, il en faut une quarantaine aujourd’hui pour le restaurer. Vingt-six siècles après, il pérennise la grandeur de l’Athènes classique. La proportion du « Nombre d’Or » y serait présente, comme dans les statues de Phidias ; de même, antérieurement, pour les pyramides d’Égypte et, postérieurement, pour les cathédrales. Cf. Renato Giuliani, 2013, « L’harmonie du Beau. Promenade de Bonacci à Shakespeare », in De la Beauté, Actes du colloque de Clermont-de-l’Oise.
  • [5]
    À ce sujet, Jean-Pierre Vernant écrit : « Pour désigner la noblesse d’âme, la générosité de cœur des hommes les meilleurs, les aristoï, le grec dit kalos kagathos, soulignant que beauté physique et supériorité morale n’étant pas dissociables, le seconde se peut évaluer au seul regard de la première », « Mortels et immortels : le corps divin », in L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989.
  • [6]
    Platon, Phèdre, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 279 b-c.
  • [7]
    Cf., Marcel Conche, André Comte-Sponville, Jürgen Habermas, Yvon Quiniou, Paul Ricœur…
  • [8]
    Avec Marcel Conche, je distinguerai le principe, le contenu et le fondement. Ce dernier repose sur le dialogue avec qui l’accepte. Le principe avance l’égalité en droit de tout être doté de raison. Le contenu se réfère aux « Droits de l’homme » (Cf. Conche, 1982).
  • [9]
    Art, Santé mentale, Citoyenneté, Journées de printemps de la Sfpe-at, les 5 et 6 juin 2014, Clermont-de-l’Oise, Actes du colloque.
  • [10]
    Hésiode, 279-280, Les Travaux et les jours, Paris, Les Belles Lettres, 1928, 1986.
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