Couverture de JDP_300

Article de revue

30 ans de psychiatrie

Et le psychologue là-dedans ?

Pages 56 à 63

Notes

  • [1]
    Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul : la clinique accueille des psychotiques jeunes et fonctionne sur le double modèle de la psychothérapie de groupe et de la psychothérapie institutionnelle.
  • [2]
    Le Corps et la psychose (Mornet J., 2006) en est une illustration.

1Quel bilan de la pratique du métier de psychologue en psychiatrie est-il possible de faire aujourd’hui ? Du rapport du psychologue à la fonction médicale à la question des formations et de son statut, des pratiques du psychologue hospitalier aux nouvelles gouvernances et demandes sociales, c’est un expert, et de la psychiatrie et de la psychothérapie institutionnelle, qui éclaire le parcours de notre profession.

2En 1954, Michel Foucault ouvrait son livre Maladie mentale et psychologie par ces questions : « Sous quelles conditions peut-on parler de maladie dans le domaine psychologique ? Quels rapports peut-on définir entre les faits de la maladie mentale et ceux de la pathologie organique ? » Les interrogations que nous propose l’auteur de L’Histoire de la folie à l’âge classique sont une excellente introduction au bilan que je vous propose de la pratique de notre métier de psychologue en psychiatrie à partir de ma propre expérience professionnelle. La référence à Michel Foucault nous remet d’abord en mémoire tout ce que la pratique du psychologue en psychiatrie doit aux grandes idéologies apparues dans la seconde moitié du xxe siècle : la psychothérapie institutionnelle, le secteur, la psychanalyse, le structuralisme et l’existentialisme. Les questions du philosophe interrogent ensuite, à travers la relation entre la médecine et la psychologie, celle du rapport du psychologue au pouvoir et à la fonction médicale. Enfin, elles redonnent à notre discipline sa place majeure de science humaine en réaffirmant la pertinence de son enseignement sur la « folie » et la « normalité », trop souvent réduites à leurs seules versions médicales et sociales, sur la notion de « normalité », c’est-à-dire aux seules définitions organiques ou aux effets de délinquance. Le psychologue y a sa compétence propre que résumait pertinemment Roger Gentis il y a plus de cinquante ans : « Ce qui marque avant tout le psychologue entrant à l’hôpital psychiatrique, c’est qu’il est détenteur d’un savoir et de techniques absolument hétérogènes au savoir et aux techniques qui sont élaborées dans la tradition asilaire… champ clos, fondé idéologiquement sur une visée médicale, et plus obscurément sur un statut juridique et social de son objet. » (Gentis R., 1968).

3Qu’avons-nous fait de la pertinence de notre « hétéro- généité » disciplinaire ? Comment continuons-nous à faire valoir les invariants qui la définissent ? Ce sont, parmi d’autres, les questions que je propose d’aborder. Je m’appuierai sur mon parcours professionnel au cours de ces décennies, consacré essentiellement à la psychiatrie adulte et sur mes divers engagements, d’abord corporatistes (Syndicat national des psychologues [Snp], Société française de psychologie [Sfp], Fédération française des psychologues et de psychologie [Ffpp]), puis interdisciplinaires.

4Nous replonger à l’aube des années quatre-vingt, c’est revenir à un moment charnière de l’évolution de notre culture occidentale. Quelque chose s’est rompu alors du rapport aux décennies précédentes dans ce que l’on a appelé « la fin des grandes idéologies », sans pour autant avoir véritablement « accouché » de nouveaux modèles. Les signifiants « néo » ou « post » couramment employés masquent en fait les errements d’une société voulant rompre ses racines sans pour autant s’en être véritablement constituée de nouvelles. En raison de son métier enraciné dans les sciences humaines, le psychologue est au cœur des enjeux de ce devenir à naître. Allons-nous nous contenter d’en être de simples agents ? Quels moyens, au contraire, nous donnons-nous pour en être de vrais acteurs ? L’éditorial du numéro 1 du Journal des psychologues d’octobre 1982 traçait une voie ambitieuse aux professionnels : « Ouvrir l’institution soignante à la dimension subjective, n’est-ce pas la route que les psychologues de la santé peuvent indiquer ?… Face aux violences, aux idéologies mortifères, les psychologues peuvent favoriser les chances d’une communication qui, par son ouverture, clarifie les conflits nés de l’ignorance et de l’incompréhension. »

Folie et ordre social : le psychologue hospitalier

5Trois principales étapes peuvent se dégager dans le développement de la psychiatrie et de la pratique des psychologues de la santé de ces dernières décennies. La première va jusqu’au début des années soixante-dix : elle est celle de la folie enfermée dans les murs de l’asile. La deuxième culmine vers les années quatre-vingt et marque un véritable point de bascule qui, tout en s’appuyant sur les héritages passés, ouvre un changement radical du soin et de l’idéologie de la santé mentale : elle est celle de la folie dans la Cité. La troisième, depuis quinze ans, apparaît comme celle d’un nouveau paysage dominé par d’autres figures de pensée et de « maîtres » : elle est l’étape de la disparition de la folie et de sa réapparition sous d’autres formes. Une nouvelle place s’ouvre pour le psychologue : il s’y trouve dans une situation paradoxale où, alors que son statut semble se fragiliser, la place accordée à la psychologie et à la demande d’aide psychologique se développe non plus dans les seuls espaces institutionnels consacrés, mais dans le quotidien de la vie sociale.

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Les murs de la folie

6La situation du psychologue dans les années quatre-vingt ne peut se comprendre sans un retour sur les vingt ans qui l’ont précédé. À la fin des années soixante, la psychologie universitaire a pris doucement son autonomie par rapport à la philosophie et à la sociologie. Les deux premières années d’enseignement étaient alors encore communes aux trois disciplines. Les années suivantes ouvraient aux quatre disciplines spécifiques de la psychologie : expérimentale, sociale, de l’enfant et psychopathologie. Le diplôme de professionnalisation dans l’une de ces disciplines se déroulait sur un ou deux ans. Beaucoup de psychologues encore en exercice étaient issus d’une formation universitaire généraliste, la psychologie n’étant qu’une des composantes de la philosophie.

7L’enseignement en psychopathologie reprenait les modèles médicaux de la psychiatrie, en complément d’un certificat de licence consacré à la neuropsychologie. L’étudiant était bien sûr formé en même temps aux techniques spécifiques de sa profession : tests et psychothérapies individuelles ou groupales. L’hôpital restait marqué par le modèle asilaire structuré autour du personnage du psychiatre chef de service tout-puissant usant, selon son gré, de la psychiatrie humaniste classique ou de pratiques neurologiques, voire chirurgicales, plus intrusives. Il s’ouvrait timidement à la psychanalyse. La psychothérapie institutionnelle et le secteur fissuraient progressivement les fondements de ces édifices concentrationnaires souvent établis hors de la Cité. L’intrusion de la question politique opérée par mai 1968 et les vagues « antipsychiatriques » venues d’Angleterre et d’Italie allaient précipiter la chute de leurs murs.

8À ce modèle médical et « hospitalocentré » correspondait un psychologue plus ou moins au service du psychiatre chef de service qui, suivant ses complaisances, le cantonnait à une simple pratique de testeur ou l’autorisait à une fonction de psychothérapeute (ce que l’on appelait plus simplement « faire des entretiens »), voire d’animateur de groupes institutionnels. Nos bagarres corporatistes étaient dominées par le refus quasi phobique d’être « paramédical ». À l’occasion du passage au ministère de la Santé de la fille d’Edgar Faure, l’opportunité s’était pourtant présentée, en 1969, d’avoir enfin une reconnaissance statutaire officielle. Didier Anzieu en faisait une analyse rétroactive un peu amère dans le premier numéro du Journal des psychologues : « La bruyante résistance des uns à avoir un statut, l’irrésolution des autres qui, par contre, en désiraient n’ont pas arrangé les choses. » Il se réjouissait de l’arrivée du journal y voyant une preuve que « le climat avait changé » et espérait que « s’offre à nous une possibilité sérieuse d’aboutir ». Trente ans après, force est de constater que nous cherchons encore le texte qui pourrait garantir notre pratique professionnelle aussi bien dans un texte législatif que dans les conventions collectives, le code de déontologie fournissant un bien faible recours. L’idée d’un ordre des psychologues rencontre les mêmes clivages que celle du statut qui pouvait nous être ouvert il y a quarante ans.

9Mon premier souvenir de stagiaire à l’hôpital public Saint-Jacques de Nantes fournit une image assez précise de l’ambiance hospitalière de l’époque. Le psychiatre qui dirigeait le service y pratiquait ce que l’on pourrait qualifier « une bonne psychiatrie humaniste ». Le psychologue en place disposait d’une assez grande liberté de travail et d’animation. Il pratiquait l’approche psychothérapique des psychoses à partir des techniques « d’analyse directe » de John N. Rosen. Il traitait ainsi depuis quelque temps un professeur de lettres du lycée de la ville, maniaco-dépressif. Ce patient, très présent dans la vie du service, intervenait souvent de façon pertinente dans la critique du fonctionnement du pavillon. Par ailleurs, il était sujet à des fugues répétitives qui ne présentaient aucune mise en danger pour lui ou les autres : elles étaient de simples incartades au cadre disciplinaire. À son retour de vacances, le psychologue retrouve, stupéfait, ce patient réduit à un véritable état de légume : le psychiatre avait ordonné en son absence une lobotomie, prétextant ses conduites immaîtrisables et son état d’incurabilité.

10Il faut rappeler que ces années soixante/soixante-dix étaient les années reines des traitements neuroleptiques (apparus en 1952), des lobotomies et des électrochocs. Entre 1965 et 1975, la consommation des neuroleptiques en France avait été multipliée par 7, celle des antidépresseurs par 3, même chiffre pour les hypnotiques. La lobotomie était fondée sur une base neurophysiologique mécaniste et espérait supprimer les perturbations liées à l’activité de certaines zones cérébrales en y sectionnant les fibres de connexion de certains neurones. La pratique de la lobotomie s’est prolongée en France jusqu’à la fin des années soixante-dix. Les électrochocs, enfin, étaient pratiqués à grande échelle dans les hôpitaux psychiatriques et cliniques privées sur un grand éventail de pathologies : elles étaient souvent l’objet d’un nombre abusif de séances et pouvaient même être opérées à cru sur des malades agités. On comprend aisément que la fonction du psychologue dans un service pouvait difficilement se développer avec de tels projets de soins.

11L’étude de Burrhus F. Skinner, Par delà la liberté et la dignité, paraît en 1971 en France : ce manifeste prône un behaviorisme positif destiné à enrichir sans cesse la palette des comportements des individus dans des sociétés qui les appauvrissent de plus en plus. Cette approche, bien qu’enseignée dans les universités, n’aura que peu d’incidence immédiate.

La folie hors les murs, les psychologues développent leurs pratiques

12En 1968, une enquête du Bulletin de psychologie montrait que les psychologues de la santé se situaient essentiellement en hôpital psychiatrique et en Institut médico-pédagogique (Imp) (Minvielle M. et al., 1968). Leur âge moyen était de 32,8 ans?; 75 % avaient le titre universitaire requis?; 32 % travaillaient à plein temps?; 96 % réalisaient des examens psychologiques et 42 % des entretiens?; 28 % pratiquaient « sous la direction d’un médecin » des thérapies individuelles et 11 % des thérapies de groupe?; 25 % avaient des activités d’animation de réunions et d’associations, et 30 % participaient à la formation ou à l’information du personnel. Pour la majorité, le temps consacré aux examens psychologiques était le plus important. Venaient ensuite le travail de liaison, puis le travail de thérapie : 58 % déclaraient organiser eux-mêmes leur travail et 77,1 % devaient donner systématiquement le résultat de leur travail d’examen ou d’observation?; 31 % participaient régulièrement à des réunions de travail avec les chefs de service et 28,5 % à la discussion des diagnostics et des traitements.

13L’irruption des années soixante-dix allait bouleverser le paysage de la psychiatrie. L’ouverture des hôpitaux entraînera celle des tâches des psychologues. Les efforts critiques de la psychothérapie institutionnelle, alliés au dynamisme des pionniers de la psychiatrie de secteur, portaient leurs fruits. Conjugués à une nouvelle volonté politique, ils ouvraient l’ère de la « déchronicisation » des schizophrènes. J’ai moi-même participé en 1972 à l’ouverture d’une clinique privée [1]. À nos débuts, nous avons accueilli des patients parisiens sortant, pour certains, de vingt à trente ans de vie asilaire. L’un d’eux est même arrivé avec comme seul bagage un mouchoir noué?; une ficelle lui faisait office de ceinture. Avec cette ouverture sur « l’extrahospitalier », une nouvelle aire de pratiques s’ouvrait pour les psychologues.

14Notre positionnement statutaire restait cependant bien fragile : seul le ministère de la Santé reconnaissait dans un texte officiel notre fonction et nous réservait un exercice reconnu à partir d’une liste fermée de Dess. Les conventions collectives privées fixaient nos grilles de salaire et nos positionnements fonctionnels de façon très inégale et souvent assez misérable, exception faite des conventions privées non lucratives associatives qui faisaient figure de privilégiées. Elles concernaient essentiellement les institutions infanto-juvéniles et les établissements participant au service public hospitalier (Psph).

15À partir des années quatre-vingt, un véritable démantèlement de la forteresse asilaire se met en œuvre. Dans le développement de structures extrahospitalières, le psychologue trouve de nouvelles possibilités d’exercice professionnel. La tutelle directe du psychiatre y est moins forte. L’éventail des outils cliniques s’ouvre sur des champs moins médicaux, grâce, notamment, à l’essor des activités associatives. La dimension institutionnelle du soin rend nécessaire une plus grande attention au travail d’équipe et à la formation. Le psychologue, avec ses outils professionnels qui lui donnent une compétence particulière dans la psychothérapie individuelle ou groupale et dans la dimension sociale, y occupe une place nouvelle et reconnue. Le développement du secteur médico-social et social accentue cette sortie de la dépendance au modèle médical : de nombreux psychologues deviennent même directeurs d’établissement.

16Dans le même temps, la prégnance d’une nouvelle économie libérale, du modèle psychanalytique et les nécessités de marché de l’emploi poussent beaucoup de psychologues à se lancer dans une pratique de cabinet.

Nouveaux modèles de gestion de la santé et de la normalité

17Ces évolutions nous amènent vers les données d’exercice actuelles. L’effacement de l’autorité absolue du psychiatre dans son service au profit de la direction administrative et la disparition de l’hôpital psychiatrique public comme lieu central du soin ont amené une redistribution totale des idéologies et des pratiques. Les modèles économiques, gestionnaires, évaluatifs sur fond de nouvel utilitarisme néolibéral, ont transformé peu à peu la santé en produit marchand comme les autres. Ses acteurs traditionnels ont changé au bénéfice de techniciens, de financiers et d’administratifs. Les références cliniques humanistes ou psychanalytiques ont fait place à de nouveaux modèles plus identifiables et plus efficaces en termes de réadaptation sociale. En même temps, le nombre de « victimes » de nos nouvelles organisations sociales s’est amplifié ouvrant un nouveau champ d’exercice aux professionnels de l’aide psychologique, ce qui n’est pas sans poser des problèmes politiques et de formation professionnelle.

Supports théoriques et sociaux de la pratique du psychologue

18Les années de guerre (1939-1945) ont considérablement marqué le mouvement psychiatrique. L’expérience des univers concentrationnaires, les persécutions politiques, les 50?000 malades mentaux que le gouvernement de Vichy a laissé mourir de faim dans les hôpitaux publics ont amené un regard nouveau sur le traitement de la maladie mentale. Puis, l’essor des sciences humaines et sociales avec l’éclosion exceptionnelle de générations de penseurs allait donner de nouveaux socles théoriques aux hommes sortis hébétés de la Shoah et des guerres d’émancipation coloniale désirant une autre humanité pour nos sociétés. Après les miracles des Trente glorieuses, un nouvel ordre économique et mondial a doucement étendu son emprise prenant progressivement la place tenue jusqu’alors par le politique. La relation de l’homme à lui-même et aux autres s’est trouvée bouleversée par ce changement radical d’horizon de pensée et de valeur. Une nouvelle place a été accordée à la science et aux techniques, l’informatique en devenant le noyau principal. C’est dans ce contexte qu’il nous faut parcourir les mutations de notre exercice professionnel.

Mouvement désaliéniste, psychothérapie institutionnelle, secteur

19On a pu dire que la Seconde Guerre mondiale avait sonné à la fois l’apogée et la mort des grandes idéologies d’explication du monde. La découverte des camps nazis consacrait la fin d’un certain humanisme basé sur le recours possible à un dieu et sur la croyance fondamentale en un homme bon. Celle des camps staliniens marquait le terme des rêves d’avènement de sociétés égalitaires idéales. En même temps, la résistance et la victoire finale des alliés laissaient encore la place à l’espoir et permettaient l’éclosion de nouvelles pensées : l’existentialisme et le structuralisme en marquaient les deux bornes redonnant un nouvel essor au marxisme et à la psychanalyse. Une nouvelle pratique psychiatrique en naissait grâce aux pionniers du désaliénisme, de la psychothérapie institutionnelle et du secteur. Ce dernier donnait un nouveau cadre législatif et géographique à la pratique psychiatrique restée peu ou prou à celui de 1838. Né en 1945 dans le xiiie arrondissement parisien, le secteur recevait sa première définition réglementaire en 1960 pour les adultes (grâce à une circulaire ministérielle) et en 1972 pour la pédopsychiatrie. La loi du 25 juillet 1985 lui donnera sa véritable assise légale, marquant en même temps, pour beaucoup, sa fin en lui imposant une administration non plus sanitaire, mais gestionnaire. La loi Hôpital, patients, santé et territoires (Hpst) de 2009 en a consacré la disparition au profit des « pôles » et des « territoires ».

20L’ouverture de l’asile, l’irruption de nouvelles théories du soin et de l’institution, l’essor des sciences humaines ont fait sortir le psychologue de sa seule fonction d’évaluation psychologique ou de thérapie individuelle et l’ont consacré dans des fonctions plus institutionnelles d’analyse sociale et groupale, de formation et d’engagement dans les structures associatives. Sa double formation à la clinique individuelle et à la dimension sociale lui donnait, de fait, une compétence particulière et complémentaire face au médecin. Le développement de la psychanalyse a par ailleurs conforté le psychologue dans une fonction de psychothérapeute malheureusement dans l’abandon, pour beaucoup, de leur identité professionnelle.

21En même temps, le modèle même de la maladie mentale évoluait : les années soixante-dix avaient changé le regard sur le « fou ». Roger Gentis publiera un véritable réquisitoire intitulé Les Murs de l’asile qui s’ouvre par ces mots terribles : « Je jure que si demain on parlait de liquider en France, par des moyens doux, 50 à 80 000 malades mentaux et arriérés, des millions de gens trouveraient cela très bien et l’on parlerait, à coup sûr, d’œuvre humanitaire, et il y en a qui seraient décorés pour ça de la légion d’honneur et le reste… J’affirme que l’on trouverait des psychiatres pour dresser la liste des malades mentaux donnant droit à l’euthanasie. » (Gentis R., 1970.) De la définition asilaire, déficitaire et sédentarisée du « fou », on passe à sa sacralisation le faisant paradigme et héros de l’oppression sociale. « La maladie mentale, écrivaient François Gantheret et Jean-Marie Brohm en 1969, est une maladie de la symbolisation, un refus de l’insertion dans une symbolique commune?; et c’est en cela que le discours de la folie prend des résonances contestataires : car il délie ce qui était lié dans l’organisation sociale commune. »

22Dans cette bataille, les psychologues se trouvaient en général du bon côté, celui de ceux qui protégeaient le fou contre des psychiatres diabolisés garde-fous et agents de l’ordre social. Cette situation était due à notre formation aux sciences humaines et donc à nos proximités avec les approches philosophiques et sociales, contrairement aux psychiatres dont l’origine médicale les assimilait à des bourreaux mentaux utilisant les drogues et autres recours physiques pour asservir les esprits.

23Les années quatre-vingt allaient signer une bascule progressive, mais radicale, rompant avec ce nouvel « accueil » de la folie. Les soignants avaient réussi à la sortir de son carcan hospitalier et à lui redonner une « hospitalité » dans la Cité. Pris peut être par le vertige du « social forcément bon », ils n’ont pas été vigilants au fait qu’ils la livraient en même temps à de nouveaux « maîtres » qui allaient les déposséder de leurs propres pratiques. Désormais, ce sont eux qui, du dehors, vont dicter sa loi à la psychiatrie et imposer le cadre d’exercice à ses acteurs. La loi sur le secteur en fut une des premières étapes. La disparition en 1992 de la profession d’infirmier en psychiatrie en fut un autre. Elle est quasiment concomitante de la loi de réforme hospitalière du 31 juillet 1991 qui a imposé l’évaluation dans les établissements de santé. Cette nécessaire « prise en compte du sujet » que réclamaient dans leur éditorial les initiateurs du Journal des psychologues est malheureusement ce qui disparaît des textes réglementaires, légaux et idéologiques, qui constituent le paysage actuel de l’exercice de nos pratiques.

Folie, extension du champ de la pratique, prolifération des modèles

24Avec le recul que permettent le temps et l’expérience, nous pourrions dire que, depuis deux décennies, nous assistons à un effort progressif pour faire disparaître la folie dans sa spécificité. Elle est soit réduite à un modèle de pathologie organique – grâce aux avancées, notamment, de la recherche génétique et de l’imagerie médicale –, soit assimilée à un simple handicap social – le « fou » amendé de ses symptômes dérangeants rejoignant ainsi le cortège des marginaux sociaux assistés –, soit, enfin, traitée comme une délinquance civile depuis le discours du précédent chef de l’État à l’hôpital d’Antony en décembre 2008. Cette nouvelle « donne » a entraîné l’essor de tout le secteur social et médico-social chargé d’accueillir et d’accompagner désormais ces « handicapés » de la productivité devenue nécessaire pour s’assurer d’une bonne place de citoyen. Il a transformé également le métier de soignant en l’obligeant à de nouvelles tâches gestionnaires et sécuritaires. Le psychologue n’échappe pas à ces obligations.

> L’accréditation

25La loi de réforme hospitalière du 31 juillet 1991 institue l’obligation d’évaluation des établissements de soin et la mise en protocoles et procédures des pratiques soignantes. Elle introduit les impératifs de « qualité », d’« efficience », de « systèmes d’information », d’« évaluation de l’activité et des coûts ». Les établissements sont soumis à des contrôles d’experts visiteurs tous les trois ans venant vérifier leur bonne tenue et la conformité de leurs pratiques aux normes qui leur sont imposées. V1, V2, V3. Les accréditeurs, eux-mêmes, revendiquent l’importation de leurs modèles à partir de l’industrie aéronautique.

> La loi Hpst et la T2A

26La loi Hpst est la concrétisation de ce nouvel ordre consacrant l’« hôpital-entreprise ». Elle entérine la disparition de la psychiatrie réduite à un service d’urgence annexe de l’hôpital. Le secteur est devenu « territoire » constitué de « pôles » dont la fonction n’est pas la complémentarité, mais, au contraire, le découpage cloisonné en spécialités. Cette notion d’« hôpital-entreprise » se finalise dans un nouveau service de tarification, la T2A ou « tarification par activité ». Cette tarification fait disparaître les notions d’« enveloppe globale » (service public) ou de « prix de journée » (privé). Concrètement, elle instaure une hiérarchie financière des actes soignants privilégiant les actes lourds, courts et en relation duelle. On devine immédiatement les incidences en psychiatrie qui a besoin de douceur d’approche, de temps et de collectif. Le psychologue peut se voir désormais imposé des techniques et des outils dictés par la seule rentabilité du soin.

> Les soins sans consentement

27La loi du 5 juillet 2011 a créé un nouvel encadrement des soins sous contrainte. Les traditionnels placements disparaissent au profit d’un nouveau dispositif centré autour d’une « garde à vue » sanitaire de 72 heures et de soins sous contrainte en ambulatoire. Par ailleurs, les décisions d’enfermement échappent de plus en plus au psychiatre et donnent une responsabilité renforcée au directeur administratif relais du Préfet. Avec le soin ambulatoire sous contrainte, le sécuritaire ne s’exerce plus uniquement dans l’enfermement, il se déplace dans la Cité, dans les maisons, dans la vie de chacun et de chacune.

> Les classements des maladies mentales

28Le classement des troubles s’est substitué depuis longtemps aux traditionnelles classifications de la psychopathologie. Avec le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Dsm) et la Classification internationale des maladies (Cim), les grandes catégories – psychose, névrose, schizophrénie, hystérie, etc. – disparaissent dans un grand ensemble de « troubles » purement descriptifs et classables. Ces derniers engloberont bientôt tous les secteurs sociaux et les détails de la vie de chacun et de chacune, dès le plus jeune âge de préférence. Ils entraînent des logiques de prévention et de dépistage heurtant souvent l’éthique des professionnels.

> Le statut de psychothérapeute

29La mise en place de ce nouveau dispositif sanitaire et social impose des redéfinitions de ses « agents ». Les traditionnelles approches psychothérapiques ou éducatives basées sur un certain humanisme et une certaine conception de l’homme et de sa singularité, enseignées dans des facultés ou par des écoles, ont perdu leur pertinence par rapport à ces nouvelles approches. C’est ainsi qu’est né en 2010 un « statut de psychothérapeute » : il concerne directement notre profession.

30L’ensemble de ces dispositions, en même temps que l’évolution des structures de notre société, redessine un nouveau cadre de l’exercice professionnel des psychologues et nous impose une vigilance, une réflexion et un devoir d’unité.

Nouvelles donnes de l’exercice du psychologue

Le changement du paysage psychiatrique

31Le couple psychologue/psychiatre tend à disparaître du champ traditionnel de la psychiatrie. La tâche même du psychologue est de plus en plus contrainte par les impératifs de rendre compte de sa pratique à travers les grilles gestionnaires évaluatrices imposées. Quelle évolution professionnelle peut-on en attendre ? Si le psychologue y gagne une certaine autonomie par rapport à son lien de dépendance au modèle du soin médical, il se voit soumis à d’autres contraintes évaluatrices et quantificatives par les nouveaux administrateurs du soin pouvant aller jusqu’à lui imposer des modes d’exercice plus en accord avec ces nouveaux modèles gestionnaires et tarifaires. Dans le même temps, la pénurie annoncée de psychiatres devrait amener le psychologue à être de plus en plus reconnu professionnellement, ses actes pouvant être pris en charge par la Sécurité sociale. Enfin, la formation particulière du psychologue dans les approches sociales et groupales doit lui permettre de jouer de ses compétences dans une demande sociale qui s’étend au-delà de la seule psychiatrie.

Attributions professionnelles et demandes sociales

32La pratique du psychologue de la santé se situe désormais bien au-delà du seul champ psychiatrique : le psychologue a su faire sa place, notamment, dans de nombreux services de Médecine, chirurgie, obstétrique (Mco) où de nombreux « collèges » professionnels se sont constitués.

33La demande d’aide psychologique s’est étendue bien au-delà du seul hôpital : le développement de la « victimologie » embrasse tout le champ social, puisqu’il s’adresse tout autant aux traumatismes individuels que collectifs issus aussi bien de catastrophes naturelles que sociales, y compris dans le champ de la machine économique. La notion de « risques psychosociaux » a ouvert tout un nouveau champ d’exercice professionnel où le psychologue doit affirmer sa compétence particulière. Il revient à l’université d’avoir le souci d’y former les futurs professionnels.

Extension des pratiques et des références théoriques

34Cette extension des pratiques correspond à un inévitable élargissement des références théoriques. Les modèles sous-jacents à la pratique du psychologue de la santé ont longtemps été marqués par leur terrain d’exercice, c’est-à-dire l’hôpital ou le cabinet. Ils se sont ainsi constitués sur des approches le plus souvent duelles dont le modèle psychanalytique a fourni progressivement la référence conceptuelle psychopathologique et technique. L’ouverture de la pratique des psychologues à la psychose, aux approches non verbales, aux groupes et aux institutions, avait fourni une première extension à ces références trop marquées par des modèles médicaux ou névrotiques. Le psychologue avait su « piocher » ailleurs d’autres outils qu’il s’était constitués [2].

35L’extension de notre pratique professionnelle à un champ social beaucoup plus large et dont les références ne sont plus le seul modèle de clinique médicale nous contraint au même effort théorique et pratique. Les approches comportementales, cognitives et neuroscientifiques, font désormais partie des outils de notre profession. De la même manière, le « soin » de la souffrance psychique et de la pathologie mentale se fait de moins en moins dans le champ sanitaire et de plus en plus dans celui du social et du médicosocial. Ces évolutions se font malheureusement le plus souvent sur un mode de clivage manichéen dangereux, aussi bien pour notre profession que pour les personnes qui s’adressent à nous. La question de l’autisme en est l’exemple récent le plus criant dans l’opposition qu’il invoque entre l’éducatif et le soignant. Il nous appartient à nous, psychologues, d’y affirmer ce qui constitue les fondements de toute approche humaine, c’est-à-dire le lien dialectique entre l’organique et le psychique, l’individuel et le groupal, l’éducatif et le sanitaire : c’est notre compétence propre.

Quelle formation pour les psychologues ?

36En nommant la question de la compétence propre du psychologue, nous ouvrons directement celle de sa formation. L’enseignement universitaire a considérablement évolué au cours de ces décennies : redécoupage des cycles, numerus clausus tardif, introduction des QCM en lieu et place d’épreuves écrites, critères de sélection, lieux de stages, etc. Comment former les étudiants à la multidisciplinarité qui constitue notre identité professionnelle et aux techniques qui y sont liées sans créer des effets soit d’abrasement mutuel soit de mainmise d’une approche sur l’autre ? Comment préserver et même ouvrir les lieux de stage et le rapport entre praticiens et universitaires ? Comment maintenir chez les étudiants une exigence d’intelligence dans une société où le modèle informatique est incontournable, mais crée souvent des cultures parcellaires et uniformes ? Enfin, comment former les étudiants aux nouveaux champs de pratique d’aide psychologique ?

La question du statut de psychothérapeute

37Le décret n° 2010-534 du 20 mai 2010 a défini l’accès au titre de psychothérapeute. Ses conclusions sont – à mon avis – non seulement inacceptables, mais dangereuses aussi bien pour le psychologue que pour le soin des personnes en souffrance psychique.

38Ce décret était inutile. Ses invocations à protection contre les dérives sectaires sont fausses, car ses décisions offrent encore moins de garanties dans la mesure où elles ouvrent un marché incontrôlable à la formation de psychothérapeute.

39Ce qu’il instaure est injuste. Il ouvre de droit le titre aux psychiatres, qui, on le sait, ne reçoivent aucune formation à la discipline au cours de leurs études et sanctionnent les psychologues qui, eux, sont initiés doublement dans leur formation universitaire à la psychopathologie et aux approches psychothérapiques.

40Le texte du décret s’inscrit en fait dans la logique de la loi Hpst et des orientations politiques actuelles du soin psychique, c’est-à-dire déqualification des professionnels (psychiatres et psychologues cliniciens) et ouverture des « psychothérapies » à des techniciens sous-formés. Il privilégie les techniques quantifiables et adaptatrices et ne donne aucun accès aux fondements théoriques qui sous-tendent la pratique de psychothérapeute.

41Ce décret est un désaveu de l’enseignement universitaire : comment n’a-t-il pas su provoquer des réactions d’indignation de leur part ? À moins, bien sûr, qu’il n’ait rencontré nos propres luttes intestines et notre propre masochisme nous amenant à ne pas oser revendiquer ce qui constitue pourtant la force de notre formation professionnelle par rapport à bien d’autres qui n’ont pas les mêmes scrupules.

Bibliographie

Bibliographie

  • Foucault M., 1954, Maladie mentale et psychologie, Paris, Puf, 2010.
  • Gantheret F., Brohm J.-M., 1969, « Garde-fous, arrêtez de vous serrer les coudes », in Partisans, 46 : 4-5.
  • Gentis R., 1968, « Le psychologue à l’asile : étude écologique », in L’Information psychiatrique, 44(6) : 549.
  • Gentis R., 1970, Les Murs de l’asile, Paris, Éditions Maspero.
  • Minvielle D., Polge M., Mausol L., 1968, « Les psychologues dans les établissements hospitaliers et les services publics et semi-publics concourant à l’action sanitaire et sociale », in Bulletin de psychologie, n° 274, T. 22 (fasc. 5-6) : 257-293.
  • Mornet J., 2006, Le Corps et la psychose, L’objet invisible, Nîmes, Champ social Éditions.
  • Mornet J., 2007, Psychothérapie institutionnelle : histoire et actualités, Nîmes, Champ social Éditions.
  • Mornet J., 2009, Petit Guide illustré de l’accréditation, Nîmes, Champ social Éditions.

Notes

  • [1]
    Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul : la clinique accueille des psychotiques jeunes et fonctionne sur le double modèle de la psychothérapie de groupe et de la psychothérapie institutionnelle.
  • [2]
    Le Corps et la psychose (Mornet J., 2006) en est une illustration.
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