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Article de revue

La transgenralité, une variable dans la construction de l'identité

Pages 58 à 62

Note

  • [*]
    Le terme de « cisgenre » a été créé en référence à celui de transgenre et renseigne la qualité d’une personne dont l’identité de genre est en concordance avec le sexe déclaré à l’état civil, le préfixe « cis » signifiant « en deçà, dans la limite de ».
« La contingence devient nécessité par l’acte de reprise. »
(Merleau-Ponty, 1945.)

1En octobre 2012, un colloque international s’est tenu à Cuba sur le thème « Trans-identités, genre, culture ». Avec l’objectif d’œuvrer pour la « dépathologisation » de cet état d’être, ce fut l’occasion pour Marie-Laure Peretti d’y déployer son travail de réflexion sur ce qui apparaît comme une construction identitaire particulièrement complexe, mais qui rejoint pourtant ce qui a déjà été théorisé concernant toute construction d’une identité sexuelle comme le fruit du nécessaire processus de subjectivation.

2Cet « être au monde » qu’est la personnalité transgenre, terme privilégié par rapport à celui de « trans-identitaire », mérite d’être réinterrogé avec de la profondeur de champ en passant par la question de l’être, que l’homme se pose sur et à lui-même depuis plus de deux mille ans. En effet, l’être d’aujourd’hui, dans notre société occidentale secouée par de profondes mutations, n’est pas celui d’hier, il en est l’héritier.

3Les chimères de la permanence qui, partout, entendent conserver l’ordre établi des choses, sont en fait un frein pour rendre compte de la transgenralité, et une nouvelle optique s’impose pour repenser les rapports inconscients entre soma et psyché.

4Des présocratiques – dont l’être est éternellement en devenir – aux penseurs de la phénoménologie – qui soutiennent que l’existence précède l’essence –, l’histoire de la philosophie et des idées est le témoin des différents avatars de « l’être au monde ».

5La mise en rapport des deux champs de signification, celui de la philosophie, d’une part, et celui de la psychologie, d’autre part, se fait sur un point d’ancrage qui focalise sur la question de « l’être-là » de la philosophie phénoménologique et de la notion de transfert de la pratique psychanalytique, issue d’un monde médical fortement structuré.

6Il importe de s’entendre tout d’abord sur les termes utilisés, « transgenralité » ou « trans-identité », et de revenir sur des termes qui semblent aller de soi, parce qu’en réalité rien ne va de soi.

7La connectivité entre les termes du mot par l’introduction d’un trait d’union – trans-identité –, rejette le terme sans trait d’union – transidentité – dans le registre de la simple formule, alors que « trans-identité » indiquerait qu’il existe une émergence d’un au-delà de la nature, d’un au-delà de l’identité humaine, dont on a peine à penser la localisation par notre seule conscience. « La métaphysique – l’émergence d’un au-delà de la nature – n’est pas localisée au niveau de la connaissance : elle commence avec l’ouverture à un “autre”, elle est partout et déjà dans le développement propre de la sexualité. » (Merleau-Ponty, 1945.)

8L’identité de l’infans, ses identifications primaires et son identification sexuelle passent par le regard fantasmé des parents. L’identité d’une personne se fait sur le mode primitif de la construction du sujet sur le modèle de l’autre, qui n’est pas un objet indépendant.

9La sémantique du terme « trans-identité » met l’accent sur une identité qui ne serait pas comme les autres, puisque le préfixe « trans » signifie « au-delà, à travers, d’un bord à l’autre ». Il est à utiliser avec précaution, car mettre en dehors, au-delà, c’est mettre hors la norme, et, du même coup, stigmatiser.

10L’objectif de cet article est ici de démontrer que l’être du transgenre est un être-au-monde inscrit dans un existant singulier. Pour cela, nous nous appuierons sur les apports de la philosophie, de la psychologie ou encore de la phénoménologie.

Apports de la philosophie : historicités de l’être

11La question de l’être-au-monde est à réinterroger en ce sens qu’elle est originelle, itérative et permanente : « Être ou n’être pas, voilà la question » (Shakespeare, 1639.) L’être d’aujourd’hui, dans notre société occidentale en mutation, n’est pas celui d’hier, il en est l’héritier. Comprendre la transgenralité exige de s’interroger sur l’être du transgenre.

Les concepts ontologiques fondamentaux

12Il y eut tout d’abord Homère qui nous a raconté le monde à travers les mythes.

13Puis, les présocratiques ont avancé les premières explications scientifiques du monde et de l’homme, détachées des références divines. Selon Parménide d’Élée, l’être EST parce qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas, selon le principe de non-contradiction. « Car on ne peut saisir par l’esprit le Non-Être, puisqu’il est hors de notre portée ; on ne peut pas non plus l’exprimer par des paroles ; en effet, c’est la même chose que penser et être » (Les penseurs avant Socrate, 1964a.) Pour Héraclite d’Ephèse, homme du mouvement, tout se transforme, l’être est éternellement en devenir : « On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. » (Les penseurs avant Socrate, 1964b.) Et, enfin, Démocrite d’Abdère soutient la parfaite plénitude de l’être et le mouvement du devenir : « La nature et l’éducation sont proches l’une de l’autre. Car l’éducation transforme l’homme, mais par cette transformation, elle lui crée une seconde nature. » (Les penseurs avant Socrate, 1964c.)

14Cette pensée se poursuit jusqu’à Platon qui, lui, affirme l’existence d’une essence, d’une nature humaine.

La nature humaine

15Pendant très longtemps, les philosophes ont pensé qu’il y avait une essence de la nature humaine.

16Jean-Paul Sartre affirme que des philosophes aussi différents que Diderot, Voltaire ou encore Emmanuel Kant, et alors même que la sécularisation s’est installée, pensent que l’homme a une nature humaine qui se retrouve chez tous les hommes. Pour eux, dit-il, « l’homme est possesseur d’une nature humaine qui se retrouve chez tous les hommes. L’homme des bois, l’homme de la nature, comme le bourgeois, sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes caractéristiques » (Sartre, 1946).

17Aujourd’hui, la pensée phénoménologique inverse cette proposition et regarde l’homme immergé dans la matérialité du monde qui l’entoure, résultat d’une très longue évolution.

La pensée phénoménologique

18Vingt-cinq siècles plus tard, l’ontologie phénoménologique étudie les phénomènes, c’est-à-dire les objets tels qu’ils sont perçus par un sujet conscient, en tant qu’éléments matériels d’un fait empirique. C’est une expérience observable en ce qui se présente consciemment à nous par opposition à la chose en soi ou noumène, dont nous ne saurions avoir la moindre expérience sensible. C’est la science du vécu par opposition à l’idée.

19La pensée phénoménologique, celle qui regarde l’homme immergé dans la matérialité d’un monde qui l’entoure, est une étape dans la pensée au long cours.

20Après la Première Guerre mondiale, Martin Heidegger, après Edmund Husserl, propose de comprendre l’essence de l’homme sur la base de la vérité de l’être. En 1926, il publie le célèbre « Sein und Zeit » (« Être et temps »), dans lequel il développe ce concept à partir de l’existence humaine où l’essence de l’homme est formulée dans le da-sein, littéralement « être-là », contracté en Dasein.

21À la suite de Martin Heidegger et de Edmund Husserl, Jean-Paul Sartre s’oppose au dualisme philosophique traditionnel de l’être et du paraître : « L’apparence ne cache pas l’essence, elle la révèle, elle est l’essence. » (Sartre, 1943.) Jean-Paul Sartre est le philosophe du choix devant lequel l’homme doit faire face à ses responsabilités, ce qui affirme aussi sa liberté : « Et, quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire qu’il est responsable de sa propre individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. » (Sartre, 1946.) Pour lui, il n’y a pas d’essence de l’homme.

22Enfin, Maurice Merleau-Ponty définit l’homme par son expérience. L’être au monde est un « corps visible sous-tendu par un schéma sexuel, strictement individuel » (Merleau-Ponty, 1945). Il rejoint les acquisitions les plus durables de la psychanalyse : « La signification de la psychanalyse n’est pas tant de rendre la psychologie biologique que de découvrir dans des fonctions que l’on croyait “purement corporelles” un mouvement dialectique et de réintégrer la sexualité à l’être humain. »

23C’est dans sa sexualité que l’homme projette sa manière d’être à l’égard du monde et à l’égard des autres hommes. Le phénomène sexuel, de la sexualité en général, est le reflet de notre manière particulière de projeter notre milieu affectif, notre histoire.

24C’est ce qu’on appelle la « condition humaine ». L’homme et le monde se comprennent à partir de leur facticité.

25L’apport de la philosophie, et particulièrement de la phénoménologie, est d’amener une réflexion fondamentale et une contribution décisive à la psychologie sur la question de l’être, soit celle du sujet.

26Ce qui doit se répercuter sur le thérapeute en tant qu’acceptation de la manière d’être de son patient, puisque l’apparence devient l’être du patient, « l’être d’un existant, c’est précisément ce qu’il paraît » (Sartre, 1946).

27Cette connaissance doit engendrer chez le thérapeute une disqualification de sa position de « soignant-qui-saurait », au regard de la position du « patient-qui-ne-saurait-pas ».

28L’être d’aujourd’hui n’est pas perçu de la même manière que celui d’hier. La société accueille de mieux en mieux les transgenres, parce qu’elle est prête à le faire, à quelques exceptions près.

Apports de la psychologie

29La construction du sujet est identique pour un cisgenre [*] comme pour un transgenre.

Retour sur la notion de genre

30Il faut revenir sur le concept de genre pour l’importance de son éclairage psychologique et philosophique, alors même qu’en France, il est quelque peu malmené par certains auteurs, penseurs et censeurs. À l’origine, le concept de genre est utilisé par des ethnologues américains (Margaret Mead et Bronislaw Malinowski) pour rendre compte de faits observés dans certaines cultures océaniennes.

31Ainsi, les traits de caractère de l’homme et de la femme sont-ils le résultat d’un conditionnement social.

32Cela a conduit Margaret Mead (1963) à souligner que « les rôles assignés aux sexes varient selon la trame particulière qui détermine les relations humaines, […] le garçon aussi bien que la fille, se développe et mûrit selon des lois spécifiques et locales. »

33Ensuite, le mot a été récupéré par des médecins, Harry Benjamin entre autres, des psychiatres et des psychologues, tels Robert J. Stoller et John Money, pour rendre compte du syndrome transsexuel observé chez leurs patients. C’est par analogie et processus de substitution que se forge cette nouvelle acception, jusqu’à sa consécration par Robert J. Stoller qui en fera son outil principal d’observation. Notons cette particularité dans les deux cas : dans le concept, à l’origine, l’observateur est étranger à la culture observée, et transposé dans le domaine de la psychologie, l’observateur, cette fois, fait partie intégrante des membres de la société observée, ce qui mène tout droit à la difficulté d’être à la fois juge et partie.

34Dans la continuité de cette remise en cause du terme « genre », Henry Frignet affirme que la théorie sur le genre tendrait à effacer la notion de sexe : « Le [terme de] genre, dont elle [l’anthropologie sociale nord-américaine] allait faire un concept lui permettant d’atténuer la radicalité de la bipartition sexuelle par l’effacement de la notion de “sexe” remplacée par celle de “genre”. » (Frignet, 2000.)

35Pourtant, les théoriciens de la genralité, et notamment Judith Butler, ne confondent pas les deux termes. En revanche, ils constatent, et la clinique l’atteste, que les transsexuel(les) tentent de rétablir une cohérence, en coupant, détruisant, les signes manifestes de leur sexe biologique pour substituer, recréer, les signes manifestes de l’autre sexe de façon à faire coïncider leur ressenti psychique d’appartenance à un genre avec le sexe qui s’y rapporte. Il ne s’agit pas, loin s’en faut, de substituer le genre au sexe, voire d’effacer le sexe.

36Robert J. Stoller et Claude Crépault ont constaté que, si, dans la majorité des cas, un petit garçon, soit un mâle, devient un homme masculin, et une petite fille, soit une femelle, devient une femme féminine, il n’en va toutefois pas toujours ainsi.

37Le genre n’est, par conséquent, pas conditionné par le sexe, mais est un ensemble de signes qui permettent d’identifier un individu comme se rapportant à un sexe ou l’autre, et non comme identifiant un sexe ou l’autre.

38Dans les sociétés très stéréotypées, le genre masculin se réfère au sexe mâle, tandis que le féminin se réfère au sexe femelle. L’apport des genralistes a été de montrer que cette équation n’allait pas de soi.

L’empreinte

39Très connu des scientifiques et du grand public, le phénomène de l’empreinte montre des similitudes avec la transgenralité : précocité du syndrome, phase critique, irréversibilité.

40En 1927, Konrad Lorenz étudie et conceptualise le processus de l’empreinte, processus d’apprentissage par lequel les animaux, pendant une courte période, s’attachent de manière irréversible au premier objet en mouvement qu’ils voient. Cette phase critique n’a lieu qu’une seule fois dans la vie d’un individu, et ce qui est acquis par l’empreinte est fixé de façon irréversible, alors que ce qui est appris peut être oublié. Konrad Lorenz a enfreint la règle scientifique qui interdit, exclut, l’anthropomorphisme. Il a démontré de façon expérimentale de nombreuses similitudes entre l’animal et l’homme.

41Selon Sigmund Freud, notre comportement sexuel se détermine au cours d’une certaine période de l’enfance : « Il semble que les expériences vécues du moi se perdent tout d’abord pour le patrimoine héréditaire, mais que, si elles se répètent avec une fréquence et une force suffisantes chez de nombreux individus, se succédant de génération en génération, elles se transforment pour ainsi dire en expériences vécues du ça, dont les empreintes sont maintenues par hérédité. » (Freud, 1923.)

42Enfin Robert J. Stoller, grand théoricien et praticien très contesté dans notre champ culturel et conceptuel, attire également notre attention sur l’empreinte. Il pose la question suivante : « Est-ce qu’une meilleure compréhension de la théorie de l’apprentissage et de l’éthologie n’est pas nécessaire pour nous tous, analystes, qui sommes concernés par les causes premières ? » (Stoller, 1978.) Se référant aux observations des éthologues sur les animaux, il constate « qu’il existe des modes de comportements qui, n’étant pas produits par des gènes, sont induits chez le nouveau-né par son environnement (ce qui, souvent, inclut les parents) ». Il note que les humains ont en commun avec les animaux la capacité d’influer sur leur comportement au niveau des chaînes réflexes, des instincts, par le conditionnement du système nerveux (et par le phénomène de l’empreinte). Les humains, dans cette genèse du comportement ayant, en plus, la capacité de créer des images internes. Il poursuit « quand les empiètements, tels que le conditionnement et l’empreinte par la mère sur le nouveau-né, vont de travers, l’individu est aussi mal préparé à son environnement que si ses gènes étaient défectueux. » Par conséquent « si un organisme se voit imposer dès la naissance ou peu après un certain mode d’action, ses choix alors sont désormais limités. Il ne peut pas plus échapper à un modèle inscrit de comportement ou à un réflexe conditionné (il peut à peine reconnaître la présence de tels facteurs motivants)… Il peut alors faire des choix, mais, désormais, dans une certaine limite ».

L’assujetissement-soumission dans le processus de subjectivation

43Ce concept, développé par Judith Butler en référence aux travaux de Michel Foucault et Louis Althusser, est constitutif de la subjectivation de l’individu. Opéré par tout enfant à la loi parentale, il participe du développement de son identité sexuelle et se fait sur un mode non conflictuel, parce que la parole des parents est en accord avec le sexe biologique de l’enfant, en accord avec l’histoire des parents, elle-même en accord avec les normes sociétales. L’enfant s’assujettit en se soumettant à la loi parentale parce que la soumission est la condition de son existence.

44La dyade mère-enfant se fait dans un rapport dominant-dominé, puisqu’il existe un rapport de force où s’articulent, d’une part, un sujet qui a des désirs conscients ou inconscients, la mère, et, d’autre part, un sujet en devenir qui, d’emblée, sera aimant vis-à-vis de la personne qui s’occupe de lui et le soigne : « Bien que la dépendance de l’enfant ne soit pas une subordination politique au sens usuel du terme, la formation d’une passion primaire pour la dépendance rend l’enfant vulnérable à la subordination et à l’exploitation » et « un enfant dont on s’occupe et que l’on soigne “suffisamment” sera aimant… Il n’y a aucune possibilité de ne pas aimer puisque l’amour est lié aux exigences de la vie. » (Butler, 2002.)

45Pour l’enfant futur transgenre, il se soumet à une parole qui est en contradiction avec son sexe biologique, et, par conséquent, avec la norme sociétale. Cette parole résulte de l’histoire des parents. L’enfant perçoit quelque chose de cette contradiction, cette discordance entre la parole, le regard des parents et la réalité biologique.

46La transgenralité, cette manière d’être, va se heurter à l’anthropologiquement correct de la société qui, elle, a un regard stigmatisant sur ce qu’elle perçoit comme n’étant « pas normal ».

Les identifications premières : l’anamorphose

47À la naissance d’un enfant, son identification première est une identification sexuée, c’est-à-dire son appartenance à l’un ou l’autre sexe avec, parfois, des erreurs. Cette assignation est portée par la société et par les parents. L’histoire sexuée du bébé commence dès cet instant. Peut-être a-t-elle déjà commencé dans le ventre de la maman.

48Selon des désirs ou pulsions conscientes et-ou inconscientes des parents, le sexe biologique du bébé est reconnu ou fantasmé. Souvent dans la douceur, parfois dans la violence.

49Les encouragements à devenir fille ou garçon font partie intégrante des processus de normalisation de l’enfant à se réaliser en garçon ou en fille. Processus très longs à décrire, très lents à se révéler en psychothérapie et qui se révèlent in fine comme un processus d’empreinte.

50Un sujet se construit à partir du regard de l’Autre, sur une image fantasmée, laquelle image est fantasmée pour tous. Des parents imaginent leur enfant en ingénieur, l’autre en actrice, un autre encore en président, etc.

51L’anamorphose est la manifestation, l’incarnation, la désignation de ce que l’on appelle le « fantasme ». Le regard que rencontre l’enfant est un regard fantasmé dans le champ de l’Autre, dans un état de dépendance. L’anamorphose, c’est voir quelque chose à la place d’une autre, c’est voir quelque chose qui n’est pas.

52La reconnaissance du sexe biologique de l’enfant et de sa sexuation se fait sur le même mode opératoire, qu’il s’agisse d’un cisgenre ou d’un transgenre. Anamorphose, empreinte, assujetissement-soumission et biologie participent de la construction dynamique du sujet.

L’existant du transgenre n’est pas le même que celui du cisgenre

53La recette est la même, seuls les ingrédients changent.

54Dans le cas des transgenres, cette image fantasmée concerne le sexe de l’enfant et n’est pas en accord avec la réalité anatomique. Cette discordance est à l’origine de ce que va devenir le genre de l’enfant.

55L’enfant obéit à l’injonction émise ou portée par le regard du parent d’être autre que ce qu’il est. Il s’assujettit et se construit sur cette image fantasmée, il s’identifie à elle.

56Cette injonction parentale a valeur de marque pour l’enfant et s’inscrit dans son corps, ce qui, dans certains cas, se répercutera sur son vécu par passage à l’acte dans la chirurgie réparatrice.

57Dans la thérapie avec le patient transgenre, il s’agit d’accepter l’image fantasmée, c’est-à-dire tenir compte de la dynamique qui a participé à cette construction.

58Robert J. Stoller insiste sur l’éventualité qu’il faille admettre l’existence d’une force biologique, à l’œuvre dans la construction de la transgenralité. « Cependant, cela ne veut pas forcément dire qu’il n’y a pas de forces biologiques diffuses influençant le comportement de genre ; c’est peut-être que les effets de l’éducation submergent et masquent ainsi les qualités biologiques plus faibles, et non pas que ces qualités n’existent pas. » (Stoller, 1978.)

59Il prend l’exemple d’une petite fille, déclarée et élevée comme telle à la naissance, et qui, au grand dam de sa mère, se comporte comme un garçon. À la puberté, on découvre des organes génitaux mâles. À la naissance, il avaient pourtant l’apparence d’organes génitaux féminins : pénis de la taille d’un clitoris, scrotum bifide et testicules cryptorchides. On s’aperçut qu’elle avait en fait toujours eu raison.

En conclusion

La transgenralité versus le normal et le pathologique

60Cette recherche a été approfondie par Georges Canguilhem, médecin, philosophe des sciences dans Le Normal et le pathologique (1966), où il démontre que l’être vivant ne saurait se réduire à des lois physico-chimiques et qu’il faut le considérer dans sa relation avec son milieu.

61Cela permet de rendre compte de la complexité de la vie de l’être. La vie de l’être, c’est le processus de subjectivation qui n’est pas une donnée innée, mais le produit d’une construction indissociable de la communauté dans laquelle l’être vit comme un animal social.

62

« Le normal n’est pas une moyenne corrélative à un concept social, ce n’est pas un jugement de réalité, c’est un jugement de valeur. »
(Canguilhem, 1966.)

63Pour Michel Foucault (1977-1978), la normativité fonde la loi : « Ce caractère premier de la norme par rapport au normal, le fait que la normalisation disciplinaire aille de la norme au partage final du normal et de l’anormal. Il s’agit d’une normation plus que d’une normalisation. » La loi se réfère à la norme. C’est la loi qui codifie la norme, qui la définit, qui l’établit. Les dispositifs foucaldiens de normalisation font partie des dispositifs de sécurité.

64Georges Canguilhem et Michel Foucault démontrent que la pathologie se définit par rapport à une norme.

65Le normal n’est pas une vérité en soi. Le normal est arbitraire. La norme se déplace.

66Par conséquent, il nous appartient de considérer la transgenralité comme une variable normale dans la construction de l’identité sexuelle.

De la contingence à la transcendance

67La transgenralité, cette manière d’être au monde, se heurte à l’anthropologiquement correct de la société qui a un regard stigmatisant sur ce qu’elle perçoit comme n’étant « pas normal ».

68C’est pourtant une construction recevable de l’être au monde, en ce sens qu’elle n’en représente qu’une variable.

69Cette construction s’opère sur une marque, qui a valeur d’empreinte avec son caractère d’irréversibilité. Le sujet, par sa propre subjectivation (sa réalisation dans le monde, la religion, l’engagement, la psychothérapie, l’analyse, etc.), s’approprie ce qu’il est devenu. Il subjective le rapport qu’il y a entre la sexuation et l’existence.

70Élaborer, subjectiver, trouver des réponses qui mènent à cet être au monde qu’est le transgenre, ne signifie pas qu’« ayant compris » l’aiguillage qui a présidé à cette construction, le transgenre veuille le rectifier. Non, bien au contraire. Le transgenre, dans son « étant » non thétique, reconnaît que sa manière d’être au monde est une manière d’exister due au hasard de l’anatomie via la génétique et qu’elle est, par conséquent, contingente.

71À partir de cet état de fait, il lui appartient de reprendre à son compte cette contingence par le chemin de la transcendance. Il peut légitimement demander de l’aide à la société lorsque son corps, son corps-existant, son corps-souffrant, ne se plie pas aux mécanismes habituels générateurs de sens.

72

« Tout est contingence dans l’homme en ce sens que cette manière humaine d’exister n’est pas garantie à tout enfant humain par quelque essence qu’il aurait reçue à sa naissance et qu’elle doit constamment se refaire en lui à travers les hasards du corps objectif. »
(Merleau-Ponty, 1945.)

Bibliographie

Bibliographie

  • Butler J., 2002, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer.
  • Canguilhem G., 1966, Le Normal et le pathologique, Paris, Puf.
  • Foucault M., 1977-1978, Cours au Collège de France. Sécurité, territoire, population, Paris, Le Seuil, 2004.
  • Frignet H., 2000, Le Transsexualisme, Paris, Desclée de Brouwer.
  • Freud S., 1923, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
  • Les penseurs avant Socrate, 1964a, La Voie de la vérité. L’école d’Élée, Parménide d’Élée, Paris, Garnier Frères.
  • Les penseurs avant Socrate, 1964b, Héraclite d’Éphèse, Paris, Garnier Frères.
  • Les penseurs avant Socrate, 1964c, L’École d’Abdère. Démocrite, Paris, Garnier Frères.
  • Mead M., 1963, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon.
  • Merleau-Ponty M., 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
  • Sartre J.-P., 1946, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard.
  • Sartre J.-P., 1943, L’Être et le néant, Paris, Gallimard.
  • Shakespeare W., 1603, Hamlet, in Œuvres complètes, Paris, Hachette.
  • Stoller R. J., 1978, Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard.

Date de mise en ligne : 19/09/2013.

https://doi.org/10.3917/jdp.310.0058

Note

  • [*]
    Le terme de « cisgenre » a été créé en référence à celui de transgenre et renseigne la qualité d’une personne dont l’identité de genre est en concordance avec le sexe déclaré à l’état civil, le préfixe « cis » signifiant « en deçà, dans la limite de ».
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