Notes
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[1]
« Symbole » vient du latin symbolum et renvoie au « sumbolon », objet brisé dont les morceaux disjoints constituaient le « signe de reconnaissance ». Dans le langage religieux français du Moyen Âge, il qualifiait, entre présence et absence, tout « représentant » de Dieu.
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[2]
Sigmund Freud utilise, dès 1894, les termes « symbole » et « symbolique » (« symbole mnésique », à propos de l’hystérie), y voyant cette partition signifié / signifiant de l’inconscient (Freud, 1895). Il décrit les jeux symboliques (bobine et Fort-Da) qui figurent présence et absence, les rendent tolérables, tout en ouvrant au développement de la pensée, au langage. Jacques Lacan (1971) les rattache à l’« ordre symbolique » du père et de sa loi, préexistant au sujet, pris dans la parole fondatrice de l’Autre, qui médiatise les liens entre le Réel et l’enfant et le conduit, après la relation duelle imaginaire à la mère, au ternaire social.
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[3]
Le terme de « clivage » est ancien, mais Sigmund Freud l’utilisera plus spécifiquement (1927) pour nommer un retrait de la réalité, une lutte entre pulsions de vie et de mort. Melanie Klein, suivie par Wilfred R. Bion et Donald W. Winnicott feront du « clivage » et de « l’identification projective » la défense princeps contre l’angoisse primitive.
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[4]
« Groupes thérapeutiques à médiations » (Sternis, 2001 et 2013) où, entre médiations et « temps de parole », le sujet rencontre et élabore (quelle que soit sa possibilité de verbaliser) ses sensations, son identité et la limite de l’autre, sur le versant de la « psychothérapie » ou du « lien social », selon les objectifs de l’atelier.
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[5]
Cet enfant ne paraît parfois ressembler ni à son père ni à sa mère. Il ne répond parfois ni au regard ni à la voix, suscitant le sentiment douloureux d’être rejeté.
1Corps archaïque. Corps en relation. Qu’est-ce que le corps, et comment son image et sa perception se construisent-elles pour l’humain ? Un bébé, valide ou handicapé, n’est pas encore tout à fait une personne ni même un corps pour lui-même, juste des sensations envahissantes mais mal identifiées, à peine ressenties à l’intérieur de lui, prolongement de sa mère dans le ventre de laquelle il se croit encore. Et comment la construction de cette image corporelle (et de ses aléas) infère-t-elle sur la capacité d’être un sujet en lien avec d’autres sujets, d’abstraire, de penser, en un mot de symboliser ? La dimension du corps, vivant, relationnel, est essentielle dans les pratiques professionnelles, notamment auprès des personnes handicapées. Ce corps du sujet est la pierre angulaire de tous les apprentissages, du « sensori-moteur » de Jean Piaget (1959), matrice tactile et kinesthésique de la compréhension du monde, aux « méthodes actives » (Medici, 1940) et à la construction des symboles (Ferenczi, 1913 ; Bion, 1962), qui ne peuvent s’en dégager qu’après y avoir longuement et correctement séjourné. Pourtant, dans notre société agitée, ce corps paraît freiné par une pédagogie privilégiant son contrôle, en dehors de temps de jeux ou de sports codifiés. De même, la prise en compte du corps dans le soin semble souvent secondaire, voire suspecte ou méconnue, au profit d’une mise en avant du verbal et du théorique.
2Heureusement, les échanges avec les personnes handicapées sensorielles, physiques ou psychiques, psychotiques ou autistes, sont là pour nous rappeler – au même titre que les échanges avec les jeunes enfants et tous les pauvres ou les différents du langage –, que l’on ne peut exclure le corps des actions soignantes et de la remise en route et en sens de la pensée. Les « thérapies par le jeu », par l’art, par le mouvement, apparaîtront avec Sandor Ferenczi, Melanie Klein ou encore Anna Freud, sans oublier les défricheurs de « l’expression » (Thevoz, 1981) et de la « création » (Winnicott, 1975).
3Ici subsiste cependant une difficulté : faire valoir la place du corps dans l’éducation, la pédagogie, la rééducation et le soin ne signifie pas agiter l’autre, et le danger de la « surstimulation excitante » (Tustin, 1989) est tout aussi important que celui de la « déprivation sensorielle » (Spitz, 1993). Autrement dit, entre la stimulation et la sensation, puis entre cette sensation et son ressenti, voire sa possible « utilisation » (Winnicott, 1975) pour l’apprentissage, la relation ou le changement psychique, il y a souvent un complexe voyage. Car, pour paraphraser Wilfred R. Bion (1962), il n’est pas évident de ressentir ce que l’on sent, de le ressentir dans son propre corps, en lien avec son esprit et avec le monde environnant. Notre travail de soignant, de thérapeute, est donc de mettre en place des cadres et des réflexions contenants pour que les « liens psyché-soma » (Winnicott, 1969) du sensuel au sensoriel, du sensoriel à la rencontre et à la pensée, puissent se tisser.
Image de soi, image du corps, une construction relationnelle et symbolique progressive
4Reparlons donc d’abord du corps. De l’enfant, de l’adulte, de la personne ordinaire ou handicapée. Il donne lieu à l’une des plus longues définitions du dictionnaire. « Partie matérielle des êtres animés », il ne s’oppose « à l’âme, à l’esprit » qu’en apparence, puisqu’on dit aussi « l’âme chevillée au corps », « se donner corps et âme ». Socle de l’individu (« à corps perdu », « à bras le corps », « corps et biens », « le corps du délit »…) qui le rend concret, réel (« prendre corps », « faire corps », « corps gras »…), il constitue aussi ses substrats symbolique (« le corps de la lettre ») et social (« corps politique », « esprit de corps », « corps enseignant », « corps médical »…).
5Quant au « symbole », nous savons qu’il s’est dégagé peu à peu de son acception religieuse [1] pour devenir ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance analogique. Correspondance d’abord naturelle (la colombe pour la paix…), puis ineffable mais organisée (les symboles de l’écriture, les symboles chimiques…). La psychanalyse [2] utilise le terme pour nommer le résultat du « déplacement d’un signifiant vers un autre », le second représentant le premier : « symbole, mode de représentation indirecte et figurée de quelque chose d’absent, d’une idée, d’un conflit, d’un désir inconscient ». Elle distingue « l’équation symbolique », mécanisme « de la pensée concrète des schizophrènes », destiné à nier l’angoisse persécutoire, des « symboles à proprement parler » (Segal, 1970). Ces derniers se mettent en place là où le deuil de l’objet a été possible (« position dépressive », Klein, 1968). Les processus de symbolisation, tels que la psychanalyse contribue à les préciser, résident donc, à leur aboutissement, dans leur ancrage corporel autant que dans la différence / distanciation d’avec les objets, puis, à partir de cette absence qui les fonde, dans le consensus qui les véhicule, et dans leur aspect arbitraire pour celui qui les entend, issus d’une loi extérieure, sans lien direct apparent signifiant /signifié. « Le propre de la fonction symbolique, du signe linguistique et du langage » est « de créer une configuration relationnelle symbolique engendrant une mise en forme du réel qui permette de passer de l’individuel » aux « valeurs universelles » (Aulagnier, 1975), avec tous les degrés possibles dans ce trajet du particulier (pris encore dans la concrétude sensorielle) au général. Le symbole touche ainsi deux fois au manque. Il est issu d’un trou qui ouvre à sa genèse et, se représentant, atteste de l’écart entre ce vide originaire, ce corporel par essence indicible, et le symbole censé transmettre sa forme.
6Mais comment, plus précisément, ce corps advient-il à lui-même, faisant émerger une pensée et un sujet ? Il est d’abord rêvé, pensé et parlé par un autre (des autres, un couple d’autres…). Puis, la corporéité s’élabore sur sa base archaïque primaire et ses traces préverbales, les « pictogrammes » (Aulagnier, 1975). Sensations d’abord non interprétées (« éléments béta », « envahissement de manque », « données des sens », qui ne peuvent être « ni ressenties ni refoulées »), puis logées à l’intérieur de soi et psychisées en une « peau » distincte (Bick, 1967 ; Anzieu, 1979), matrice de « l’appareil à penser les pensées » (Bion, 1962), ébauche du moi et de la perception de l’environnement (humain, temps, espace).
7Au début, lors des liens précoces de l’enfant, c’est l’indifférenciation qui domine, comme quand il était dans le ventre de sa mère, faisant partie d’elle. « L’identification » est ici « adhésive » (Bick, 1967 ; Meltzer et al., 1980), et l’enfant est « collé », confondu, sans repérage ni distance, à sa surface, avec intolérance aux changements, agrippements aux séparations, comportements mimétiques et perception des corps partiels quasi « unidimensionnelle » (Meltzer et al., 1980). La mère y vit une sorte de régression identificatoire au bébé et tente de répondre parfaitement à ses besoins, de le confirmer dans son « illusion » de « toute-puissance » (la « préoccupation maternelle primaire », Winnicott, 1969), par son « holding » – portage physique et psychique – et son « handling » – soins physiques et psychiques (Winnicott, 1975).
8Nous entrons alors dans la phase « schizo-paranoïde » (Klein, 1968) « projective », où la perception du corps, de soi et de l’autre, devient « bidimensionnelle » (Meltzer et al., 1980), avec « contrôle » de « l’objet » (le « bon sein »), y introduisant brutalement ses parties « mauvaises », préalablement « clivées [3] » (Klein, 1968). D’où l’importance des réactions parentales et du « cadre thérapeutique » qui, « survivant », « résistant » et « rêvant », transforme ces « éléments béta » en conscience de soi, de son corps et du monde, séparant rêve et réalité, conscient et inconscient, prémisses d’altérité permettant « d’utiliser l’expérience » à venir, de la penser (Bion, 1962).
9L’enfant qui a rencontré, au cours de ce premier développement et des échanges avec l’extérieur, aussi bien des éléments de « portage » (Sternis, 1997) que des éléments résistants, marquant interdits et différences (la « limitation », Sternis, ibid.), s’acheminera vers une conception « totale » (Klein, 1968) et « tri-dimensionnelle » de lui-même et d’autrui, et donc possiblement « transitionnel » (Winnicott, 1975).
10Vers la « désillusion » d’un environnement, hors « contrôle magique », juste « suffisamment bon » (Winnicott, 1975) et la « position dépressive » (Klein, 1968), donc la possibilité de séparation et de pensée autonome, de symbolisation, construisant une capacité de se ressentir, de se penser (« fonction alpha », Bion, 1962 ; « Moi-peau », Anzieu, 1979) et des compromis adaptatifs (« faux self », Winnicott, 1970), étayés sur la « contenance » maternelle, mais autonome.
De la dépendance à l’autonomie psychique
11Que se passe-t-il dans l’image du corps, son maniement, pour l’entourage et le sujet, et les processus de symbolisation qui en découlent, quand celui-ci est porteur d’un handicap ?
12Pour la personne en situation de handicap, le corps occupe bien plus longtemps le devant de la scène, objet de soin (la dépendance physique, psychique) et d’attention autant que de freinage dans l’édification du lien privé à soi et au monde extérieur. Avec quelles particularités et comment vont se constituer, dans ce cas, son image, la pensée et son autonomie ? Et comment la famille et les soignants peuvent-ils y contribuer ?
La difficulté d’expérimentation
13La première particularité est liée à la difficulté d’expérimentation. Le sujet porteur de handicap physique ou psychique aura moins d’occasions d’exercer ses apprentissages sur les plans sensori-moteur (Piaget, 1959), relationnel et social. Ainsi, l’entourage devra mettre en place des stimulations complémentaires adaptées (scolaires, éducatives, rééducatives), mais avec une réflexion déjà évoquée sur les excès de proposition et d’attente qui peuvent entraîner repli et déception. Les professionnels (psychologues notamment) représenteront ici ses besoins et, le cas échéant, l’attention aux emballements de l’intégration (qui dira la blessure narcissique d’un enfant en retard intellectuellement, maintenu au-delà du raisonnable dans un CP ou un CE1 où il est répétitivement « le plus lent, maladroit et bête de la classe », et qui exprime, lors de son arrivée en ime, le soulagement de pouvoir enfin progresser à son rythme, dans le respect de sa différence).
14La nomination juste des ressentis (fonction alpha miroir) pour l’aider dans ses repérages, entre autres corporels, sera essentielle à son existence séparée, portée par la famille et les professionnels, comme les psychothérapies individuelles, les groupes de parole et groupes à médiation [4] d’un soutien précieux. C’est ici que nous voyons à quel point l’autonomie psychique peut transcender la dépendance physique.
15Prenons pour exemple le grand Didier Anzieu présidant un de ses derniers colloques, organisé par l’École de psychologues praticiens. Il a alors un parkinson avancé et doit s’allonger à chaque pause. Les intervenants lui parlent avec précaution, succédant les panégyriques et les références respectueuses à sa réflexion. On dirait une chronique nécrologique. Un silence impressionnant règne. À un moment, il dit, avec un sourire malicieux : « Hé, je ne suis pas encore mort, ne vous occupez pas de mon corps, je suis là pour la psychanalyse. » Un frisson de détente parcourt la salle.
La difficulté de constituer un moi capable de contenir les émotions et les pulsions
16La deuxième particularité, spécialement marquée dans le handicap psychique (psychose, autisme…), est celle de la difficulté de constitution d’un moi, physique, psychique, unifié (« fonction alpha », Bion, 1962 ; « Moi-peau », Anzieu, 1979) qui puisse contenir (« pare-exciter ») les émotions et les pulsions (violentes, sexuelles…) égales en énergie, mais non limitées par le partage verbal, la pensée, et majorées par les contacts physiques nécessaires, au vu du manque d’autonomie (Sternis, 2013), problématique aggravée à l’adolescence, avec l’afflux massif de sensations inidentifiables et le peu de mots pour les dire, concentrant les questions d’identité (et autour du handicap). Les y accompagner participe de leur construction comme sujet. L’image de soi et de son corps, celle des différences (sexes, générations), revient sur le devant de la scène. Dans ce contexte (où le risque d’explosion est fort), échanger et donner aux familles (et parfois aux collègues) des traductions pour les communications particulières et les angoisses spécifiques (autistiques, par exemple), en s’inspirant d’apports théorico-cliniques psychanalytiques, est une piste qui a souvent servi mes interactions professionnelles.
17Chez les autistes, l’image de soi est proche de la désorganisation primaire, loin de la « fonction alpha », avec une fixation ou une régression à un stade précoce d’indifférenciation et de toute-puissance (« identification adhésive », puis « projective » pathologique), créant de multiples clivages des perceptions et du corps. Images écartelées et émiettées, figées ou en vertige, et des protections rigides et des angoisses de disparition, écrasement, perçage, noyade, dessiccation, perte terrifiante du monde intérieur (la peau, la bouche) et extérieur, dans un espace aplati et un temps circulaire, avec des troubles intenses de la relation, de l’expression (verbale, générale : mutisme, regard « périphérique ») et de l’image du corps (absence de jeu, manipulations répétitives d’objets ou de mots, sans plaisir ni symbolisation, recherche d’isolement, d’immuable, problèmes alimentaires et excrémentiels, stéréotypies, automutilations). À l’inverse des « objets transitionnels », leurs « objets autistiques » (Tustin, 1989) restent considérés comme parties du corps et maniés en protection contre la pulsion, l’environnement et la séparation. Terreur et retrait compliquent les prises en charge, et nous indiquons la psychothérapie à médiations en parallèle de la prise en charge institutionnelle, pour accompagner les différentes phases de la constitution d’une « première peau » (Bick, 1967) et d’un espace interne contenant où les zones du corps puissent être progressivement nommées et intégrées psychiquement.
Je dis à ma stagiaire, avec qui je coanime un groupe psychothérapeutique d’argile, de ne pas porter de vêtements trop voyants, décolletés, par rapport à cette porosité de l’image corporelle, ni les pieds nus. Consciencieuse, elle s’exécute, mais l’été venant, elle accueille Maria, autiste âgée de dix ans, avec des sandales d’où dépassent de jolis ongles rouges. Maria essaye de contenir cet appel pulsionnel, mais, n’y parvenant pas, se colle à elle, pousse des cris et monte sur la table, puis, arrachant sa jupe, ouvre la fenêtre, essayant de l’escalader, comme si on étouffait dans la pièce. Car, dans ce corps mal délimité, à peine pensé, on étouffe certainement… Nous refermons la fenêtre, remettons la jupe. Accroupie près d’elle, je parle à Maria du corps, du sien, de celui des autres, des différences, de l’été. Elle se calme et la séance se poursuit, avec juste une petite agitation au moment de la sortie.
Adil, onze ans, n’est pas autiste, mais en retard intellectuel et scolaire, avec un handicap physique massif. Jumeau d’une sœur sans problème, décrit comme un « tyran familial », il exerce sa séduction de façon crue sur les adultes, n’utilise ni sa main valide ni ses yeux pourtant intacts, fait beaucoup agir les autres, avec une toute-puissance qui majore son handicap et complique ses relations sociales. Dans le groupe, il parle beaucoup et, au départ, ne touche pas la matière, mais effectuera peu à peu de la patouille et des plongées de la tête dans le lavabo, où il redeviendra… un enfant. Motivé et présent, utilisant graduellement de façon diversifiée des médiateurs et plus en relation, exprimant davantage sa fragilité, sa réalité, son lien à sa fratrie, ses besoins (y compris sensori-moteurs), au-delà de la prise en compte de son seul handicap, Adil y fera, en trois ans, une nette évolution qui se répercutera sur ses apprentissages (lecture, écriture).
De la bonne distance de l’entourage
19La troisième particularité est liée à la façon dont l’autre (parent, professionnel) va pouvoir gérer, de la dépendance à l’autonomie, sa « préoccupation maternelle primaire » et sa « fonction alpha » avec un enfant si différent, entre la difficulté première d’identification [5] et celle de protection excessive, qui peut freiner, nous l’avons vu, l’autonomie de penser, et lâcher sans trop d’angoisse un peu de ce « portage » (Sternis, 1997) pour faire fonctionner aussi la « limite » de la réalité et, avec elle, la croissance. Et comment l’enfant porteur de handicap va-t-il pouvoir lire dans les yeux de ses parents l’investissement et l’émerveillement dont il a besoin (plutôt que les préoccupations créées par son handicap), sans que ce handicap (et sa réalité) ne soit dénié, pour qu’il soit partie prenante de cette autonomie, à construire autant de l’extérieur (l’image qu’on lui renvoie, ce qu’on lui laisse faire) que de l’intérieur (ce qu’il sait ou se rêve capable de réaliser, ce qu’il se donne les moyens d’effectuer).
Relatant ces interactions cliniques, j’ai conscience que ce qui contribue à ma fonction « contenante » favorise aussi la représentation de mon lien à mon propre corps, à ma propre pensée, à mon identité soignante… Wilfred R. Bion (1962) écrit que le « lien C de connaissance » se développe quand « contenant » et « contenu » sont « conjoints et traversés par l’émotion », ce qui les amène à « connaître » et à « grandir ensemble ». Notre corps archaïque et innommable, celui qui ne sait dire ni donner forme à ce qu’il sent, lieu de nos pulsions (et de nos limites) est aussi le ferment, en chacun de nous, valides ou handicapés, patients ou soignants, de notre énergie créatrice, de notre empathie et de notre capacité de symbolisation.Un père me dit avec colère : « Dans cette réunion de parents d’adolescents, chacun explique comment son enfant pourra progressivement faire les trajets de l’institution à chez lui, et comment cela prépare son avenir de travailleur handicapé ; ma fille de seize ans ne marchera ni ne travaillera jamais, elle ne parle même pas, alors, je me demande ce que je fais ici ! » Une mère lui répond doucement : « Mon fils, aussi, je croyais qu’il ne pourrait jamais se déplacer seul, mais, la semaine dernière, il a fait une fugue en fauteuil roulant jusqu’à la maison… J’ai eu si peur quand l’institution m’a informée de sa disparition… angoisse, rage, contre lui, les éducateurs… je voulais porter plainte… Aujourd’hui, je me demande… » Le père lui coupe la parole : « Mais la mienne ne peut pas bouger son fauteuil… commence juste à manger seule, à être propre… alors les trajets ! » (Il pleure.) Je demande : « Votre fille mange seule à présent ? » – « Oui, et elle jette les couverts si on veut l’aider… comme les vêtements qui ne lui plaisent pas, ce qu’elle veut n’est pas adapté : les chaussures de sa sœur qui ne lui tiennent pas les pieds, un tee-shirt en plein hiver. Vous parlez d’une évolution ! » Une discussion s’engage entre les parents et les collègues, éducateurs, réeéucateurs, enseignants, qui coaniment la réunion. Sans jugement, douleur et interrogations s’expriment. Une réflexion se déploie. Quelles sont les marques d’autonomie, même infimes, que peuvent manifester malgré leur handicap ces enfants déjà adolescents, bientôt adultes ? Lesquelles sont dangereuses ou à soutenir ? Comment respecter cette personnalité qui s’affirme, cette intimité et cette pensée sur soi qui se développent. Une mère dit : « J’embrassais mon fils autiste et handicapé physique de treize ans sur la bouche comme un bébé, pas d’autre contact avec lui, je ne le voyais pas comme un adulte en devenir, capable de désir… mais maintenant… » Et une autre : « Je supporte seule cette pression, cette charge, les conflits avec son père, la famille, l’institution, comme si j’étais toujours un peu suspecte, coupable… » Vers la fin de la réunion, une mère dit, dans un souffle : « Ma fille autiste a appris à prendre l’autobus, mais elle a encore peur. Des fois, elle reste une heure à l’arrêt sans monter… J’ai peur aussi, elle ne lit pas les numéros ni les noms, elle les reconnaît, elle peut m’appeler sur son portable, mais elle est si fragile… j’essaye de ne pas intervenir, puisqu’elle est fière (et moi aussi ?)… Je vais vous faire un aveu, depuis trois mois, avant de partir au travail, je la suis dans la voiture de la voisine, cachée derrière le pare-soleil… J’ai honte… » Nous nous rassemblons entre professionnels en postgroupe pour échanger sur nos ressentis, notre animation. Nos corps s’ébrouent comme après une épreuve physique et psychique extrême. L’émotion et l’admiration pour ces jeunes et ces parents courageux qui prennent à bras le corps les questions du handicap, de la croissance et de l’autonomie, domine.
Notes
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[1]
« Symbole » vient du latin symbolum et renvoie au « sumbolon », objet brisé dont les morceaux disjoints constituaient le « signe de reconnaissance ». Dans le langage religieux français du Moyen Âge, il qualifiait, entre présence et absence, tout « représentant » de Dieu.
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[2]
Sigmund Freud utilise, dès 1894, les termes « symbole » et « symbolique » (« symbole mnésique », à propos de l’hystérie), y voyant cette partition signifié / signifiant de l’inconscient (Freud, 1895). Il décrit les jeux symboliques (bobine et Fort-Da) qui figurent présence et absence, les rendent tolérables, tout en ouvrant au développement de la pensée, au langage. Jacques Lacan (1971) les rattache à l’« ordre symbolique » du père et de sa loi, préexistant au sujet, pris dans la parole fondatrice de l’Autre, qui médiatise les liens entre le Réel et l’enfant et le conduit, après la relation duelle imaginaire à la mère, au ternaire social.
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[3]
Le terme de « clivage » est ancien, mais Sigmund Freud l’utilisera plus spécifiquement (1927) pour nommer un retrait de la réalité, une lutte entre pulsions de vie et de mort. Melanie Klein, suivie par Wilfred R. Bion et Donald W. Winnicott feront du « clivage » et de « l’identification projective » la défense princeps contre l’angoisse primitive.
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[4]
« Groupes thérapeutiques à médiations » (Sternis, 2001 et 2013) où, entre médiations et « temps de parole », le sujet rencontre et élabore (quelle que soit sa possibilité de verbaliser) ses sensations, son identité et la limite de l’autre, sur le versant de la « psychothérapie » ou du « lien social », selon les objectifs de l’atelier.
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Cet enfant ne paraît parfois ressembler ni à son père ni à sa mère. Il ne répond parfois ni au regard ni à la voix, suscitant le sentiment douloureux d’être rejeté.