Couverture de JDP_299

Article de revue

« Le petit lait », un exemple d'espace potentiel ?

Pages 42 à 46

1Dans une institution pour adolescents hospitalisés, des soignants ont pu trouver-créer un espace-temps spécifique de liaison et de séparation avant le coucher : le « petit lait ». Si les termes en eux-mêmes sont déjà source de jeu avec les représentations et invitent à la régression, comment cet espace-temps a-t-il pu devenir un espace transitionnel pour le groupe, un espace de jeu ?

2Le « petit lait » sont les termes qui ont été choisis pour nommer l’espace-temps proposé aux adolescents avant le coucher, dans l’unité d’hospitalisation « temps plein » du service de psychiatrie de l’institut mutualiste Montsouris dirigée par le professeur Maurice Corcos. Cette unité accueille des adolescents âgés de treize à vingt ans souffrant, pour la plupart, de troubles du registre narcissique identitaire (trouble du comportement alimentaire, dépressions, états limites).

3Comment cet espace-temps peut devenir, pour certains d’entre eux, un espace potentiel et quelle place y tient le jeu ?

Le travail institutionnel avec les adolescents

4Les patients ont accès à l’existence d’un autre différencié, mais les liens se sont constitués dans une certaine insécurité, le plus souvent en raison d’un manque d’investissement, puis d’étayage, dans l’enfance. Cette défaillance de l’entourage a entraîné un défaut dans la mise en place de la fonction contenante qui lie les éprouvés corporels aux représentations, et donc dans l’organisation du processus de symbolisation et du processus d’individuation/séparation. Les conséquences en sont une distorsion de la relation à l’objet et l’apparition d’angoisse de perte et de séparation. Autrement dit, ces sujets n’ont pas pu devenir capables d’être seuls en présence de l’autre. S’ensuivent une défaillance de la mise en place des supports du champ transitionnel et l’impossibilité d’acquérir la capacité de jouer.

5À l’adolescence, l’enfant est confronté à ce qui subsiste d’angoisse de séparation non résolue. Une grande partie des conduites psychopathologiques de l’adolescence peuvent alors être décrites sous l’angle de la menace de séparation. Les troubles du comportement correspondent à un évitement de la confrontation à la problématique de séparation. Le trouble a valeur d’addiction à un objet permettant au sujet de nier ses liens avec ses véritables objets d’investissement, trop chargés d’ambivalence et de dépendance narcissique, et éludant ainsi le travail de différenciation et d’intériorisation (Jeammet P., 2001).

6Dans la relation de soin avec les patients, le recours à l’hospitalisation peut alors être envisagé en analogie avec le fonctionnement psychique : c’est l’institution qui va prendre le relais et servir de support fonctionnel aux fonctions internes inefficientes, afin de rendre l’expérience de séparation tolérable et utile. Pour cela, il est nécessaire d’établir un cadre, formé d’un réseau relationnel suffisamment dense pour créer une mobilisation et éviter l’abandon ou la confrontation brutale du patient à la violence de ses besoins, mais aussi suffisamment souple et ouvert pour que des choix et des refus soient possibles et qu’une créativité puisse naître. On retrouve là les conditions du paradoxe de l’aire transitionnelle de Donald W. Winnicott : pour que la création de l’objet ait lieu, il faut que l’objet soit déjà là, mais il doit l’être d’une façon telle qu’elle permette l’illusion de sa création par l’enfant (Jeammet P., 2001). Elle doit les aider à devenir capable de jouer, au sens de Donald W. Winnicott (1971).

Le temps particulier de la soirée

Mise en place du « petit lait »

7Chez ces patients aux bases narcissiques fragiles, le temps de la soirée est souvent source d’angoisses différentes probablement en lien avec la séparation du coucher et la passivité du sommeil. Il y a une trentaine d’années, les patients (y compris les jeunes anorexiques) avaient faim le soir et sollicitaient très souvent infirmiers et médecins de garde. L’appétence de ces patients pouvait alors évoquer le bébé qui réclame du lait avant de dormir, afin d’éviter la séparation de la nuit. Le professeur Philippe Jeammet, responsable du service à l’époque, aurait eu l’idée (en référence à son propre vécu) de mettre à la disposition des patients un espace « comme à la maison », à la fois accueillant et « nourrissant ». Les soignants de nuit ont alors proposé un temps « tous ensemble » avant le coucher, afin de mieux préparer la séparation de la nuit : le « petit lait » serait donc né de la relation tranféro-contre-tranférentielle d’un ou plusieurs soignants de nuit à un ou plusieurs patients. Il s’est créé « comme ça », comme un jeu sans règle, issu de la créativité des soignants.

8Le « petit lait » se passe dans le poste de soins, en présence des deux soignants de nuit. À 22 h, les adolescents s’y rendent, le plus souvent spontanément. Ils s’installent sur des fauteuils autour de tables sur lesquelles se trouvent des magazines, des jeux, ainsi qu’un plateau rempli de petites briques de lait et préparé avant par les soignants. Les patients viennent le plus souvent en pyjama et chaussons, parfois même avec leur doudou. De façon naturelle, le jeu est venu prendre place au « petit lait » : jeux de cartes, de société… Par ailleurs, les adolescents qui le veulent, au moment où ils le souhaitent, peuvent boire une petite brique de lait blanc. Ils sont alors recroquevillés sur leur fauteuil et semblent, à ce moment, plus isolés du groupe, comme pris dans une rêverie personnelle.

Une expérience institutionnelle spécifique ?

9Une chose frappante du « petit lait » est la présentation très régressive des patients qui contraste énormément avec l’apparence soignée et « l’attitude de grand » que l’on observe au cours de la journée. La venue en pyjama fait évoquer l’histoire du soir que les parents racontent à leurs enfants pour leur permettre ensuite de rester seuls. C’est le dispositif même qui semble inviter ces adolescents à la régression : le dispositif du « petit lait » se rapproche en effet d’un dispositif familial avec la présence de deux générations bien différenciées, partageant ensemble une activité commune, comme le jeu. Il répond en fait à un besoin presque universel, celui de se regrouper entre membres de différentes générations autour d’un objet culturel ou social commun pour préparer la séparation de la nuit.

10Le « petit lait » semble donc se différencier d’autres moments groupaux de l’institution. En dehors du temps particulier de la soirée, le lieu change aussi : habituellement occupé par les soignants, il se transforme la nuit en un espace accueillant, chaleureux et vivant. Le cadre se modifie par rapport à celui du jour : il semble plus souple et les relations plus intimes. Et, bien que le cadre se transforme dans la soirée, il doit, pour qu’un espace de jeu puisse y naître, rester contenant et sécurisant. Des repères indispensables le définissent : sa délimitation dans l’espace, dans le temps et sa rythmicité. Le lieu du « petit lait », bien défini avec des limites claires, permet aux patients des allers-retours entre différents espaces : le dedans et le dehors. Le temps du « petit lait » est également déterminé : sa durée en est limitée, ce qui vient réintroduire une fonction limitatrice et séparatrice. Et le « petit lait » revient chaque soir, les patients peuvent alors attendre ce moment qui va revenir. L’attente apparaît comme un temps qui s’étire entre présence et absence, et offre donc des résonances avec l’espace transitionnel et une ouverture vers la symbolisation. De plus, comme nous le dit le proverbe latin « Bis repetita placent », les choses répétées plaisent. La présence suffisamment bonne des soignants de nuit est indispensable, symbolisant les bons imagos parentaux. Ils sont les garants du cadre. Par leur présence active, leur écoute et leur capacité de rêverie, ils permettent que ce cadre devienne à la fois suffisamment souple et contenant.

Rôle du jeu dans le développement : de la phase d’illusion à la séparation

Pour Donald W. Winnicott

11Donald W. Winnicott nous apporte un modèle théorique du développement de l’enfant qui évolue de l’unité mère/bébé vers un être indépendant capable d’entrer en relation avec des objets non-Moi. Il insiste sur le rôle de l’environnement, représenté à ce stade par la mère qui doit être « suffisamment bonne », capable d’apporter à l’enfant les soins nécessaires aux processus de maturation du Moi. Par une adaptation active aux besoins de son enfant, elle doit laisser celui-ci vivre une brève expérience d’omnipotence, puis diminuer cette adaptation pour que l’enfant vive une phase de désillusion et devienne petit à petit capable de supporter des carences de l’environnement. L’enfant va alors se rendre compte que la réalité diffère de son fantasme et va pouvoir passer d’un lien avec des objets subjectifs à un lien avec des objets objectifs.

12Donald W. Winnicott propose alors les concepts d’« objet » et de « phénomènes transitionnels » qui rendent possible ce passage de la subjectivité pure à l’objectivité. Son fil conducteur est une conception du jeu par quoi il faut entendre la capacité de créer un espace intermédiaire entre le dehors et le dedans et qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que l’enfant ou l’adulte peut alors remplir créativement en jouant. Progressivement, l’enfant acquiert la certitude que la mère est disponible, même après l’avoir oubliée un temps. Il joue, et la mère est ressentie comme reflétant ce qui se passe dans le jeu (rôle de miroir de la mère). L’enfant devient alors capable d’être seul (de jouer seul) en présence de quelqu’un. Dans le stade suivant, la mère s’adapte aux activités de jeu de son enfant, au début, puis y introduit sa propre activité de jeu : deux aires de jeu se chevauchent. Un jeu en commun peut s’instaurer dans une relation, le bébé peut maintenant prendre du plaisir à jouer. Pour Donald W. Winnicott, il existe un développement direct allant des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles. C’est donc en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi. Il s’agit d’un éloge de la capacité de jouer : « C’est le jeu qui est universel et qui correspond à la santé : l’activité de jeu facilite la croissance et, par la même, la santé. Jouer conduit à établir des relations de groupe. » (Winnicott D. W., 1971).

Chez Sigmund Freud

13Sigmund Freud avait déjà observé le rôle du jeu chez l’enfant dans la représentation de l’absence de la mère. À partir du « jeu de la bobine », il développe plusieurs concepts métapsychologiques (compulsion de répétition, représentation de l’absence). En particulier, il explique que la bobine prend le statut d’objet symbolisant la mère. Le jeu s’apparente à une sorte de reviviscence de la présence et de l’absence de la mère. L’acte de jeter cet objet correspond pour l’enfant à se séparer de la dyade mère-enfant, à passer d’un registre passif à celui d’actif. En faisant « comme si », l’enfant décharge une partie de son agressivité, mais à l’abri de la réalité. Sigmund Freud tire de cette observation une conclusion générale : il affirme que le jeu de l’enfant a pour fonction de permettre de reproduire de manière répétitive les expériences qui l’ont impressionné, afin de maîtriser la situation émotionnelle (Freud S., 1920). Par sa répétition, ce jeu est donc une élaboration, une symbolisation de l’absence de la mère. Il pourrait être comparé à ce que peuvent apporter les phénomènes transitionnels dans l’élaboration de la position dépressive.

Le jeu au « petit lait »

Le « petit lait », un espace transitionnel ?

14La transformation (réelle et symbolique) du lieu par rapport à la journée est petit à petit apparue en lien avec la transitionnalité. De même que le moment du « petit lait », temps de transition entre le jour et la nuit pendant lequel se prépare un passage entre deux états : entre veille et sommeil, entre activité et passivité, entre le groupe et la solitude.

15Imaginons que les qualités de l’objet transitionnel que liste Donald W. Winnicott puissent aussi servir à définir un espace transitionnel. Les adolescents semblent prendre possession du lieu habituellement occupé par les soignants ; ils « aiment » le « petit lait », le préservent, mais y déposent aussi leur agressivité et cet espace-temps survit. Ce lieu semble bien témoigner d’une certaine chaleur et vitalité grâce à la présence vivante des soignants. En outre, le « petit lait » est proposé aux adolescents avant la séparation de la nuit, ce qui rappelle l’objet transitionnel que l’enfant utilise au moment de s’endormir. Il semble donc pouvoir s’envisager en lien avec cette troisième aire où les phénomènes transitionnels se répandent dans le jeu et dans le domaine culturel.

16Une autre façon de voir les choses est de s’intéresser à la brique de lait : le fait de boire du lait, et de le boire à la paille, renvoie à une position très régressive, passive. La succion de la paille pourrait contenir l’idée d’une remémoration de la succion du sein. La paille créerait une aire transitionnelle entre un objet non-Moi (la brique symbolisant l’objet maternel) et le sujet. Et rappelons que pour Donald W. Winnicott : « Ce n’est pas l’objet, bien entendu, qui est transitionnel. L’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé. » (Winnicott D. W., 1971).

Rôle du groupe dans l’émergence d’un espace transitionnel

17Il semble qu’un phénomène d’« illusion groupale » se mette en place au « petit lait » (Anzieu D., 1975). Les adolescents sont « tous ensemble » et donnent l’impression d’être bien ensemble. Même les deux soignants présents semblent englobés dans ce phénomène. La « phase d’illusion groupale » relève des mêmes processus psychiques défensifs que la phase d’illusion dont parle Donald W. Winnicott à propos de la relation mère/enfant. Dans l’illusion groupale, le groupe préfère avoir une « bonne mère » plutôt qu’un rival. Ce qui pourrait expliquer la mise en place de liens plus intimes et familiers entre patients et soignants.

18Ce phénomène nous aide aussi à comprendre la présentation très régressive des patients. Ils doivent redevenir tous pareils, ne plus se distinguer, comme une fratrie où la question de la différence des sexes, si envahissante à l’adolescence, est mise de côté pour un temps. La phase d’illusion groupale est nécessaire pour que le groupe puisse vivre une phase de désillusion où les illusions déchues font place à un mouvement de dépression et où l’absence et le manque sont présents. Puis, si le cadre est suffisamment bon, suffisamment rassurant et contenant, la phase suivante – appelée par René Kaës « la phase mythopoiétique », de mythos (l’histoire) et poïesis (la création) – peut survenir. Cette phase groupale offre alors une aire de jeu favorable à un processus de trouver-créer (Vacheret C., 2004).

Jouer au « petit lait »

19Au « petit lait », les adolescents partagent entre eux ou avec un soignant des jeux de cartes ou de société. Pour les soignants, il est d’abord question du « faire avec » l’adolescent, en remplissant une grille de mots croisés avec lui, ou autour d’un jeu de cartes, par exemple. Le jeu aide à créer les conditions pour une rencontre avec l’adolescent. Il est ici utilisé comme une médiation : il favorise, supporte et médiatise la relation avec l’adolescent et entre les adolescents.

20Les médiations permettent en effet de réguler la distance relationnelle. Elles constituent une forme particulière de présence de l’autre qui permet de dépasser les obstacles narcissico-objectaux propres à l’adolescence, en déplaçant sur la médiation la focalisation qu’il serait contre-productif de poser sur la relation. Ce n’est que secondairement, sur ce fond de plaisir partagé, que l’autre va pouvoir progressivement apparaître avec ses valeurs, ses savoirs et ses lois. Petit à petit, le lien devient plus fiable et moins menaçant. Le soignant peut alors introduire de plus en plus de sa propre créativité dans le jeu, tout en essayant de garder une distance suffisamment bonne. Alors, plusieurs zones de jeu vont pouvoir se chevaucher.

21Au « petit lait », il n’y a pas d’intention normative, ce qui compte pour les soignants, c’est la manière dont les jeux sont abordés par les patients et l’instauration d’un échange. Chacun amène au fur et à mesure ses envies et sa créativité. Une des idées est de retrouver un plaisir dans ces échanges. Le jeu peut toutefois exacerber certaines difficultés (angoisse, besoin de maîtrise, impossibilité de supporter les autres ou les règles). Mais il a justement lieu à côté ou avec les soignants. Leur simple présence peut être rassurante. Ils peuvent intervenir, si besoin, pour éviter les débordements. Les règles du jeu permettent aussi de réintroduire la dimension paternelle symbolique et d’avoir une référence au tiers.

22Le rôle du groupe, et des soignants en particulier, est d’aménager un climat de confiance de base, favorable au « jeu » et au développement de la créativité. L’aspect groupal est important au « petit lait ». Les échanges semblent plus fluides que dans la journée. L’excitation propre au processus adolescent et renforcée par la mise en groupe semble ici contenue. Le dispositif même du « petit lait » et la présence des soignants font fonction de pare-excitation et permettent aux adolescents de vivre une expérience satisfaisante. Les interventions des soignants prennent la forme de verbalisations, de figurations, de métaphorisation de la situation. Le jeu en groupe offre donc des supports de symbolisation.

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Louise, 15 ans

23Louise, une patiente anorexique hospitalisée dans le service, avait commencé à venir au « petit lait » dès son entrée. Elle semblait utiliser cet espace pour s’intégrer dans le groupe de patients. Peu de temps après, elle a dû être isolée quinze jours dans sa chambre en raison de son état de santé. Cet isolement déclencha chez elle des mouvements d’envie importants ; elle racontait avoir le sentiment de « rater quelque chose » en parlant du « petit lait ». Elle avait probablement investi ce moment plus qu’elle ne le pensait. D’autant plus que cette patiente de quinze ans présentait depuis toujours des angoisses importantes au moment du coucher. Elle avait « peur des monstres » et cherchait le plus souvent possible à dormir avec ses sœurs, sinon elle était obligée de remplir tout l’espace vide (sous le lit, sur les côtés) avec des peluches et des coussins. Pour elle, la séparation de la nuit renvoyait à quelque chose de très inquiétant. Notons que l’enfance de Louise a été marquée par de multiples séparations en raison de déménagements fréquents. Elle semblait utiliser le « petit lait » comme un espace lui permettant de se préparer à la séparation du coucher dans des conditions suffisamment bonnes, comme une ébauche d’un possible espace transitionnel où elle expérimentait à la fois ses capacités de mettre en place des liens dans un cadre sécurisant et sa capacité d’être seule en présence de quelqu’un.

24Pendant cette période d’isolement, une séquence clinique pourrait être mise en rapport avec le phénomène de l’illusion groupale : les autres patients, qui pourtant ne la connaissaient pas bien, se sont mis à parler d’elle au « petit lait » et à évoquer son absence. Un soir, ils ont préparé une carte qu’ils ont tous signée et se sont regroupés devant sa chambre pour la lui donner. Louise a été très touchée par ce geste pouvant être interprété comme une tentative commune de la rattacher au groupe.

25Après cette période d’isolement, Louise a eu beaucoup de mal à revenir au « petit lait ». Elle a été très en colère contre les soignants pendant quelques semaines et est même allée jusqu’à remettre la télévision en marche pendant le « petit lait » (ce qui est interdit) pour exprimer son mécontentement, ce qui était inhabituel chez cette patiente très réservée. C’est sur le temps du « petit lait » qu’elle a pu commencer à exprimer sa colère.

26Le « jeu » a alors pu être utilisé par les soignants dans un autre sens, celui de « mettre du jeu ». Après quelques jours, ils ont su introduire un peu de souplesse dans les interactions qu’ils avaient avec Louise, comme pour « débloquer l’engrenage » chez cette patiente très rigide sur le plan psychique. S’est instauré comme un jeu de chat et de souris entre Louise et les soignants. Elle a pu revenir de courts moments tout en continuant de protester contre les soignants. Elle acceptait même parfois de faire un jeu, avec une autre patiente ou un des soignants. Sinon, Louise cherchait à éviter le « petit lait » tout en déambulant devant le poste de soin ou en transgressant les règles, situations dans lesquelles elle sait qu’elle se fera reprendre. Elle a dû acquérir, avec le temps, une certaine confiance envers les soignants de nuit pour accepter de les laisser créer un lien avec elle. C’est la créativité des soignants de nuit, trouvant chaque fois un nouveau moyen en instaurant « du jeu » dans la relation, ce qui a permis à Louise de pouvoir revenir et prendre du plaisir au « petit lait ».

27Puis, de nouveau, elle a refusé de venir pendant plusieurs jours. Ce refus semblait cette fois plus en lien avec une recrudescence de symptômes dépressifs, qu’elle reliait à la longue durée de sa période de séparation. À ce moment-là, elle passait un certain temps, pendant le « petit lait », à téléphoner à sa famille. Le dispositif familial du « petit lait » lui évoquait-elle la maison et son absence de la maison ? Quelques semaines après est venu l’été, et le groupe de patients s’est réduit. Les soignants avaient plus de temps à lui accorder ; elle a pu commencer à se livrer à certains d’entre eux et a alors accepté leur proposition de revenir au « petit lait ». Elle a pu investir cet espace et se laisser aller à prendre du « plaisir ». Elle y est venue tous les soirs jusqu’à la fin de l’hospitalisation, sa principale activité était de jouer au tarot en racontant des histoires drôles.

28Après une période de prise en charge à l’hôpital de jour, Louise a dû être réhospitalisée dans l’unité. Lors de cette deuxième hospitalisation, elle s’est montrée très différente. Elle est facilement venue au « petit lait », puis s’est intégrée dans le groupe de patients. Elle passait des soirées à rire ou à se vernir les ongles avec d’autres filles. Elle a même expérimenté la position de meneur du groupe, à la grande surprise des soignants. Elle aura eu besoin d’une deuxième hospitalisation pour utiliser l’outil institutionnel et faire du « petit lait » un espace transitionnel où elle a pu vivre une réelle expérience de jeu, une « expérience créative » au sens de Donald W. Winnicott.

29L’attente bienveillante des soignants est importante. Une infirmière a relaté une soirée lors de laquelle aucun patient n’était venu au « petit lait ». Les infirmiers se sont alors étonnés et ont cherché les patients qui étaient tous cachés dans une chambre. Comme le disait Donald W. Winnicott : « C’est un jeu élaboré de cache-cache dans lequel se cacher est un plaisir, mais n’être pas trouvé est une catastrophe. » (1971). Un enfant se cache dans l’espoir d’être trouvé. Les soignants ont su trouver les adolescents.

Conclusion

30Le cadre du « petit lait » ne correspond pas à celui des groupes thérapeutiques classiques, mais il est à la fois suffisamment contenant et suffisamment souple pour offrir aux adolescents un potentiel espace de jeu. L’aspect groupal reste important et participe à en faire un lieu particulier, un lieu vivant d’échanges et de rencontres. Le jeu sert de médiation dans la relation.

31L’idée du « petit lait » contient un des paradoxes posés par Donald W. Winnicott : l’espace transitionnel rassemble et sépare dans le même moment. Il comporte donc une véritable valeur thérapeutique. Cet exemple nous montre qu’il est important de mettre en place ou garder, dans les institutions de soins, des dispositifs simples où il s’agit juste de pouvoir se rencontrer et être ensemble, et qui doivent offrir à l’adolescent la possibilité de vivre une expérience vivante, de plaisir partagé, qui doit lui redonner le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. En effet, pour ces adolescents qui s’étaient enfermés dans des conduites destructrices, ces expériences de jeu sont souvent les premières depuis un long moment. Ces temps de jeu, de partage entre patients, avec ou à côté d’un soignant, sont des temps particulièrement importants de la prise en charge. « Ce qui est naturel, c’est de jouer, et le phénomène très sophistiqué du vingtième siècle, c’est la psychanalyse. » (Winnicott D. W., 1963.)

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