1Si l’éducation thérapeutique a pour ambition d’aider le patient à se soigner, son chemin pour y parvenir pourrait bien être parsemé de « murailles » à franchir. En effet, comment permettre au sujet de comprendre sa maladie, de se prendre en charge, d’améliorer sa qualité de vie, si des problèmes de compréhension existent entre soignant et soigné, si les émotions individuelles sont négligées ou encore les volontés forcées ? Il existerait des portes d’entrée possibles pour intervenir dans le respect de l’éthique et sans que le patient ne soit conduit à fuir devant l’autorité, l’interdit, l’incompréhension, la prescription « scientifique ».
« Il y avait bien des entrées, mais elles étaient toutes closes, et pas de sonnettes.
Alors c’est comme s’il n’y avait pas eu d’entrées. »
La forteresse de l’esprit
3On peut voir l’esprit humain comme un château composé d’une multitude de pièces attachées ensemble comme celles d’un immense puzzle. Les pièces sont ce que les philosophes de l’esprit appellent des « états mentaux », et ceux-ci sont de nature différente : il y a des connaissances (je sais que manger trop d’aliments gras fait grossir), des compétences (je suis capable de reconnaître les aliments gras), des croyances (je crois que, si je perdais quelques kilos, j’aurais moins mal au dos), des désirs (j’ai envie d’avoir moins mal au dos), des émotions (j’ai peur d’avoir de plus en plus mal au dos). On voit que tous ces états mentaux ont « un contenu ». Il y en a aussi qui n’en ont pas, comme la douleur : je peux dire « où » j’ai mal (au dos), « comment » j’ai mal (ça me gratouille ou ça me chatouille), mais pas « ce que » j’ai mal ; il en est de même de sentiments comme le plaisir, l’ennui, l’angoisse, le spleen, etc.
4Le nombre de pièces du puzzle est infini. Comme l’a dit le philosophe Donald Davidson, « la signification d’une phrase, le contenu d’une croyance ou d’un désir, n’est pas une chose qui puisse lui être attachée indépendamment des autres croyances ou désirs. Nous ne pouvons pas attribuer intelligiblement la pensée qu’un morceau de glace est en train de fondre à quelqu’un qui n’a pas une multiplicité de croyances vraies au sujet de la nature de la glace, de ses propriétés physiques liées à celles de l’eau, du froid, de la solidité, etc. Une seule attribution de croyance repose sur la supposition qu’il en existe de nombreuses autres – une infinité d’autres » (1991, p. 39).
5De même, John Searle, philosophe, écrit : « Pour avoir une croyance ou un désir, il me faut avoir tout un Réseau d’autres croyances et désirs. Ainsi, par exemple, si j’ai envie de manger un bon repas dans un restaurant du quartier, il me faut avoir une multitude d’autres croyances et désirs, tels que les croyances qu’il y a des restaurants dans les environs, que les restaurants sont le genre d’établissements où l’on y sert des plats, que les plats sont le genre de choses que l’on peut acheter et manger dans les restaurants à certains moments de la journée moyennant certaines sommes d’argent, et ainsi – plus ou moins à l’infini – de suite » (1995, p 238).
6Une des fonctions de ces états mentaux est de nous permettre de communiquer avec le monde par notre discours et notre réception du discours des autres, ou de vouloir modifier le monde par l’effet de nos actions. Dans l’exemple que nous avons cité, j’ai pu dire à mon entourage comment je comptais perdre du poids et j’ai délibérément arrêté de manger des cacahuètes. Selon John Searle, tous ces états mentaux sont enchâssés dans un arrière-plan pouvant être défini comme un ensemble de présupposés, d’habitudes, d’aptitudes, de dispositions et de capacités tacites, qui leur permet de fonctionner (1985, pp. 175-192).
7Dans ce que nous avons appelé le « puzzle mental » (Reach G., 2007, pp. 98-104), une pièce doit avoir une bordure adaptée pour pouvoir être acceptée par les pièces avoisinantes : ainsi, la formation d’une nouvelle croyance durable (par exemple : « Je crois que la consommation de pain blanc fait davantage monter la glycémie que le pain complet ») se fait à la suite de plusieurs estimations : celle de sa probabilité, tenant compte de tout ce que je pense par ailleurs ; celle de sa crédibilité, reposant sur l’évaluation de la fiabilité des sources dont je dispose ; enfin, celle de sa plausibilité, recherchant si je peux expliquer le phénomène qui fait l’objet de la croyance (Fridja N. H. et al., 2000, p. 69). La nouvelle croyance doit donc pouvoir s’accrocher à une ou plusieurs pièces existantes : c’est ainsi, par additions successives de croyances, que le puzzle mental s’enrichit progressivement, créant des espaces possibles pour l’intégration potentielle de nouvelles croyances.
8On peut éventuellement, volontairement, après avoir réalisé consciemment ces différentes estimations, « refuser » de croire quelque chose (par exemple : « Je ne crois pas au Père Noël »), mais on ne peut pas, comme le dit Pascal Engel, « décider » soudainement de croire quelque chose, « comme on claque des doigts ». On ne peut pas de manière durable avoir une croyance qui ne serait pas raccrochée à d’autres pièces du puzzle et qui, en quelque sorte, flotterait, isolée. C’est peut-être le sens de l’expression que l’on utilise, parfois, à propos de quelque chose que l’on n’arrive pas à croire : « Cela ne colle pas. » Cependant, comme l’a dit aussi Pascal Engel, appelant des croyances qu’on pourrait acquérir volontairement des « croilontés » : « Cela n’exclut pas qu’une croilonté puisse être acquise médiatement, par l’intermédiaire d’autres événements, et au bout d’un certain temps. On ne peut acquérir une disposition à volonté “juste comme ça”, mais il semble que l’on puisse l’acquérir à la suite de la répétition d’un certain nombre d’événements, pour ainsi dire en la programmant » (Engel P., 1997).
9L’ambition de toute éducation thérapeutique est clairement d’introduire de nouvelles pièces dans le puzzle mental du patient, dans le but louable de l’aider à se soigner. Mais le château de l’esprit humain est une « forteresse » dont il s’agit de franchir plusieurs murailles. Le but de ce texte est, d’une part, de proposer qu’elles sont de quatre types, impliquant la cognition, les émotions, les préférences et la volonté et, d’autre part, de montrer comment la recherche des portes d’entrée peut être vue comme aboutissant à autre chose qu’une véritable intrusion : en d’autres termes, de justifier la pratique de l’Éducation thérapeutique du patient (etp) en la distinguant d’une simple manipulation. Il s’agit ici, au fond, de montrer comment l’éducation thérapeutique est « possible », d’un point de vue à la fois instrumental et éthique.
La muraille de la cognition
10Imaginons un médecin français qui doit soigner un patient, par exemple chinois, qui ne parle pas un mot de français. Lui-même ne parle pas le chinois. Il se rend compte immédiatement que la communication est impossible.
11Or, celle-ci est à l’évidence nécessaire. L’éducation thérapeutique est une transmission de messages, au sens le plus large qui soit, entre deux personnes – cette transmission étant bidirectionnelle entre le soignant et la personne soignée : les deux recueillent et donnent des informations. Nous devons nous parler, car il s’agit d’élaborer un changement de l’état du monde, à la fin de ce qu’on pourrait appeler, plutôt qu’une consultation, « une conversation » : le soignant soigne le patient, le patient se soigne. Par exemple, le soignant, ayant décidé quelles informations il souhaite recueillir, rassemble ces informations lors d’une conversation avec le patient et sa famille, mais aussi lors de l’examen du patient, des examens de laboratoire, des radios, etc. Il produit ensuite un diagnostic, un pronostic et un programme thérapeutique. Enfin, il donne ces informations au patient et en explique le sens, lors de la conversation et par écrit lorsqu’il lui remet ce que l’on appelle ses « ordonnances ».
12De son côté, la personne soignée répond aux questions du soignant, mais doit aussi pouvoir dire ses plaintes, exprimer sa souffrance et son angoisse, poser des questions. Le soignant doit vérifier que le patient comprend ce qu’il dit, mais aussi qu’il comprend le sens de ce qu’exprime le patient. En l’absence de cette compréhension, la communication peut être une illusion, et la qualité du soin s’en ressent. En fait, le soin est impossible sans communication et c’est en ce sens que, comme le précise l’oms, l’éducation thérapeutique fait partie intégrante des soins. En effet, l’éducation thérapeutique est la communication : c’est la même chose.
Lost in translation
13Le linguiste suisse Ferdinand de Saussure a développé l’idée que le langage verbal était fait de deux éléments, la « Langue » et la « Parole ». « La Langue » est « le système » qui précède et rend le discours possible. Lorsque nous apprenons un langage, nous apprenons à maîtriser l’usage des mots, la syntaxe, l’orthographe, la ponctuation. « La Parole » est l’utilisation concrète de la langue : c’est ce que nous disons réellement ; « c’est l’utilisation du système ». Ainsi, il y a les mots et il y a le sens des mots (de Saussure F., 1913). Il ne suffit pas de comprendre les mots : disons que c’est l’étape de traduction. Il faut aussi en comprendre le sens : c’est l’étape d’interprétation. Une communication efficace doit donc franchir deux murs, le mur de la Langue et le mur de la Parole, le mur des mots et le mur des sens (Schéma 1).
Schéma 1
Schéma 1
14Lorsque nous soignons quelqu’un qui ne parle pas notre langue, l’existence du mur des mots est évidente. Mais nous devons être conscients que cette barrière existe aussi lorsque nous parlons la même langue si nous ne faisons pas attention à éliminer systématiquement tout « jargon », ces mots professionnels dont nous seuls comprenons le sens. Ensuite, il y a le mur de la Parole, c’est-à-dire la signification de ce que nous disons : la personne à qui nous parlons peut avoir parfaitement compris « les mots », mais non le sens de ce que nous disons, car nous utilisons des concepts qui nous sont familiers, à nous « professionnels », mais qui ne le sont pas pour les « profanes ». Cela vaut évidemment si nous parlons la même langue (Reach G., 2009). Par ailleurs, certaines personnes peuvent avoir des difficultés à comprendre les concepts médicaux, notamment ceux qui reposent sur des chiffres, ce que les auteurs anglo-saxons appellent « health literacy » (la capacité des individus d’obtenir, de traiter et de comprendre les informations et les services de base concernant la santé, nécessaires pour prendre les décisions appropriées) et « health numeracy » (la capacité des individus d’obtenir, de traiter, d’interpréter, de communiquer et d’agir sur des informations concernant la santé, sur des informations de type numérique, quantitatif, graphique, biostatistique et probabiliste, nécessaires pour prendre les décisions appropriées).
15Cependant, franchir ces deux murailles ne veut pas dire que l’on pourra aisément introduire une nouvelle pièce dans le puzzle mental du patient. Le message peut avoir été parfaitement traduit au niveau des mots et interprété au niveau du sens, encore faut-il qu’il soit accepté, selon les trois critères de probabilité, crédibilité, plausibilité, que nous avons évoqués. La pièce que le soignant aura réussi à extraire de son propre puzzle mental, une fois traduite, devra être intégrée dans celui du patient. Or il peut arriver qu’elle ne trouve pas de pièce à se raccrocher, en raison de différences psychologiques, culturelles ou sociales entre le soignant et le soigné (Schéma 2).
Schéma 2
Schéma 2
Distorsions de la cognition
16Dans nos processus de raisonnement, l’intervention de notre cognition est soumise à des biais. Certes, on pourrait imaginer que le patient, une fois les nouvelles informations obtenues, se livre à une sorte de calcul probabiliste, comparant des « utilités espérées » correspondant à chacune des options obtenues en multipliant « l’utilité » (la valeur) qu’il y voit par la probabilité qu’elle soit réalisée, une telle conception du choix rationnel pouvant être appelée « conséquentialiste », parce que l’individu fait son choix en prenant en compte essentiellement les conséquences de son action.
17En réalité, il est apparu depuis le milieu du siècle précédent que ce n’est pas ainsi que « raisonnent » les êtres humains en général. D’une part, plutôt que d’utiliser des calculs probabilistes, l’esprit humain a souvent recours à des raccourcis mentaux, appelés « heuristiques », bien plus rapides à mettre en œuvre (Tversky A., et al., 1974). Pour ne citer qu’un seul exemple, l’heuristique de l’aversion du risque, proposée par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans leur théorie des perspectives, fait que, quantitativement, nous détestons davantage perdre que nous aimons gagner (1974). D’autre part, une autre discordance entre ce que prédit la théorie classique du choix rationnel et la manière réelle de faire des choix peut être montrée dans le cas du choix dit « intertemporel », dans lequel on a à choisir entre une petite récompense proche et une grande récompense lointaine : la plupart des gens sont d’un naturel impatient et ont un goût plus prononcé pour le présent que pour le futur. Ils choisiront la petite récompense proche, même si sa valeur est plus faible que la récompense lointaine (Elster J., et al., 1999, p. 17).
18On conçoit combien ces distorsions peuvent représenter un obstacle à la mise en œuvre des messages apportés par le discours de l’éducation thérapeutique dans la prise en charge des maladies chroniques : en effet, ce discours propose essentiellement des récompenses grandes mais lointaines (conserver sa santé, ne pas avoir de complications), au détriment de récompenses petites mais immédiates (la part en trop de gâteau, la sieste plutôt que les trente minutes de marche d’un pas vif recommandées, fumer ma pipe). On notera que les récompenses lointaines sont souvent abstraites et que les récompenses immédiates sont souvent concrètes, ce qui n’est sans doute pas fortuit. La Théorie psychologique des niveaux conceptuels de Yaacov Trope et Nira Liberman prédit que c’est souvent ainsi que l’esprit humain caractérise les concepts : si nous pensons à la lecture sur un mode lointain, nous pensons de manière abstraite qu’elle enrichit l’esprit ; si nous y pensons sur un mode immédiat, nous pensons concrètement au livre que nous sommes en train de lire (Trope Y., et al., 2003). Ainsi, au jeu du choix intertemporel, ce qui précède suggère que la non-observance est un phénomène « naturel » qui a toutes les chances de gagner : cela peut miner les conseils de l’éducation thérapeutique, dont le but est de favoriser l’observance des patients que l’on pourrait représenter sous la forme d’un « tableau à la Magritte » (Reach G., 2007) (Schéma 3).
Schéma 3
Schéma 3
La muraille des émotions
19Dans le cadre d’un modèle conséquentialiste de la cognition, les émotions, si elles surviennent dans le cours du raisonnement, n’en seraient que des épiphénomènes. Analysant le concept de « risque », George Loewenstein a proposé un modèle psychologique dans lequel l’individu, lorsqu’il est en face d’un risque, met en œuvre non seulement une cognition qui évalue les conséquences du choix qu’il peut être amené à faire, mais prend en compte également ses émotions.
20Il peut s’agir, d’une part, d’émotions anticipées (si je fais cela, et si il en découle tel résultat, j’éprouverai du plaisir ou au contraire du regret), mais aussi d’émotions anticipatoires (par exemple, au moment de faire le choix, j’éprouve de la peur à l’idée de ce qui pourrait arriver). Le choix ne met donc pas seulement en jeu une cognition froide : le comportement qui sera adopté (dans le cas qui nous intéresse, suivre ou non les recommandations qui ont été données dans le cadre de l’éducation thérapeutique) résulte non seulement d’une évaluation d’une « utilité espérée » (dans laquelle on peut d’ailleurs, selon George Loewenstein, faire entrer l’évaluation des émotions anticipées), mais aussi des émotions anticipatoires, ressenties immédiatement, au moment de faire le choix (2001).
21Dans la mise en œuvre des choix, les émotions ne doivent pas être opposées à la cognition, dont elles pourraient en fait représenter une forme spéciale (Oum R., et al., 2007). Elles participent à la formation de notre cognition et leur rôle, nécessaire, dans les mécanismes de la décision est bien connu, depuis notamment le livre célèbre d’Antonio Damasio, l’Erreur de Descartes, la raison des émotions (1995). Ainsi, Roy Baumeister a proposé que le fait de ressentir une émotion est important pour nous permettre, lorsque la situation se répétera, de persister dans ce choix (si l’émotion ressentie la première fois a été agréable) ou, au contraire, de décider autrement si elle ne l’a pas été : selon lui, les émotions ont un effet éducationnel plutôt qu’un effet causal sur nos comportements (Baumeister R., 2007).
22Cependant, les émotions, en orientant les choix des patients, peuvent avoir un effet destructeur sur les bonnes intentions du patient, qui, pourtant, aura bénéficié d’une éducation thérapeutique : ainsi, nous avons proposé de voir la non-observance des patients vis-à-vis des recommandations qui leur ont été données comme un cas de ce que les philosophes appellent « faiblesse de la volonté », ou « akrasia ». Le patient murmure : « Je sais, mais, que voulez-vous, c’est plus fort que moi » (Reach G., 2007). Or, un rôle pour les émotions dans la genèse de l’akrasia a été proposé par Christine Tappolet (2003). Selon elle, les émotions, en ce qu’elles agissent en influençant la manière dont nous percevons la valeur des choses (elle propose que les émotions sont en fait la perception des valeurs), rendent intelligibles les actions qui peuvent être décrites sous le terme de « faiblesse de la volonté ». Par exemple, le plaisir de fumer rend intelligible le fait que je fume. De même, on peut proposer, comme Vasco Correia l’a fait récemment, une théorie émotionnaliste de la duperie de soi, dont le déni est bien connu en médecine comme mécanisme de défense, pouvant également s’opposer au suivi, par le patient, des recommandations qui lui ont été données dans le cadre de l’éducation thérapeutique (Correia V., 2010).
La muraille des préférences
23Préférer A à B, c’est donner davantage de valeur à A qu’à B. Nous avons vu que la préférence pour le présent pouvait empêcher le patient d’être observant vis-à-vis des recommandations qui lui sont données dans le cadre de l’éducation thérapeutique, dans le cadre d’un choix intertemporel à court terme. Mais il y a plus : le patient et le médecin ne parlent pas de la même chose, comme en témoignent en anglais les deux mots qui définissent la maladie : pour le patient, l’« illness », ce qu’il ressent immédiatement, pour le médecin, la « disease », la vision médicale que l’on peut en avoir. Or, dans celle-ci, il y a la notion des complications lointaines, que le médecin a déjà vues, ce qui ne peut être le cas du patient. Pour le médecin, la prévention des maladies est quelque chose d’important dont il a le souci. Dans The Importance of What we Care About, le philosophe américain Harry Frankfurt a effectivement montré que, lorsque nous avons le souci de quelque chose, c’est que nous considérerons qu’elle est importante pour nous, mais il explique que cela implique que nous nous projetions dans l’avenir (1988).
24Le patient, quant à lui, n’a pas vu les complications et pourrait se dire : « Pourquoi tous ces efforts, aujourd’hui, pour quelqu’un que j’ai du mal à imaginer ? Quelle est la connexion entre lui et moi ? » Plus on est jeune, plus on a du mal à s’imaginer vieux (Frederick S., 2003, p. 104). Dans Reasons and Persons, le philosophe anglais Derek Parfit écrit : « Mon souci du futur peut correspondre au degré de connexion qui existe entre moi maintenant et moi dans le futur. Puisque la connexion est plus faible sur les longues périodes, il peut être rationnel pour moi de me soucier moins de mon futur que de mon présent » (1984, pp. 313-314). Cet effet de la temporalité, cette fois considérée non pas dans le cadre immédiat du choix intertemporel, mais sur le long terme, pourrait expliquer la fondation de la muraille de la préférence pour le présent dans la forteresse de l’esprit du patient.
La muraille de la volonté
25Enfin, le patient peut simplement refuser d’appliquer ce qu’on lui a appris. Il peut, s’il sent que sa liberté est menacée, « refuser » d’être observant, simplement parce que ce qu’on lui propose lui a été « prescrit ». Ce phénomène psychologique a été décrit sous le nom de « réactance » (Brehm J. W., 1966) et a été avancée l’hypothèse que la réactance peut être une cause de non-observance (Fogarty J. S., 1997). Comme le remarque Jon Elster à propos de la réactance, « un tel individu sacrifie en quelque sorte son bien-être à sa volonté d’indépendance. Peut-être faudrait-il parler d’excès de volonté plutôt que de faiblesse » (Elster J., 2007, p. 45). Dans ce sens, pour certains fumeurs, le moment important est celui où ils allument leur cigarette : ce moment est celui où ils affirment leur liberté (Elster J., et al., 1999 ).
Conclusion : à la recherche des portes d’entrée
« Entrons, fit Schwartzbacher, résolu.
– Par où ?
– Ah ! voilà… cherchons une issue.
Schwartzbacher disait : “Cherchons une issue”, mais il voulait dire : “Cherchons une entrée.” D’ailleurs, comme c’est la même chose, je ne crus pas devoir lui faire observer son erreur relative qui, peut-être, n’était qu’un lapsus causé par le froid ».
27Ce qui précède ne signifie pas que l’éducation thérapeutique représente une mission impossible. Nous avons simplement voulu montrer qu’elle se heurte à des murs qui peuvent ne pas être apparents. L’esprit humain représente – et c’est heureux – une véritable forteresse et il est nécessaire de trouver des portes d’entrée si, lorsque l’on pense que c’est souhaitable, on veut espérer changer le comportement des gens.
28La première muraille est celle de la cognition. Utiliser un langage compréhensible, éliminer tout jargon, vérifier systématiquement que les messages ont été compris (Schillinger D., et al., 2003) – c’est-à-dire vérifier qu’on a franchi le premier mur ! –, voilà ce à quoi doit commencer à s’atteler tout programme éducatif. Prendre en compte l’aspect transculturel de la médecine lorsqu’on s’adresse à un patient d’une autre culture, mais aussi tenir compte de la psychologie du patient – de « ce tout ce qu’il pense par ailleurs », c’est sans doute la signification de ce que l’on appelle le diagnostic éducatif.
29Concernant la deuxième muraille, celle des émotions, savoir qu’elles existent ; ne jamais utiliser les émotions négatives, comme la peur, pour faire passer les messages éducationnels, car on peut montrer que c’est contre-productif et, si on doit annoncer des nouvelles qui font peur, toujours essayer de les accompagner de l’idée qu’une solution existe, que le patient sera capable de la mettre en œuvre (sentiment d’efficacité personnelle) et que, au besoin, on l’y aidera, ce qui est justement un des rôles de l’éducation thérapeutique (Reach G., 2009). Mais aussi, savoir utiliser les émotions anticipées « positives » : pensez au plaisir, à la fierté, à la joie, que vous aurez en vous engageant dans un comportement de santé et que, du même coup, vous éviterez la tristesse du regret. Il est étonnant qu’on ne mette pas plus souvent en œuvre cette proposition de Spinoza : « Un désir qui naît de la Joie est, toutes choses égales d’ailleurs, plus fort qu’un désir qui naît de la Tristesse [1]. » Spinoza disait aussi que l’amour de soi est la plus haute émotion [2]. Apprendre aux gens à s’aimer pourrait représenter un sujet méritant d’être intégré dans toute théorie de l’éducation thérapeutique (Reach G., 2010).
30Comment trouver une porte d’entrée dans la troisième muraille, celle de la préférence pour le présent ? Curieusement, on apprend aux étudiants en médecine à interroger les patients sur leurs « antécédents », rarement sur leurs projets ! Une réponse à cette question peut être trouvée dans un autre texte de Derek Parfit, dans lequel il remarque que nous devrions peut-être considérer ces futurs nous-mêmes qui ne seront peut-être plus nous comme nos enfants ou nos amis. Dans ce cas, protéger notre avenir équivaudrait à protéger celui de ces enfants ou de ces amis (2007). À les aimer, donc à « s’aimer » : on revient ici à la notion d’amour de soi. Soignez-vous, parce que vous le « vaudrez » bien (Reach G., 2010).
31Enfin, la muraille de la volonté. On a pu montrer que des patients étaient moins observants si les recommandations leur étaient données sur un mode autoritaire (Fogarty J. S., et al.,2000). Savoir montrer aux patients que ce que l’on propose représente une possibilité parmi d’autres, que, de toute façon (d’ailleurs comme la loi l’exige), on leur laissera la décision finale, et que l’éducation thérapeutique n’est là que pour les aider à faire ce choix, et même à développer leur sentiment d’autonomie – comme le disait Montaigne : « Enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu. »
32Car nous arrivons à la question éthique que pose tout projet d’education thérapeutique. Si éduquer, c’est trouver des portes qui permettent de pénétrer dans la forteresse de l’esprit humain, comment ne pas voir ici une intrusion ? Osons poser la question : s’il s’agit d’introduire une pièce dans le puzzle mental du patient qui le conduise à faire quelque chose qu’il n’aurait pas été spontanément enclin à faire, et, si possible d’ailleurs, en essayant de faire en sorte qu’il pense qu’il l’a décidé lui-même, n’est-ce pas justement la définition que l’on peut donner d’une manipulation (Joule R.-V., 1987) ?
33L’éducation thérapeutique se distingue de la manipulation sur un point essentiel : elle s’adresse ouvertement à l’intelligence des gens ; c’est en toute lumière que les portes ont été ouvertes. Au contraire, la manipulation ne peut être efficace que si elle s’introduit dans leur esprit de manière masquée (Joule R.-V., 1998, p. 201) et, même si c’est efficace, en médecine, ce serait inacceptable. Par intelligence, il faut entendre non seulement l’existence d’un puzzle mental, mais aussi celle d’une réflexivité consistant en la capacité par l’esprit humain d’évaluer, sous forme de préférence, la valeur des différentes pièces qui le constituent. C’est, selon Harry Frankfurt, ce qui définit une « personne » (1971). Ainsi, l’éducation thérapeutique est compatible avec le respect de l’autonomie, car elle s’adresse à des personnes autonomes. Selon la définition que donne Gerald Dworkin de l’autonomie : la personne est autonome si elle a en particulier la capacité d’accepter ou d’essayer « de changer ses préférences, ses désirs et ses souhaits », en accord avec ses préférences et ses valeurs d’ordre supérieur (1988).
34En ce sens, trouver et utiliser les différentes portes d’entrée de l’éducation thérapeutique est éthiquement « possible ». En fait, elle représente même une dimension « nécessaire » du soin, et, en ce sens, une médecine sans éducation thérapeutique, c’est-à-dire sans communication, serait « non éthique ». Ne devrait-on pas alors préférer au terme d’« Éducation thérapeutique » celui de « Communication thérapeutique » ? Cela permettrait de montrer l’importance de ce que l’on pourrait appeler, dans la pratique du soin, la « conversation thérapeutique ». Seule une conversation permet de mettre fin à ce que Jay Katz a appelé dans un livre « le monde silencieux du docteur et du patient » (1984) : en s’adressant au patient, le docteur s’adresse à la personne et la respecte en tant que sujet, ayant son langage et sa culture, ses émotions, ses préférences et sa volonté, et non en tant qu’objet du soin.
35Une telle « communication thérapeutique » mettant en œuvre une conversation entre deux sujets a un nom : « respect » – au fond, c’est la même chose.