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Article de revue

Esthétique, clinique et psychanalyse : un triptyque éthique

Pages 18 à 24

Notes

  • [1]
    Pour des raisons de confidentialité, les noms et détails ont été changés dans les vignettes cliniques.
  • [2]
    Chez Sigmund Freud, la « sublimation » concerne des « activités humaines apparemment sans rapport à la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle, […] principalement l’activité artistique et l’investigation intellectuelle, […] dérivée[s] vers un nouveau but non sexuel, et où elle vise des objets socialement valorisés » (Laplanche et Pontalis, 1967, à qui le terme de sublimation évoque le « sublime » artistique autant que la réaction « chimique », du solide au gazeux).
  • [3]
    « Groupe fermé » : toujours les mêmes patients et les mêmes soignants, sur la durée du contrat, ici de un an reconductible ; peintures restant « privées » à l’intérieur du local, tout comme le détail de ce qui se passe dans l’atelier. Une partie de ce cas a été présentée in Sternis, Chamaillard et Girard, 1994.
  • [4]
    David sera au total suivi pendant quatre ans dans cet atelier, avec un net assagissement de sa violence et l’arrivée d’autres mots, « oui », « non », « merci »… ; il est dit, dans son pavillon, dès la fin de la première année, qu’il semble préciser son identité et son image corporelle, qu’il fugue et escalade moins, qu’il se mutile et frappe beaucoup moins également.
  • [5]
    Expression Adaec-Art Cru.

1Les conceptions philosophiques, puis psychanalytiques de la notion d’esthétique fondent, dans les pratiques cliniques de médiations thérapeutiques, une éthique du soin au sein de laquelle empathie, écoute et collaboration institutionnelle sont privilégiées. Le déroulé de la participation d’un patient autiste adulte à un atelier psychothérapeutique de peinture, mené au sein d’une institution psychiatrique, en illustre la richesse et l’importance d’un cadre contenant et théorisé.

« Le beau n’est que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter
Et nous l’admirons tant par ce qu’il dédaigne de nous anéantir. »
(Rilke, 1972.)

2Ma première rencontre avec l’autisme fut celle, lors d’un des séjours de vacances spécialisés où j’étais monitrice à la fin de mes études de psychologie, d’Andrew [1], un garçon de douze ans qui vivait le reste du temps dans un centre psychiatrique fermé. Andrew, dont je m’occupais particulièrement, car ses angoisses de la relation, de la séparation et de tout changement, étaient extrêmes, ne manifestait aucun des signes de violence dont son dossier faisait état. En revanche, il était effectivement mutique et on n’entendait le son de sa voix qu’au moment des repas qu’il passait debout à côté de moi, refusant de manger là. Au dessert, il se mettait pourtant à chanter (le plus souvent « prendre un enfant par la main » d’Yves Duteil) et sa tonalité, son articulation, étaient si clairs et purs, et la sensation produite par cette voix, enfin livrée à tout le réfectoire médusé, si forte, que rien de plus beau et bouleversant ne pouvait advenir, confortant ma vocation, en même temps qu’une sidérante confirmation : l’esthétique avait un lien direct avec la relation, l’émotion… et avec l’écoute, la contenance, la clinique.

3Cette découverte ne s’est jamais démentie par la suite. « L’esthétique », du grec aisthétikos, « sentir », est spécifique de l’humain. Elle est tout ce que nous faisons, indispensable, inutile, sensuel et sensible, dont Donald W. Winnicott (1971) a si bien parlé en termes de « créativité », tout ce qui nous pousse, quels que soient notre état psychique, notre âge et notre culture, à créer des formes (peintes, dessinées, écrites, dansées, musicales…), avant même de les avoir pensées, selon la « Gestaltung » (« expression ») de Hans Prinzhorn (1984). Mais l’esthétique est aussi l’essence de tous les échanges interne / externe de l’individu à l’autre et au social, de « l’illusion » à la « symbolisation » transmissible.

4Pour les psychologues, une réflexion sur l’esthétique a donc des implications directes, en particulier en termes d’éthique, au-delà de la philosophie et de la psychologie expérimentale et sociale d’où elle tire ses origines, sur leur compréhension de l’humain, dans une société qui privilégie, y compris dans le soin et la psychothérapie, la rentabilité simplifiante à la recherche du sens et à l’accompagnement de la personne. Elle ouvre, depuis la psychanalyse notamment, à une dynamique de la rencontre, bref, au processus transfert / contre-transfert.

L’esthétique, un concept porteur et complexe, voire paradoxal

5Mais l’esthétique n’est pas un concept simple, pour des raisons entre autres historiques. Son intervention dans la langue française est d’ailleurs assez tardive. Les premières occurrences sont relevées en 1743, et leur implantation en 1750, mais Diderot ne parviendra pas à l’inscrire dans l’Encyclopédie. Jusqu’au xviiie siècle, dans la continuité des Grecs, elle évoque « la science du beau », tout en se référant de plus en plus aux émotions (et à leur repérage) que l’esthétique suscite, battant en brèche l’opposition de Platon « beau / intelligible ». Ici, Alexander G. Baumgarten (1735) est déterminant, lui pour qui l’esthétique est « science de la connaissance sensible » (même si c’est une « science du confus » et qui « doit le rester »). Car l’esthétique, qui exprime l’harmonie du monde, bouge avec ce que ce monde place en son centre, le cosmos, puis le divin, puis les créations des hommes (l’artisanat et l’art sous toutes ses formes), puis, en notre époque postmoderne, le sujet lui-même, l’art et l’esthétique se rapprochant (Khan, 2003) de la réalité concrète et s’intéressant aux processus et aux rythmes, déplacements, plus qu’aux formes elles-mêmes.

6La recherche d’une esthétique objective (« immortelle » selon Platon, liée au « bien » pour Socrate qui en élabore les lois mathématiques) n’a pas cessé de traverser cette histoire et d’affronter ses contradicteurs, sociologues et psychanalystes. C’est d’ailleurs ainsi que la psychologie naissante l’a abordée : études sur l’accord interculturel de canons de beauté, de couleur, de peinture ou de la morphologie du corps (qui continuent à nous déterminer, alors que nous le dénions, comme le démontre Marilou Bruchon-Schweitzer, 1990), facteur T (Taste) de « bon goût » (Eysenck, 1940)… Jusqu’aux observations de notre grand humaniste Alfred Binet (1903), qui inclura dans son Échelle de mesure de l’intelligence (Emi), en 1908, une épreuve (six ans : Comparer deux figures au point de vue esthétique) qui restera jusqu’à la version de René Zazzo (Nemi) de 1966, tant elle corrèle avec l’estimation de la réussite scolaire et de l’efficience.

7Ainsi, l’idée actuelle, fortement imprégnée de psychanalyse, d’une subjectivité culturelle et émotionnelle du sentiment esthétique a finalement fait son chemin, avec mise au premier plan du processus et du mouvement, et non de l’objet, et prise de conscience des paradoxes favorisant la perception du beau, proches des non-oppositions constitutives de l’inconscient : articulation des pulsions de vie et de mort, de l’amour et de la haine, du narcissique et de l’objectal, du fini et de l’infini, de l’émerveillement et de la terreur.

L’épreuve de « comparaison esthétique » d’Antoine Binet et Théodore Simon à l’Emi (1908)

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L’épreuve de « comparaison esthétique » d’Antoine Binet et Théodore Simon à l’Emi (1908)

Esthétique et psychanalyse

8La psychanalyse s’est, depuis ces prémisses, intéressée à l’art et à la question esthétique (et à l’excitation sexuelle indirecte qu’elle suscite), notamment avec la théorie des pulsions de Sigmund Freud (1905). Il a été aussi montré comment les grandes découvertes freudiennes avaient souvent été déclenchées par des émotions esthétiques (l’Énéide, Léonard de Vinci…). En parallèle de Karl Abraham, qui, en 1909, a travaillé sur la biographie et les productions de Giovanni Segantini, la peinture est l’un des sujets d’étude privilégiés de Sigmund Freud. Il a d’ailleurs, en 1912, le projet d’une « psychanalyse systématique des œuvres d’art », créant avec Otto Rank et Hanns Sachs la revue Imago, sur le mode du « Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (Freud, 1908) ou du « Moïse de Michel-Ange » (Freud, 1914). Les œuvres y sont d’abord analysées, en référence à la « sublimation[2] », comme permettant un plaisir substitutif où la pulsion sexuelle est temporairement retournée vers le moi et désexualisée. Il s’agit de la « prime de production », « royaume de l’imagination », développée « lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction instinctuelle à laquelle il fallait renoncer dans la vie réelle » (Freud, 1925). Mais, d’autre part, ses recherches mettent en évidence la « projection » dans l’œuvre, émanations interprétables de l’inconscient, comme dans les associations de pensée et le rêve. Le tout avec l’idée sous-jacente d’examiner les états de conscience de celui qui produit aussi bien que de celui qui regarde.

9Si Carl Gustav Jung prendra cette première voie (la création et ses « archétypes »), utilisant même l’argile dans ses propres moments problématiques (sculptures de petites maisons pour lutter contre les attaques de l’Inconscient, entre les séances de ses patients difficiles), Melanie Klein et Anna Freud, à la suite de Sandor Ferenczi, emprunteront la deuxième pour proposer des espaces projectifs tels que le jeu et le dessin dans les psychanalyses d’enfants, de psychotiques ou états-limites, et pour le traitement des personnes ayant un accès moindre au langage, jusque-là exclues de l’analyse (médiatisant par là même leur intense relation transférentielle). On sait cependant que, pour Melanie Klein (1957), la dimension créative restera importante, en termes de lutte contre la destruction et de « restauration du bon objet ».

10Ici s’inscrit Donald W. Winnicott (1971) qui se passionnera directement pour le processus créatif et esthétique (qu’il distinguera, lui aussi, de la qualité supposée des objets produits), inventant le trajet qui va, grâce au « holding » et au « handling » maternels (ou thérapeutiques), de « l’illusion fusionnelle » de la phase « schizo-paranoïde » à la « désillusion » socialisante de la « position dépressive » kleinienne vers ce vital « espace transitionnel », « lieu où nous vivons », dans la continuité des « objets » du même nom (ce qui n’est ni dedans, ni dehors, ni imaginaire, ni réel), où sont les arts, l’esthétique et tous les partages sociaux.

11Chez Wilfred R. Bion (1962), issu des mêmes influences kleiniennes, c’est la théorie du « contenant » ou « fonction a » maternelle (ou du thérapeute), peu à peu intériorisée à partir des « éléments béta » (sensations impensables, effractantes et fragmentées), qui sera travaillée. Ainsi, le sujet pourra graduellement distinguer rêve et réalité, ressentir ce qu’il sent et intégrer l’expérience (de lui-même, du monde), pour construire une autoperception complète et unique, et symboliser, créer, transmettre. Wilfred R. Bion s’intéressera aussi, comme beaucoup de psychanalystes, aux proximités artiste / psychanalyste : la cure, son « attention flottante », sa création mutuelle, où « contenant et contenu sont commensaux et grandissent ensemble » (Bion, 1962), son « interprétation » comme « inconnue à découvrir », entre révélation et empathie.

12Bien des psychanalystes kleiniens suivront cette voie d’une élaboration sur expression, cure et esthétique, de Marion Milner, avec l’analyse des milliers de dessins de Suzanne (1974), à Didier Anzieu (1981), approfondissant les phases du processus créateur (en littérature notamment), de Michel de M’Uzan (le « saisissement » et le « dessaisissement » de l’artiste, 1983) ou André Green examinant la valeur « transnarcissique » de l’œuvre (1983). Fille d’Eros, l’émotion de l’esthétique créée et-ou vue est, dans l’art ou dans la cure, chez tous ces auteurs, toujours appuyée sur des traces corporelles et sensorielles primaires, ensuite mutualisées et transformées par la pensée.

13Mais la réflexion sur le thème « esthétique et psychanalyse » ne serait pas complète si elle n’abordait pas les post-post‑kleiniens, théoriciens de l’autisme, et notamment Donald Meltzer. Celui-ci montre d’abord comment l’identification, à l’origine « adhésive » et basée sur l’expérience du peau à peau (Bick, 1967), puis « projective », explosive, à la phase « schizo-paranoïde » (Klein, 1957), puis névrotique à l’heure de la « position dépressive » (Klein, ibid.), fait passer le sujet d’une perception « bidimensionnelle » à la « tridimensionnalité », permettant accès au volume et conception des corps et des personnes distinctes, « totales » (Klein, ibid.). Puis, il approfondit ce qu’il nomme « l’objet » et le « conflit esthétique » (Meltzer, 2000), où l’on voit l’enfant, dès sa naissance, tenter de faire face au bombardement de sensations inintégrables, complexes et merveilleuses du monde et de sa mère (« l’expérience esthétique » de sa beauté, de son visage, des seins qui le nourrissent). Ce « coup de foudre » réciproque (Prat, 2006) est tout aussi vite suivi d’un terrible doute (le « conflit esthétique »), mutuel lui aussi, mais particulièrement fort pour le bébé, qui n’a pas les clefs du nouveau monde où il vient d’arriver et se trouve dans « un paysage » énigmatique, précaire et imprévisible dont l’intérieur, notamment, lui échappe, et qu’il doit lui-même élaborer avec son imagination naissante (Meltzer, Williams, 1988). Cette première rencontre esthétique, la qualité de sa réciprocité et la façon dont l’écart perçu (« gradient de différence », ibid.) entre la beauté externe du monde-mère et sa dangerosité interne, et comment ses angoisses seront contenues seront déterminants pour la construction de la personnalité et l’élan vital et créatif ultérieur et le rapport à toute esthétique.

De l’art-thérapie aux médiations thérapeutiques

14La relation entre art, folie et thérapie a été pointée de tout temps, même si l’« art-thérapie » en tant que telle n’a été repérée que récemment (terme absent du Petit Robert de 1993). Aristote rapprochait le « fou » du « doué » pour leur « mélancolie ». Platon faisait du poète un « enthousiaste » possédé par une force étrangère. La Bible reconnaît l’influence thérapeutique de l’art (les serviteurs du roi Saül proposaient de soigner ses « terreurs » en écoutant de la cithare)…

15Au Moyen Âge et aux siècles humanistes, on parlera des liens entre « art » et « thérapie », d’une part dans le soin médical (dès le viiie siècle), d’autre part à propos de l’autothérapie de certains aliénés au moyen d’activités créatives, notamment plastiques (ixe siècle), enfin (reprenant la pensée d’Aristote de l’influence maligne exercée par Saturne), on nommera « saturnien » l’artiste « maniaco dépressif » qui peut accéder aux vérités spirituelles et de la nature. Diderot écrira d’ailleurs qu’on ne peut être un grand artiste sans « un coup de hache dans la tête ».

16L’art-thérapie naît au xixe siècle et se développe au xxe siècle, à partir d’un changement radical de société et de perspective par rapport, d’une part, à l’art (les romantiques puis les surréalistes s’intéressent à l’art différent, des « primitifs », en passant par les « naïfs », les « fous » et les enfants…), d’autre part, à la prise en charge de la folie.

17Dès 1791, la société a, en effet, après le grand enfermement (destiné surtout à protéger la société, à exclure, voire à punir un « pervers »), confié aux médecins le « fou », considéré à présent comme un « malade » à soigner, à observer, y compris à travers ses productions. On parlera de « dessins de fous », terme donné dès 1870 par les peintres venus faire les portraits des malades et fascinés par leurs productions réalisées avec des matériaux de fortune, et repris par les médecins qui tenteront d’en faire une symptomatologie (la « psychopathologie de l’expression »). Dès 1800 naissent les premiers ateliers thérapeutiques en psychiatrie ainsi que l’ergothérapie. Le travail, voire l’art des aliénés, est prôné par Philippe Pinel dès 1801, déployé de 1816 à 1826 par Jean-Étienne Esquirol et beaucoup de psychiatres comme moyen de guérison et de réinsertion sociale. Ambroise Tardieu (1870), Jean-Martin Charcot (1887), Paul Max-Simon (1888), Marcel Réja (1907) et bien d’autres s’intéresseront à ces œuvres, mais l’art-thérapie était utilisée en parallèle avec des médias comme le théâtre quand, par exemple, entre 1803 et 1813, le Marquis de Sade, interné à Charenton, y avait écrit et dirigé des spectacles à la demande de son directeur, l’abbé Coulmiers, où se mélangeaient comédiens, infirmiers et malades et où se pressait le Tout‑Paris. Cet hôpital continuera d’ailleurs à conseiller la comédie et le « traitement moral » (bal, musique, théâtre…) comme méthode « curative » de l’aliénation, en complément des méthodes traditionnelles (isolement, bains). Des malades (et les psychiatres qui les accompagnent) deviennent connus pour leurs œuvres (entre autres Wolfli et le Dr Morgenthaler, Aloise et le Dr Steck, Antonin Artaud interné à Sainte‑Anne, puis à Ville‑Évrard, à Rodez…). L’intérêt pour ces « productions de fous » devient une forme de reconnaissance de leur humanité, et les ateliers de soin utilisant l’art, l’expression, se multiplient.

18En 1922, Hans Prinzhorn (1984), psychiatre et artiste autant influencé par la philosophie que par la psychanalyse, invente le concept d’« expression », pulsion de création fondamentale et spécifiquement humaine, révolutionnant l’art et l’esthétique autant que l’art-thérapie et ouvrant la voie au mouvement de la Compagnie de l’art brut. Celle-ci sera créée en 1949 par Jean Dubuffet, pour reconnaître et diffuser des productions très spontanées, utilisant des médias variés et très simples, réalisées majoritairement (mais pas exclusivement) par des personnes psychiatrisées, sans formation artistique, car « le vrai art est toujours là où on ne l’attend pas » (Dubuffet, 1986). De nombreuses expositions (dont celle de 1950 à Sainte-Anne, lors du Congrès mondial de psychiatrie, organisée par Robert Volmat) verront le jour et des musées y seront consacrés (un des plus connus est celui de Lausanne).

19Aujourd’hui, les malades psychiatriques pour lesquels l’art-thérapie était née ont changé (moins de chroniques, plus de médicaments, moins de possibilités de soin par manque de moyens…), mais « l’art-thérapie », elle, se répand, en France et dans le monde, à destination de tous les publics et domaines (social, pédagogique, culturel…). Elle donne lieu à de multiples formations, plus ou moins labellisées, souvent gagnées par de visibles simplifications, parfois proches de programmes artistiques ou du moins très centrées sur leur média (théâtro-thérapie, picturo-thérapie…). L’art serait-il soignant en lui-même ? L’acquisition d’une technique artistique a-t-elle un rapport avec la thérapie ? Quel sens a la sublimation pour une personne psychotique ou autiste ? C’est pourquoi je préfère, rebondissant sur le concept d’« expression » et sur les apports de la psychanalyse (et de ses adaptations médiatisées), à la suite d’Ophélia Avron, développer le concept de « médiations thérapeutiques », qui laisse une part plus importante au cadre thérapeutique et à la relation transféro-contre-transférentielle.

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20J’y rappellerai la nécessité de la solidité de ce cadre, à la fois « portant », empathique, « illusionnant » et « limitant », résistant, « désillusionnant » (Sternis, 1997 ; 2013), allié à une « non-directivité » la plus importante possible concernant le contenu des productions. En matière de médiations plastiques, par exemple (Stern, 1989), si le matériel est suffisamment attractif et la séance complétée de « temps de parole » (qui prennent leur sens comme moments de scansion et de mise en mots, même avec les autistes mutiques), il n’est besoin d’aucune proposition, progression ou consigne pour que le mouvement thérapeutique s’effectue, et l’esthétique recherchée, bien plus que celle d’objets, est surtout celle du processus, du changement, de la rencontre émotionnelle et transférentielle (Sternis, 2012). Car le médiateur, comme « l’espace » ou « l’objet transitionnel », est avant tout un moyen. Tel le médium en peinture, il est ce qui est situé « entre », ce qui relie le patient à lui-même (par ses mobilisations sensorielles, régressives), aux autres et aux thérapeutes, mais aussi ce qui les sépare (par sa résistance, ses qualités matérielles, ses limites). Comme l’ours en peluche au jeune enfant, le médiateur ne peut être que proposé au patient, qui, ensuite, en fait ce qu’il veut, ce qu’il peut (sur un mode souvent éloigné de ce que nous avions imaginé), ce qui implique des échanges entre coanimateurs (« post-groupe ») et des réflexions tierces en amont et en aval sur nos objectifs, nettement « psychothérapeutiques » ou plutôt de « dynamisation sociale / renarcissisation » (Sternis, 2013), nos contre‑transferts, nos intertransferts…

21Il en va de même pour la relation patient-thérapeute. Non curative en soi, ses effets dépendant du projet dans lequel elle s’inscrit, du cadre dans lequel elle s’insère et de ce que le patient, en fonction de ces éléments et de sa pathologie, va pouvoir en saisir.

22Cela ne veut pas dire, d’ailleurs, que les qualités du médiateur soient sans importance. Pour la peinture, par exemple, pratiquée avec des personnes autistes, les aspect multisensoriels de la matière (eau et peinture, sec et mouillé, lisse et rugueux, plat et volume, visuel et tactile), permettant d’élaborer les images corporelles perturbées et une « contenance » des sensations et émotions émergentes sensoriellement « clivées» (dans des aller-retour entre soi / non-soi, vide / plein, haut / bas du corps, hémicorps droit / gauche), m’ont semblé, en lien avec l’expression qui peut en advenir, extrêmement opérants.

Autisme, peinture et rencontre, une esthétique du transfert

23David, vingt ans, « autiste avec évolution schizophrénique », est arrivé à l’hôpital psychiatrique après un parcours très difficile de familles d’accueil (il a peu connu sa famille naturelle, elle-même lourdement psychiatrisée) en institutions (où il a eu peu de prises en charge thérapeutiques), quand il intègre l’atelier psychothérapeutique de peinture que je coanime avec un infirmier et une infirmière dans le pavillon pour autistes d’un hôpital psychiatrique. Il est mutique, le regard « périphérique », auto et héteragressif. Il a cherché plusieurs fois à se défenestrer, se mord les mains, tape sa tête contre les murs, frappe patients et personnel (« sans raison apparente », selon ces derniers). Il se trouve dans une situation critique de rejet institutionnel, ses tentatives permanentes de fugue et ses mises en danger ayant entraîné un enfermement dans des espaces de plus en plus petits (pavillon, chambre, lit). Il est, par ailleurs, l’enjeu de conflits institutionnels concernant cet enfermement et les rencontres avec sa mère, hospitalisée dans un pavillon voisin, que la majorité de l’équipe juge à proscrire, car trop déstabilisantes.

24La proposition faite à David d’un suivi à l’atelier de peinture a pour projet de tenter d’enrayer cette escalade de violence mutuelle et de lui offrir, dans un lieu très cadré (et ritualisé, donc rassurant, repérable), un espace privé pour élaborer ses relations, si difficiles avec les autres patients et avec nous (transfert), mais surtout avec lui-même : angoisses majeures de séparation, image du corps non unifiée, sensations permanentes de risque de chute, d’arrachement, avec tentative d’y survivre par des replis ou des agrippements et un mouvement permanent, que Frances Tustin (1989) a si bien observés dans l’autisme.

25Il s’agit d’un atelier « fermé[3] », qui accueille quatre patients dans un local spécifique, extérieur au pavillon, pour une séance hebdomadaire d’une heure, comprenant un « rituel » d’entrée et un « temps de parole » en début et en fin de séance, ainsi qu’un « post-groupe » entre les animateurs‑thérapeutes après chaque séance. Le matériel est à libre disposition (grandes feuilles au mur sur support rigide, blouses, couleurs liquides, productions conservées d’une séance à l’autre dans une pochette individuelle que le patient peut consulter, pas d’induction de thème ou de conseils). Les indications sont effectuées en équipe et présentées individuellement aux patients (qui peuvent ou non les accepter, mais, s’ils les acceptent, ils doivent s’y engager, à leur façon s’ils n’ont pas le langage) avec un « contrat de soin » écrit.

26Notre attitude thérapeutique y est centrée sur le « portage » (la « contenance a » dont j’ai parlé, avec interprétations individuelles et-ou groupales en forme de mises en mots du vécu apparent des patients, de leurs sensations, expressions et relations) et sur la « limitation » (Sternis, 2013), qui fait de nous les garants de ce cadre. Pour rester disponibles au maximum, nous ne peignons pas pendant les séances.

27Même s’il donne son accord et paraît d’emblée motivé par la prise en charge (et par le fait d’être détaché et de sortir de son pavillon pour y aller), David ne touche d’abord pas à la peinture.

28Nous connaissons chez les autistes ces angoisses face à la trace (Sternis, 2011), comme si celle-ci risquait de déchirer encore davantage l’enveloppe corporelle, et surtout comme si elle signait l’insupportable différence d’avec l’autre (tracer, c’est admettre un interlocuteur distinct, que l’on risque donc dramatiquement de perdre).

29Cependant, David semble graduellement intégrer le cadre (il repère le lieu, le moment, et paraît même l’attendre) et fait dans l’atelier diverses explorations et expériences tactiles, y recherchant peu à peu, tout en le craignant, le contact aux patients, aux soignants (s’asseyant parfois sur nos genoux, touchant les autres patients…) et à la matière. Toujours agité, mais d’une violence moins importante et souvent réactionnelle, signifiante (lors d’une fin de séance, de la rivalité avec un autre patient…). Ses angoisses sont parlées et travaillées dans l’atelier et, entre nous, au « post-groupe ». Au « temps de parole », plus calme, David s’exprime par des gestes, des sons, un regard plus présent. Au cinquième mois, nous y entendons des mots (« Maman »). L’intérêt de David pour la peinture se développe, d’abord sur le sol et sur nous en forme de manipulations des pots (qu’il dérobe à un autre patient, entraînant tâches et éclaboussures fortuites ; la peinture semble alors être encore confondue aux produits de son corps, équivalente de la salive, du sang de ses cicatrices mutilatoires qu’il gratte, étale), puis sur les murs, sur ses mains ou les nôtres, en déplaçant en tout sens des pinceaux dégoulinants dans la pièce. Ces premières traces, à peine visibles et mêlées de salive, sont des points, des traits. David projette aussi de la peinture partout. Il est envahissant, étourdissant. Nous avons du mal à le contenir, à contenir les autres patients qu’il effraie, à résister, à continuer à penser, à verbaliser, même si la plupart des « post-groupes » lui sont consacrés… Une fois, il trempe un pinceau dans de la peinture rouge (sa couleur préférée), paraît l’oublier, puis effectue un grand trait qui lie nos trois blouses de soignants en brochette. Mais nous tenons bon. Dans l’institution aussi, après un moment de rejet accentué à l’origine de divers passages à l’acte concernant l’atelier, un travail s’effectue à propos de David, avec reprise des projets le concernant (cheval, promenades accompagnées) et visites possibles de sa mère.

30La première trace délibérée de David sur une feuille arrivera lors de la dernière séance de l’année, quand nous ne l’attendions plus (et quand l’infirmier était détourné, occupé avec un autre patient…). Cette trace, furtive mais nette, très rapide et rouge, en forme de décalque de main, telle une signature, suscitera une émotion relationnelle et esthétique intense, pour nous (voir cette première trace, ce rouge, cette marque identitaire telle une troisième dimension…), mais aussi pour David, qui s’effondre au sol, agrippé à ma main, touchant sa bouche (avait-elle disparu ?). L’infirmier me dit lors du « post-groupe » : « C’est une séance qui m’a touché, je trouve cette signature magnifique, ça m’a donné envie de me remettre à peindre. Sur le coup, j’ai cru que c’était toi qui l’avais faite… »

31L’année suivante, l’indication ayant été reconduite et acceptée par David [4], il associera feuille, geste et pinceau d’emblée, pour de grands traits rouges vifs verticaux, de haut en bas, avec un petit croisement de l’axe en haut, entre deux danses dans le local, où il va voir ce que font les autres, cherche chacun des soignants des yeux, revient à sa feuille. Nous ne nous lassons pas de regarder ces formes, partageant notre (son ?) émerveillement, et y voyons unanimement des personnages, même si les affres du contre-transfert continuent parfois à nous opposer dans nos perceptions de David. Jusqu’à ce que nous fassions collégialement cette étrange découverte : il y a toujours autant de tracés rouges‑personnages que de patients présents à la séance.

Éthique, clinique et esthétique, pour un soin de l’humain par l’humain

32Ainsi, nous avons vu dans cette vignette clinique concernant David que, dans un atelier psychothérapeutique de peinture pratiqué en institution psychiatrique avec des adultes autistes ayant des difficultés importantes autour de leur auto-image et de la trace elle-même, l’élaboration des formes n’est pas le centre du travail, qui s’intéresse plutôt aux échanges transférentiels avec le patient, à ses expressions corporelles et relationnelles. Cependant, cette trace peut néanmoins advenir, en quelque sorte de surcroît, comme témoin d’un processus thérapeutique que cadre et médiateur ont permis, et susciter ce sentiment puissant d’ouverture d’un monde mystérieux, le monde de l’autre, avec, au-delà du vertige, son fond, son sens (le trait, la couleur…), et que là est le choc de l’esthétique…

33Nous y avons repéré aussi le conflit esthétique pour David, dans l’énigme de l’atelier peinture, à la fois attractif (on le détache, on voyage avec lui, on lui parle, il y a de la couleur) et dangereux (quelle est cette matière, cet attachement et ces personnes, cette séparation potentielle ?). Mais ce « conflit esthétique » est de même vécu par nous, soignants, en « identification projective » (David l’agresseur / David l’émerveillé ; David le monstre / David le peintre). Si nous avons pu contenir David dans ses tribulations archaïques et esthétiques, c’est parce que nous avons été contenus, que la théorisation et le travail d’équipe nous ont servi de tiers (post-groupes, échanges avec le reste de l’équipe soignante, rencontres médiatisées avec la mère, supervisions extérieures…). Et c’est en cela que le soin est devenu rencontre, esthétique et éthique, « commensale » au sens de Wilfred R. Bion (1962), ou encore « une esthétique à l’usage des vivants[5] », comme j’ai pu l’entendre en d’autres lieux.

Notes

  • [1]
    Pour des raisons de confidentialité, les noms et détails ont été changés dans les vignettes cliniques.
  • [2]
    Chez Sigmund Freud, la « sublimation » concerne des « activités humaines apparemment sans rapport à la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle, […] principalement l’activité artistique et l’investigation intellectuelle, […] dérivée[s] vers un nouveau but non sexuel, et où elle vise des objets socialement valorisés » (Laplanche et Pontalis, 1967, à qui le terme de sublimation évoque le « sublime » artistique autant que la réaction « chimique », du solide au gazeux).
  • [3]
    « Groupe fermé » : toujours les mêmes patients et les mêmes soignants, sur la durée du contrat, ici de un an reconductible ; peintures restant « privées » à l’intérieur du local, tout comme le détail de ce qui se passe dans l’atelier. Une partie de ce cas a été présentée in Sternis, Chamaillard et Girard, 1994.
  • [4]
    David sera au total suivi pendant quatre ans dans cet atelier, avec un net assagissement de sa violence et l’arrivée d’autres mots, « oui », « non », « merci »… ; il est dit, dans son pavillon, dès la fin de la première année, qu’il semble préciser son identité et son image corporelle, qu’il fugue et escalade moins, qu’il se mutile et frappe beaucoup moins également.
  • [5]
    Expression Adaec-Art Cru.
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