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Article de revue

Singularité du cadre et de la technique du psychologue en libéral

Pages 46 à 48

1Qui demande et qui entendre lorsque l’on reçoit des patients cérébro-lésés en pratique libérale ? Contrairement au cadre thérapeutique habituel, il faut se rendre sensible au processus.

2Comment pallier les défaillances cognitives sans pour autant perdre de vue le nécessaire travail de remaillage et de réappropriation de soi que le patient aura à accomplir ? Comment lui permettre de retrouver cohérence et unité quand une partie de son être est bouleversée ?

3Recevoir des patients cérébro-lésés en cabinet libéral peut d’emblée être considéré comme une gageure : oublis de rendez-vous en raison des troubles mnésiques, peu d’élaboration ou de possibilité de verbalisation liée aux troubles du cours de la pensée et de la parole (aphasie), peu de conscience de sa situation en référence à l’anosognosie… Autant d’attaques possibles de la situation psychothérapique, et pourtant… L’accueil de cette patientèle ne se fait donc pas sans quelque aménagement du cadre et de la technique.

Qui demande et qui entendre ?

4Tout d’abord, la demande émane le plus souvent d’un tiers, institutionnel ou familial. De quelle demande s’agit-il et à quelle demande devons-nous répondre ? Celle d’une famille ou d’un conjoint épuisé, excédé, meurtri ? Et quelle place allons-nous lui donner dans le processus psychothérapique ? Souvent, le premier travail consiste à resituer le patient en tant qu’interlocuteur dans ce dispositif et à lui redonner la parole, sans pour autant négliger son entourage. Le traumatisme, l’accident, est une onde de choc qui frappe et se répand dans plusieurs cercles concentriques autour du blessé. Il nous faut en tenir compte. C’est d’ailleurs la source de nombreux décalages entre les patients et leur entourage, chacun ne vivant pas la même chose au même moment. Quand leurs proches s’interrogent sur le pronostic vital, ils sont plongés le plus souvent dans un coma qui les coupe de toute cette scène traumatique, à laquelle ils auront difficilement accès en raison de l’amnésie post-traumatique. À la phase de réveil, le chemin commence pour eux là où, quelque part, il s’arrête pour leur famille, leurs proches, puisqu’ils sont vivants et parfois sans lourdes séquelles visibles.

5Souvent, rien n’est visible, et pourtant rien n’est « comme avant ». « Avant », temps présenté comme un âge d’or. Ainsi, ce qui était en souffrance était toutefois contenu dans un relatif équilibre. Il est difficile de généraliser tant les situations de vie, les conditions et les circonstances de l’accident sont dissemblables, mais des drames familiaux peuvent se rejouer là, dans une certaine symbolique. Ou bien, avec la levée de certains freins (désinhibition), ce qui évoluait à bas bruit devient bruyant, gênant. « Il est devenu la caricature de lui-même » est une phrase que nous avons si souvent entendue de la part des proches.

6Dans d’autres situations, la famille, l’entourage, pensent qu’il n’est plus possible de lui redonner la parole ou qu’il-elle ne peut entendre ce qui est dit à son sujet ou qu’il-elle ne peut plus être responsable de ses actes. La violence, l’incompréhension et l’isolement qui se forment alors progressivement autour d’eux rendent chacun des acteurs vulnérable.

7Il est vrai que, dans les suites immédiates de l’accident, les soins importants et les manquements bousculent les rôles et les statuts : infantilisation, mise à l’écart, discrédit. « Je lui dois tout. Elle me le fait sentir », disait un patient à propos de sa compagne. De même, il est difficile de penser que l’évolution des personnes cérébro-lésées se fait sur de longues années. Mais, au fil du temps, on oublie ce dont il-elle pouvait être capable, et les proches ne perçoivent pas toujours les progrès, les avancées sur la vie, tant ils sont imperceptibles à l’aune du quotidien : « Je suis un apprenti de la vie, il faut tout recommencer. » Le regard tiers posé est alors essentiel.

Le cadre et la position du thérapeute

8Le cadre n’est pas toujours aisé à poser : les horaires, la durée des rendez-vous, sont mis à mal par le ralentissement ou la logorrhée. Le fil du discours et la continuité du travail sont perturbés par les troubles mnésiques souvent invalidants. Des outils peuvent venir suppléer, comme la prise de notes ou encore le rappel des moments clés de la séance.

9Mais c’est aussi la position du thérapeute qui va différer, sans doute moins distanciée, au moins au début, afin de permettre au patient de faire siens les ressorts du travail psychothérapique et de l’introspection. Certains d’entre eux n’auraient sans doute jamais franchi les portes de nos cabinets sans cet accident de vie. Ils nous le disent dans l’après-coup, comme dans cette formule si évocatrice : « Je retrouve ma tête avec une fenêtre ouverte. »

10Ce travail peut et doit être soutenu par une rééducation cognitive faite en parallèle. Il faut souligner ici l’importance d’une réadaptation pluridisciplinaire pour aborder toutes les facettes de cette pathologie complexe et aux confins de nombreuses disciplines. Cela nécessite également de la part du thérapeute une base de connaissances neuropsychologiques en toile de fond. Mais cette connaissance ne doit pas pour autant nous figer dans des incapacités. En effet, la plupart des documents médicaux nous donnent à penser les séquelles et fort peu les potentialités, les compétences préservées. Dans le processus psychothérapique, rien n’est gagné, tout reste ouvert. « Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part », nous dit le Petit Prince de Saint-Exupéry.

11En effet, chaque être est toujours en devenir aussi démuni soit-il dans ses moyens de communication. Cet apprentissage se fait à deux. C’est un chemin à parcourir pour se rencontrer là où chaque patient se trouve, un chemin souvent escarpé dans la montagne, avec des moments de doute, d’immobilité, d’inconfort, de non-sens, de trouble et d’étrangeté. Le rôle de la supervision est ici essentiel. Il permet de faire réémerger l’infiniment petit, les mouvements psychiques parfois à peine perceptibles. Plus encore que dans les psychothérapies plus traditionnelles, il nous faut penser les processus, la façon dont il faut parfois pallier les défaillances cognitives, sans pour autant usurper notre place.

Le processus psychothérapique et ses spécificités

12Comme l’énonce Siri Husvedt (2010) dans un livre analysant son problème neurologique, « le diagnostic a pour tâche de distinguer la maladie de la personne ». Effectivement, le patient et sa famille arrivent avec un diagnostic posé et des séquelles cataloguées dans un bilan neuropsychologique qui ne leur appartient pas. Ils viennent chercher du sens, renouer avec soi, une place, sa place. La lésion cérébrale côtoie souvent des histoires de drame, de vies brisées, parfois une clinique de l’extrême : accidents ou événements de vie violents, suicides manqués, un corps qui lâche dans un accident vasculaire cérébral, une rencontre avec son inconscient, mais aussi avec l’inconscient de l’autre qui a croisé sa trajectoire, comme le soulignent très justement Joseph Gazengel et José Morel Cinq-Mars (2007). Ce sont donc souvent des histoires de vie brisée, des idéaux malmenés, des lignes de vie qui deviennent des lignes de faille. Le travail de psychothérapie va être le témoin de ce long remaillage de la béance laissée par le traumatisme. Il s’agit alors d’un travail de réappropriation de soi, de ses potentialités, de son désordre interne, mais aussi de renouer avec l’étrange, l’étranger, voire l’étrangeté et de reprendre le fil de soi qui s’est dénoué ou plutôt distendu. En effet, on parle souvent de « personnalité antérieure » ou de « rupture du sentiment continu d’exister ».

13L’identité est un concept complexe et multifactoriel, comme a pu le décrire Pierre Tap (1998), constitué du sentiment de continuité de soi, d’approbation et de reconnaissance, d’appropriation (ou de propriété) et d’unité et de cohérence. Toutes ces dimensions sont bousculées avec la lésion cérébrale : comment garder le fil entre hier et aujourd’hui ? Comment se reconnaître soi quand il y a tant de changements ? Comment se faire reconnaître et retrouver une dimension sociale quand tout vous dévalue ? Comment retrouver cohérence et unité quand une partie de ses comportements échappe ?

14L’enjeu est précisément ce travail de remémoration, de reprise de cohérence de ces fils disjoints et d’essayer de les tisser à nouveau dans le sens de la vie. « Je veux retrouver ma continuité d’existence. Ce trou, ce manque, c’est inquiétant », nous disait un patient. Comprendre et être compris est souvent l’un des premiers enjeux. En effet, la méconnaissance des troubles et de leurs conséquences est une source d’incompréhension, de quiproquos, de souffrance, le plus souvent solitaire, chacun étant retranché dans ce que le traumatisme a séparé. Les troubles du comportement sont au premier plan. Mais de quoi ce comportement est-il le reflet ? Comment ce comportement décrit comme déviant, agressif, inadapté, vient-il attaquer la relation mais aussi la provoquer ? Chaque comportement a une dimension adaptative. Or, nous pouvons penser que ce qui est qualifié de « troubles du comportement » est souvent lié aux ressentis internes de la personne cérébro-lésée, qui n’est d’ailleurs pas toujours en mesure d’expliquer ce qu’elle vit ou ressent. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la gestion et la reconnaissance des émotions, tant pour eux-mêmes que pour autrui. Leurs émotions sont, en effet, souvent labiles et, du même coup, moins facilement contrôlables. Ils vivent dans une hypersensibilité ou, au contraire, dans une apparente indifférence affective. Un autre enjeu de la thérapie est de favoriser ce travail de liaison en se réappropriant les représentations liées à ces affects ou de les faire réémerger. Une façon de penser / panser ses maux à travers la parole de l’autre, pouvoir évoquer, partager. En effet, la particularité de ce handicap est de s’insinuer dans les processus cognitifs de la pensée, le plus souvent de façon subtile et durablement : « Je lutte tout le temps pour faire comme si mon traumatisme crânien c’était rien. J’ai honte qu’on se rende compte que je ne fonctionne pas comme avant. » « On est seul », « On meurt deux fois », c’est-à-dire, pour ce patient, une fois pour soi, une fois pour les autres, le tissu social. Il poursuit : « Je suis reparti dans ma bulle, sinon j’aurais été agressif. Je ne veux pas embêter les autres avec mes séquelles. » Ces quelques bribes de séances en disent long sur l’incapacité de dire, de partager, d’être compréhensible pour autrui. Elles soulignent également la frustration, le découragement face aux efforts continus pour ne pas vivre ce décalage avec les autres : « Je suis sur la réserve, je vis en économie d’énergie. » La peur du jugement de l’autre, le doute permanent – « Est-ce que je suis juste ? » ; « Le regard des autres est terrorisant » – est une angoisse souvent présente.

15Est-ce pour cela que beaucoup de nos patients sont dans la captation du regard ?

16Nous recevons régulièrement à distance des personnes qui ont bien progressé au niveau cognitif, mais qui se sont finalement installés dans cette bulle où il est tellement difficile de communiquer. Y avoir tout à coup accès peut engendrer de grands moments d’émotions, intenses, déstabilisants. Pouvoir enfin les exprimer entraîne la possibilité de lier ces affects sans représentations. Il est alors possible de les verbaliser, de les partager enfin et de symboliser le « non-approprié de l’histoire », cher à René Roussillon. « Je me suis senti incroyablement vivant », nous rapportait un patient, avec tout ce que cela peut avoir de déroutant, mais aussi de prodigieux.

17C’est bien l’enjeu majeur de l’accompagnement de ces patients que de réinsuffler de la vie, du désir dans des parcours rendus arides par des bouleversements fondamentaux avec lesquels ils devront apprendre à cheminer à nouveau, et de leur permettre de diminuer peu à peu l’impact psychologique de leur handicap dans un regard partagé et bienveillant. Je remercie ici tous les patients qui nous ont fait confiance pour s’aventurer sur ce chemin, et dont les propos soutiennent ce texte.

18Je remercie ici tous les patients qui nous ont fait confiance pour s’aventurer sur ce chemin, et dont les propos soutiennent ce texte.

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