1D’où vient la classification des cinq sens ? Quels sont les critères par lesquels « le sens commun » fait une distinction entre les sens ? D’un point de vue psychologique, les sens sont-ils des « espèces naturelles » ? L’exemple de l’ouïe permet d’illustrer cette enquête.
2Le sens commun distingue cinq sens, qui sont autant de modalités d’expériences sensorielles de l’environnement : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat et le goût. Mais d’où vient cette classification qui correspond quasiment à un invariant culturel ? La question théorique de l’individuation ou de la classification des sens peut être conçue d’au moins deux manières différentes. D’une part, elle peut relever d’un projet anthropologique et sociologique. On peut se demander, notamment, quels sont les critères « naïfs » ou ordinaires de distinction entre les sens. Depuis Aristote, il nous paraît naturel de reconnaître cinq sens, mais pourquoi cinq plutôt que quatre ou six ? Sur quels critères basons-nous nos distinctions ordinaires ? Comme pour d’autres questions de ce type, les réponses que nous affectionnons peuvent être purement descriptives ou, au contraire, impliquer des propositions de réforme conceptuelle.
3La question de l’individuation des sens peut également être conçue comme relevant d’un projet psychologique, intéressant les sciences empiriques de la perception. Dans la terminologie de l’épistémologie contemporaine, la question est de savoir si les sens sont des « espèces naturelles » psychologiques, c’est-à-dire si notre classification ordinaire « découpe la nature selon ses propres articulations », pour reprendre l’expression de David Hume. Si la réponse à cette question s’avère négative, c’est-à-dire si notre classification ordinaire n’a pas de bases psychologiques solides, alors il faudra peut-être, pour les besoins de la science, remplacer notre concept naïf de sens par un concept plus technique, susceptible d’admettre plus de cinq modalités sensorielles.
4Dans ce qui suit, nous nous proposons d’explorer quelques aspects des relations entre les deux projets théoriques – anthropologique, sociologique et psychologique –, d’abord de manière générale, puis avec une attention particulière portée à la faculté de l’ouïe, considérée comme cet aspect de notre faculté sensorielle globale qui nous permet d’entendre les événements audibles de notre environnement.
Quatre critères de classification des sens
5Dans un article désormais classique (Grice, 1962), le philosophe Paul Grice propose quatre critères possibles de classification des sens (voir aussi notre discussion dans le chapitre 2 de Casati et Dokic, 1994).
Le critère des qualia
6Le terme « quale » (au pluriel, « qualia ») désigne les propriétés qualitatives ou phénoménales d’une expérience sensorielle qui déterminent l’« effet que cela fait » d’avoir cette expérience (Nagel, 1983). On fait ici l’hypothèse que l’expérience visuelle, par exemple, a un « cachet phénoménal » propre, distinct de celui de l’expérience auditive. L’effet que cela fait de voir le monde est subjectivement différent de l’effet que cela fait de l’entendre.
La difficulté principale à laquelle se heurte l’application de ce critère est la définition même des qualia, qui est notoirement controversée. Les philosophes de la perception sont divisés en « qualiaphiles » et « qualiaphobes » (Dennett, 1994).
Le critère du contenu
7Les qualiaphobes font souvent valoir que l’expérience sensorielle est phénoménalement transparente. Quand nous essayons de mettre en évidence, par introspection, les propriétés de notre expérience d’un cube rouge, par exemple pour essayer de dégager un quale chromatique déterminé, nous retombons sur la propriété même de rougeur du cube, telle qu’elle est représentée dans notre expérience. Alors que le critère des qualia dépend de l’identification de propriétés de l’expérience elle-même, le critère du contenu se focalise justement sur les propriétés représentées dans l’expérience, c’est-à-dire sur son contenu intentionnel ou informationnel. Selon le critère du contenu, nos sens sont autant de fenêtres sur des pans de la réalité sensible : le monde visible pour la vue, le monde audible pour l’ouïe, et ainsi de suite.
8Le problème principal que rencontre le critère du contenu concerne les sensibles communs, tels que la forme, la taille ou le mouvement, qui (comme Aristote le faisait déjà observer dans son traité De l’âme) peuvent être perçus à travers plusieurs sens, par exemple la vue et le toucher. Peut-être la douceur est-elle perceptible à travers le goût comme l’odorat. Le goût ne peut donc pas être défini seulement par référence à une propriété comme la douceur de ce qui est goûté. Pour résoudre ce problème, les philosophes font parfois appel à la notion d’une propriété clé ou d’un ensemble de propriétés spécifiques, qui serait exclusivement perceptible à travers une seule modalité. Par exemple, la couleur serait nécessairement un « visibile », c’est-à-dire une propriété que seule la vue serait capable de nous révéler. Une expérience de type visuel pourrait être alors définie comme une expérience qui porte sur quelque propriété chromatique, indépendamment des sensibles communs qu’elle représente également.
9D’autres difficultés attendent le défenseur du critère du contenu. Premièrement, ce critère implique que toute expérience visuelle est une expérience de propriétés chromatiques. Mais que dire de l’expérience des personnes souffrant d’achromatopsie, qui est une affection touchant justement la perception des couleurs ? Ces personnes perçoivent le monde « en noir et blanc » et ne peuvent pas établir, sur la seule base de leur expérience visuelle, les distinctions que nous faisons entre les différentes nuances chromatiques présentées par les objets qui nous entourent.
10Cette difficulté pourrait être contournée en liant la vue à la perception des couleurs chromatiques, mais également à celle de couleurs dites « achromatiques » (le noir et le blanc, et toutes les nuances de gris qui les séparent), qui seraient préservées dans l’achromatopsie. Toutefois, le défenseur du critère du contenu doit relever un défi plus général. Ce critère suppose qu’il est possible d’identifier une propriété clé sans faire essentiellement référence à la modalité sensorielle que l’on cherche à définir. Si une telle identification était impossible, la définition serait immédiatement circulaire : par exemple, la vue serait définie comme la perception de quelque objet coloré, mais la couleur serait à son tour définie comme un type de propriété qui ne se révèle qu’à la vue.
Le critère des stimuli
11Les critères des qualia et du contenu font essentiellement référence à la phénoménologie du sujet percevant, c’est-à-dire à des traits qui concernent en propre sa conscience perceptuelle. En revanche, le troisième critère fait appel à la structure naturelle de notre expérience sensorielle. En l’occurrence, il s’agit d’individualiser les sens par le type de stimulation sensorielle qui est à l’origine causale de l’expérience. Par exemple, le contact sous-tend le toucher (ou un type de toucher), la lumière est une condition causale de la vue, et ainsi de suite.
12D’un point de vue naturaliste, il va de soi que la référence au type de stimuli auquel les processus visuel, auditif, etc., sont sensibles est un élément important de notre compréhension scientifique de la nature de notre expérience sensorielle. Ce qui est moins évident, c’est la capacité du critère des stimuli de prédire un découpage entre les sens qui soit au moins approximativement celui du sens commun. D’une part, le même sens peut engager des types de stimuli différents, comme dans le cas de la pression et de la chaleur, qui, au sens large, relèvent du toucher. D’autre part, deux sens différents peuvent partager le même type de stimuli spécifiés en termes physiques ; par exemple, les radiations électromagnétiques pour la perception visuelle et thermique. Sans doute, le critère des stimuli ne suffit pas, à lui seul, à individualiser les sens.
Le critère de l’organe sensoriel
13Il est plausible de considérer qu’à chaque sens correspond un organe sensoriel, qui, d’un point de vue fonctionnel, traduit des paquets d’énergie physique d’un certain type (spécifiés grâce à l’application du critère des stimuli) en représentations perceptuelles. Les yeux, les oreilles, l’enveloppe corporelle, le nez et la bouche constituent intuitivement des organes pour la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.
14Le critère de l’organe sensoriel présente toutefois une ambiguïté qui concerne la définition de ce qui compte comme un organe sensoriel. Si la notion d’organe sensoriel est définie seulement en termes (neuro-)physiologiques, ce critère sera affecté du même défaut que le critère des stimuli ; il ne pourra, à lui seul, prétendre justifier un découpage intuitif des sens. Il y a cependant une autre manière, plus indirecte, de définir la notion d’organe sensoriel. Selon la définition relationnelle proposée par David Armstrong, un organe sensoriel est « une partie du corps que nous pouvons bouger à volonté avec l’objet de notre perception de l’environnement » (1968, p. 213). En vertu de sa référence à la volonté, cette définition implique que seuls comptent les organes sensoriels que nous pouvons solliciter volontairement pour transformer notre relation sensorielle au monde, par exemple en suivant des yeux un objet mobile, en orientant notre tête par rapport aux sons que nous entendons ou en déplaçant notre main sur la surface que nous explorons. La définition relationnelle présente l’avantage d’expliquer pourquoi le sens commun ne reconnaît pas comme sens certaines modalités sensorielles mises en évidence par les sciences cognitives, telles que la proprioception ou le sens de l’équilibre (Berthoz, 1997). Même si ces modalités sensorielles impliquent quelque organe au sens physiologique, nous ne pouvons pas directement influencer celui-ci pour moduler notre relation sensorielle au monde.
Dans le reste de cet essai, nous nous proposons de tester l’application de ces critères au cas spécifique de la perception auditive.
À la recherche des qualia auditifs : les Martiens et les Vénusiens
15Commençons par le critère des qualia. Deux expériences de pensée laissent penser que les qualia auditifs ne jouent pas un rôle essentiel dans l’individuation de l’ouïe. Distinguons deux aspects de la perception auditive normale : d’une part, le contenu informationnel de l’expérience, qui détermine les croyances que le sujet entendant est enclin à former sur la base de son expérience, et, d’autre part, les qualia associés à celle-ci. Les croyances liées à l’audition ont une signature spatiale caractéristique : quand nous entendons un son, nous pouvons former une hypothèse sur l’activité d’une source matérielle sonore, généralement perçue comme étant dans une certaine direction et à une certaine distance (même approximative) par rapport à nous. La source sonore elle-même n’est pas nécessairement visible ; elle peut être cachée par un autre objet matériel, voire se trouver à l’intérieur de ce dernier.
16Supposons à présent que les Martiens forment les mêmes croyances que nous formons spontanément sur la base de notre expérience auditive. Ils déclarent : « Il vient d’y avoir une explosion » dans les mêmes circonstances dans lesquelles nous venons d’entendre une explosion, de même qu’ils se retournent quand quelqu’un les appelle derrière eux. En revanche, l’effet que cela leur fait d’entendre un accord en do majeur est le même que l’effet que cela nous fait de voir un arc-en-ciel. Autrement dit, l’expérience des Martiens a le même contenu informationnel que notre expérience auditive, mais elle est dépourvue des qualia associés à notre expérience. À l’opposé, les Vénusiens ont des qualia de type auditif, mais n’ont aucune expérience dotée du même type de contenu informationnel que notre expérience auditive. Ils ressentent l’effet qualitatif que cela fait d’entendre une explosion, mais ils ne sont pas du tout enclins à former la croyance qu’il vient d’y avoir une explosion, ou à se retourner quand on les appelle.
17Le sens commun nous fait dire, sans doute, que les Martiens, à la différence des Vénusiens, entendent des événements extérieurs (des explosions, des voix). Il s’ensuit que le type de contenu informationnel de l’expérience est plus pertinent que les qualia qui lui sont associés pour déterminer sa nature proprement auditive. Seuls les Vénusiens, peut-être, sont capables d’apprécier la musique, mais alors l’expérience de la musique telle que nous la connaissons n’est pas nécessairement une expérience auditive.
18On objectera que la dissociation entre le contenu informationnel et les qualia de l’expérience auditive est contestable. Pour certains philosophes, les qualia auditifs sont déterminés par ce que l’on entend, et ne sauraient « flotter » à côté du contenu informationnel de l’expérience. Le sens commun se rendrait alors coupable de tolérer la double dissociation entre le contenu de l’expérience et son caractère qualitatif ou phénoménal chez les Martiens et les Vénusiens.
19Afin d’évaluer cette objection, il convient de rechercher des cas plus réalistes d’expériences qui s’approchent, au moins sous certains aspects, des expériences des Martiens et des Vénusiens. Considérons, pour commencer, la possibilité de dispositifs de substitution sensorielle impliquant la modalité auditive. Il existe des dispositifs de substitution visuo-tactile qui permettent à des personnes biologiquement aveugles d’avoir une expérience dont le contenu informationnel s’apparente à celui de la perception visuelle. Par exemple, une caméra fixée sur la tête traduit des stimulations de type visuel en stimulations tactiles, d’origine mécanique ou électrique, sur le dos ou sur la langue des sujets. Après quelques heures de pratique, ceux-ci parviennent à évaluer la forme des objets distants et à contourner des obstacles (Auvray, 2006). Autrement dit, ils sont enclins à former des croyances de type visuel. Il est intéressant de constater qu’au moins certains d’entre eux déplorent l’absence de contour émotionnel lié à l’exercice de leur nouvelle faculté sensorielle, comme si les qualia visuels leur faisaient défaut (Bach-y-Rita, 1997). On est alors en droit d’imaginer des dispositifs d’audition tactile ou d’audition visuelle, capables de traduire des stimulations auditives en stimulations tactiles ou visuelles. Les sujets qui utiliseraient de tels dispositifs auraient une expérience proche de celle des Martiens, à savoir un contenu informationnel de type auditif en l’absence de qualia auditifs.
Quant aux Vénusiens, une hypothèse est que leur expérience sensorielle ressemble, sous certains aspects, à la situation des patients atteints de surdité spatiale. Ces patients peuvent reconnaître les sons et leurs sources, mais sont incapables de les localiser dans l’espace égocentrique. Ils pourront déclarer entendre un son de violon, par exemple, sans être en mesure de dire si le son vient de la gauche ou de la droite, si la source sonore se trouve devant ou derrière eux. La surdité spatiale est l’image spéculaire de l’agnosie auditive, dans laquelle les patients peuvent localiser des sons sans être capables de les catégoriser, par exemple comme des sons de violon.
Le contenu de l’expérience auditive : les Saturniens et les Mercuriens
20Si le critère des qualia ne semble pas pouvoir révéler la nature de l’expérience auditive, tournons-nous vers le critère du contenu. L’ouïe nous donne accès à des sons, conçus comme des entités dynamiques, ou événements, typiquement produits par un objet ou une matière sonore (par exemple, une cloche). Mais quel est exactement le rapport entre la perception auditive et les sons ? Deux thèses peuvent être envisagées à ce stade :
- La thèse d’exclusivité : les sons sont les objets exclusifs de la perception auditive, au sens où un son peut être perçu seulement par l’ouïe.
- La thèse de nécessité : toute expérience de type auditif porte nécessairement, au moins, sur quelque son.
21Toutefois, la situation est en réalité plus complexe, et il convient de se pencher un peu plus longuement sur la nature du contenu de la perception auditive. Distinguons tout d’abord deux notions de son. Au sens large, les sons sont des événements susceptibles d’être entendus immédiatement. En ce sens, les sons peuvent présenter une qualité tonale déterminée (une hauteur), mais peuvent également être des bruits (bruissements, cliquetis, coups, battements, etc.). Au sens étroit, les sons présentent nécessairement une qualité tonale et, par conséquent, se distinguent des bruits.
22À l’évidence, la perception auditive ne porte pas nécessairement sur des sons au sens étroit. Au sein du champ constitué par les objets immédiats possibles de l’audition se dessine ce que l’on peut appeler une « fenêtre tonale », c’est-à-dire un espace ordonné de sons au sens étroit. Voici une définition physicaliste standard de l’étendue de la fenêtre tonale chez l’être humain : « L’étendue des fréquences de l’audition tonale est habituellement comprise entre 20 Hz et 15 000 Hz. En dessous de 20 Hz, le son n’a plus de qualité tonale continue ; nous entendons les sons en dessous de 20 Hz, mais ils ressemblent à une série de bruits sourds indépendants. » (Handel, 1989, p. 65.)
23Cette définition technique fait ressortir deux points philosophiques intéressants. Premièrement, elle admet que nous pouvons entendre des sons en dessous de 20 Hz. Seulement, nous n’entendons pas de tels sons comme des sons (au sens étroit, tonal), mais comme un ensemble de cliquetis structuré comme un rythme, une pulsation ou une mesure.
24Le second point concerne la frontière entre les sons tonaux et les autres, située autour de 20 Hz. Plusieurs questions se posent. Quel est le statut de cette frontière ? Sa localisation réelle correspond-elle à quelque nécessité physique ou psychologique ? Ne pourrait-on pas imaginer qu’elle soit placée à un endroit différent, et que notre fenêtre tonale ait une extension différente de celle qu’elle a en fait ?
25Pour tenter de répondre à ces questions, considérons, à titre d’expérience de pensée, deux autres espèces de créature dont l’appareil sensoriel est un peu différent du nôtre. Les Saturniens perçoivent une pulsation régulière au-dessus de 1 Hz comme un son d’une hauteur déterminée. Autrement dit, ils perçoivent comme un son tonal beaucoup de choses que nous percevons comme des mesures, telle qu’une mesure de dix battements par seconde. Les Mercuriens, eux, ont une fenêtre tonale dont la limite inférieure est 1 kHz (mille battements par seconde). Ils entendent comme un rythme ultrarapide ce que nous considérons comme un do intermédiaire.
Le sens commun distingue cinq sens, mais d’où vient cette classification ? Les Cinq Sens, par Hans Makart.
Le sens commun distingue cinq sens, mais d’où vient cette classification ? Les Cinq Sens, par Hans Makart.
26Ces deux scénarios imaginaires mettent en évidence un conflit potentiel entre deux conceptions ontologiques assez différentes des sons. La première conception est très largement majoritaire dans la tradition philosophique et correspond peut-être à certaines intuitions de sens commun. Elle stipule que les sons sont définis par leurs propriétés qualitatives, notamment tonales. Elle implique, donc, ou bien que les bruits ne sont pas des sons, ou que leur essence sonore est radicalement différente de celle des sons tonaux.
27La seconde conception considère que la qualité tonale d’un son ne fait pas partie de son essence ou de sa constitution en tant qu’entité physique. Il s’ensuit que la nature véritable des sons, constitués de séquences de pulsations, se révèle dans l’expérience justement en dessous de la limite des 20 Hz. Par contraste, l’audition de vibrations mécaniques au-dessus de 20 Hz ne constitue plus l’expérience des sons tels qu’ils sont en réalité, à savoir des sensibles communs, potentiellement accessibles à d’autres modalités, mais comme ils nous apparaissent sous un mode qualitatif (tonal) de présentation.
Plaidoyer pour un critère mixte
28Nous avons vu que le problème de l’individuation des sens peut être abordé de deux manières différentes, selon l’importance accordée à la classification du sens commun. Dans cet essai, nous avons privilégié les critères qui ont pour prétention de justifier, au moins jusqu’à un certain point, notre classification intuitive. Nous avons exploré en détail, à propos de l’expérience auditive, le critère des qualia et le critère du contenu. Si nous avons commencé par écarter l’idée que l’on puisse définir la modalité auditive par référence à des qualia auditifs « flottants », c’est-à-dire séparables du contenu informationnel de l’expérience, notre discussion du critère du contenu a montré l’intérêt d’introduire la notion d’un mode de présentation qualitatif d’un son, qui, dans l’expérience auditive normale, fait apparaître le son comme une qualité tonale déterminée (le son au sens étroit).
29Si l’analyse conceptuelle et la science motivent la conception du son comme une entité physique de l’ordre des vibrations mécaniques, le sens commun est plus proche de ce que nous avons appelé « la thèse d’exclusivité », selon laquelle certaines entités dynamiques, à savoir les sons au sens étroit, sont des audibilia, au sens où ils ne sont perceptibles que grâce à l’ouïe. Nous pouvons alors proposer la synthèse suivante. L’analyse conceptuelle et la science ont raison sur l’ontologie du son, qui, par sa nature vibratoire, est en principe accessible à d’autres modalités sensorielles que l’audition. Mais seule l’audition, sans doute, permet de percevoir certains sons comme ayant une qualité tonale déterminée. Par conséquent, les sons au sens étroit ne forment nullement une espèce physique naturelle ; ils correspondent au mieux à une facette subjective importante de notre expérience sensorielle, que le sens commun a tendance à considérer comme étant caractéristique de l’audition.
30Il ne s’ensuit pas que le critère du contenu, même augmenté de l’idée de modes de présentation qualitatifs, soit suffisant pour l’individuation des sens. Aucun critère pris séparément ne paraît d’ailleurs entièrement adéquat. Il conviendrait alors d’explorer la possibilité que le concept naïf de sens soit en réalité complexe, et que plusieurs critères relativement indépendants doivent être combinés pour approcher la classification du sens commun. Sans qu’il ne nous soit possible de défendre plus avant cette option théorique ici, nous suggérons de combiner le critère du contenu et le critère de l’organe sensoriel, conçu en termes relationnels. À chaque modalité sensorielle, le sens commun associe un organe sur lequel nous pouvons agir directement en vue de modifier indirectement le contenu de notre expérience. C’est donc l’activité liée à l’écoute, en tant qu’elle est susceptible de produire (entre autres) l’expérience de sons au sens étroit, qui caractériserait en propre l’expérience auditive. La question de savoir si une telle combinaison de critères est adéquate doit certes être explorée aussi relativement à d’autres modalités sensorielles, mais nous devons à présent renvoyer ce projet à une autre occasion.