Notes
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Laura Sokolowsky, membre de l’ecf, « Une pragmatique de la désinsertion en psychanalyse », publication en ligne ecf.
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Le rapport chronologique n’est pas exact, mais il nous aide à expliciter qu’un moment structural implicite est dialectiquement lié à un moment conjoncturel où s’actualisent des rôles de professionnel et d’habitant.
« La visée de Jean Gagnepain est épistémologique, au sens où elle s’inscrit dans une approche constamment renouvelée du savoir et des institutions qui en garantissent l’élaboration et la diffusion ; cette visée épistémologique, bousculant donc l’actuelle répartition (tout à fait relative historiquement) des disciplines, s’oppose à une visée “idéologique”, conservatrice du savoir. »
2Les psychologues œuvrant dans le domaine de l’insertion rencontrent des sujets fragiles pour lesquels l’insertion normative ambiante impose de les « rapprocher de l’emploi » ou de « favoriser l’accès à un logement ». Pris dans l’injonction de la langue de l’insertion, les psychologues sont appelés « à identifier et à lever les freins empêchant une insertion sociale et-ou professionnelle ». Au quotidien, cet idéal de l’insertion pour tous peut rendre dupe le psychologue et l’inclure dans un positionnement induit par le désir d’insérer, analogue au fameux désir de guérir chez les soignants. Ne pas être pris par ce leurre du vouloir insérer l’autre suppose de se référer à une approche épistémologique, c’est-à-dire d’orienter sa pratique à partir d’une autre langue que celle, normative, de l’insertion. Autrement dit, le sujet que l’on reçoit n’est pas sujet de l’insertion, mais sujet de l’inconscient, ce qui déplace la question de l’insertion normative vers celle de l’insertion subjective.
Être inséré ?
3L’insertion normative, se fiant au vocabulaire en usage, suppose qu’obtenir un travail et obtenir un logement permet à un sujet d’être inséré. C’est l’insertion vers une normalité, voire une banalité. Se donner comme orientation le fait de « rapprocher la personne de l’emploi ou du logement » est une pratique normative induite par le couple exclusion/insertion. Les exclus n’ont ni travail ni logement ; les insérés ont un travail et un logement. Les professionnels ont donc pour mission de faire entrer les exclus dans la catégorie des inclus. Et, si des difficultés contreviennent à ce programme d’insertion, le psychologue rencontre les « désinsérés ». Le schéma exclusion/insertion fonctionne comme une norme sociale implicite définissant un programme d’insertion pour tous. Ce n’est pas sans rappeler l’approche binaire du béhaviorisme stimulus/réponse : stimulus = signal de l’exclusion ; réponse = insérer l’autre. Insérer l’autre en lui trouvant une solution professionnelle ou une solution de logement vient d’abord répondre au désir d’insérer du professionnel. Quand ce désir rencontre celui du sujet, qui veut un toit, un travail, qui veut être « comme tout le monde », lui aussi (!), alors le programme d’insertion fonctionne. C’est une tâche socio-administrative indispensable pour aider les sujets fragiles, mais qui ne met pas en valeur l’insertion subjective : « En psychanalyse, nous nous réglons sur d’autres paramètres que l’évaluation de la capacité à tenir ou non un travail dans le système salarial actuel. Nous tenons compte de la position subjective, c’est-à-dire, fondamentalement, du choix du sujet qui décide ou non de se déprendre de l’Autre. Il convient de ne pas confondre la désinsertion telle que peut l’envisager la psychanalyse et la précarité au sens économique du terme, au sens de pauvreté, du manque de ressources financières. Il s’agit là d’un point décisif [1]. »
4L’insertion normative n’est pas l’insertion subjective. Comment le sujet s’insère dans sa subjectivité ? C’est une question structurale : une approche épistémologique, inspirée par Jean Gagnepain, permet de se distancer d’une idéologie normative. La subjectivité renvoie à une personnalité structurée selon un diagnostic dit « structural » permettant de se dégager de l’idéologie économique. Dans un second temps, à partir du diagnostic structural, viendront s’étayer les facteurs de la conjoncture actuelle du sujet dans une société où le paradigme économique module trop les rapports sociaux. Structure inconsciente et conjoncture (trop) économique sont à envisager l’une et l’autre dans la mesure où ce n’est que par leurs rapports dialectiques qu’elles se déterminent l’une et l’autre : « Nul doute que ceux qui se reconnaissent dans la théorie de la médiation sont souvent plus à l’aise, à tous les niveaux de la rationalité au demeurant, pour traiter du moment “instanciel”, implicite, de l’humain que pour analyser le moment performantiel, celui-là même qui répond au réinvestissement de l’instance. Pourtant, il n’est pas possible d’en rester à l’instance fondatrice et quel que soit l’objet d’étude qu’elle se donne, l’analyse se situe toujours en même temps dans le “performantiel” ; d’une certaine manière, elle part de lui, au sens où il lui fournit l’occasion de se développer. » (Quentel, 2009.) Se dessine là une alternative à l’opposition exclus/inclus, en s’orientant du couple structure/conjoncture pour lequel le rapport dialectique aura a être précisé. Être inséré, pour une démarche normative, revient à favoriser l’identification imaginaire du « je veux être comme tout le monde » en aidant les sujets fragiles à accéder à des emplois ou des logements « adaptés » à leurs difficultés. Ces difficultés sont estimées à la lumière d’une norme sociale ambiante plus ou moins formulée explicitement. Ainsi, dans le domaine de l’insertion professionnelle, un écart régulier à cette norme est « un problème de rythme » ou « un problème de lenteur ». Le paradigme économique étant aujourd’hui la grille de lecture qui oriente la sphère professionnelle vers une rentabilité normative, les sujets « lents » ne sont pas « rentables » et sont alors exclus du « milieu ordinaire de travail ». Il est courant d’entendre que telle personne, trop « lente » pour travailler dans une entreprise ordinaire, devrait s’orienter vers une « entreprise adaptée ». Ainsi, le critère d’exclusion du « milieu ordinaire de travail » est une lenteur d’exécution des tâches de travail induite par une rentabilité normative à partir de laquelle les sujets sont triés.
5En revanche, l’insertion subjective suppose l’existence de l’inconscient. L’inconscient induit une inadaptation constitutive du sujet à son environnement. Traversé par le langage et la culture, le sujet ne s’insère jamais dans l’environnement en-soi. Ce serait croire que l’environnement (la réalité) est le même pour tous, alors, qu’en fait, l’homme participe à la réalité qu’il est en mesure de se donner, en fonction de son rapport à l’inconscient. Autrement dit, c’est à partir de l’existence d’une Autre scène inconsciente que se réinvestissent des manières de travailler et des manières d’habiter. Un recul épistémologique s’appuyant résolument sur l’existence de l’inconscient freudien, puis de l’implicite de Jean Gagnepain, permet de renverser la question de l’insertion. La question normative, posant « où vais-je placer le sujet ? » dans une logique de placement, se retourne en une question subjective « d’où parle le sujet dans la place qu’il tient actuellement dans son rapport à l’inconscient ? ». Il n’est pas inopportun de se demander comment le sujet va s’orienter dans le lien social, mais il s’agit de prendre acte que la participation au lien social est structurée par le rapport à l’inconscient. En d’autres termes, pour les psychologues œuvrant dans le domaine de l’insertion, ce sont d’abord les modalités d’insertion du sujet dans son rapport à l’Autre scène qui déterminent, dans un second temps, des indications concernant la manière dont pourrait travailler et habiter le sujet [2]. C’est à un renversement phénoménologique qu’il s’agit de procéder dans la mesure où « travailler » et « habiter » deviennent des phénomènes sociaux résultant d’un réinvestissement dans la vie concrète d’un fonctionnement inconscient. En conséquence, être inséré dans une logique normative se réduit à proposer un toit ou un travail adapté au sujet. Alors qu’être inséré dans une logique structurale se révèle toucher d’emblée à la dimension de l’impossible : ni un travail ni un logement ne viendront combler la béance structurale, le vide formel de l’être, avec lequel l’homme doit quotidiennement composer.
L’insertion subjective : entre structure et conjoncture
6En ramenant la question de la structure à celle de l’Autre et celle de la conjoncture aux manières d’habiter et de travailler se dessine un rapport que l’on qualifie de dialectique, entre l’Autre et les rôles de travailleur et d’habitant. Plus précisément, en qualifiant la structure comme « lieu de l’Implicite » et la conjoncture comme réinvestissement de ce rapport à l’Autre dans les rôles sociaux d’habitant et de travailleur, on s’intéresse alors aux liens dialectiques entre « la structuration du rapport à l’Autre » et « son réinvestissement dans des rôles sociaux ». Ainsi, le rapport dialectique dans l’insertion subjective remplace la comparaison normative opérante dans l’insertion normative. Négation de la négation, la dialectique fait donc émerger l’homme de la nature à la culture puis le fait replonger dans des performances concrètes niant le principe abstrait qui, pourtant, les déterminent. La dialectique est un « processus implicite qui consiste, pour l’homme, dans un premier temps, à nier ce qu’il a en commun avec l’animal pour accéder à un principe formel abstrait, puis, dans un deuxième temps, à nier cette négativité pour réinvestir ce principe formel dans son animalité » (Lamotte, 2001). C’est là que le psychologue a son mot à dire : non pas dans la comparaison des sujets entre eux au regard d’une norme ambiante (il faut être rentable dans l’entreprise), mais dans le fonctionnement dialectique que chaque sujet, au cas par cas, est en mesure d’aménager afin de tenir un rôle social conciliable avec la structure de sa personnalité. D’une norme de comparaison purement imaginaire, on entre alors dans un mode de fonctionnement subjectif. Pour sortir de cette norme de comparaison sociale que pourtant les psychologues ressentent, il s’agit de mettre à distance les pressions normatives en se rendant compte qu’elles sont arbitraires : la rapidité, le rendement, la productivité, l’individualisme, n’ont pas toujours été des normes sociales en vigueur dans la société.
Les pressions conjoncturelles
7Un exemple très courant dans le domaine de l’insertion est la qualification des sujets par le mot « lenteur ». En quoi ce mot est-il un opérateur de tri des sujets au regard d’une norme ambiante ? Qualifier un sujet de « lent », en tant que professionnel chargé de l’accompagner, revient à se faire soi-même le vecteur d’une idéologie ambiante : la productivité. La productivité réduit le sujet à un agent économique, simple opérateur de tâches à effectuer rapidement. La lenteur devient un argument d’exclusion des sujets dans la mesure où on laisse la norme productiviste s’infiltrer dans notre manière de considérer l’insertion. Dans l’idéologie productiviste, s’insérer revient à être en capacité d’effectuer une tâche de manière rentable afin que l’entreprise ne perde pas d’argent. Le but de l’entreprise est alors réduit à une volonté de profit économique dont les sujets sont au service, ce qui les réduit à un rôle d’agent économique rentable ou non rentable. Les professionnels de l’insertion, en qualifiant les sujets de « lents » ou « rapides », véhiculent malgré eux, une idéologie productiviste causée par une réduction du sujet à sa fonction économique. Pourtant, le paradigme économique actuel ne va pas de soi : étant nous-mêmes pris, dans le domaine de l’insertion, par cette idéologie productiviste, nous oublions que nous véhiculons nous-mêmes, souvent à notre insu, une vision réduite de l’homme : celle d’un agent économique qui deviendra un exclu s’il n’est pas capable d’être performant.
8La lenteur, reprochée aux sujets, est donc d’abord le signe d’une pression normative insidieuse : « le milieu ordinaire de travail », comme il est désigné dans le domaine de l’insertion, tend à rendre ordinaire un lissage des sujets en fonction d’un critère de performance économique que les professionnels de l’insertion font vivre, sans même qu’on leur demande de l’appliquer. C’est sur ce point qu’il est indispensable de s’arrêter : l’insertion, comme domaine social de gestion des marginaux, applique un aiguillage des sujets vers le milieu ordinaire de travail ou vers le milieu protégé en fonction de critères souvent économiques et souvent à notre insu. Attestant une lenteur chez un sujet qu’il accompagne, le professionnel de l’insertion accepte, sans le vouloir, de comparer les performances économiques des sujets entre eux au regard d’une norme productiviste faisant de tel sujet un sujet inséré et de tel sujet un sujet exclu. Comment, alors, éviter de participer, malgré nous, à une réduction du sujet à ses performances économiques ? Comment éviter de véhiculer, malgré nous, une norme productiviste qui oriente notre manière de considérer le sujet ?
De la comparaison normative au fonctionnement dialectique
9La lenteur permet donc de comparer les performances des sujets entre eux afin de servir une idéologie productiviste déterminant des inclus et des exclus.
10Au contraire, la lenteur, comme indice d’un fonctionnement humain est rapportable, dans une vision dialectique des phénomènes, à une Autre scène inconsciente agissant le sujet assis en face de nous.
11Le psychologue peut recueillir le sens de cette qualification économique « il est trop lent » en l’écoutant comme un symptôme, c’est-à-dire une manifestation verbale de l’agitation inconsciente du sujet. Le qualificatif « je suis lent » n’est donc pas compris comme un risque d’exclusion pour le sujet au regard de l’obligation sociale d’être performant économiquement, mais comme une parole inconsciemment significative, dans la mesure où la structure du sujet le pousse à dire : « Je suis lent. » Au psychologue de ne pas prendre ce syntagme comme une évidence le menant à cautionner cette lenteur, aiguillant le sujet en dehors du milieu ordinaire de travail. Ainsi, le symptôme se met au travail au-delà de l’étiquetage économique qu’il revêt, c’est-à-dire dans un rapport dialectique liant cette lenteur à sa fonction inconsciente. Nous passons donc d’un rapport normatif à un rapport dialectique : d’une lenteur rapportable à un critère de comparaison sociale, nous passons à une lenteur rapportable à une causalité psychique. Le même phénomène « lenteur » est rapporté à une analyse différente que le professionnel fait exister en fonction de la place qu’il occupe auprès du sujet. Ainsi le psychologue véhicule, par le fait même de tenir cette place, l’existence d’une causalité psychique s’interposant entre le sujet et une logique productiviste qui prétend aller de soi. Tenir sa fonction professionnelle suffit à lui faire considérer cette lenteur comme la manifestation d’un ordre psychique : en effet, le phénomène observé ne précède pas l’analyse qu’on en fait. Ferdinand de Saussure l’énonçait ainsi : « [En matière de langage], bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » (Saussure, 1995). Ainsi, par la fonction même du psychologue, l’objet « insertion » est délogé du paradigme économique et déplacé vers les modalités de l’insertion subjective du sujet. Dans un premier temps, il s’agit de recueillir ce phénomène de « lenteur » comme un symptôme rapportable à une trame psychique inconsciente. Après avoir pris la mesure de la fonction de cette lenteur dans le rapport à l’Autre, il s’agit, dans un second temps, de mettre en exergue les répercussions possibles de cette structuration psychique sur les rôles sociaux de travailleur ou d’habitant, c’est-à-dire des rôles potentiels dans la conjoncture actuelle de la vie du sujet. Cette liaison dialectique de la structure à la conjoncture est un rempart à la comparaison normative des sujets au regard d’une norme ambiante. Elle est aussi une liaison en mouvement, donc ni fixe ni figée : un événement nouveau dans la conjoncture du sujet peut tout à fait réinterroger les termes du rapport dialectique mis en exergue. « La chose qu’on oublie, c’est que le propre du comportement humain, c’est la mouvance dialectique des actions, des désirs et des valeurs, qui les fait non seulement changer à tout instant, mais d’une façon continue, mais même passer à des valeurs strictement opposées en fonction d’un détour du dialogue » (Lacan, 1981). Ce mouvement dialectique s’inscrit contre la fixité d’une lenteur économique a priori handicapante dans un ensemble a priori homogène appelé le « milieu ordinaire de travail ».
La bestiole en retard, faut la rouspéter
12Monsieur S. se présente en entretien en disant : « On me dit que je ne suis pas assez rapide », et continue ainsi : « Je suis allé à la Maison départementale des personnes handicapées, car je manque de rapidité. » Questionné sur une période de travail en esat (Établissement et service d’aide par le travail), il dira : « Mon seul handicap, c’est la non-rapidité. » Afin de ne pas entériner un discours triant les lents et les rapides selon une norme d’exclusion dictée par l’idéologie économique, comment dialectiser son propos ? En lui donnant la parole afin d’analyser ses énoncés et les mettre en rapport avec un fonctionnement psychique structural latent. « Je me bloque, car je me dis que j’aurais dû faire autrement, je bloque, je manque de confiance, même mes gestes je les contrôle, et je cherche toujours ce que je veux dire, quoi poser comme question en entretien d’embauche. Je vais au ralenti, je regarde toujours le mode d’emploi pour ne pas rater, j’ai peur de me tromper. Je veux que tout soit en ordre, je m’occupe en mettant toujours de l’ordre dans mes papiers, j’essaie de canaliser mon stress. En fait je veux que tout soit impeccable ; quand tout est impeccable, je fais ce que je veux. Si c’est pas impeccable, que je suis en retard par exemple, eh ben, la bestiole en retard faut la rouspéter. » La référence au mode d’emploi est intéressante : le sujet se perd tant dans la question du « comment faire » qu’il se retrouve aux prises avec un envahissement de précautions qui rendent l’habilitation d’une satisfaction provisoire complexe pour lui. Le blocage, le contrôle excessif, la crainte de l’erreur et ce souci d’impeccabilité, dans le registre axiologique du vouloir, renvoient ensemble à une initiative inhibée par un sens aigu de la faute, typique d’un fonctionnement obsessionnel : le sujet gage excessivement, au point de s’enliser dans de multiples précautions plutôt que de s’autoriser une satisfaction temporaire et révisable. Chez Monsieur S., le sens de la faute, potentiellement présent en chacun de nous, est exacerbé au point que la satisfaction peut se replier sur elle-même : un sentiment de faute, déjà présent implicitement en creux, pourrait être repéré par l’autre, indépendamment de toute habilitation concrète d’un comportement. C’est en ce sens que nous comprenons l’énoncé sur lequel il conclut : « La bestiole en retard [en faute], faut la rouspéter », dans le sens où le sentiment de faute qu’il ressent paraît perdurer quels que soient les comportements concrets effectués ou non. « On sait que, chez le névrosé, le symptôme tient lieu de satisfaction et que c’est la raison première qui le fait paradoxalement y tenir : il réifie l’expiation ou la restriction, c’est-à-dire qu’il se donne pour but ce qui n’est normalement qu’une phase dialectique de réglementation du désir, aussitôt contredite par un moment d’habilitation. Car la morale ne se réduit pas à la restriction ; elle n’est aucunement exigence en son principe puisqu’elle vise toujours le plaisir, même si c’est un plaisir conditionnel. » (Quentel, 1999.) La prégnance structurale du sentiment aigu de la faute explique le ralentissement des comportements dont Monsieur S. souffre et que l’idéologie économique va récupérer pour faire de ce sujet un exclu, puisque non rentable. Alors que, ramenée à une névrose sous-jacente, la lenteur est le symptôme d’un fonctionnement structural inconscient. Le psychologue, par la fonction qu’il tient, offre au symptôme une dignité dans la mesure où, indépendamment de l’idéologie économique, le symptôme a sa raison d’être (en l’occurrence dans le registre axiologique du vouloir). C’est dans ce sens que nous recevons les sujets dans l’insertion : contre l’indignité qu’ils ressentent de ne pas participer au système économique parce qu’ils sont lents, nous redonnons à leur symptôme une dignité que la modernité économique balaye d’un revers de la main.
… À la conjoncture
13Désireux de tenir un rôle professionnel, Monsieur S. a effectué un stage en entreprise adaptée, au titre, bien sûr, d’une « pression du rendement qui engendre un stress chez lui ». Ne s’adaptant pas au rendement normatif du « milieu ordinaire de travail », supposé homogène, il a été orienté vers une entreprise adaptée dans laquelle le rythme productif est censé être moins intensif. Monsieur S. s’y plaît, car il peut, par ce poste de travail, contribuer socialement à une activité dans laquelle il se sent utile. Son rôle professionnel, sécurisé par la présence d’un encadrant, est donc essentiellement marqué par l’apparition potentielle d’un sentiment de faute indépendant de l’environnement de travail dans lequel il évolue. En effet, si le rendement est moins intensif et qu’il peut faire appel à un tiers, cela lui permet d’aller vérifier, auprès de l’autre, si la faute ressentie se justifie par un comportement effectué, c’est-à-dire de s’assurer que, malgré la prégnance d’une faute ressentie, il peut s’autoriser de continuer à travailler. Ce cadre de travail minimise le risque d’un enlisement dans des précautions qui, si elles deviennent trop saillantes, pourront être tempérées par l’encadrant. Il va sans dire que le cadre de travail n’annulera pas la sous-jacence névrotique, mais que le rôle professionnel du sujet, aménagé pour contenir un sentiment de faute potentiellement émergeant, n’est pas définitivement fixé. En effet, la structure névrotique sous-jacente peut émerger à d’autres occasions et venir déstabiliser le rôle professionnel aujourd’hui installé en entreprise adaptée. C’est donc d’abord dans le rapport à la structure de personnalité que se loge la question de son insertion subjective (dialectique et non figée) et, ensuite, dans la manière de vivre un rôle professionnel, aujourd’hui marqué par une idéologie économique, que se loge la question de l’insertion normative. Le psychologue dans le domaine de l’insertion, non dupe de la relativité de cette idéologie ambiante, permet au sujet de privilégier son insertion subjective là où la plupart des professionnels de l’insertion peuvent se précipiter dans des propositions de travail et-ou de logement.
Bibliographie
Bibliographie
- Lacan J.,, 1981, Les Psychoses, séminaire 3, Paris Le Seuil.
- Lamotte J.-L., 2001, Introduction à la théorie de la médiation, Paris, De Boeck.
- Quentel J.-C., 1999, « De la responsabilité à la culpabilité, l’exemple des parents d’enfants handicapés », Cahiers de regard clinique, 33 : 20.
- Quentel J.-C., 2007, Les Fondements des sciences humaines, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
- Quentel J.-C., 2009, « Marcel Gauchet et la médiation : une même préoccupation anthropologique », in Histoire du sujet et théorie de la personne. La rencontre Marcel Gauchet Jean Gagnepain, Rennes, Pur.
- Saussure (de) F., 1995, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
Notes
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[1]
Laura Sokolowsky, membre de l’ecf, « Une pragmatique de la désinsertion en psychanalyse », publication en ligne ecf.
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[2]
Le rapport chronologique n’est pas exact, mais il nous aide à expliciter qu’un moment structural implicite est dialectiquement lié à un moment conjoncturel où s’actualisent des rôles de professionnel et d’habitant.