1Si le travail social ou thérapeutique ne fait pas partie des missions premières de la crèche, pour autant lorsque les équipes se trouvent confrontées à des familles en difficultés sociales et psychologiques, un travail d’accompagnement peut être proposé. La tentative de soutien de la famille D. témoigne des possibilités qui peuvent être offertes à ces familles, mais aussi des résistances rencontrées.
2Toute une palette de termes a vu le jour pour décrire des familles qui réunissent plusieurs facteurs préoccupants.
3Serge Stoléru et Martine Moralès-Huet (1989) décrivent « des familles confrontées à de multiples et graves difficultés (socio-économiques, psychologiques, somatiques, etc.) […]. Parmi les nombreux problèmes rencontrés simultanément par ces familles, on trouve toujours l’appartenance à une classe sociale défavorisée et l’ensemble des situations qui lui sont souvent associées, par exemple le chômage et les mauvaises conditions de logement, des troubles psychologiques, la présence de maladies physiques ou de handicaps, l’appartenance à une minorité ethnique avec des difficultés d’intégration sociale ». Ce sont également des familles qui mettent en échec les interventions thérapeutiques des professionnels (Imber et al., 1955).
4Annie Piquart, Ghislaine Capiomont et Odile Oberlin (1987) ont expliqué ces réticences par la peur d’une décision de placement d’enfant et-ou d’internement, la crainte du regard psychiatrique, le sentiment de ne pas savoir « bien parler » et la honte de sortir de leur « cité ». À ces peurs s’ajoutent également des sentiments de persécution vis-à-vis des professionnels.
5Dans la préface de l’ouvrage de Selma Fraiberg, Fantômes dans la chambre d’enfant, Antoine Guedeney reprend l’expression « familles à difficultés multiples ». Il s’agit de familles carencées, échappant à toutes les mesures d’aide et de traitement. Des familles qui sont difficiles à joindre.
6Christine Garneau (2003), qui a travaillé avec ces familles, reprend les termes « familles carencées » de Myriam David et Martine Lamour (1984a). Pour ces auteurs, il s’agit de familles avec de grandes fragilités : des fragilités d’ordre psychologique avec des irrégularités dans les prises en charge proposées.
7Christine Garneau note également une particularité chez ces familles, à savoir une répétition transgénérationnelle. Elle cite à ce sujet Michel M’Uzan (1972) : « Il convient de distinguer nettement deux types de phénomène parmi ceux que l’on rapporte classiquement à la compulsion de répétition. Les uns ressortissent à une reproduction du même et sont le fait des structures chez lesquelles la catégorie du passé s’est élaborée suffisamment. Les autres, qui ressortissent à une reproduction à l’identique, sont le fait de structures chez lesquelles cette élaboration est défaillante. » Selon elle, c’est la répétition à l’identique que l’on retrouve chez les familles carencées. Ces familles reproduisent un schéma connu, mais sans élaboration psychique.
8Marie-Thérèse Cazenave (2007) reprend les termes de Selma Fraiberg et décrit ces familles à difficultés multiples et anciennes : des familles qui font face à des difficultés socio-économiques, psychologiques et somatiques. Elle les décrit également comme étant des familles difficiles à joindre, parfois inaccessibles, et qui peuvent mettre en échec les tentatives d’aide mises en place par les équipes.
9Pour Frédéric Jésu (2007), il s’agit de « familles vulnérables ».
10Bien que les termes évoluent et diffèrent selon les auteurs et les courants, l’hypothèse de base demeure la même pour tous : qu’elles soient des « familles carencées », « vulnérables », « à difficultés multiples et anciennes », « à hauts risques », ce sont des familles qui concentrent plusieurs fragilités. Il s’agit de familles qui réunissent des difficultés d’ordres psychologique, économique et social et-ou somatique. S’ajoute à ces difficultés une discontinuité dans la prise en charge et dans les soins proposés par les institutions ou par les différents lieux d’accueil.
11Ces familles évitent les dispositifs de soins et les aides que les professionnels de la santé peuvent leur proposer.
Les dispositifs adaptés
12Plusieurs projets ont vu le jour, afin d’aider ces familles à difficultés multiples. Dès 1969, en France, Serge Lebovici et son équipe montraient l’importance d’une approche familiale pour travailler avec ces familles : « Dans ces milieux socioculturels souvent peu privilégiés, l’action individuelle est mal comprise du patient, alors qu’une prise en charge de la famille correspond souvent à une demande qui rend la psychothérapie beaucoup plus accessible. » (Lebovici et al., 1969.)
13Le Projet North Point mis en place par Eleanor Pavenstedt aux États-Unis, en 1955, consistait à conjuguer le travail social auprès des familles avec une école maternelle thérapeutique pour des enfants en difficultés sociales et-ou psychologiques.
14Le programme thérapeutique de Selma Fraiberg aux États-Unis (1972) consistait à intervenir auprès des familles au sein de leur domicile dans une optique de guidance parentale avec le soutien de la relation parent-nourrisson.
15En France, le programme thérapeutique de l’unité de soins à domicile pour jeune enfant établi par Myriam David, en 1975, puis repris par Françoise Jardin, permet un travail thérapeutique qui se fait à la fois au sein de l’unité au jardin d’enfant et sous forme de visites au domicile familial. Cette approche reprend le concept élaboré par Selma Fraiberg, qui se déplaçait chez les familles.
16Même si les orientations diffèrent, dans toutes ces prises en charge, nous retrouvons une même modalité : la présence de deux intervenants. En effet, cette particularité permet de mettre en place un cadre thérapeutique spécifique et de pouvoir remplir deux fonctions essentielles : l’observation et la participation. Ce décalage dans cette coréférence permet, notamment, de favoriser l’analyse des effets contre-transférentiels. Ainsi que le démontre Myriam David, « l’intervenant est celui sur qui la surcharge d’angoisse et d’affects est projetée et qui est là pour la “contenir”, évitant ainsi ses effets destructeurs réels ou fantasmatiques » (1984b).
17Cette répartition des rôles permet aux deux thérapeutes de se focaliser autant sur la mère que sur le nourrisson. Ainsi, le thérapeute est en capacité de gérer les affects de la maman plutôt que ceux-ci ne soient dirigés vers le nourrisson.
18Plus récemment, des techniciens de l’intervention sociale et familiale (tisf) ont été mis en place, notamment par les pmi. Il s’agit d’aller au domicile des familles. Les tisf accompagnent ces familles dans leurs actes de la vie quotidienne. Ils ont un rôle de soutien et d’aide de la cellule familiale.
Le rôle de la crèche
19Cependant, dans une crèche municipale, nous n’avons pas à notre disposition ces moyens thérapeutiques d’intervention, même si notre travail ne se résume pas qu’à l’accueil du jeune enfant. La crèche donne aussi les moyens au jeune enfant d’apprendre, de grandir avec d’autres enfants du même âge et d’assurer, par le biais de la prise en charge et de sa socialisation, la construction de sa personne.
20Le rôle d’une crèche est donc centré sur le développement de chaque enfant dans sa spécificité et sa subjectivité.
21La psychologue en crèche soutient les équipes, conduit des groupes d’analyse de pratique avec les professionnels et participe aux réunions d’équipe. Au niveau des jeunes enfants, elle fait un travail de prévention des troubles précoces du développement des enfants accueillis, notamment par l’observation en section. Elle reçoit également en entretien les familles à leur demande.
22Il n’y a donc pas, dans le travail du psychologue ou dans les missions de la crèche, les suivis thérapeutiques ou sociaux, les visites à domicile ou tout autre type de prise en charge.
23Cependant, nous ne pouvions pas rester insensibles à la détresse de cette famille et de ces jumelles. Même si, dans les établissements public de santé, des dispositifs sont adaptés pour ce type de situation, il fallait tout d’abord que nous engagions un premier travail au sein de la crèche, afin d’avoir une certaine accroche, créer une alliance avec ces parents. Les orienter vers une équipe professionnelle adaptée interviendrait dans un second temps.
La famille D., une famille à difficultés multiples
24Cette famille que nous accueillons à la crèche présente certaines caractéristiques qui nous permettent de dire qu’il s’agit d’une famille à difficultés multiples.
25Elle se constitue de Monsieur et Madame D. qui sont ensemble depuis quelques années et qui se sont mariés récemment. Ensemble, ils ont eu des jumelles : Éva et Maëllia qui sont de grandes prématurées. Lorsque je les rencontre à la crèche, elles ont deux ans.
26Nous retrouvons chez cette famille les éléments multifactoriels qui vont de pair avec la grande vulnérabilité : les parents se sont rencontrés alors qu’ils étaient tous deux dans une situation de grande précarité sociale, avec un passé d’errance et de délinquance pour Monsieur. Madame a une histoire traumatique avec le décès brutal de son père. Elle ne travaille pas et bénéficie d’une reconnaissance de la maison départementale des personnes handicapées (mdph). Sa mère vit dans une région éloignée de l’Île-de-France. Quant à Monsieur, il est originaire des dom-tom, et parle peu de sa famille.
27Depuis la naissance des jumelles, la grand-mère maternelle vient les voir assez régulièrement, afin de les soulager dans leur quotidien. Madame a deux frères qui ne vivent pas très loin de leur domicile.
28Il y a vulnérabilité lorsqu’un risque se profile, aussi, quels sont-ils dans cette situation ?
29Tout d’abord, les risques concernant les jumelles Éva et Maëllia :
30• Leur grande prématurité et les risques liés au développement. Ces risques liés à la prématurité peuvent être préjudiciables pour le développement ultérieur des jumelles. Puis les risques concernant le couple parental :
31• Ils sont confrontés aux risques dus à la grande prématurité de leurs enfants : les éventuelles séquelles neurologiques, le retard du développement moteur et-ou psychoaffectif avec toutes les inquiétudes que cela peut susciter chez de jeunes parents.
32• Les risques dans les ajustements des interactions précoces pouvant entraîner des difficultés dans l’accession à la parentalité.
33• Et le risque de ne pas être entendus dans leur souffrance, leurs demandes et leurs besoins.
34Tout cela constitue des fragilités auxquelles cette famille est confrontée. De ce fait, pour éviter d’être dans l’agir face à ces familles vulnérables, il est important de se donner du temps, tout en évaluant le danger réel pour les enfants. De nombreuses réunions ont ainsi été mises en place avec le centre de pédopsychiatrie, afin de faire le point sur cette famille et sur le suivi des jumelles. Après ces réunions, nous pouvions, à la crèche, réajuster les activités et les jeux proposés aux jumelles pour être au plus près de leur développement. Ces réunions permettaient également de faire le point sur les parents, pour qui il était compliqué, à certains moments, de poursuivre le suivi au centre de pédopsychiatrie.
35Au sein de la crèche, nous avons tenté de rencontrer régulièrement cette famille et de faire des entretiens bimensuels. Lors de l’adaptation, je suis restée les deux premiers jours dans la section, afin d’observer les jumelles avec leurs parents. Avec les collègues auxiliaires, nous nous sommes rendu compte que les parents connaissaient peu les habitudes alimentaires de leurs enfants et qu’ils montraient leur désaccord en montant le ton. La mère se plaignait de ne pas se sentir proche de ses filles. Le père, quant à lui, n’évoquait pas ce genre de difficulté. Selon la mère, la séparation à la naissance et le placement en couveuse étaient à l’origine de cette distance émotionnelle et physique. Afin d’aider cette jeune maman, je lui ai donc proposé des séances de jeu mère-filles au sein de la crèche, une fois par semaine, lorsqu’elle venait les récupérer, afin de recréer du lien entre elles.
La discontinuité, une mise à l’épreuve du cadre
36Il faut travailler avec cette discontinuité que l’on retrouve chez cette famille à difficultés multiples. Après ce premier temps de rencontre, où les parents étaient d’accord et enthousiastes avec la prise en charge proposée, nous avons été confrontés à cette impression de les perdre, de voir échouer toutes les prises en charge proposées et, enfin, dans un troisième temps, nous retrouvions des parents prêts à retravailler avec les équipes comme si rien ne s’était passé.
37Lorsque l’on avait proposé à Madame D. les séances de jeu mère-filles, elle avait été tout de suite emballée par cette aide que l’on pouvait lui proposer au sein de la crèche. Monsieur D., quant à lui, soutenait sa femme dans cette démarche, « ça lui fera du bien, elle en a besoin », disait-il alors. Cependant, après deux séances, Madame D. ne vient plus à la crèche chercher ses filles le soir. Monsieur vient seul, accompagné d’un ami.
38Lorsque je lui demande où est sa femme, il me répond qu’elle a dû faire des courses ou qu’elle a un rendez-vous chez le dentiste. Lorsque j’appelle Madame D., elle ne me donne pas les mêmes raisons évoquées par son mari. Je lui propose donc de nous revoir, afin de redéfinir le travail entamé à la crèche.
39Lorsqu’elle revient à la crèche après plusieurs semaines d’absence, nous nous revoyons pour faire le point et tenter de remettre en place le travail commencé.
40Madame D. s’excuse pour toutes ces séances annulées : « C’est mon mari qui ne veut pas m’attendre le soir. On n’a plus la poussette double et il faut être à deux pour préparer les enfants. » Je lui propose de faire ces séances de jeu le matin, si cela lui convient. Il est donc convenu de nous rencontrer toutes les deux semaines, dès la semaine suivante.
41Entre-temps, Madame D. change d’avis et ne veut plus du tout faire ces séances de jeu.
42En tant que professionnels, nous devons tenter de créer, voire de recréer, du lien avec ces parents, aussi fragile soit-il. Ces discontinuités sont tout autant difficiles à vivre du côté des équipes soignantes et éducatives qui sont prises, puis délaissées. Chez ces parents fragilisés psychologiquement et habitués des services sociaux et des suivis divers, leur antécédent est constitué d’illusions et de désillusions.
43Certaines équipes seront vécues comme étant le bon objet alors que d’autres seront perçues comme étant le mauvais objet. C’est ce clivage que nous retrouvons chez ces parents qui ont fui les prises en charge proposées par le centre de pédopsychiatrie, par la pmi, à cause de la menace d’un signalement. La crèche, quant à elle, venait accueillir leurs enfants et tentait de leur renvoyer une image positive et valorisante, et était de fait vécue sur un mode plus positif. Pour maintenir cette continuité, il nous a donc fallu tisser du lien et le renforcer. Le travail en réseau nous permettait de nous soutenir entre professionnels et d’éviter que cette famille ne se retrouve sans suivis médical et-ou psychologique.
44Ainsi que le soulignent Martine Lamour et Marthe Barracco de Pinto (2013), il est nécessaire de construire un « maillage relationnel » entre professionnels, afin de travailler avec ces familles. Cette étape est nécessaire, car il s’agit de familles perçues comme étant difficiles et qui peuvent susciter le rejet, voire des effets contre-transférentiels négatifs de la part des équipes. Les institutions qui travaillent avec ces familles peuvent ressentir un sentiment d’échec lorsque le travail n’aboutit pas. C’est pourquoi le maillage relationnel entre les différents professionnels permet de se soutenir mutuellement et de faire progresser le travail clinique.
45Ces rencontres entre équipes nous ont également permis de remettre les enfants au centre de nos préoccupations. En effet, lorsque les parents fuient les prises en charge proposées, ce sont les enfants qui en pâtissent.
La question de la temporalité
46La question de la temporalité se pose de différentes manières. Elle va également de pair avec la discontinuité : comment proposer un travail thérapeutique cohérent si celui-ci est discontinu ? La temporalité est souvent complexe et contradictoire à la fois. Nous avons, d’un côté, la temporalité psychique des parents, celle des jumelles, et, de l’autre, la réalité institutionnelle à laquelle nous sommes confrontés. Elle est donc différente pour chaque protagoniste avec des enjeux différents également.
47Du côté des enfants, nous sommes face à une certaine urgence, afin de remédier à leurs difficultés pour qu’elles puissent pallier le retard dû à leur grande prématurité.
48L’enfant ne peut attendre, son développement suit son cours et il ne peut espérer que les adultes règlent leurs conflits. Afin d’intervenir rapidement auprès des enfants, nous devons, en tant que professionnels, nous présenter à la famille et mettre en place ce que Selma Fraiberg (2012) appelle « l’alliance thérapeutique » : créer un lien durable entre la famille et les professionnels dans le but de travailler efficacement auprès des enfants.
49Avec cette famille D., cette difficulté a été rencontrée tout d’abord par nos collègues du centre de pédopsychiatrie. Un premier suivi en psychomotricité avait été amorcé, puis les parents l’avaient arrêté.
50À la crèche, cette question se pose d’une autre manière : les enfants sont accueillis chaque jour et les parents viennent les déposer et les récupérer, l’accueil se fait donc en continu. En proposant à la maman des séances de jeu entre elle et ses filles, celle-ci avait accepté et nous avions convenu d’un calendrier. Après deux séances, la maman ne revient plus récupérer ses enfants à la crèche. Nous ne voyons que le père et un ami venir les chercher. Cette absence a duré un certain temps, et les appels téléphoniques à la maman n’ont rien changé. Nous avons donc dû travailler avec cette discontinuité. Ce qui est paradoxal, c’est que nous avions accès aux parents chaque matin et chaque soir pour déposer et récupérer les enfants et, pourtant, ils avaient cette capacité de s’extraire des rendez-vous et du suivi proposés au sein même de la crèche.
La fonction contenante de la crèche
51Le centre de pédopsychiatrie qui avait suivi cette famille avait conseillé aux parents d’inscrire leurs enfants en crèche pour plusieurs raisons, et principalement pour permettre aux jumelles de bénéficier d’un espace de socialisation de qualité en dehors de leur vie familiale. Ainsi, elles pouvaient évoluer dans un cadre sécurisant, stimulant et bienveillant. De nombreux progrès ont été remarqués par l’équipe éducative : elles ont développé leur langage et ont pu apprendre de nouveaux mots, alors qu’auparavant elles pointaient davantage du doigt pour désigner ce qu’elles voulaient.
52Ainsi que l’a décrit Donald W. Winnicott (1975) sur la relation en miroir entre la mère et son bébé : « Que voit le bébé quand il regarde le visage de sa mère ? Je suggère ici que, d’ordinaire, ce que le bébé voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et l’image qu’elle donne d’elle-même est liée à ce qu’elle voit devant elle. » Par cette relation en miroir et la réciprocité de ce processus, le nourrisson se voit à travers les yeux de sa mère et ce qu’il y voit. Et la mère, en retour, s’y voit également en le regardant. C’est ainsi que s’inscrit le processus de maternalisation et de parentalisation. Jacques Lacan le dit avec d’autres mots : « C’est le regard de l’Autre qui me constitue. »
53C’est par ces échanges de regards imprégnés d’affects que se construit l’image de soi et que le bébé se construit. Par extension, nous pouvons appliquer ce processus à la crèche. En effet, à l’image du bébé qui se voit en la mère et inversement, notre travail à la crèche a consisté à renvoyer une image positive à ces parents, afin qu’ils prennent confiance dans leur rôle parental.
54De même qu’« un bébé, cela n’existe pas », selon Donald W. Winnicott (1952), dans le sens où un bébé ne peut se développer sans un environnement suffisamment bon ; pour une certaine accession à la parentalité, il s’agit également d’un processus qui se construit à plusieurs et toujours dans un environnement suffisamment bon et sécure.
55C’est dans cette optique de travail que nous avons proposé à cette maman, qui nous signifiait l’absence de lien entre elle et ses jumelles, des séances de jeu en présence de la psychologue, afin de remettre du lien. Lors d’une séance qui se passait dans les dortoirs, Éva ne voulait y rester. Elle se mit alors à pleurer. Je lui ai donc proposé les bras pour la consoler.
56Elle a refusé en s’allongeant sur le sol près de sa mère. La mère ne sachant consoler sa fille reste près d’elle et me dit : « Vous voyez, elle ne vient pas dans mes bras. » Je lui fais alors remarquer qu’Éva a refusé mes bras, mais qu’elle s’est allongée près de sa maman, afin de s’y sentir en sécurité.
57Cette dernière séquence illustre le travail que les professionnels de la crèche ont tenté d’apporter : le soutien d’une parentalité fragile chez ces parents en difficulté.
Et après ?
58Ces temps de jeu proposés entre cette mère et ses filles n’ont pas tenu pour plusieurs raisons. Bien que la maman se soit montrée impliquée dans le développement de ses jumelles, il y avait une certaine mise à distance et la crainte d’être jugée : peur qu’on la juge d’être une mauvaise mère, peur de notre collaboration avec le centre de pédopsychiatrie et avec la pmi, peur d’un possible signalement. Pour ces parents ayant connu les services sociaux, l’inquiétude d’une possible répétition avec leurs filles les empêchait de se sentir confiants et sereins vis-à-vis de la crèche, de la pmi et du centre de pédopsychiatrie. Malgré nos tentatives de relance pour maintenir ces temps de jeu, la mère, soutenue par le père, n’a pas souhaité les poursuivre.
59Cependant, nous avons pu remettre du lien entre cette famille et le centre de pédopsychiatrie. Un suivi avait été mis en place temporairement. Après leur entrée à l’école maternelle, le centre de pédopsychiatrie nous a appris que les enfants avaient été placées pour violences et carences éducatives. Les tentatives de la crèche de faire perdurer le lien dans cette famille n’ont pu tenir.
60Il nous a été difficile, en tant que professionnels, d’accepter ce placement : tout le travail effectué auprès de cette famille n’avait pas permis d’éviter ce signalement.
Conclusion
61La crèche a tenté de dépasser le cadre de ses missions pour aider cette famille à difficultés multiples. Elle était un interlocuteur privilégié, et des suivis extérieurs ont pu être amorcés par un lien de confiance, aussi fragile soit-il. La difficulté a été de travailler avec les discontinuités, des temporalités différentes pour chaque protagoniste avec des enjeux différents.
62On peut s’interroger sur le travail proposé à cette famille et, par extension, aux familles à difficultés multiples : un réseau de professionnels s’était créé avec une ligne directrice commune, mais, malgré ce travail, la cellule familiale a éclaté. Quelle est la place de la crèche dans ce type de suivi ? Faut-il rester dans ses missions et renvoyer vers le droit commun ou tenter de bricoler un aménagement pour le bien-être de la famille ? Ces questions appellent à repenser la place et le rôle de chaque professionnel intervenant dans ce type de situation et la prise en charge de ces familles à difficultés multiples.
63Aussi, il est intéressant de se demander dans quelle mesure le travail à la crèche sur l’estime de soi, la confiance, la stabilité des repères… autant de tuteurs de résilience que nous avons tenté de mettre en place chez ces enfants, a pu soutenir les fillettes dans leurs premières années de vie et les aidera au cours de leur développement. Car, même si cette famille a éclaté après que les enfants ont subi ces violences, il est à espérer que le travail réalisé à la crèche dans leurs premiers temps de vie et l’attention dont auront ainsi pu bénéficier les enfants de la part de leur mère laisseront des traces au-delà du traumatisme et leur permettront des points d’étayage et de construction.