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Lemoine C., 2010, « Vivement la retraite ! », in Le journal des psychologues, 275 : 6.
1Claude Lemoine, professeur de psychologie du travail, nous livre chaque mois son « point de vue » de spécialiste. Compte tenu de l’actualité sociale, nous avons tenu à ce qu’il nous fasse bénéficier, dans le cadre de ce dossier, de sa réflexion sur la question des retraites.
2Le Journal des psychologues : Que pensez-vous du débat actuel sur la retraite ?
3Claude Lemoine : Je pense que la question est traitée uniquement sur un plan économique et gestionnaire. Aucune place n’est donnée à une réflexion sur le travail, sur sa place dans la vie, dans les différentes phases de vie. Et c’est très dommage. Il en est de même des manifestations où seuls les présents sont comptabilisés, avec des erreurs qu’on n’admettrait pas d’un élève de dix ans ! Ce n’est pas parce qu’on n’est pas dans la rue à un moment donné qu’on approuve la réforme en cours ! Les statistiques jouent le rôle d’un rideau de fumée et piègent les interlocuteurs représentatifs. Elles détournent du vrai problème et évitent de poser les bonnes questions.
4JDP : Quelles seraient les bonnes questions ?
5C. L. : Ce serait, pour un psychologue du travail, de situer la retraite dans une perspective globale de vie, sur un plan humain. La retraite n’est pas un tout en soi, c’est le prolongement d’une vie de travail, elle-même la suite de la jeunesse et de la formation. Dans ces trois périodes de la vie, il est important que chacun se trouve bien, trouve sa place dans la société. C’est trop sérieux pour laisser le problème aux économistes.
6JDP : Mais le revenu n’est-il pas un facteur important pour le bien-être ?
7C. L. : Bien sûr que si, mais ce n’est pas le seul critère à considérer. On ne peut raisonner en système binaire où une réponse en exclut une autre. C’est comme pour le travail, la seule rémunération ne peut compenser des conditions de vie très difficiles, qui empêchent par exemple les relations familiales ou ne rendent pas heureux. D’ailleurs, pour la retraite, entrent en jeu non seulement le revenu mais aussi l’âge, c’est-à-dire un temps de vie. Le plus étonnant est qu’un système qui se dit « libéral » impose un âge de départ et empêche de le choisir. C’est cette obligation qui, notamment, n’est pas bien acceptée et qui accentue le sentiment de contrainte déjà présent dans le travail.
8JDP : Y a-t-il d’autres raisons au rejet de la réforme ?
9C. L. : Oui. La retraite avec un niveau de vie décent fait partie des avancées sociales de notre société, tout comme l’allongement des études qui protège du travail des enfants et vise à leur donner des atouts pour l’avenir. En fait, le sentiment du progrès lié aux avancées techniques et scientifiques considérables a suscité des exigences nouvelles : comme dirait Coluche, dans une société d’abondance, on n’a plus le droit d’avoir faim. Il en est de même pour le travail : le travail pénible doit se réduire, par tous les bouts, avant, pendant et après, et laisser place aux machines, mais sans pour cela que l’on se fasse exclure du système social en devenant chômeur. Les possibilités de vie offertes par les techniques modernes reposent le problème de la distribution des richesses mais aussi des contraintes. Or, on n’en est pas là. Le travail se fait de plus en plus stressant et incertain, et on veut nous le prolonger !
10À cela s’ajoute un sentiment d’injustice fort, aidé par l’étalement des flux financiers indécents par ceux, peu nombreux, qui dirigent l’économie et façonnent nos conditions de vie. L’écart perçu grandit entre, d’un côté, ces facilités et, de l’autre, l’effort demandé, ce qui le rend insupportable. Il en résulte l’impression d’une véritable régression sociale.
11JDP : Comment voyez-vous la retraite alors ?
12C. L. : La retraite devrait pouvoir donner place à la convivialité, aux activités sociales, au vivre ensemble, ce dont notre société manque le plus aujourd’hui. Et ce n’est pas parce que l’espérance de vie augmente qu’il faut nous enlever ce bonus. D’ailleurs, les probabilités sont toutes calculées sur le passé, ce qui ne permet pas de prédire l’avenir.
13JDP : Faut-il moduler les conditions de retraite selon la pénibilité, les métiers ?
14C. L. : C’est là une proposition piège qui détourne la question de fond sur quelques catégories symboles. Discriminer la pénibilité ressemble au système des primes attribuées à quelques-uns : cela permet d’installer la zizanie par sentiment d’injustice retourné entre les salariés. Chacun considère que son métier est pénible, voire plus qu’un autre. D’autant que la pénibilité n’est pas que physique, elle est devenue psychologique par le stress et la pression continue. Elle ne peut être réservée à deux ou trois catégories. En fait, la question de la retraite repose celle des conditions de travail. Il ne faut pas attendre la retraite pour les améliorer ! S’il faut prolonger le travail, il faudrait commencer par le rendre plus acceptable, plus vivable [*], et plus sûr aussi. Pourquoi obliger à travailler plus longtemps quand il n’y a plus assez de travail ?
15JDP : En résumé et pour conclure ?
16C. L. : On sent aujourd’hui un malaise profond, comme le sentiment de se faire voler son dû, déjà retenu sur le salaire, et sans pouvoir rien faire. La question de la retraite est posée à rebours, dans le sens opposé du poil, ce qui hérisse. Il faudrait passer d’une logique purement comptable à une logique sociale qui réintègre le sens de l’humain, du bien-être ; et ce, d’autant plus que ceux qui dirigent les comptes ont perdu une grande part de leur crédibilité. Dans ce cas, en démocratie, il reste à changer la donne…
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Lemoine C., 2010, « Vivement la retraite ! », in Le journal des psychologues, 275 : 6.