Notes
-
[*]
Pour comprendre le débat et les questions entre les termes « psychotropes », « psychédéliques », « drogues » et autres… voir Olin et Plasait, 2002-2003, Rapport du Sénat n° 321. Session ordinaire. Tome 1, pp. 91-117 et Chambon, 2007, pp. 37-66.
1Quels liens existe-t-il entre les états de conscience mystique et l’absorption de substances psychédéliques ? Peut-on induire une expérience religieuse grâce à l’ingestion d’un psychotrope, et, si oui, comment ce ressenti va s’inscrire dans la vie de l’individu qui l’a éprouvée ? La célèbre expérience du vendredi saint de 1962 a initié ces recherches, d’autres ont suivi qui ont essayé d’en contourner les biais. Quand la recherche met en doute la réalité des ressentis.
2Dans cet article, nous allons présenter quelques études scientifiques qui dérangent et qui sont à l’origine de nombreuses polémiques. L’ignorance et le dogmatisme n’étant pas à l’origine d’avancées scientifiques notables, nous avons décidé d’en dire quelques mots avec toutes les précautions d’usage, celles qui font que les modèles scientifiques sont un regard sur la réalité qui se doit d’être constamment mis à l’épreuve à partir d’un principe simple, celui de la réfutabilité. Pour chaque discipline, il existe des pans méconnus de recherches qui sont atypiques et qui ne s’inscrivent pas dans les normes et le conformisme ambiant de la communauté scientifique. Les travaux expérimentaux sur le vécu mystique ne dérogent pas à la règle, bien au contraire, puisqu’ils posent des problèmes à la fois éthiques et idéologiques, mais aussi scientifiques, notamment au niveau de leurs effets sur les sujets. L’activation du sentiment mystique se présente de différentes manières, mais la recherche expérimentale dans le cadre précis du contrôle de l’administration de la preuve a revu cette question à partir de l’utilisation de substances psychédéliques autorisées pour la recherche dans certains pays, mais formellement interdites en France. Ce qui a donné lieu à des études controversées et troublantes quant aux résultats obtenus de ce qu’il est bien convenu de nommer « l’expérience mystique en laboratoire ».
3Extase, plénitude, sentiment océanique… l’expérience mystique reste un vécu difficile à identifier, c’est-à-dire à décrire (Valla, 1992). Il faut dire qu’il est rare. Les termes manquent ou semblent bien souvent imparfaits pour en rendre compte, et le paradoxe des associations de sens intrigue : « éternité de l’instant » ; « ineffable extase » ; « être à la fois présent et absent »… Dans un second temps, la difficulté vient du vécu lui-même, la plupart du temps extrêmement bref, et des causes difficiles à identifier. Quant à l’interprétation, les explications sont variées, non consensuelles et imparfaites actuellement pour embrasser la totalité du phénomène. En psychopathologie, psychiatrie et psychanalyse, on parle généralement de « délires mystiques », car la question du sens de cette expérience intime pose problème (Mahieu et Azibi, 1996). On connaît aussi le contenu d’extases mystiques par la littérature qui abonde de textes religieux, évoquant avec plus ou moins de réussites cet état très particulier (sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix…). Les ethnologues et les anthropologues, de leur côté, ont essentiellement abordé la question à partir d’observations dans les sociétés dites « traditionnelles » (cf., par exemple, Deshayes, 2001). L’expérience mystique est généralement associée au monde religieux (au sens large), car les religions ont rapidement vu l’utilité d’interpréter ce vécu spécifique. Ce lien direct avec l’au-delà, le divin, l’invisible… reste un moyen concret si ce n’est d’asseoir un dogme, au moins de le conforter en période de doute. La croyance n’ayant pas besoin de faits (dans le sens scientifique du terme) pour valider la réalité, les faits ne sont pas à même de l’ébranler et, à ce titre, un vécu rapporté peut suffire à galvaniser les foules, à donner espoir, à servir de « preuves ». Les psychotropes [*] ont toujours eu, dans bon nombre de sociétés, des fonctions importantes de normalisation des conduites sociales. L’utilisation socialement canalisée de certaines substances psychotropes pour entrer en contact avec le monde de l’invisible dans les sociétés traditionnelles est une constante (Eliade, 1968). L’effet de cette imprégnation culturelle est tel qu’en fonction de l’existence structurée ou non du cadre symbolique qui leur est associé, les résultats sur les personnes peuvent être opposés. C’est, par exemple, le cas du cannabis qui pose un réel problème dans les sociétés occidentales, mais qui, pendant des siècles, a largement été utilisé en dehors des interdits qu’on lui connaît aujourd’hui. C’est donc par l’existence de règles précises que l’utilisation de substances hallucinogènes a un sens dans une société ; il en est ainsi de l’usage ritualisé qu’en font les chamanes (Perrin, 1995). L’utilisation de ces produits dans un cadre culturel défini a d’ailleurs des objectifs précis. C’est le cas dans certains rites de passage ou dans la régulation du fonctionnement social des groupes, que ce soit aux niveaux thérapeutiques et-ou religieux. Si, pour les ethnologues, les anthropologues ou les historiens des religions, cette association et ses effets ne font aucun doute (Baud et Ghasarian, 2010), peu d’études en laboratoire ont été réalisées pour analyser les mécanismes impliqués dans ce vécu. Il faut dire que les questions éthiques et législatives sont au premier plan de la rareté des travaux de cette nature. Mais il existe un petit nombre de recherches expérimentales qui sont venues conforter les liens entre un sentiment actualisé dans le domaine religieux – le sentiment mystique – et l’usage de certains psychédéliques.
Un peu d’histoire : l’expérience du vendredi saint
4C’est en 1962, le jour du vendredi saint, que débute une expérience célèbre de psychologie de la religion. Dans le cadre de son doctorat qui traite des liens entre l’utilisation de substances psychédéliques et les états de conscience mystique, Walter Pahnke met en place une recherche visant à induire chez des étudiants une expérience religieuse. Il s’agit de comprendre, dans un cadre religieux particulier, un état de conscience spécifique déclenché par l’ingestion d’un psychotrope : la psilocybine. Cette substance se retrouve dans de nombreux champignons comme le célèbre « psilocybe mexicana », plus connu sous le nom de « champignon magique ». Chimiquement proche du lsd, elle procure une certaine détente, un sentiment de relaxation, voire de détachement… pour les sensations positives. C’est dans la chapelle privée du Marais de l’université de Boston que s’est déroulée l’expérience. Une vingtaine d’étudiants en théologie chrétienne reçoivent aléatoirement, sous forme de petites capsules, soit de la psilocybine (30 mg) pour dix d’entre eux, soit un placebo pour les dix autres. Ils sont ensuite, par groupe de cinq, installés confortablement dans des petites salles de la chapelle pendant le service religieux officiel qui est mené par un pasteur. L’ensemble du service (prières, chants, musique d’orgue…) étant diffusé pendant environ deux heures et demie. Un point important de l’étude de Walter Pahnke est la mise en place d’un climat social favorable, c’est-à-dire une communauté de croyants dans une atmosphère propice (ambiance musicale, méditation, lumière feutrée…), destinée à susciter et amplifier les sentiments religieux à l’instar des cultures traditionnelles où le groupe et le contexte jouent un rôle considérable. En effet, la dynamique du groupe favorise, tout en contrôlant, les effets des psychotropes qui ont comme principale particularité de déformer la réalité. On comprend d’ailleurs pourquoi le contrôle social est crucial dans ces expériences subjectives, car, dans un contexte culturel différent où le cadrage est plus flou, les effets deviennent nécessairement plus chaotiques et peuvent confiner au domaine de la folie. L’évaluation des résultats a été réalisée à partir d’entretiens et d’un questionnaire qui a été construit sur la base d’une étude approfondie de la typologie mystique basée notamment sur les travaux pionniers de ses prédécesseurs, que sont William James (1902), Evelyn Underhill (1960) et Walter Terence Stace (1960). Il est parfois difficile de mettre des mots sur des sensations particulières. La terminologie langagière est souvent imparfaite. Le sens d’une expérience originale est difficile à appréhender parce que rare pour l’individu, mais aussi pour la société qui a du mal à fournir les termes adéquats pour rendre compte de vécus trop spécifiques pour être clairement identifiés par le plus grand nombre. Walter Pahnke (1963) a utilisé dans sa recherche huit catégories pour évaluer la dimension mystique et une catégorie pour évaluer les changements d’attitudes et de comportements :
- La première aborde le sentiment d’unité, qui est une caractéristique importante du vécu mystique où l’on peut distinguer l’unité interne, c’est-à-dire que le sujet peut ressentir l’équivalent d’une dissolution de l’identité personnelle, une perte de soi, et l’unité externe, un sentiment où l’on est une partie d’un grand tout.
- La transcendance du temps et de l’espace. On peut tenter de l’illustrer avec les termes de « sensations d’éternité » ou « d’infini ».
- La troisième caractérise un état d’esprit positif profond, organisé autour des sentiments de joie, de bonheur, de paix et d’amour.
- La dimension sacrée, un vécu qui conjugue les sentiments de respect, d’intuition, d’émerveillement et d’émotion.
- Le sens de la réalité objective, catégorie qui comporte deux éléments qui sont liés, la certitude que ce que l’on vit est absolument objectif, pour le dire autrement « on est dans le vrai », et cette connaissance est à la fois intuitive et acquise par l’expérience directe.
- La sixième dimension est dénommée « paradoxale ». Elle se traduit par des oppositions logiques (présent / absent ; plein / vide ; froid / chaud…), mais qui ne sont pas perçues comme telles dans le vécu de l’expérience mystique (par exemple, on peut se vivre à la fois comme présent et absent).
- La dimension de l’ineffable, qui rend compte de l’impossibilité de traduire avec précision l’expérience mystique ; elle est au-delà des mots.
- La huitième catégorie renvoie à l’aspect éphémère de l’expérience, cette caractéristique indique que l’état mystique est transitoire, qu’il ne peut pas être vécu indéfiniment.
- Une dernière catégorie, indépendante des huit autres, concerne les changements positifs d’attitudes et de comportements. Elle est divisée en quatre groupes : changement vis-à-vis de soi-même, des autres, de l’existence, et vis-à-vis de l’expérience mystique elle-même. Ce dernier point signifie que la personne a vécu cette expérience comme précieuse et qu’elle lui semble importante et utile dans sa vie (1963, p. 17).
Quid de l’expérience 25 ans plus tard ?
5Une étude critique, menée par Rick Doblin (1991), semble montrer qu’à très long terme, cette fois-ci, environ vingt-cinq ans plus tard, les sujets de l’expérience de Walter Pahnke qui ont pris de la psilocybine évoquent des changements spirituels plus importants dans leur existence que ceux du groupe contrôle. On obtient même des résultats supérieurs dans certaines catégories à ceux obtenus six mois après la prise de psilocybine, comme pour le « sentiment d’unité » ou encore pour la catégorie « objectivité de la réalité » (Doblin, 1991, p. 11). D’ailleurs, la moyenne pour l’ensemble des catégories du groupe « psilocybine » est supérieure « à long terme » à celle obtenue six mois après l’expérience.
6L’idée alors avancée est que des expériences religieuses intenses, de type mystique, peuvent amener les gens à plus de « bien-être » sur du très long terme. Signalons néanmoins que le pas à franchir entre les sujets d’une expérience de laboratoire et des personnes qui vivent ces expériences dans leur quotidien est un pas à franchir avec précaution. Si on ne peut nier les liens entre l’utilisation de certaines substances psychédéliques et des phénomènes psychiques particuliers associés au monde religieux, il est en même temps difficile de réduire ce vécu spirituel à une analyse strictement chimique. Une des principales raisons vient du fait que chaque perception, chaque représentation, est toujours en lien avec une grille de lecture du monde fournie par la société et la culture spécifique dont sont issus les croyants. À ce titre, un chrétien interprètera une expérience mystique dans les limites de son système de croyance, c’est-à-dire à partir de symboles issus du christianisme. Walter Pahnke reconnaît lui-même les limites de la lecture strictement chimique, puisqu’il signale clairement que la préparation et les attentes jouent un rôle important. D’ailleurs, son expérience n’a pas pour objectif de savoir si la psilocybine provoque indépendamment du contexte des effets mystiques, mais bien de maximiser les effets conjugués de la substance psychotrope et de la suggestion (1963, p. 257). Pendant un certain nombre d’années, ces travaux ont été abandonnés pour différentes raisons, et notamment pour des questions légales (Doblin, 1991, p. 2). Récemment, et parce que la législation de certains pays a été modifiée, une nouvelle série de recherches a vu le jour.
Les nouvelles études expérimentales sur les effets de la psilocybine
7En 2006, une version plus rigoureuse a été menée à l’université Johns-Hopkins par Roland Griffiths et son équipe. Les résultats obtenus sont très proches de ceux de Walter Pahnke (1963). Reprenant, pour partie, le principe des travaux de son prédécesseur en la matière, il réalise une étude en double aveugle qui combine la prise de psilocybine et le cadrage religieux et spirituel des sujets. Le but de l’expérience est, là encore, d’étudier les effets de l’ingestion de psilocybine à court et long termes. Plus précisément, les sujets sont des adultes qui n’ont pas l’expérience des produits psychédéliques et qui ont une activité spirituelle et-ou religieuse (ils vont à l’église, prient, méditent, participent à des groupes de discussion…). Ils ne reçoivent aucune compensation financière pour leur participation, il s’agit d’un libre choix. De plus, après acceptation de l’étude, chaque sujet désignait trois adultes en contact avec le participant (membres de la famille, collègues, amis…) qui pourraient rapporter les éventuels changements sur du court et du long termes au niveau des attitudes et des comportements à la suite de la prise de psilocybine. L’empan temporel des sessions est de deux mois. Trente volontaires suivent deux sessions. Lors de la première session, et de manière aléatoire, quinze d’entre eux reçoivent une dose orale de psilocybine (30 mg / 70 kg) et quinze autres du methylphenidate (40 mg / 70 kg) qui est un simple stimulant. On inverse les conditions deux mois plus tard. Un troisième groupe est composé, quant à lui, de six personnes ; elles vont chacune prendre une dose de methylphenidate, il en sera de même deux mois plus tard, mais, lors d’une troisième session, ils recevront comme les deux autres groupes une dose de psilocybine. Chaque session dure environ huit heures. À l’inverse de l’étude de Walter Pahnke (1963), les sujets sont ici en situation individuelle, mais toujours accompagnés par deux moniteurs. L’ambiance est propice à une activité spirituelle, cadre agréable, musique douce (identique pour tous les participants) et consignes spécifiques… Les sujets sont encouragés à fermer leurs yeux et à réaliser un travail d’introspection. Comme la psilocybine déclenche parfois de l’angoisse et de la peur, les moniteurs peuvent rassurer les sujets verbalement ou par des contacts physiques. Environ sept heures après l’ingestion du psychotrope, quand les principaux effets du produit sont passés, les participants répondent à plusieurs questionnaires, dont deux concernant les expériences spirituelles.
8Le premier est composé d’une centaine d’items qui abordent différents états de conscience (Griffiths, Richards, McCann et Jesse, 2006, p. 4) ; le second est spécifiquement une échelle de mesure des états mystiques essentiellement développée par Ralph Hood et al. en 2001. Ils répondent de nouveau aux questions deux mois plus tard. Concernant les résultats pour l’impact immédiat, environ un tiers des sujets considèrent qu’il s’agit de l’expérience spirituelle la plus importante de leur vie, et 61 % des sujets, soit vingt-deux sur trente-six, rapportent une expérience mystique totale ; ils ne sont que quatre avec le placebo « actif ». Concernant les effets à long terme, c’est-à-dire deux mois après la prise de psilocybine, une proportion importante de sujets (79 %) reconnaissent à cette expérience un statut particulier dans leur vie, puisqu’elle implique encore chez eux des changements spirituels. De plus, ces changements sont positifs, que ce soit au niveau des attitudes concernant la vie en général et soi-même, de l’humeur, de l’altruisme ou encore des comportements (Griffith et al., 2006, p. 11). Ces changements sont aussi évalués et confirmés par les observateurs extérieurs. Il faut aussi signaler que, malgré la préparation soigneuse et sécuritaire de l’expérience, onze personnes sur trente-six ont fait l’objet de crises d’anxiété, voire de paranoïa, crises qui n’ont pas eu d’effets notoires à long terme selon les auteurs. Cette première recherche est surprenante sur au moins trois points :
- l’intensité des effets (après une seule expérience en laboratoire) ;
- le changement positif au niveau de l’humeur, ainsi que les comportements qui en découlent ;
- la persistance, deux mois plus tard, de ces mêmes effets.
Comment comprendre les expériences sur le sentiment mystique ?
9Tout d’abord, ces recherches s’inscrivent dans une mouvance bien particulière et fortement critiquée : la médecine psychédélique (Chambon, 2007 ; Griffiths et Grob, 2010) avec comme principal objectif des implications thérapeutiques dans le cadre de dépressions ou de phénomènes d’anxiété, mais aussi pour stopper des comportements d’addiction… Il faut clairement signaler que les substances psychédéliques ne sont pas sans dangers. D’ailleurs, dans chacune de ces expériences, et pour de nombreux sujets, il y a eu des crises d’anxiété et de paranoïa. De plus, ces études peuvent s’avérer problématiques si elles sont mal comprises, c’est-à-dire diffusées sans précaution. Elles ne doivent en aucun cas servir de caution à l’utilisation incontrôlée de ces substances. Pourtant, un rejet en bloc pour des questions idéologiques n’est certainement pas la solution, c’est une analyse critique, point par point, qui se doit d’être appliquée. On ne peut pas nier que ces recherches existent, et elles illustrent la difficulté d’expérimenter sur certains états extrêmes de la pensée mystico-religieuse. En dehors des objectifs thérapeutiques, la question est de savoir si une expérience mystique (provoquée ou naturelle) est à même d’enclencher des changements positifs majeurs chez les sujets.
10C’est aussi l’occasion d’évaluer l’impact du cadrage social dans ces modifications et, même si la question n’a été qu’indirectement abordée, ces variables sont en fait essentielles. L’expérience mystique est souvent rapportée comme un vécu individuel et intime. Pourtant, les travaux réalisés en laboratoire montrent que la dimension sociale se retrouve à différents niveaux. On observe tout d’abord une combinaison entre le substrat culturel (niveau 4 de la typologie de Doise, 1992), c’est-à-dire la croyance religieuse et spirituelle des sujets et la dimension positionnelle (niveau 3) avec le rôle indispensable du ou des tuteurs-moniteurs. Roland Griffiths signale à de nombreuses reprises qu’une utilisation de ces substances dans un contexte où il n’y a pas de supervision médicale et-ou religieuse peut déclencher de la peur et de l’anxiété avec des comportements à risque. De plus, et toujours pour minimiser les risques, c’est une population de croyants qui a été choisie avec un arrière-fond culturel et idéologique précis permettant la gestion du vécu mystique. L’action qui consiste à déformer la réalité ne peut se faire qu’accompagnée et sur des personnes ayant des prédispositions culturelles leur permettant psychologiquement d’intégrer cette déformation.
11Le parallélisme avec certaines observations de terrain rapportées par les ethnologues est évident. Absorption de substances sous le contrôle d’un chamane, sorcier, guérisseur… et matrice culturelle d’interprétation construite par le groupe pour absorber la déformation et en faire une production culturelle avec des effets notoires sur l’identité du sujet et de son groupe d’appartenance.
12Mais les résultats les plus surprenants restent les effets « positifs » à très long terme au niveau des attitudes, des émotions et des comportements avec une augmentation de l’altruisme et de la satisfaction de vie. Comme le signale Roland Griffiths (2008), il est rare qu’une recherche en psychologie produise des effets positifs aussi durables à la suite d’une seule expérience en laboratoire. Si ces interrogations ne sont pas nouvelles, puisque William James (1902) ou encore Abraham Maslow (1964) ont travaillé sur les états mystiques, qui, selon William James, rendaient les gens plus nobles (Haidt, 2010, p. 237), c’est l’activation en situation expérimentale de ces mêmes sentiments qui est novatrice. Peut-on critiquer ces travaux au niveau méthodologique ? La recherche a été réalisée en groupe chez Walter Pahnke (1963), et des interférences peuvent avoir eu lieu entre les sujets qui étaient sous psylocibine et ceux sous placebo. Avec Rick Doblin (1991), nous sommes dans du déclaratif avec un écart particulièrement long entre l’expérience initiale et les entretiens qu’il a menés. Il est donc difficile d’en tirer des conclusions définitives, car la relation de cause à effet se discute. On peut simplement relever des convergences de propos pour les sujets de chaque groupe, notamment les fameux effets positifs rapportés pour les sujets du groupe « psylocibine ». Les travaux de Roland Griffith et de ses collaborateurs (2006, 2008, 2011) sont, de leur côté, particulièrement rigoureux. Mais les expériences en laboratoire sur le vécu mystique – déclenché chimiquement – correspondent-ils au vécu mystique en situation naturelle ? Ou alors sommes-nous face à deux ressentis différents ? Il est délicat d’avoir une position ferme sur la question, mais, actuellement, au niveau nosographique, les chercheurs n’ont pas relevé de différences notables entre les deux formes de vécu (Chambon, 2009, p. 263). La dimension tautologique de ces études est aussi une critique récurrente. La préparation est telle que l’absorption d’une substance qui modifie le rapport à la réalité ne peut que déclencher une expérience mystique chez une personne qui a une vie religieuse et-ou spirituelle active. Si ces remarques présentent une certaine pertinence, elles ne résolvent pas la vraie question qui concerne les effets positifs aux niveaux cognitifs et comportementaux à long terme et à très long terme. On peut aussi critiquer la mesure de ces modifications : en psychologie, nous savons que ce que dit une personne d’elle-même ne correspond pas automatiquement à la réalité effective, notamment de ses actes. Il se trouve que ces changements sont aussi évalués et confirmés par les observateurs extérieurs. Méthodologiquement, cela peut malgré tout poser problème, même une solide formation pour des non-spécialistes présente des limites. Il est surtout intéressant de constater dans les travaux de Roland Griffiths et de ses collaborateurs (2008) que ce sont les scores élevés à l’échelle du mysticisme juste après la phase expérimentale qui sont en lien direct avec les changements spirituels les plus importants (idées et comportements). Les travaux expérimentaux sur les sentiments mystiques sont rares. Il faut dire que la question de la transcendance ne se prête pas facilement à la recherche expérimentale (Haidt, 2010, p. 234). Si constater ces changements est une chose, les expliquer en est une autre, et il faut bien admettre qu’actuellement rien n’est vraiment satisfaisant du côté du « pourquoi ». Ces expériences intriguent pour de nombreuses raisons. Macro-sociales tout d’abord, c’est-à-dire culturelles et plus précisément éthiques, elles peuvent choquer. Mais aussi à des niveaux intra et interindividuel, quand cela concerne les effets observés sur les sujets. Enfin, le problème de la temporalité n’est pas anodin, arriver à modifier certaines idées et comportements sur du long terme reste, pour de nombreux chercheurs en sciences humaines, un obstacle majeur aux changements des habitudes quand elles sont néfastes pour le sujet. Ces recherches existent, elles déroutent, et les résultats sont troublants. À suivre, donc…
Notes
-
[*]
Pour comprendre le débat et les questions entre les termes « psychotropes », « psychédéliques », « drogues » et autres… voir Olin et Plasait, 2002-2003, Rapport du Sénat n° 321. Session ordinaire. Tome 1, pp. 91-117 et Chambon, 2007, pp. 37-66.