1Si le thème du bien-être au travail est légion dans la littérature, une fois n’est pas coutume... c’est de celui du psychologue dont il est question ! Et c’est l’occasion ici pour Rose-Marie Charest de pointer les facteurs qui peuvent l’entraver ou le favoriser, mais surtout, forte de son expérience ordinale en tant que présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, de partager avec nous les actions concrètes qui ont été mises en œuvre pour promouvoir le mieux vivre professionnel des psychologues dans son pays.
2Dana Castro : Les notions de souffrance et de bien-être au travail ont été particulièrement mises en avant ces dernières années, et sont presque présentées comme des concepts nouveaux qui donneraient lieu à des catégories psychopathologiques distinctes. Quelle est votre analyse ?
Rose-Marie Charest
Rose-Marie Charest
Psychologue cliniciennePrésidente de l’Ordre des psychologues du Québec
3Rose-Marie Charest : En effet, notre société contemporaine s’intéresse beaucoup aux notions de souffrance et de bien-être au travail, car, justement, le travail occupe énormément de place dans la société en général, et dans la vie personnelle en particulier : il confère une identité, gère la vie quotidienne, structure les journées et impose des choix. Et cette place ne se mesure pas seulement en fonction du nombre d’heures que l’on peut y passer, mais aussi en fonction des répercussions psychologiques qui en découlent. D’ailleurs, la première question que l’on pose à une personne n’est-elle pas « Que faites-vous dans la vie ? », alors qu’avant on parlait des enfants, par exemple ? Le travail est devenu une priorité. Toutefois, si le travail prend désormais plus de place, c’est également le cas du bien-être, à la fois dans le discours public et dans l’idéal d’une personne, qui consiste, aujourd’hui, à être heureux et à être performant au travail. Cependant, la rencontre de ces deux idéaux ne se fait pas toujours aussi facilement.
4D. C. : Y a-t-il une différence entre la notion de souffrance au travail et celle de bien-être ? Le bien-être implique-t-il nécessairement l’absence de souffrance ?
5R.-M. C. : Le bien-être, c’est bien plus que l’absence de souffrance. Pour qu’il y ait bien-être, il faut que la personne puisse se réaliser. Et se réaliser, c’est être capable de porter sur la scène extérieure ce que l’on est sur la scène intérieure. Il n’y a pas que les artistes qui peuvent se réaliser. Tout travailleur peut se réaliser dans son travail. Mais ce n’est pas toujours facile, car le si le travail en est une des voies, ce n’est pas la seule. Les besoins de performance et d’efficacité sont également réels et doivent trouver satisfaction. Ainsi, il reviendra non seulement aux gestionnaires, mais aussi à toutes les personnes impliquées dans l’organisation du travail, y compris soi-même, de tenir compte de l’ensemble de ces besoins.
6D. C. : Quels rôles jouent les psychologues dans la prise en charge ou la gestion de ces phénomènes ? Et comment peuvent-ils le faire au mieux ?
7R.-M. C. : Les psychologues ont l’occasion de jouer un rôle important pour soulager, mais surtout prévenir la souffrance au travail. En tant que « communicateurs » sur la scène publique, ils peuvent influencer les mentalités, les politiques sociales, les décisions administratives, etc. Et c’est sur ce terrain-là qu’ils devraient plus largement intervenir, afin que la discipline psychologique soit aussi influente que ne le sont actuellement les sciences techniques ou économiques.
8Les psychologues du travail peuvent notamment jouer un rôle auprès des équipes et de l’administration pour faire en sorte que chacun se rejoigne sur des projets communs, afin que le travail devienne un lieu de réalisation et non celui du stress et de la peur de l’échec.
9Les psychologues cliniciens aussi reçoivent en consultation des patients qui, pour nombre d’entre eux, rencontrent dans leur quotidien des problématiques liées au monde du travail : qu’il s’agisse d’un enfant qui subit une énorme pression pour son orientation professionnelle, d’un adulte qui a des difficultés à faire des choix qui lui permettraient d’être heureux tant au travail que dans sa vie personnelle, ou encore d’un salarié aux prises avec une situation de harcèlement au travail…
10Il y a trente ans, les psychologues recevaient en consultation des personnes épuisées, en dépression… Pour autant, on ne parlait pas de « burn out ». Le terme lui-même n’existait pas.
11Les esquimaux ont trente-deux mots différents pour dire « blanc ». En conséquence, ils voient trente-deux nuances de blanc. Peut-être qu’un plus grand nombre de burn out est identifié depuis que le mot existe ? Ce qui est certain, c’est que l’on pense trop souvent qu’un burn out survient à la suite d’un excès de travail. Or, je n’ai jamais vu personne être malade pour la seule et unique raison d’avoir trop travaillé. Mais plutôt parce que cette personne n’a pas été respectée ou qu’elle-même ne s’est pas respectée.
12Si le psychologue n’a pas le contrôle sur la quantité de travail donné, il a cependant la possibilité d’aider la personne à se respecter davantage.
13Ce que l’on observe le plus souvent, ce sont des salariés qui se sont rendus malades dans leur travail en raison d’un « climat » conflictuel, d’une « tension » psychologique. Il suffit qu’il y ait, dans une équipe, une personne harcelante ou une personne qui ait un trouble de la personnalité… pour que cela bascule. Et, dans ce climat toxique, certains sont plus solides ou plus fragiles que d’autres. Et si l’on ne s’affirme pas, si l’on se laisse envahir, que l’on ne se respecte pas, que l’on ne se pose pas de limites, alors ce sera difficile de rester en bonne santé.
14C’est là que les psychologues peuvent aider à guérir… mais aussi à prévenir.
15D. C. : Que signifie « se respecter soi-même » ?
16R.-M. C. : Se respecter soi-même, c’est d’abord faire des choix qui tiennent compte de qui on est réellement. Ce n’est pas toujours facile à faire. En effet, aujourd’hui, on veut tout faire, et accéder à tout ce qui fait envie. Si l’on refuse, la peur s’installe, la peur de décevoir, de gagner moins, d’être remplacé, d’être moins heureux et moins satisfait. Or, l’énergie individuelle, qu’elle soit physique, affective ou émotive, n’est pas illimitée. Il faut, lorsque l’on fait des choix, se demander en son for intérieur quel type d’énergie cela va exiger de nous. Puis, une fois la réponse trouvée, une autre question émergera alors, à savoir si l’on est disposé, à ce moment précis, à déployer ce type d’énergie, à gérer des équipes en conflit alors même que, dans sa vie personnelle, on est en train de résoudre un divorce, par exemple… L’espace privé ne va-t-il pas trop solliciter l’espace professionnel et vice versa ?
17D. C. : Et qu’en est-il du bien-être psychologique du psychologue ?
18R.-M. C. : La première question que le psychologue doit se poser est : « Pourquoi ai-je choisi ce métier ? Quelles sont les motivations intrapsychiques qui m’ont poussé vers ce choix professionnel ? »
19Il n’y a pas de honte à confesser avoir été guidé par des besoins intrapsychiques. Au contraire, c’est montrer que l’on est capable d’en tenir compte et d’en faire quelque chose de positif.
20Y a-t-il des raisons obscures à ce choix professionnel ? Il est important de les connaître et de bien les comprendre, car si le psychologue est en recherche d’une satisfaction qu’il ne trouve jamais, il va s’épuiser. En effet, s’il pense trouver dans une relation renversée la satisfaction à ses propres besoins de soin ou de dépendance, par exemple, il se sentira nécessairement frustré.
21Un psychologue a absolument besoin de bien se connaître. Si ce n’est pas une obligation au Québec de suivre une thérapie personnelle, dans la pratique, la majorité des psychologues ont tendance, à un moment ou à un autre, à consulter. Pour ma part, je considère que mon analyse personnelle a fait partie de ma formation en qualité de clinicienne comme de ma solidité intérieure en tant que femme.
22Dans sa vie personnelle, le psychologue ne doit pas se sentir « obligé » d’être toujours à la hauteur de ce qui est prôné en psychologie. Il n’est, par exemple, pas obligé d’être un parent modèle. S’il tentait de s’y conformer, il pourrait tomber dans le piège du « faux self », de se sentir constamment dans l’obligation d’un rôle à jouer, d’une image à protéger, plutôt que d’avoir un lieu pour devenir complètement soi-même.
23D. C. : Selon leur fonction, les psychologues peuvent exercer ou non la psychothérapie. Peut-on penser que ceux qui pratiquent la psychothérapie seraient plus exposés à développer une souffrance au travail ? Sinon, quels sont, selon vous, les facteurs impactants communs à cette profession ?
24R.-M. C. : Ce n’est pas tant le fait de pratiquer la psychothérapie qui impacte que le cadre dans lequel le travail s’exécute. En effet, si la pratique de la psychothérapie se fait dans un lieu où le professionnel est isolé, qu’il n’a aucun support et qu’il a un temps limité pour voir les gens, le psychologue se sent parfois réduit à l’impuissance. Comme la psychothérapie ne donne pas nécessairement de résultats visibles à court terme, le praticien peut facilement tomber dans l’autocritique et la dépréciation de soi.
25Ne se sentant pas suffisamment efficace, il pourrait développer, par exemple, « un complexe de l’imposteur », avec le sentiment de ne pas correspondre à l’image que les autres ont de lui. Néanmoins, quand cela arrive, il est très important de se tourner vers des collègues, vers la supervision, d’en parler à une personne en qui on peut avoir confiance.
26De nos jours, les gens s’attendent à être heureux tout de suite et à obtenir des résultats immédiats, ce qui met beaucoup de pression sur celui ou celle qui pratique la psychothérapie. Dans certains cas, le psychologue peut répondre à la demande, alors que, dans d’autres, soit il ne peut pas répondre à la demande, soit il doit travailler avec le patient pour comprendre d’où vient cette demande.
27D. C. : Dans l’étude que nous avons menée conjointement sur les facteurs aidants en psychothérapie, un résultat m’a semblé particulièrement surprenant, à savoir que plus de 60 % des répondants affirment que la pratique de la psychothérapie ne constitue pas, pour eux, un facteur de stress. Sachant comme cela est mobilisateur émotionnellement d’aider des personnes en souffrance, comment comprendre ce résultat ? Quelle serait votre analyse ?
28R.-M. C. : Si plus de 60 % des répondants à l’enquête pensent que la pratique de la psychothérapie n’est pas stressante, c’est peut-être que le facteur de désirabilité sociale joue ici un rôle important. Se pourrait-il que, si j’ose admettre que cela me stresse de faire de la psychothérapie, quelqu’un, quelque part, va me trouver fragile ? Se pourrait-il que ce soit parce que je n’en ai pas les compétences ? J’ai souvent constaté que les psychologues étaient très sévères les uns vis-à-vis des autres, mais aussi envers eux-mêmes.
29Il est très important que les psychologues développent davantage de solidarité. Car s’il est besoin, dans une profession, d’un esprit critique pour s’améliorer, il ne faudrait pas perdre de vue que la solidarité est également nécessaire pour se développer harmonieusement individuellement et collectivement.
30D. C. : Cette étude a également mis en évidence l’importance de la supervision personnelle tout le long de la vie professionnelle. En France, il existe une différence entre la notion de supervision et celle d’analyse des pratiques professionnelles. En est-il de même au Québec ? Quel statut aurai(en)t ce(s) dispositif(s) dans la notion de bien-être ? Comment pourrai(en)t-il(s) le promouvoir ? Quelles seraient vos préconisations à ce sujet ?
31R.-M. C. : Il y a quelques années, au Québec, les psychologues accédaient au marché du travail avec une maîtrise. Beaucoup sentaient qu’ils n’étaient pas prêts et avaient donc recours à la supervision. Aujourd’hui, le diplôme exigé est le doctorat, dans le cadre duquel 2 300 heures de stages et internats viennent compléter la formation théorique. Les psychologues se sentent donc désormais mieux armés. Néanmoins, cela comporte du bon et du moins bon, car j’estime que l’on n’a jamais atteint le point où la supervision n’est plus nécessaire.
32C’est pourquoi l’Ordre des psychologues du Québec a exigé que, pour maintenir le droit de pratiquer la psychothérapie, tout psychologue devait effectuer une supervision minimale de cinq heures tous les cinq ans, dans le cadre des critères de formation continue obligatoire. Il s’agit là d’une obligation règlementaire. Néanmoins, ce n’est qu’un minimum, libre à chacun d’aller plus loin !
33C’est une première qui s’applique à tous ceux qui pratiquent la psychothérapie, en ce y compris les médecins. La supervision apporte une sécurité qu’aucun autre type de formation continue ne peut apporter, car, dans ce cadre, quelqu’un vous voit dans l’intimité, s’attarde sur la partie relationnelle de votre pratique, apprécie vos risques de dérapage, vous guide ou vous supporte en toute confidentialité.
34D. C. : Pourrait-on établir un top 5 des facteurs les plus actifs à promouvoir le bien-être au travail ?
35R.-M. C. : S’il fallait en retenir cinq, je dirais :
- Faire des choix. Personne ne peut prétendre se réaliser à 100 % dans son travail. Cependant, il faut choisir des ingrédients qui correspondent suffisamment à ses possibilités personnelles actuelles. Si l’on est dans une période de sa vie où l’on a peu de choix, il faut relativiser en se disant que c’est transitoire. C’est particulièrement vrai pour les psychologues, car être psychologue, ce n’est pas faire tout ce qui se fait en psychologie, mais choisir à l’intérieur du métier de psychologue ce qui nous convient le mieux. Oser dire « non », c’est également une bonne façon de se respecter.
- Se laisser du temps pour retrouver des zones de plaisir, de passion : si l’on ne parvient plus à trouver du plaisir dans sa vie personnelle et à satisfaire ses passions, on finira indéniablement par surinvestir le travail et à en être déçu en retour, car le travail ne peut jamais tout apporter.
- Savoir se reposer. L’être humain est fait pour se fatiguer. Cependant, ne plus pouvoir, ne plus savoir se reposer, est un véritable problème. Il n’est pas question ici que du repos physique. Savoir se reposer, c’est aussi être capable de retrouver un état d’esprit où l’on voit les choses d’un peu plus loin, de ne plus être absorbé comme on peut l’être juste au moment où l’on quitte le travail. Il est important de se connaître pour savoir combien de temps nous est nécessaire pour décompresser et par quels moyens y parvenir.
- Accorder une importance capitale à la qualité de nos relations interpersonnelles, tant dans notre vie personnelle que dans notre vie professionnelle. Quand il y a un problème relationnel au travail, des questions surgissent : Est-ce que j’ai déjà vécu le même type de problème à un autre moment ? dans ma vie personnelle ? Il se peut que l’on traverse une situation difficile avec une personne en particulier. Mais il se peut aussi que l’on soit amené à constater que l’on rencontre le même type de difficultés dans son travail et dans sa vie personnelle ; dans ce cas, cela peut nous mettre sur la piste de quelque chose qui nous appartient plus personnellement. Il n’y a aucune relation interpersonnelle qui nous échappe entièrement. On y est pour quelque chose, soit dans la tension que l’on a créée, soit dans ce que cette personne-là nous fait vivre. On peut ne pas être l’initiateur du problème, mais on peut avoir une sensibilité qui fait que cette personne nous fait vivre les choses ainsi.
- Avoir un réel sentiment de compétence, et, pour cela, continuer à se former toute sa vie. Le sentiment de compétence est fondamental tant pour bien fonctionner, que pour le bien-être personnel. Ce sentiment doit être en lien avec la réalité. On peut mentir aux autres, mais on ne peut pas se mentir à soi-même !
36R.-M. C. : La nouvelle « loi 21 » a reconnu les compétences des diverses professions du secteur de la santé mentale et des relations humaines. Cela aide à déterminer les compétences de chacun et à délimiter les territoires. Par exemple, la compétence des psychologues pour évaluer les troubles mentaux a été officiellement reconnue, et cela a permis de dissiper certains doutes que d’autres professionnels avaient pu semer jusque-là. Il demeure toutefois des zones grises sur le terrain, et seule la compétence réelle, je le répète, et l’affirmation de soi dans le respect des compétences des autres permettront à chacun de se sentir reconnu et valorisé.
37L’estime de soi du psychologue en tant que professionnel repose sur la valorisation du titre par la société et par son entourage immédiat. Il faut toutefois que chacun garde sa capacité personnelle de s’auto-évaluer de manière réaliste. Il revient à chacun de faire les choix qui le conduiront à être plus compétent et à augmenter son sentiment de compétence, ce qui, de facto, favorisera son estime de soi et sa santé psychologique.
38D. C. : Quelles sont les actions concrètes que l’Ordre des psychologues met en œuvre au Québec pour la promotion du bien-être au travail des psychologues ?
39R.-M. C. : L’Ordre défend la valeur du titre de psychologue par tous les moyens dont il dispose. Nous faisons en sorte que le public et les décideurs soient bien informés des compétences des psychologues, mais aussi de ce que la psychologie peut apporter à la société québécoise. Nous tentons de rendre la formation continue accessible à tous les psychologues, même ceux qui vivent loin des grandes villes.
40Par ailleurs, un conseiller déontologique est disponible à temps plein pour répondre aux questions des psychologues.
41Les mécanismes d’inspection professionnelle se veulent également un support aux psychologues qui éprouvent des difficultés. Les inspecteurs vont jusqu’à demander aux psychologues ce qu’ils font pour maintenir leur propre équilibre, compte tenu des exigences de leur tâche.
42Nous disposons aussi d’un programme d’aide aux psychologues qui traversent des moments de crises tels que le suicide d’un patient, par exemple, ou encore une crise personnelle.
43D. C. : Et le mot de la fin pour vos collègues français ?
44R.-M. C. : L’Ordre des psychologues du Québec a cinquante ans. Et si, tout au long de ces années, nous avons appris beaucoup de choses, beaucoup reste encore à apprendre ! Nous avons réussi à prendre notre place en tant que professionnels, mais il reste encore beaucoup de terrain à occuper. La science et la pratique de la psychologie sont en constant développement. Les nouvelles technologies devraient être mises au service de l’humain en général et du psychologue en particulier. La diffusion d’informations ne peut se substituer au processus de communication qui est essentiel au bien-être d’un être humain. La science doit être mise au service de la discipline. Et les cliniciens doivent pouvoir poser des questions aux chercheurs, et inversement. On ne pourrait pas tolérer qu’une science qui se développe en laboratoire oriente la pratique des psychologues de terrain sans qu’il y ait de communication entre eux. Ce ne serait profitable ni pour la clientèle ni pour le psychologue. Si la santé psychologique d’un individu réside dans la qualité des liens qu’il tisse, la force d’une profession, de la nôtre en particulier, découle du partage des savoirs et des expériences.