Notes
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[*]
Les droits de la personne sont éloignés de la figure du citoyen parce qu’ils isolent l’individu de son groupe d’appartenance, en l’enfermant dans la subjectivité de ses droits égoïstes. Ces droits s’attachent alors plus à la singularité de l’individu qu’à l’universalité des droits. C’est dans ce registre que l’on entend des usagers s’exclamer : « C’est mon droit ! » L’individu singularisé, atomisé, est renvoyé hors du débat politique, dans des droits à consonance privée, qui sont concédés par des procédures sélectives, induisant des comportements de soumission, d’obéissance et de conformité.
1Le management néolibéral et les protocoles qui l’accompagnent traitent les institutions de soins selon un registre du « tout-économique », et imposent des principes de sécurité et de précaution. Le fonctionnement attendu s’apparenterait à celui d’une entreprise, qui transformerait le sujet en usager, un individu normé et « délié », réduit à la succession de ses symptômes. Face à cela, il est important de garder dans la clinique, un certain « esprit du risque », à condition, cependant, d’en connaître les capacités et les limites.
2Dans l’ensemble des pratiques sociales, médico-sociales, médico-psychologiques, les désignations, catégories et autres classifications posent de délicats problèmes conceptuels, cliniques et éthiques… Nombre de praticiens se montrent très réticents, sinon franchement hostiles, à toute désignation, en arguant que l’on ne saurait réduire la personne qui vient consulter ou demander une aide à un statut d’usager voire de patient. Le souci de la globalité de la personne devrait l’emporter sur toute autre considération, comme celle de ne pas la réduire, ainsi que le diraient certains, à « un appareil psychique ». Je préfère dire que chacun d’entre nous est un citoyen.
Industrialisation et consommation du soin
3La notion d’usager, en particulier, qui s’est peu à peu imposée au rythme de l’emprise libérale sur les institutions et les pratiques, tire la personne qui vient consulter vers une position de consommateur. De plus en plus, certains individus consomment du soin comme ils consommeraient autre chose ; du coup, les offres de pseudo-pratiques soignantes se font jour, faisant miroiter des rémissions de symptômes à court terme, sans chercher à savoir ce que le symptôme vient répéter dans la problématique globale de la personne. Un symptôme a cette particularité d’insister… Dans un autre registre, l’espoir ou le mythe du « zéro souffrance » pollue la part nécessaire de la dimension tragique qui procède de toute existence. Le deuil, et le travail psychique qui l’accompagne, n’est parfois plus vécu comme un processus normal, certes douloureux, mais peut faire l’objet d’interventions clôturantes qui dérobent au sujet l’expérience de la confrontation au réel douloureux et aux affects que cela entraîne (le deuil ne suffit plus, on se voit affubler d’un trouble de dépression majeure ou post-traumatic-stress-disorder – ptsd). La notion de victime s’impose et fait coïncider alors le sujet, individu transformé en objet, avec un ensemble global soignable par la victimologie. Dans ces conditions, on confond allègrement un événement traumatique avec le trauma, qui est un événement psychique, c’est-à-dire la manière dont un individu réagit selon son histoire à une situation éventuellement traumatique. En fait, on n’entend pas ce que les gens ont à dire sur eux-mêmes. Cela revient, encore une fois, à nier leur subjectivité.
4Enfin, nous sommes de plus en plus confrontés à des usagers, qui, forts des renseignements trouvés sur Internet sur les comportements et les symptômes qui les dérangent mais qu’ils entretiennent, viennent consulter en exhibant la documentation qu’ils ont choisie. Ils se présentent alors comme hyperactifs, bipolaires, sujets de troubles obsessionnels compulsifs (toc), voire préschizophrènes, coupant, par là même, dans un premier temps, la nécessaire confrontation de deux subjectivités, hors d’une organisation psychique modélisée ou préétablie. Cependant, ce qu’il va falloir expérimenter dans les entrelacs des subjectivités, ce sont des zones de gris (ni noires ni blanches), de flous partagés, de savoirs mis à l’épreuve, une praxis qui cherche à psychodynamiser la clinique, c’est-à-dire à créer du lien et à vivre l’altérité.
5Cette clinique-là implique une créativité sociale et institutionnelle, une inventivité relationnelle, des professionnels capables de se renouveler. Cela suppose, toutefois, de laisser, à sa juste petite place, les lubies obsessionnelles de l’idéologie managériale (le programme médicalisé des systèmes d’informations – pmsi – et autres fredaines accréditeuses), qui chercheraient à protocoliser nos pratiques en les vidant de leurs assises relationnelles. Cette psychiatrie industrielle transforme le patient en objet et propose aux institutions de soins de fonctionner à flux tendu. Elle emprunte au monde industriel, à celui de la grande surface, sa logique de régulation, de dérégulation en fait, en s’appuyant sur le tout-économique et les nouvelles technologies appréhendées sans réelles préoccupations éthiques, notamment dans ce qu’elles imposent de logique binaire. On pourrait nous faire croire que les individus et les rapports humains fonctionnent sur le modèle d’une machine animée que l’on pourrait programmer à loisir : il suffirait de connaître le bon code d’utilisation pour la faire agir comme on l’entend. C’est une manière de se défendre contre l’éventuelle prise de conscience des contenus psychiques sous-jacents aux conduites sociales. Il y aurait comme une nécessité de se défaire de la transmission psychique pour objectiver une sorte de transmission biologico-cybernétique. Du coup, on recourt au cerveau pour décrire les phénomènes observés. C’est un refus ou une opposition à la métapsychologie, sous-tendue par la psychanalyse. Tout devient intégré dans un schéma comportementaliste où les mots d’ordre seraient : inclusion, uniformisation, homogénéisation. C’est une position de pouvoir où « la technique » s’impose comme « un prêt-à-penser » pour dominer les représentations psychiques, c’est-à-dire l’affect et ses figurations, la création de l’inconnu et sa mise en formes nouvelles, suscitant éventuellement le conflit. De ce fait, le pouvoir managérial instaure « un collectivement correct », totalisant, décontextualisé, qui obère le travail de la culture en fonctionnant comme emprise. Remarquons que cette logique s’appuie sur le noyau le plus archaïque de l’être humain, celui où, par crainte de la séparation, il s’agglutine, pour ne pas se différencier, à un monde maternel tout-puissant.
Une institution mentale plutôt qu’un cadre institutionnel
6On l’aura compris, je revendique une pratique artisanale, sinon bricolée, où la pensée peut continuer à vagabonder, à errer. Il est intéressant, à ce sujet, de s’interroger sur la définition du mot « bricolage » non pas le sens courant qui fait état d’un travail d’amateur peu soigné, ce qui nous éloignerait du professionnel, mais plutôt dans son acception anthropologique, à la manière de Claude Lévi-Strauss, qui évoque un travail dont la technique est improvisée, adaptée aux matériaux et aux circonstances. Je pourrais, ce faisant, ajouter une troisième définition, celle d’une expérimentation qui entraîne un résultat incertain et aléatoire, pour m’éloigner du sérieux et du scientifique chers aux professionnels que l’on voudrait instituer de nos jours.
7En ce sens, je suis plus à l’aise pour parler de ces lieux interstitiels, non institués ou peu institués, que j’anime ou que je fréquente au même titre que d’autres collègues (psychologues et travailleurs sociaux), et où l’on entend immanquablement récriminations, inquiétudes, doutes sur la pertinence des actions menées ; un peu comme si, face à notre surmoi pétri d’orthodoxie, ces lieux-là représentaient une frange, une marge, une forme de dérive, d’illégitimité. Ce sont des lieux précaires, mais précieux à la fois, qui cherchent à accueillir les errances, les instabilités, les abandonnismes, les vulnérabilités et leurs traumatismes éternellement irrésolus. Leur modèle tient plus à la marginalité qu’à l’institutionnalisation d’un cadre précis et strict, encore faut-il alors que le cadre soit dans notre tête, pour tenter de promouvoir ce que Jacques Hochman appelait « une institution mentale » (1984).
« Une sollicitude tempérée »
8Sans doute aussi, comme chaque fois, des fragments de nos histoires personnelles sont-ils à l’œuvre dans le choix de ce type de clinique. L’usage que nous en faisons en transporte l’empreinte. Ainsi, pour ma part, je porte l’empreinte du métissage, mais permettez-moi d’en garder la discrétion. Revenons au « bricolage », celui dont je vous parle rappelle l’époque héroïque de cette psychiatrie communautaire, la psychiatrie de secteur, cette invention qui empruntait à Paul-Claude Racamier « la psychanalyse sans divan » (1970). C’est bien évidemment une référence respectable, car elle ouvre à une clinique (en grec, au chevet du patient) que l’on qualifierait rapidement de psychosociale (terme que j’aime peu, car il a tendance à minimiser le psychisme), mais qui s’intéresse en fait à la manière dont l’individu se débat dans le social et la quotidienneté. Dans cette clinique, il est parfois urgent de contenir, d’endiguer le désespoir, de le recueillir, de ne pas le laisser dévorer le sujet, car il peut en mourir : de déchéance, d’autoexclusion, de participation active à sa destruction (par exemple, les sans domiciles fixes, sans-papiers, demandeurs d’asile, que j’évoquerai à la fin). Le « bricolage », c’est d’abord « amarrer » l’individu à une position de sujet avec une vie psychique minimale, c’est-à-dire l’aider à retrouver le goût de penser, l’« amarrer » à un lien social précaire, fragile, qui lui servira de contrat narcissique supplétif, qui le reliera à l’ensemble narcissique humain. En d’autres termes, « faire société » ensemble.
9Cependant, ces situations banales que nous rencontrons dans nos dispositifs d’accueil puis de soins ne sont pas sans soulever des difficultés. Les travailleurs sociaux et les soignants sont en effet confrontés à des individus en état de grande détresse psychique, physique et sociale. Un mouvement spontané nous porte au secours de l’autre, c’est la sollicitude, qu’il faut apprendre à tempérer. L’affect de sollicitude est au cœur de toute démarche soignante, et le processus psychique en œuvre dans son apparition est évidemment l’identification. Par empathie, nous voici à la place de l’autre, en train de vivre cette incapacité, ce manque, cette détresse. Ce même mécanisme est à l’œuvre chez la mère attentive à la détresse de son bébé, ce qui la conduit à répondre de façon adéquate aux attentes de son enfant. Passons sur les aléas de cette relation et le minimum de frustration nécessaire au développement du bébé, ce qui est important c’est l’identification à la détresse, à la souffrance de l’autre, c’est l’étape initiale, c’est, en quelque sorte, ce que nous prêtons à l’autre : notre sollicitude. Paul-Claude Racamier (1980) avait ces mots simples : « Un patient psychotique ne s’identifiera qu’à celui qui aura au préalable accepté de s’identifier à lui » (au-delà du patient psychotique, toute personne d’ailleurs). Toutefois, cette attitude n’est pas anodine, car le besoin impérieux de venir en aide à l’autre risque d’enclencher une succession d’attitudes dommageables pour la suite de la relation. En effet, nous prenons le risque d’amener notre interlocuteur à un vécu humiliant d’impuissance, à même de réveiller en lui le vécu archaïque du nourrisson impotent et envahi par les pulsions envieuses envers la mère. Trop de sollicitude et le sujet est envahi, blessé dans son amour-propre, confronté à son incapacité de venir à son propre secours ; il peut alors disqualifier ses propres capacités, tout en se montrant envieux à notre égard et donc attaquant. Il faut donc tempérer cette sollicitude, soit accepter de différer une réponse agie à leur détresse pour leur laisser le temps d’élaborer la leur (que nous soutiendrons). Leur solution peut ne pas nous convenir, mais il est assez remarquable que, quand cela marche, les emprunts soient assez partagés, ce qui veut dire que l’identification a fonctionné dans les deux sens. Plus globalement, cela signifie pour le sujet que sa capacité de se venir en aide est reconnue et soutenue par un autre être humain, qui accepte d’en payer le prix, c’est-à-dire ses affects d’inquiétude, les reproches de son surmoi et, éventuellement, ceux de ses collègues.
10Remarquons, cependant, que l’impératif de sécurité, doublé de sa référence au droit [*], aujourd’hui dominant dans tous les secteurs de l’activité humaine, et la protocolisation des réponses neutralisant les affects de sollicitude en les remplaçant par des éléments codifiés de réponse, sont les deux obstacles majeurs qui limitent la liberté intérieure de chaque soignant ou travailleur social, en ne favorisant guère le libre exercice d’une authentique sollicitude tempérée (la relation est transformée en procédure éventuelle). Aussi, faut-il résister à ces nouvelles pratiques institutionnelles et soignantes que l’on voudrait nous imposer, non pas tant parce qu’elles apportent des réponses codifiées, mais surtout parce qu’elles privent le sujet d’exercer envers lui-même ses propres capacités de sollicitude, qui sont l’un des éléments constitutifs de l’estime de soi. Le nouveau « sujet », ainsi promu, sera un usager, consommateur de réponses stéréotypées, homogénéisées, typique du talon d’Achille paradoxal du nouveau monde libéral, c’est-à-dire son aspect totalitaire. Voilà le sens actuel de l’histoire institutionnelle : l’institution totale !
La sollicitude, au cœur de toute démarche soignante, doit être tempérée
La sollicitude, au cœur de toute démarche soignante, doit être tempérée
11Continuons donc à promouvoir des pratiques institutionnelles et soignantes, où les processus fondamentaux d’identification à la communauté humaine continuent à œuvrer. Quitte, encore une fois, à ce que le résultat ressemble à un bricolage, aléatoire, improvisé, finalement peu soigné. Ce bricolage est cependant exigeant, puisque, à partir du moment où l’on n’est plus retranché derrière les protocoles et codifications, les personnes que nous rencontrons nous ressemblent comme des frères : elles suscitent en nous des identifications singulières, à ceci près, cependant, qu’il faudra aussi « mettre provisoirement en veille la priorité du même » (Lévinas, 1990). Il indiquait ainsi que la rencontre avec l’autre, le différent, oblige à se donner du temps pour penser la relation, notamment dans ce qu’elle peut rappeler d’altérité à l’intérieur de chacun. Mais c’est bien à partir de notre éprouvé, dont j’ai rappelé les précautions d’usage, que le sujet va capter en lui-même ce que l’autre y a déposé, pour se le traduire, afin d’en restituer quelque chose à l’autre, en lui rendant « détoxiqué », et, petit à petit, une relation peut s’installer.
« Sortir du cadre institutionnel »
12Je voudrais finir par une illustration concrète. Je travaille, entre autres, dans un dispositif d’accueil et de consultations somatiques et psychologiques pour personnes en situations très précaires, sans droits pour la plupart (Médecins du monde à Lyon) : beaucoup de sans-papiers, de demandeurs d’asile, voire de titulaires de la couverture médicale universelle (cmu) que des médecins récusent… Au même titre que mes collègues somaticiens et psychistes, j’essaie de leur proposer un cadre régulier d’entretiens et de rencontres, afin d’établir une régularité pouvant permettre à la continuité psychique de s’installer et, par là même, de recouvrer une certaine estime de soi. Dans ce dispositif, pour des raisons qui tiennent à mon histoire professionnelle (Maqueda, 1998), on m’adresse prioritairement des demandeurs d’asile, victimes principalement de conflits armés, de violences de guerres extrêmes et, en particulier, des jeunes mères ou futures mères.
13Dans ce cadre, j’accueille une jeune femme bosniaque de vingt-trois ans, réfugiée depuis peu avec son mari, et qui viennent de fuir la Bosnie, plus de dix ans après les accords de Dayton (1996), qui ont scellé une paix précaire en ex-Yougoslavie. Voici les raisons expliquant leur fuite. Quelques mois auparavant, alors qu’ils essaient de récupérer la maison familiale, à cheval sur une ligne de séparation du conflit inter-communautaire, son mari est roué de coups et assommé, tandis qu’elle se fait violer par plusieurs individus avec une violence extrême et intentionnelle. Bien évidemment, elle connaît ses agresseurs, issus d’un voisinage hostile mais intouchables. La plainte qu’ils déposent est insuffisamment reçue, et ils sont menacés de représailles (nous sommes là encore dans les soubresauts de la purification ethnique où le narcissisme des petites différences coule à flots). Terrorisés, ils s’enfuient et rejoignent à Lyon une sœur et sa famille, ayant obtenu l’asile précédemment. Enceinte de quatre mois à l’époque de l’agression, elle perd son bébé par suite des violences. Quand elle vient me rencontrer, elle est de nouveau enceinte de quatre mois, mais sidérée, anéantie, empêchée de penser par la collusion des dates. Elle ne peut se déprendre de l’idée qu’elle va perdre son nouveau bébé, au summum d’une angoisse amplifiée par le rejet d’une première demande d’asile. Elle est menacée d’expulsion dans son pays d’origine. Malgré mon expérience de ce type de situations, elle m’inquiète excessivement. J’en arrive à penser à une hospitalisation préventive pour surveiller sa grossesse et prendre soin de son état psychique. Mais considérant qu’elle a survécu à ces épreuves, et pour ne pas la disqualifier, je mets en place un travail (« d’accouchement ») au plus près, avec l’aide d’un interprète, lui faisant accepter peu à peu des entretiens réguliers, réglés, faisant appel à ses capacités de prendre soin d’elle-même. J’ai perçu, par ailleurs, qu’un transfert de type maternel pouvait s’installer avec l’interprète, tout comme un transfert de type paternel avec moi-même. En d’autres termes, une alliance thérapeutique était possible. Cependant, elle maintiendra en moi une ligne de tension d’inquiétude, alimentée par les fantasmes qu’elle exprime crûment d’une éventuelle « pollution » après-coup des violeurs sur ce nouveau bébé. En fait, elle imagine que le bébé pourrait être celui d’un des agresseurs, pensée alimentée par les échographies, où elle projette une ressemblance avec le visage de l’un d’entre eux. À mesure que l’accouchement approche, elle est de plus en plus angoissée. À ses questions, je comprends qu’elle n’a pas bénéficié de cours d’accouchement, car elle ne les a pas demandés. J’interviens alors (en colère) auprès des sages-femmes de la plus grande maternité hospitalière de Lyon, où elle doit accoucher. Dans les derniers jours, rompant une fois de plus avec mes protections orthodoxes, je lui donne mon numéro de téléphone portable et demande à l’interprète de faire de même. Nous communiquerons par sms, dans un sabir mi-français, mi-anglais, parfois bosniaque, qui m’obligera même à appeler l’interprète un dimanche. Elle accouchera finalement en retard (je pensais : « Elle le garde au chaud ou elle veut l’asphyxier ? ») le matin du jour où nous avions fixé une séance. Elle me téléphonera à l’heure dite de la séance (nous étions convenus de ne rien déroger au cadre, ne serait-ce que pour prévenir une éventuelle reconduite aux frontières). Vous conviendrez que c’est remarquable d’un processus thérapeutique, alors que le cadre était éminemment fragile et bricolé.
14Je lui ai rendu visite à la maternité, avec un peu de retard. Elle me le fit remarquer, comme je le lui reprochais souvent. Mais j’étais là, évidemment dans des conditions non protocolisées, en dehors des heures de visites, tôt le matin, et bien décidé à ne pas faire état de ma position de soignant au cas où je serais arrêté, pour deux raisons : l’une pour ne pas alerter le personnel, qui pourrait interpréter faussement ma présence (une éventuelle pathologie…), l’autre pour ne pas être reconnu comme celui qui avait râlé pour les cours d’accouchement. Je me surprends à être rassuré par l’extrême ressemblance de cette petite fille avec son père, présent au chevet de sa femme.
15Depuis, elle continue à venir me voir, souvent accompagnée du bébé, au sujet duquel elle me questionne parfois, quant à l’évolution de son développement. Elle devrait bénéficier d’un titre de séjour provisoire pour raison médicale.
16Cette histoire ressemble à bien d’autres… Elle fait partie de nos histoires, de nos héritages, de nos temps institutionnels et soignants. Elle illustre comment parfois nous sortons du cadre institutionnel afin que quelque chose se transforme. Pour faire cela, il faut avoir un cadre mental, une institution mentale qui nous donne confiance et permet d’exercer cette sollicitude tempérée, faite d’identification à l’autre, et qui permet à cet autre de s’identifier à nous. Ce va-et-vient d’identifications croisées, si on veille à les maintenir, nous protège de l’institution totale. L’héritage, c’est la durée et la transmission. Mon héritage est la psychiatrie communautaire, celle qui crée des structures d’hébergement et de soins alternatifs, la psychiatrie de secteur, quand elle promeut de vraies hospitalisations à domicile, et « la psychanalyse sans divan ». Nous nous livrons, en fait, à un travail de passeur (Maqueda, 2008).
17Enfin, quand on s’interroge, comme moi aujourd’hui, somme toute à la fin d’une carrière sur l’histoire institutionnelle, c’est la première fois, je crois, que les institutions tutélaires et leur mode de management essaient autant d’imposer un mode de fonctionnement unique basé sur l’économique. Ce mode de fonctionnement se présente, qui plus est, comme anhistorique, en tentant de ne pas tenir compte de ce qui s’est passé auparavant. Je reste optimiste cependant ; il reste toujours dans le cœur des hommes cette faculté d’inventer le monde, c’est-à-dire les institutions, qui garantissent qu’une vie humaine « suffisamment bonne » puisse durer. Ces institutions articulées entre elles sont les pièces élémentaires de ce que l’on peut appeler la culture ou l’ordre symbolique. Elles disent tout à la fois, ce qu’est le monde et ce que sont les sujets qui l’habitent. Je crois qu’il est possible de penser, de soutenir, qu’un temps pourrait advenir où les institutions seraient jugées à leur capacité de respecter la vie, à construire du « vivre ensemble ».
Bibliographie
- Hochmann J., 1984, Pour soigner l’enfant psychotique. Des contes à rêver debout, Toulouse, Privat.
- Lévinas É., 1972, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Poche, Coll. « Biblio essais », n° 4058, 1990.
- Maqueda F., 1998, Carnet d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, Érès (Prix Psychologie, 1998).
- Maqueda F., 2008, Rivages identitaires – Exercices de passeur, Les Éditions du Journal des psychologues.
- Racamier P.-C., 1970, La Psychanalyse sans divan, Payot.
- Racamier P.-C., 1980, Les Schizophrènes, Payot.
Notes
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[*]
Les droits de la personne sont éloignés de la figure du citoyen parce qu’ils isolent l’individu de son groupe d’appartenance, en l’enfermant dans la subjectivité de ses droits égoïstes. Ces droits s’attachent alors plus à la singularité de l’individu qu’à l’universalité des droits. C’est dans ce registre que l’on entend des usagers s’exclamer : « C’est mon droit ! » L’individu singularisé, atomisé, est renvoyé hors du débat politique, dans des droits à consonance privée, qui sont concédés par des procédures sélectives, induisant des comportements de soumission, d’obéissance et de conformité.