Notes
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[1]
L’habilitation est délivrée par l’INSERR à des psychologues diplômés, ainsi qu’à des formateurs de moniteurs autoécole, au terme d’une formation de cinq semaines.
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[2]
La circulaire du 11 mars 2004 abroge la circulaire du 25 juin 1992 relative à la mise en place du permis de conduire à points (NOR EQUS9200863C) et la circulaire du 23 novembre 1992 relative au permis à points (NOR EQUS9201533C).
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[3]
Tout permis français comporte un capital maximal de douze points. Les permis probatoire, des conducteurs novices (moins de trois ou deux ans de conduite selon le mode d’apprentissage) comporte a minima six points (circulaire du 11 mars 2004 et décret n° 2007-753 du 9 mai 2007, art. 1 JORF du 10 mai 2007).
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[4]
Exceptionnellement, la présence des stagiaires est une décision de justice qui ne donne pas lieu à récupération de points (alternative aux poursuites judiciaires, peines complémentaires).
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[5]
Nallet N., 2009, « Profils de personnalité en lien avec les infractions et-ou les accidents de la route : qui sont les stagiaires permis à points ? », Doctorat NR, Psychologie cognitive, Lyon, Université Lyon-2.
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[6]
Nallet N., 2009, op. cit.
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[7]
Observatoire national interministériel de sécurité routière (Onisr), 2007.
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[8]
Nallet N., 2009, op. cit.
1Il est des lieux d’exercice où les psychologues ont su trouver leur place, mais dont on parle peu. Le secteur de la sécurité routière est l’un deux. Avec la mise en place de stages de sensibilisation aux causes et conséquences des accidents de la route, ce temps de prévention qu’ils animent est l’occasion de mettre en chantier un travail psychique qui permettra au conducteur infractionniste de se décentrer de sa logique individuelle pour une meilleure prise en compte de la dimension collective.
2Dans le cadre du permis de conduire, la sécurité routière est un des nouveaux foyers d’emploi pour les psychologues habilités [1] (toutes branches confondues). Le permis à points et l’animation de stages sont régis par la loi n° 89-469 du 10 juillet 1989 et son décret d’application n° 92-559 du 25 juin 1992, ainsi que par la circulaire (NOR : intd0400031C) du 11 mars 2004 [2]. Les stages dits « stages permis à points (pap) » portent l’appellation « stages de sensibilisation aux causes et conséquences des accidents de la route ». Ils permettent de recapitaliser au maximum quatre points sur douze [3] sur le permis de conduire, en participant de façon volontaire à un stage de dix à vingt participants pendant deux jours consécutifs (seize heures). Cette possibilité est donnée aux conducteurs français tous les deux ans. Les stages constituent, en fonction du nombre d’inscrits, des groupes restreints de six à treize personnes ou des groupes étendus de quatorze à vingt stagiaires (Anzieu, Martin, 2000, p. 16). Dans les deux cas, la plupart du temps, les participants sont orientés vers un même objectif (récupérer quatre points) [4]. Ils viennent chercher / acheter un bon point symbolique, voire un dû. L’erreur est humaine, et chaque conducteur est susceptible de suivre un stage au cours de sa vie. C’est pourquoi le principe de récupération de points, en France, donne la possibilité aux conducteurs de s’amender. En pratique, il s’avère que les stagiaires, bien qu’ils ressemblent à « Monsieur tout le monde » sur le plan manifeste, présentent des profils particuliers [5].
3En 2009, la France compte environ quatre cent cinquante animateurs-psychologues qui ne répondent pas à des obligations de résultat (changement de comportements), mais à des obligations de moyen (apport de pistes de réflexion). Cet article repose sur l’animation de plusieurs centaines de stages et sur un travail d’analyse de la pratique, avec un statut de psychologue et un éclairage clinique, social et cognitif.
4Tout conducteur peut perdre quelques points sur son permis (erreur de conduite), mais ceux qui en perdent suffisamment pour justifier un investissement personnel dans un stage onéreux (temps et argent) présentent, pour la plupart, des caractéristiques communes de l’ordre du statut social, de l’indépendance de la pensée, du comportement autocentré avec une conception élitiste et exclusive de la route, du biais de supériorité, du fantasme de persécution et de vol… Ils s’inscrivent également dans une logique du jeu (plaisir), avec une problématique anxiogène de l’ordre de l’enjeu. Le plaisir de jouer avec les limites (la loi) s’accompagne de l’angoisse de perte (permis, travail).
5Par ailleurs, on remarque fréquemment un fonctionnement de contournement de la règle : « Si je perds mon permis, de toute façon, je conduirai. » Le comportement anticipé et verbalisé ainsi que le fonctionnement individuel au-dessus de la règle peuvent laisser apparaître un aménagement psychique d’allure perverse. On peut penser que le comportement rationnel à suivre consisterait à tout mettre en œuvre afin d’éviter de perdre le permis de conduire. On observe également des difficultés à gérer les injonctions paradoxales (source de stress et de mal-être) : la pression du travail qui requiert rapidité et efficacité semble incompatible avec les exigences collectives. Par ailleurs, le fait que les temps de trajet ne s’intègrent pas dans l’activité professionnelle (non pris en compte dans le temps de travail total) est source d’angoisse, car ils sont particulièrement coûteux psychiquement et économiquement.
De façon plus exceptionnelle, et dans un tout autre genre, une part beaucoup moins importante des stagiaires (moins d’un tiers) s’inscrit dans une logique rationnelle et adulte de prévention et d’anticipation du risque. Ces derniers viennent essentiellement chercher de l’information. Ils ont intégré la dimension collective et ont atteint le stade de l’autonomie, au sens piagétien du terme. Pour eux, la remise en cause engendrée par le stage pap est motrice, et son critère anxiogène est accepté et considéré comme acceptable. À l’issue du stage, à l’image du « Trouvé-Créé » de Donald W. Winnicott, les stagiaires devront progressivement s’approprier ce nouveau positionnement psychique, qui se transformera en un nouvel état d’être : prise en compte de la loi sociale dans la logique collective du réseau routier (Proshaska, Di Clemente, 1993).
Naissance du groupe
6La dynamique psychosociale et intrapsychique à l’œuvre lors des stages permet de comprendre les évolutions et les différentes étapes de la vie du groupe, à la lumière des apports théoriques, dans un environnement politique, social, professionnel et personnel. L’analyse permet, in fine, de jauger l’impact de la complexité systémique de la vie du conducteur et apporte des éléments de réponse à la question : la conduite rend-elle fou ?
7Le psychologue exerce le métier d’animateur de groupe de parole, de passeur de lien social, d’accompagnateur, de donneur de sens. Il est un pilier entre le sujet et l’être social, et notamment le travailleur. L’objectif premier de l’animateur-psychologue est d’amener le conducteur à réfléchir sur la dimension collective de la conduite et de ses dangers, de l’amener à se décentrer de son comportement initial et de faire tomber les illusions de maîtrise, de toute-puissance (au regard des lois physiques, physiologiques et des substances psychoactives) et de liberté (au regard de la symbolique de la loi).
8L’animation fait essentiellement appel à des concepts de la psychologie clinique et sociale. La taille du groupe détermine la technique d’animation. Bernard Cadoux (2004) illustre bien le ressenti de cette pratique quand, en substance, il mentionne que « la mise en groupe provoque une reprise […] comme une remise en jeu, une élaboration des angoisses catastrophiques ».
9L’animation consiste ainsi à gérer les mouvements régressifs inhérents à tout groupe. Pour René Kaës (1999, p. 71), « l’expérience du groupe mobilise les noyaux psychotiques de tout sujet névrosé et le contraint de penser ses plongées dans les angoisses et les défenses psychotiques ».
10Le conducteur stagiaire, délocalisé de son groupe usuel d’appartenance, s’intègre donc dans un nouvel « état groupal naissant », tel que Claudio Neri le conçoit : la difficulté de parler et de se comprendre « est vécue comme une tentative risquée qui comporte le danger de tomber dans le vide sans avoir de prise » (Néri, 1997, p. 240). Il s’agit alors d’accepter de s’éloigner des positions existantes et de risquer de briser le silence sans savoir comment le vide pourra être comblé. On s’inscrit alors dans la dynamique de la prise de risque, en acceptant de déplacer le risque individuel de la route au risque intrasubjectif en salle.
11Les groupes sont essentiellement masculins (moins de 15 % de femmes). Du fait que la naissance du groupe s’accompagne de la perte des frontières de soi, l’animateur se doit d’accompagner le stagiaire vers un début de remise en question, un élargissement des champs du possible, et ce, avec un maximum de précautions. Il est alors garant du cadre qui comporte un message double, voire paradoxal : d’un côté, rassurer le stagiaire (position bienveillante) et, de l’autre, le déranger dans ses « habitudes » en mettant l’accent sur ses dissonances psychiques et comportementales. Or, l’unité du Moi étant menacée, l’« infractionniste » répond alors fermement par la résistance.
12On observe ainsi, aussi bien chez les stagiaires que chez les animateurs, un ressenti émotionnel, anxiogène, vécu physiquement et psychiquement. Il peut se concrétiser physiquement chez le psychologue-animateur par une lourdeur des avant-bras, des épaules, voire de la tête. Il porte le groupe à la force des bras, le « holding » de Donald W. Winnicott (1958). Une sensation d’insécurité, du registre de la dévoration et du « lynchage », peut alors l’habiter. Le fantasme de dévoration met le psychologue dans une situation d’insécurité psychique plus ou moins forte d’un jour à l’autre, d’un groupe à l’autre et d’un individu à l’autre. Certains vont s’en protéger et l’exprimer sur le plan manifeste dans leur apparence physique (cheveux plus ou moins raidis, faisant référence à la rigidité du comportement et à l’impossibilité de passer entre les boucles), dans l’apparence vestimentaire (tenue asexuée ou du registre militaire « treillis » ou, a contrario, une apparence très féminine, du registre de la séduction). Dans tous les cas, le positionnement dans l’espace est fondamental : on entre dans l’arène tel un gladiateur. Le fait de ne pas prendre le risque d’entrer dans l’arène induit un mode relationnel propre à l’enseignant-enseigné. La position dominatrice derrière le bureau peut alors induire des retours de l’ordre du rejet et du comportement infantile qui ne demande qu’à s’exprimer.
13Ainsi, dès le début de sa constitution et de sa vie psychique, le groupe perçoit le psychologue, du fait de sa fonction, comme un intrus, un représentant du système, car il bénéficie d’une « part de gâteau ». Il fait alors l’objet de toutes les projections individuelles. Malgré une attitude bienveillante, il peut prendre le statut du mauvais objet (Winnicott, 1958). On observe ainsi chez certains stagiaires une difficulté à entendre et comprendre des notions de l’ordre du partage de la route. En réponse à ce type de comportement, l’animateur sort alors de la logique d’animation pour s’inscrire dans une logique de définition et d’application stricto sensu de la règle pédagogique de l’enseignant-enseigné. Ces mêmes stagiaires, en cas de sinistre, exigeront en tant que citoyens une prise en charge des préjudices par la société. Dans leur esprit, cette exigence est légitime, voire un dû.
14L’inconscient groupal des stagiaires repose sur les fantasmes de persécution et de vol : persécution par les forces de l’ordre qui « se cachent volontairement pour [les] piéger », avec la conviction que la sécurité routière rapporte plus d’argent qu’elle n’en coûte à l’État et que les amendes sont un nouvel impôt indirect : « C’est un piège à fric pour les caisses de l’État. »
15La sanction intervient à la suite des infractions pour lesquelles l’échelle de risque individuelle est en désaccord avec les règles du code de la route. Cet écart est en partie à l’origine de la position d’enfant rebelle et du sentiment de frustration et d’injustice à l’origine de stress. Face à une règle difficile à tenir, le fait de faire référence à l’absence de justification sécuritaire par rapport à sa propre perception du danger, ainsi que le fait d’être aveuglé par l’aspect financier de la sanction permettent une déresponsabilisation tout en conservant une estime de soi suffisamment acceptable. Derrière les manifestations défensives se déploient les moqueries du genre : « Je sais pas à quoi vous servez » ou les menaces verbales : « Si tu signes pas mon attestation, tu verras ce qui va se passer pour toi »… Par ailleurs, le plaisir dans la conduite s’exprime de façon tyrannique et sur le mode de la toute-puissance : « La ceinture, j’aime pas la mettre, ça me regarde. » Cette revendication met en évidence une recherche de plaisir qui semble s’apparenter à une recherche de jouissance effrénée : « Je jouis à n’importe quel prix. » Le risque de mort réelle n’est pas occulté, mais il est psychiquement mis à distance. Le conducteur est alors « naïf et optimiste ». Naïf, parce qu’il pense que l’accident n’arrive qu’aux autres, et optimiste, parce qu’il pense que l’autre, dans sa bienveillance, compensera ses transgressions. Cette illusion d’immortalité est nécessaire pour atténuer la réalité de la finitude.
16Globalement, les stagiaires observent de façon plus prégnante que les autres conducteurs un rapport viril à la route, une toute-puissance phallique, et leurs responsabilités sociales et professionnelles viennent s’y adjoindre avec un effet dose. L’incivilité, les comportements délictueux, apparaissent comme la normalité. De leurs propres dires, ils définissent leur conduite de « sportive » plus fréquemment que les autres conducteurs (Nallet, Bernard, 2010). La dimension collective du réseau routier est niée au profit d’un regard autocentré. Il s’agit alors, au cours de l’animation, de pondérer l’effet de toute-puissance phallique par une prise en charge bienveillante du groupe.
En outre, le stagiaire se positionne souvent comme un expert de la route pour laquelle il envisage des solutions simples et radicales sans prise en compte de la globalité des facteurs : « Y’a qu’à, ils n’ont qu’à… limiter la puissance des véhicules, brouiller les véhicules afin que l’on ne puisse pas téléphoner… » Alors même que, lors d’une fuite d’eau, ils font appel à un professionnel du domaine pour la réparation, sur la route, il leur semble évident de détenir à eux seuls, en tant qu’usagers, toutes les clefs du problème. Bien que la lecture de la route et, par extension, la sécurité routière paraissent simple, la lecture quotidienne de la route et son utilisation ne permettent pas d’accéder à la compréhension du système dans sa globalité, d’où une incompréhension à l’origine de frustrations. Le paradoxe est prégnant : alors qu’ils déplorent l’excès de surveillance et de contrôle sur la route, ils demandent également plus de réglementation et d’entraves qui vont à l’encontre de leur liberté individuelle (limitation de la puissance des véhicules lors de leur construction, ceinture de sécurité à déclenchement automatique, antidémarrage en cas d’alcoolémie du conducteur…). Cette demande apparemment paradoxale peut relever un besoin inconscient d’être psychiquement contenu. Ces propos émis lors des stages peuvent relever de l’incapacité d’autorégulation, à l’image d’un enfant se cachant pour savourer une gourmandise interdite. Certains stagiaires qui malmènent le cadre par leurs retards, l’irrespect des comportements (lecture du journal…), peuvent amener le psychologue à occuper une position surmoïque. Ils demandent ainsi à un tiers de poser un cadre externe face aux défaillances psychiques de leur propre cadre interne.
Le profil des stagiaires
17On observe actuellement une modification des profils des stagiaires. Auparavant, les stages étaient essentiellement constitués de « transgresseurs de la loi ». Aujourd’hui, en apparence, on rencontre des Madame et Monsieur tout le monde, auxquels chacun peut s’identifier. Ils se caractérisent par de « petites infractions » (s’il en est), comme les excès de vitesse de moins de 20 km/h (un point). Dans l’imaginaire collectif, l’amalgame se fait entre petite infraction et petite conséquence.
18D’un point de vue manifeste, pour la plupart d’entre eux, ils semblent adaptés à la vie en société. Ils détiennent un travail rémunéré, ont des liens amicaux et familiaux. Ils semblent avoir intégré la symbolique de la loi. Cependant, les stagiaires diffèrent de la population des conducteurs tout-venants [6]. Pour eux (plus que pour les autres), la loi et la décision de la respecter ou non restent conditionnées par leur perception propre du danger et de la justification de la règle (encore une logique individuelle). Ils se positionnent en expert de la route et prétendent savoir mieux que quiconque ce qui est bien pour eux à l’instant T, en fonction des conditions. Dans ce contexte, la rencontre avec les forces de l’ordre suscite incompréhension : « Je suis tombé sur un abruti qui n’a rien voulu savoir », sous-entendu il n’a pas voulu entendre sa revendication individuelle libertaire face à l’immuabilité de la règle pour tous. Tout semble relever du registre de la négociation en fonction du contexte (y compris la loi elle-même). La distance entre un agent qui constate un écart à la règle et verbalise, le cas échéant, et le citoyen « légitime » dans son infraction se creuse. Le récit par les stagiaires de la chronologie de leur perte de points contextualise toujours les infractions : « Je ne me suis pas arrêté au feu, parce qu’il était 3 h du matin et qu’il n’y avait personne. »
19Parallèlement, les récits des stagiaires nous interrogent également sur le mode relationnel adopté par une partie des forces de l’ordre qui semble relever d’une logique de la toute-puissance, voire d’une logique sadique.
L’incompréhension entre les parties peut également trouver sa source dans notre mode d’éducation actuel qui ne relève qu’occasionnellement de l’injonction. Aujourd’hui plus qu’hier, l’éducation familiale et scolaire s’inscrit dans la négociation. Or, quand on négocie depuis tout petit l’heure du coucher ou du repas du soir, pourquoi, à l’âge adulte, ne négocierait-on pas une règle du code de la route (qui reste une annexe du code pénal) ? Dans un tel contexte social, l’autorité, et le fait d’être assermenté, ne suffisent pas à valider une injonction.
Les stagiaires observent de façon plus prégnante que les autres conducteurs un rapport viril à la route
Les stagiaires observent de façon plus prégnante que les autres conducteurs un rapport viril à la route
20Globalement, face à la loi, on observe un mode de fonctionnement différencié selon les générations. Ceux qui ont obtenu leur permis avant les années 1970 s’inscrivent dans un respect scrupuleux du code de la route, illustré par la signalisation fixe (feu, stop…), tout en se permettant des adaptations d’usage du registre de la vitesse et de la consommation d’alcool (peu contrôlées et sanctionnées à l’époque). Alors que les quarantenaires et les plus jeunes générations, en plus de s’accorder de petits aménagements de la vitesse autorisée, ne respectent pas la signalisation fixe s’ils n’en ont pas compris la nécessité au préalable (sens et statut de la règle). La règle de conduite, à leurs yeux, trouve sa justification sur le seul critère du danger (subjectif), sans prise en compte du sens d’une loi ni du risque au sens plus général (pollution environnementale, sonore, gêne pour le vivre-ensemble…).
21Aujourd’hui, chaque conducteur, à sa mesure, développe un effort certain pour respecter les règles de conduite. Globalement, on remarque une amélioration sur la route, caractérisée principalement par une baisse en fréquence des grands excès de vitesse (division par cinq des dépassements à la règle de plus de 30 km/h entre 2002 et 2007) et une baisse de plus de 9 km/h des vitesses moyennes sur la même période [7]. C’est pourquoi la règle, malgré les efforts (non reconnus et récompensés), apparaît d’autant plus persécutrice : elle vient renforcer une position « aliénante » de la société et de l’entreprise qui, d’un côté, exigent efficacité et rapidité et, de l’autre, sécurité de soi et des autres, ainsi que le respect de l’environnement… Cliniquement, on peut s’interroger sur les différentes stratégies psychiques déployées pour prendre en compte / gérer les injonctions paradoxales : comment respecter une loi qui demande de rouler modérément, de ne pas téléphoner tout en conduisant, alors que les pressions professionnelles et sociales exigent rapidité, réactivité et efficacité. Ces dissonances psychiques sont difficilement gérables, voire « schizophrénantes ». Par ailleurs, bien souvent, la sanction vient tardivement, jusqu’à un maximum légal de trois ans. La sanction est alors différée et perd sa fonction « pédagogique » ; punir dans l’après-coup n’a pas de sens et renforce le sentiment d’injustice. Ces paradoxes sociétaux conduisent à faire des choix : je choisis de tout faire pour garder mon emploi avec le risque de perdre des points sur mon permis, voire d’avoir un accident. Dans les différents témoignages, le « j’ai pas le choix » revient comme un leitmotiv. Si l’on considère que le réseau routier fonctionne comme un système dynamique complexe et interactif, la métaphore de « l’effet Papillon » s’applique parfaitement dans ce contexte. Le système n’est pas statique, mais change selon les interactions entre ses différents composants (les usagers de la route), il est lui-même régi par des règles (la loi). Le fruit d’une « simple » interaction influence alors tout le système. Ce qui renvoie à la question initiale : la route rend-elle fou ?
22Ainsi, le conducteur « infractionniste », récidiviste, se confronte à son impuissance : « Je sais que le téléphone, c’est dangereux, mais faut bien que je travaille », « Comment vous feriez, vous ? » Une mère de famille ajoute : « Je ne peux pas faire autrement ; entre les enfants et le travail, je n’ai pas le nez sur le compteur et pourtant j’essaie de faire attention »… Le désarroi est projectif… Ces injonctions paradoxales (double bind) contraignent alors le conducteur à un comportement délictueux pour ne pas sombrer dans le manque de sens, dans la folie. En fonction du moment, des choix sont donc nécessaires, ils sont plus ou moins cohérents et pas toujours rationnels. Une logique de victimisation, du registre de « c’est la faute à pas de chance », à l’image du personnage de dessin animé Calimero, en découle. Cette logique (syndrome de Calimero) mobilise les mécanismes de défense : effacement de la responsabilité individuelle au profit de la responsabilité groupale sur un mode de locus de contrôle externe qui vient freiner les tentatives de remise en question de soi.
Conjointement à cette logique de victimisation, on observe une logique individuelle élitiste et exclusive de la conduite, poussée à l’extrême. Seuls les conducteurs qui « savent conduire » auraient le droit d’accéder au réseau routier. Les stagiaires (conducteurs « infractionnistes ») reprochent aux personnes âgées d’être trop lentes, de ne plus avoir les réflexes requis pour conduire : « Arrivé à un certain âge, le gouvernement devrait leur interdire la conduite. » En d’autres termes, celui qui commet les infractions demande aux autres de lui laisser la place : « Moi, je travaille, je les fais vivre », donc j’ai la légitimité de revendiquer plus de place. Or, à kilométrage égal, le stagiaire est en moyenne plus fréquemment et plus gravement accidenté que le conducteur tout-venant [8]. À la confusion s’ajoute l’absence de distinction entre gêne et danger : est qualifié de « dangereux » (au lieu de « gênant »), tout ce qui vient gêner le déplacement individuel : « Un vieux qui roule à 90 km/h au lieu de 130 km/h, c’est super dangereux. » Le partage de la route n’est pas une donnée « naturelle », à l’instar du bébé qui ne peut partager puisqu’il ne conçoit pas l’existence d’un autre du fait de l’absence de distinction moi / non-moi. En outre, de ce constat psychique émergent des limites physiologiques. Le déplacement à une vitesse supérieure à celle pour laquelle l’humain a été conçu produit, dans une optique d’adaptation au milieu, une simplification et un clivage des comportements (bons / mauvais conducteurs, les femmes / les hommes, ceux qui me ressemblent /les autres). Le déplacement au-delà de la vitesse adaptée aux capacités physiologiques et cérébrales de l’être humain s’effectue selon la perception que le conducteur peut avoir de l’environnement routier. Cette non-prise en compte des limites humaines favorise alors l’expression de comportements régressifs tels que la toute-puissance infantile, le non-partage, etc. Le conducteur procède alors à des ajustements comportementaux (adaptation) à la vitesse adoptée, du registre de la survie (perte de permis, de travail…) qui relève d’un modèle archaïque.
Conclusion
23L’objectif ultime de l’animateur est de sensibiliser et prévenir, afin que le stagiaire intègre psychiquement et intellectuellement les infractions commises comme un facteur de risque et, qu’à l’avenir, il ne soit pas impliqué dans un accident. Conserver les quatre points recapitalisés lors du stage constitue un objectif intermédiaire. Pour atteindre ses buts, le psychologue invite le conducteur à réfléchir sur son comportement au sens large. L’objectif étant d’intégrer du doute dans la conduite de sa vie, voire dans sa toute-puissance. Progressivement, la prise de conscience que l’activité de conduite est un comportement cognitif de haut niveau prend place. De ce fait, progressivement, il comprend que cumuler des infractions au code de la route l’expose, d’une part, à la perte de points et, d’autre part et surtout, à l’accident, entraînant avec lui l’atteinte possible à la vie humaine. En effet, alors que le risque le plus grand émis en début de stage est relatif à la perte de points sur le permis, le risque d’accident acquiert progressivement, au fil des heures, la première place (celle qui lui revient) : « Honnêtement, je n’étais pas ravi d’être là, je suis venu contraint et forcé pour acheter des points. Je repars avec plus que des points, ça devrait être obligatoire ce type de stage. C’est quand même pas normal que l’on soit obligé de perdre des points pour apprendre tout ça. »
24Dans l’intersubjectivité du groupe, en tout premier lieu, l’animateur-psychologue se doit d’accompagner les stagiaires à l’élaboration d’un espace de jeu (au sens de l’espace transitionnel de Donald W. Winnicott), de mettre de la distance, de prendre du recul par rapport à la réalité. Si le stagiaire arrive à se mettre sur le registre de l’enfant, pour pouvoir le dépasser immédiatement par la mise à distance (le miroir), il aperçoit progressivement ses contradictions.
25Les questions en suspens porteront alors sur le pourquoi et comment faire pour permettre la transformation des expressions régressives vers le sens partagé et parlé du vivre-ensemble. À la question du « pourquoi », nous pouvons émettre l’hypothèse que le véhicule et la route sont encore, pour certains, l’un des rares lieux à leur renvoyer une image positive d’eux-mêmes, leur ego y est valorisé et ils y réussissent : « La voiture, c’est toute ma vie… », « Je me sens libre, la nuit, je suis seul, je suis le roi. » Dans de telles conditions peut-on espérer une modification du comportement sans envisager, en parallèle, un nécessaire travail sur l’estime de soi. Les stratégies d’évitement (détecteur de radar…) sont moins coûteuses psychiquement qu’un travail d’introspection personnel et de remise en question de son comportement. Lors des différents échanges avec les stagiaires, un réel mal-être est observé. Derrière cette toute-puissance, cette tyrannie, se cache souvent une grande souffrance en lien avec l’anamnèse du sujet. En effet, que dire à un conducteur pour qui la voiture est investie narcissiquement et pour qui l’activité de conduite lui renvoie une image positive de lui-même ? Face à ces difficultés, chez beaucoup de stagiaires, l’espoir d’une amnistie présidentielle, tel le pardon du père, est souvent évoqué. Symboliquement, en pardonnant, la société (famille) accepte le conducteur (enfant) avec ses défaillances, et celui-ci se sent suffisamment rassuré pour y (re)trouver une place ici et maintenant (l’enfant prodige) parmi les autres (fratrie).
26Pour répondre au « comment faire évoluer un comportement ? », l’une des techniques utilisées pour faire émerger le doute est la déstabilisation, en créant un sentiment d’insécurité et une crise dans les repères du conducteur : « Je ne maîtrise rien. » En accompagnant le conducteur vers une maturité psychique et un travail d’introspection, l’animateur va entraîner un état d’angoisse, voire un état de crise. Cette insécurité psychique doit être transitoire et faire entrevoir des éléments nouveaux qui viendront combler le vacuum que l’on vient d’initier. Elle doit également donner suite à un nouvel état d’être, une autre manière de voir et de vivre la conduite par le partage équitable du réseau routier. Pour que ce nouvel état d’être persiste dans le temps, il est nécessaire d’apporter une dimension positive, en lien avec le principe de plaisir. Il est important que les stagiaires qui ont commis des infractions prennent conscience, concrètement, d’une cohabitation possible entre leur logique individuelle et la logique collective du réseau routier, en découvrant d’autres formes de plaisir. Sans cet accès au plaisir, on peut difficilement envisager une modification de comportement durable dans le temps. En un mot, si l’on enlève le « plaisir » du jeu du « chat et de la souris » sur la route, dans lequel la souris « infractionniste » est souvent gagnante (les stagiaires estiment que la verbalisation intervient une fois toutes les cent infractions commises), on doit combler le vacuum source d’angoisse.
27Les outils porteurs de sens pour atteindre l’objectif relèvent du rétablissement du lien social et de la médiation (photo-expression, parole…). Ces outils peuvent créer ou recréer des liens et un espace pour penser, « plus un patient a du mal à associer, parce que penser c’est courir le risque d’être confronté à ce qui fait souffrir, plus l’objet médiateur, réapprend à parler, à associer, à relier » (Vacheret, 2000), limite la prise de risque dans les faits. Il s’agit de permettre le développement de la compétence de mise en mots des émotions pour s’éloigner de l’alexithymie.
28Force est de constater que ces outils nous permettent d’aborder la sécurité routière sous un angle très large qui touche plus à la vie sociale qu’à la vie de simple conducteur. Il faut savoir s’éloigner de la route pour mieux y revenir et, surtout, pouvoir y rester. En revanche, l’expérience de vie de tous les stagiaires ne permet pas cette approche qui doit être remplacée, si besoin, par une approche plus classique (technique et rationnelle). La maturité du groupe, quant à elle, n’est pas liée au niveau d’instruction ni à l’âge des participants, mais à leur ouverture d’esprit et à la plus ou moins grande rigidité de leurs mécanismes de défense. Au cours de la vie du groupe, on repère facilement un stagiaire qui se positionne comme porteur du fantasme organisateur (D. Anzieu, R. Kaës) autour duquel les autres stagiaires gravitent dans un premier temps. Par la suite, les stagiaires vont psychiquement se différencier. Ce processus de différenciation est conditionné par les capacités des animateurs de mobiliser les stagiaires en toute sécurité psychique.
Ainsi, si l’on reprend l’objectif principal de ces stages qui est d’accompagner ces conducteurs « infractionnistes » à se décentrer de leur logique individuelle pour une meilleure prise en compte de la dimension collective, il est alors légitime de s’interroger sur l’efficacité de ces deux journées d’animation : Peut-on parler d’un groupe avec des stagiaires qui se réunissent directement ou indirectement sur une injonction légale ? S’il y a groupe, qu’apporte la dynamique de groupe à chacun de ses membres ? La mise en groupe sur deux jours est-elle suffisante pour parler d’« illusion groupale » (R. Kaës). Est-ce que l’illusion groupale peut se mettre en place face à un travail de déstabilisation psychique qui différencie rapidement les membres du groupe ? Aura-t-elle des effets positifs à court et à long termes en milieu ouvert en l’absence d’étayage ?… Ne serions-nous pas dans l’illusion d’une illusion d’un groupe tel que Didier Anzieu l’évoque dans le concept de « cinquième organisateur psychique » (Anzieu, 1999) des groupes ? Toutes ces questions habitent l’animateur sans que des réponses ne puissent pour autant être apportées.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu D., 1999, Le Groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
- Anzieu D., Martin J.-Y., 2000,
- La Dynamique des groupes restreints, Paris, Puf.
- Cadoux B., 2004, « Le groupécriture, une petite fabrique de subjectivité », in « Groupes à médiations en pratiques institutionnelles », Revue de psychothérapie psychanalytique du groupe, 41 : 139-150.
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- Winnicott D. W., 1958, « La première année de la vie », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.
Notes
-
[1]
L’habilitation est délivrée par l’INSERR à des psychologues diplômés, ainsi qu’à des formateurs de moniteurs autoécole, au terme d’une formation de cinq semaines.
-
[2]
La circulaire du 11 mars 2004 abroge la circulaire du 25 juin 1992 relative à la mise en place du permis de conduire à points (NOR EQUS9200863C) et la circulaire du 23 novembre 1992 relative au permis à points (NOR EQUS9201533C).
-
[3]
Tout permis français comporte un capital maximal de douze points. Les permis probatoire, des conducteurs novices (moins de trois ou deux ans de conduite selon le mode d’apprentissage) comporte a minima six points (circulaire du 11 mars 2004 et décret n° 2007-753 du 9 mai 2007, art. 1 JORF du 10 mai 2007).
-
[4]
Exceptionnellement, la présence des stagiaires est une décision de justice qui ne donne pas lieu à récupération de points (alternative aux poursuites judiciaires, peines complémentaires).
-
[5]
Nallet N., 2009, « Profils de personnalité en lien avec les infractions et-ou les accidents de la route : qui sont les stagiaires permis à points ? », Doctorat NR, Psychologie cognitive, Lyon, Université Lyon-2.
-
[6]
Nallet N., 2009, op. cit.
-
[7]
Observatoire national interministériel de sécurité routière (Onisr), 2007.
-
[8]
Nallet N., 2009, op. cit.