1Il est ici démontré que la surmobilité caractéristique de notre époque impose des apprentissages inédits et divers, à effectuer au grand air « dans le libre mouvement des corps et des muscles ». Gaston Pineau donne une ampleur particulière à la réflexion « sur l’art du voyage comme art de vivre » et explique la nécessité de faire entrer celui-ci dans le champ de la recherche-formation en sciences humaines.
2La place et le rôle actuels du voyage dans la formation de la vie humaine, individuelle et collective, est aux prises avec au moins deux grands paradoxes centraux d’une mobilité que certains appellent « surmoderne » (Augé, 2009) :
- un contraste de fond entre deux mouvements massifs de population au sens tragiquement contraire : celui d’une explosion touristique des habitants du Nord vers des pays du Sud, d’où partent des vagues d’émigration économique, et bientôt peut-être climatique, avec la grande ouverture des frontières pour les premiers, et la quasi-fermeture pour les derniers,
- une mondialisation des communications, où l’on peut presque tout faire, tout voir, tout savoir sans bouger, et où, pourtant, on bouge. Cette communication généralisée développe à la fois « plus de chez-soi » avec « plus de dehors » (Viard, 2006, p. 89).
3Le voyage for me-t-il toujours ? Ne déforme-t-il pas souvent le voyageur, mais aussi et surtout l’environnement, physique et social : agression culturelle, marchandisation des relations, dégradation des écosystèmes ? Au-delà de réponses rapides, la multiplication de ces formes exacerbées de surmobilité semble imposer des apprentissages assez inédits. De nouvelles compétences temporelles ne sont-elles pas à construire pour gérer cette fluidification mondiale de la vie, la rythmer de pauses et de mouvements, de demeures et de mobilités. Et, pour cette construction d’un nouvel art de vivre, le voyage ne peut-il être vu comme un moyen important, fondamental, de découverte de soi et du monde, à alterner judicieusement avec des périodes de non-voyage ? En effet, leur fréquence, leur nature, leurs allers-retours, ne sont pas toujours évidents. Le voyage peut être vu comme un synchroniseur possible de vie, pour apprendre à synchroniser.
Nous allons d’abord essayer d’expliciter en quoi les paradoxes de cette mobilité surmoderne posent de nouveaux apprentissages de conduites automobiles. Cette fluidification de la vie oblige à assouplir les cadres de référence, à les ouvrir à ce qu’on peut appeler le « bassin sémantique du mouvement », des déplacements. Très basiquement sera survolée une matrice d’exploration de différentes formes de déplacement, croisant moyens de transport et mouvements variables. S’initier à l’art du déplacement apparaîtra peut-être alors comme le premier apprentissage de base des arts de la voie et de la vie que peut ouvrir le voyage.
Apprendre la mobilité « surmoderne »
4L’ampleur et l’avenir de ces paradoxes poussent à les voir comme indicateurs de transition vers une société de mobilité généralisée, construisant de nouveaux rapports aux temps, aux espaces, aux autres et à soi-même. Marc Augé parle de « mobilité surmoderne », parce que surdéterminée par une série de causes qui font sortir de la dichotomie classique sédentaire / nomade. Elle oblige à repenser les notions de frontière, d’utopie, de ville et de mobilité : « Penser la mobilité, c’est la penser à diverses échelles pour essayer de comprendre les contradictions qui minent notre histoire. » (Augé, 2009, p. 85.) Et il plaide « pour une anthropologie de la mobilité » (op. cit.) qui ne néglige pas l’échelle du voyage : « Peut-être une de nos tâches les plus urgentes est-elle de réapprendre à voyager, éventuellement au plus proche de chez nous, pour réapprendre à voir. » (Augé, 1997, p. 15.)
5Dans Éloge de la mobilité. Essai sur le capital temps libre et la valeur travail, Jean Viard (2006) dissèque un peu plus ces différentes causes surdéterminantes qui changent structurellement les rapports spatio-temporels formant le cours d’une vie. D’abord, dans les sociétés occidentales, l’allongement de l’espérance de vie qui raccourcit la proportion du temps de travail. Un premier chapitre explore ce nouvel ordre du temps : « Vie longue et travail court… Le temps éveillé a échappé au travail pour les quatre cinquième de sa durée » (p. 85) ; une nouvelle économie du corps en fait un partenaire très proche et très sensible : « La découverte de l’apesanteur de la natation, des ailes volantes, des parapentes et les plaisirs de la glisse sont caractéristiques de ce nouveau corps jouet que nous ne cessons de découvrir. Corps marcheur, nageur, plus gymnique, plus ludique et plus soigné, plus séduisant et plus sexué… Sous chacun de ces mots, de nouveaux rapports aux lieux… » (P. 37.) Lieux de voyages-vacances, lieux de résidence qui cherchent d’autres proximités que le travail. Son deuxième chapitre, « La mise en loisir du territoire par une société du déplacement », s’appuie sur la statistique suivante, très parlante : « Dans tous les pays développés, chacun parcourt en moyenne, en 2005, quarante-cinq kilomètres par jour, alors que, dans les années 1950, on n’en parcourait que cinq. » (P. 90.) Allongement donc des déplacements rendus possible par l’augmentation de la vitesse, et même de la très grande vitesse. « Nous sommes entrés dans l’ère de la mobilité et le temps des trajets. » (P. 98.) Mais les pannes, encombrements et pollution témoignent aussi massivement, en creux, que cette entrée n’est durable que si d’autres comportements corrigent l’emballement. Et, lui aussi, appelle à « mettre en œuvre des politiques d’éducation et de démocratisation des diverses formes de cette mobilité » (p. 187).
Le vélo connaît un nouvel âge comme véhicule urbain…
Le vélo connaît un nouvel âge comme véhicule urbain…
6Ces formes émergent, promouvant souvent en contraste un « bon usage de la lenteur » (Sansot, 1998). Se multiplient les voyages lents, par « ses propres moyens », sans véhicule motorisé. « Voyager “by fair means”, c’est aller à cheval, à pied, en canots et même à bicyclette (machine mécanique mais rachetée par l’effort)… la lenteur révèle les choses cachées par la vitesse. » (Tesson, 2005, p. 20.) 70 % des Français font des randonnées à pied, expérimentant pratiquement les apports du premier traité philosophique sur la marche, au début de l’ère industrielle, de Henry David Thoreau : Walking (1862), De la marche (2003). Le vélo, lui aussi apparu à cette période, connaît un nouvel âge comme véhicule urbain, tout terrain et de longues randonnées : « Le miracle du cyclisme refait de la ville une terre d’aventure ou, tout du moins, de voyage… La bicyclette devient ainsi le symbole d’un avenir écologique pour la ville de demain et d’une utopie urbaine qui réconcilierait la société avec elle-même. » (Augé, 2008, pp. 10-41.) Les voyages « surmodernes » sont donc pris avec l’apprentissage de conduites de mobilité beaucoup plus complexes et contrastées qu’aux époques précédentes.
7Ces paradoxes montant d’une société de mobilité généralisée poussent de toute urgence à sortir les réflexions sur le voyage des agences de tourisme et des seules préoccupations du bon emploi des vacances. Et à les faire entrer à part entière dans le champ de recherche-formation des sciences humaines.
8Dans ce vaste domaine, l’héritage culturel sur l’apport des voyages oscille entre deux positions dichotomiquement opposées. L’une, négative, de la période classique, avec Pascal (1670) : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » (Pensée 136.) L’autre, très réactivement positive, d’un hérault passionné de la modernité, Nietszche (1888) : « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps, à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. Tout préjugé vient des entrailles. Être “cul-de-plomb”, je le répète, c’est le vrai péché contre l’esprit. »
Qu’apportent les pratiques de voyage de la surmodernité ? Comment éclairent-elles ces jugements abruptes et dichotomiques ? Des tenants actuels de ces positions apparemment exclusives feront des milliers de kilomètres, en dépensant argent et énergie, pour s’offrir des séjours zen en immobilité maximale. Tandis que d’autres, incapables de s’arrêter, souffriront, à en mourir, de désynchronisation intérieure. Mais toute une littérature de voyage, qui tend à se constituer comme genre spécifique, révèle des pratiques beaucoup plus riches et complexes. Les acquis expérientiels de ces pratiques sont de toute urgence à mettre en culture.
Le champ sémantique de la mobilité
9Un premier article, paru dans Le Journal des psychologues d’octobre 2009, a pour ainsi dire préparé ce dossier sur le voyage (Pineau, 2009). Cet article est parti du mot « voyage » lui-même pour en libérer et déployer la puissance étymologique : son radical « voy » et son suffixe « age », qui indiquent la pratique, l’usage avec, en l’occurrence ici, l’usage de la voie. Cette approche étymologique situe le voyage dans la dynamique d’un riche bassin sémantique extrêmement porteur de sens, inégalement développé selon les cultures. Dans la culture extrême-orientale, hypersensible aux changements, mouvements, processus, transitions, transformations (Jullien, 2009), ce bassin est central. La voie – le tao – est érigée comme chemin symbolique de connaissance et de sagesse. Une des dernières présentations d’un manuel de sagesse universelle, Le Bonheur selon Confucius (Yu Dan, 2009), la présente en six ramifications possibles : la voie du ciel et de la terre, du cœur et de l’âme, du monde, de l’amitié, de l’ambition, de l’existence.
10La culture occidentale dominante s’est classiquement plus employée à construire des catégories plus statiques pour appréhender les états stabilisés, les formes d’être constitué, les « solides ». Cependant, l’accélération des processus évolutifs multiples créent des brèches et obligent à une fluidification des modes de penser. Ainsi, les apports du voyage ont pu être abordés heuristiquement avec la théorie des quatre changements d’Aristote appliquée à ses formations possibles : changement physique de lieu (se déplacer), changement biologique de formes (se transformer), changement psychologique (maturer), changement mental (apprendre) (Fabre, 2003). Avec cette théorie ressortent quatre apports possibles du voyage : se déplacer, se transformer, apprendre, maturer. Ces quatre apports sont souvent imbriqués, mais peuvent définir quatre grands types de voyage les travaillant plus spécifiquement : le simple déplacement, à la limite du voyage ; le voyage-aventure de découverte ; le voyage d’étude ou d’apprentissage ; le voyage existentiel de quête de sens et de soi.
11La réactualisation de cette théorie du changement est à situer dans l’extension de la mouvance de ce bassin sémantique de la mobilité qui charrie des concepts spécifiques pour tenter d’expliciter ce qui s’y passe et s’y trame : formation permanente, trajet de vie, traces (Viard, 2006), rythme (Michon, 2005)… En particulier, des théories de la formation permanente se forgent pour comprendre les apprentissages vitaux qui s’opèrent tout au cours et dans tous les secteurs de la vie, hors enseignements formels. Les jalons posés par d’illustres devanciers sur cette formation adulte expérientielle non scolaire du cours de la vie remontent loin dans le temps.
12• En particulier le voyage comme moyen quasi archétypal de formation vitale dans pratiquement toutes les cultures et les âges : depuis L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, le Perceval de Chrétien de Troyes, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe et les livres d’apprentissage des compagnons du Tour de France. L’institutionnalisation massive d’un enseignement scolaire, majoritairement reçu assis en classe fermée, a refoulé, voire illégitimé, ces apprentissages des dehors, debout, au grand air, dans le libre mouvement des corps et des muscles. Le courant allemand de la Bildung reprend toute une actualité et inspire de plus en plus les approches de recherche biographique et d’histoire de vie en formation (Delory-Momberger, 2005).
13• S’actualisent des modèles philosophiques d’éducation permanente, d’une simplicité et d’une complexité aussi archétypale. Ainsi, celui de Platon construit avec le mythe de la caverne. La compréhension et l’aménagement durable de cette caverne, qui symbolise notre situation vitale matérielle en clair-obscur, ne pourront s’effectuer que par des va-et-vient, montant et descendant, à la lumière du soleil, symbole d’une source rationnelle éclairante. Par ce cadrage cosmo-symbolique, il modélise un long circuit éducatif, alternant des espaces-temps d’action et de réflexion formalisantes. Il relie dialectiquement ce que Pascal et Nietszche opposent. La formation est de mettre ensemble et en sens par alternances intégratives ces contraires, ces savoirs d’action et de réflexion narratives.
14• Fait aussi partie de cette remontée éclairante la théorie des trois maîtres de Jean-Jacques Rousseau, grand voyageur lui-même (Gros, 2009, pp. 91-112). Au début de L’Émile, il énonce que ce qui rend l’éducation complexe, c’est qu’elle est donnée par trois maîtres : soi, les autres, les choses. Et, qu’en plus, les leçons de ces trois maîtres sont rarement convergentes. Ce qui crée une dynamique éducative complexe et contradictoire. Là aussi, l’institutionnalisation de l’action des enseignants a fait privilégier ce pôle social au détriment des deux autres. L’ouverture des apprentissages au cours complet de la vie oblige à les réintégrer. Réactualiser cette théorie ouvre l’exploration de trois types de formation très différents, complexes et en interaction, parfois contradictoires : la formation par soi, l’autoformation ; par les autres, la socioformation, et par les choses, l’écoformation (Pineau, 2000, pp. 125-137).
Cet article veut se centrer sur le premier niveau prosaïque basique du voyage : le déplacement d’un lieu à un autre. Sa simplicité n’est qu’apparente, et ses enjeux échappent souvent à ceux qui ont une place assez privilégiée pour s’en dispenser ou en remettre son aménagement aux bons soins d’autrui. Sa décision, sa conception et sa réalisation soulèvent en fait des problèmes psycho-organiques, techniques et sociaux majeurs et complexes qui rythment la vie d’une façon ou d’une autre. Il s’agit, en fait, d’opter pour un mouvement en dehors de la place occupée, la mobilité ou l’immobilité et donc le choix d’une voie : laquelle ? comment ? quand ? pourquoi ? avec qui ?
Le déplacement : art d’accorder temps, moyens de transport et mouvements vitaux
15Le déplacement est une base et un cœur si cachés du voyage qu’il est souvent court-circuité par la hâte d’arriver ou de revenir. Dans le langage courant, il est même opposé au voyage, comme une obligation à la liberté : « être en déplacement » est une pratique obligée d’un moyen de transport et non une pratique de mobilité autonomisante. Comment faire de cette nécessité matérielle une vertu formatrice ? Cette nécessité occupe souvent un temps important du voyage. Peut-on en faire autre chose qu’un temps mort ? un temps fort ? Comment et pourquoi ?
16L’importance basique du déplacement est d’ouvrir une voie en croisant, en temps opportuns, des moyens de transport avec des mouvements personnels, physiques et sociaux. Ce croisement de mouvements est crucial et lui-même toujours en mouvement. Il met en connexions multiples et spécifiques, instant après instant, des mouvements aussi nécessaires qu’éphémères, pour construire une continuité spatio-temporelle avec des discontinuités. Il nécessite donc une conduite spécifique en veille permanente pour s’ajuster aux variations multiples. Cette conduite prend des formes très différentes selon les moyens de transport à piloter dans des environnements matériels, sociaux et temporels divers. Elle est partagée socialement dans les transports en commun, déléguée à un ou des conducteurs professionnels. En revanche, elle doit être assumée personnellement pour les transports individuels.
17L’accès à la conduite automobile est un moyen majeur d’autoformation : en donnant le pouvoir de déplacement, cette conduite libère de la place donnée, assignée socialement et physiquement. Elle ouvre le rayon d’actions et d’interactions. Cette conduite automobile ne se réduit pas au pouvoir de piloter une auto, moyen majeur de la mobilité autonome moderne. C’est pourquoi nous faisons éclater l’agglutination restrictive du mot pour en faire ressortir son intérêt pour toutes les formes de mobilités « surmodernes ». Le préfixe « auto » se détache et s’autonomise d’une utilisation chosifiante et instrumentalisante trompeuse. Il retrouve son ampleur paradigmatique d’indicateur / opérateur de l’action formatrice, spécifique des sujets, comme foyer organisationnel interne les faisant émerger (Morin, 1980, pp. 100-110). Son accolement à la notion de mobilité indique l’importance de l’appropriation personnelle de ce pouvoir de mouvement pour l’émergence formatrice du sujet. Cette appropriation varie suivant les formes de mobilité, dépendantes essentiellement des environnements. Aussi, nous ajouterons le préfixe « éco » pour indiquer que cette mobilité se conduit par une union souple et forte entre soi et les environnements. Aucune conduite autoécomobile n’est complètement automatique par la complexité des variables en jeu. Chacune demande des apprentissages spécifiques. C’est cette spécificité d’apprentissage personnel des principales conduites d’autoécomobilité surmodernes que nous voudrions survoler. La catégorisation tripartite des moyens de transport en voies terrestres, aériennes et maritimes est ample et cependant courante : elle fournit trois catégories à cocher sur les cartes de débarquement d’avion. Il est remarquable que cette catégorisation reprenne trois des quatre éléments de la cosmogonie traditionnelle, au moins en Occident : la terre, l’air, l’eau. Le feu n’offre pas encore de voie courante de transport. Mais la course aux étoiles, soleil compris, est lancée. La sagesse de Dédale l’emportera-t-elle sur l’imprudence d’Icare ?
18Cette persistance des catégories cosmogoniques traditionnelles indique leur pertinence et l’intérêt de leur utilisation comme supports d’éducation à l’environnement, ou plutôt aux divers environnements matériels, sociaux et temporels, tant ces éléments sont la base de mouvements très différents. Ainsi, les voyages, par l’utilisation de ces moyens de transport très différents, peuvent aussi être des voies majeures d’éducation à l’environnement, à condition d’apprendre les conduites autoécomobiles durables adaptées, synchronisant les mouvements de déplacement entre l’organisme et ses environnements.
19Cette synchronisation pose des problèmes d’apprentissage de conduite très différents suivant les moyens de transport et leurs environnements. La conquête des moyens aériens est, bien sûr, la plus complexe, la plus difficile et la plus récente. Sauf exception, la maîtrise instrumentale des avions reste l’apanage de pilotes professionnels. Cette monopolisation et cette difficulté peuvent aliéner complètement les passagers, les stresser, les rendre craintifs ou passifs. Les bonnes compagnies développent des programmes de sensibilisation à cette conquête de la verticalité et du déplacement supersonique, qui ne sont pas seulement des divertissements pour tuer le temps (Étienne, Pérot, 2001). Le lâcher-prise instrumental nécessaire du déplacement aérien peut libérer l’esprit pour apprendre un peu ce fameux regard d’en haut que Goethe préconise comme exercice spirituel pour élargir et approfondir le champ de vision (Hadot, 2008). La Terre vue du ciel est unique. Et aucun autre point de vue ne révélera cette beauté. Puissent les photos de Yann Arthus-Bertrand nous apprendre à développer cette vision et communion cosmique en avion. La démocratisation des moyens de transport aérien sans moteur (planeur, ballon, deltaplane, parapente…) peut actualiser davantage les potentialités formatrices de ce mode de voyage.
20De même, la démocratisation des moyens de transport maritime. Mais, là aussi, le sans-moteur est plus propice à l’apprentissage actif de conduite autoécomobile avec et sur cet élément fluide. « Les phases caractéristiques du voyage sont amplifiées dans une croisière. Cela commence par la rupture du départ, lequel est illustré par le largage des amarres. Ensuite, le service du bateau est tellement prenant qu’il impose la gestion de l’immédiat au détriment du passé et du futur. C’est ce que nous pourrions qualifier d’un agir au “plus que présent”. Le bateau présente ensuite l’une des formes les plus puissantes de la rupture avec l’ancien territoire de vie par l’obligation de s’adapter au milieu mobile de la vie en mer… le retour sur terre apporte enfin la dernière touche à cette éducation au voyage en faisant percevoir comme étranger le port d’arrivée, même lorsqu’il s’agit du port du départ. » (Bazile, 2001, p. 223.)
21Il n’en reste pas moins que les premiers apprentissages de conduite automobile se font sur la terre, le seul élément solide. Et par la marche. « Une fois debout, l’homme ne tient pas en place » (Gros, 2009, p. 9) et l’on devrait dire l’enfant : le déplacement est le premier moyen d’autonomisation de l’organisme animal par rapport au végétal, qui doit grandir sur place. Ce changement de place est sans doute la manifestation première du synchroniseur prépondérant chez l’homme : « L’alternance d’activité à la lumière et de repos à l’obscurité. » (Reinberg, 1982, p. 51.) Et il ne faut pas être témoin des nombreux essais et erreurs ponctuant cet apprentissage, pour penser qu’il se fait sans effort. Les premiers pas qui accompagnent la conquête de la verticalité recèlent un art du pas que les âges suivants peuvent faire oublier, mais qui est à retrouver. Pour le retrouver, les jeunes enfants sont nos maîtres, eux pour qui la joie de se déplacer l’emporte sur le besoin d’arriver. À ses premières promenades en extérieur, ma petite fille tombait en arrêt dès les premiers pas, fascinée par une petite pierre, l’effleurement d’un rayon de soleil, le pépiement d’un oiseau… Je voulais avancer. Elle, elle se laissait explorer. Accroupis, nous sollicitions patiemment chaque toile d’araignée rencontrée pour tenter de faire surgir, de l’entonnoir central, l’intéressée. À ce rythme, la marche consistait en cinq ou dix pas… inoubliables. Dans la rue, je suis émerveillé par les petits enfants qui dansent en marchant, à la main de leur très sérieux parent. Pour eux, le déplacement est une fête. Comment réapprendre cette fête, ce plaisir de marcher, pour que l’usage de la voie n’use pas mais rende sage ?
22Le journal La Presse de Montréal intitulait son cahier « L’auto » du 1er mars 2010, « Le nouvel art de vivre sur roues ». Apparue à Sumer en 3500 avant Jésus-Christ, la roue a bouleversé les moyens de transport et de déplacement, soutenant des véhicules si différents qu’on ne remarque plus cet élément commun : roue de charriot, de train, de voiture, de moto… de vélo, de planche ou de patin à roulettes. En fait, elle est le fondement des technologies des transports terrestres, les ouvrant à la vitesse, au poids, au nombre, à de nouveaux arts de vivre. Elle est un véritable paradigme de création technico-civilisationnelle à intégrer pour approcher de façon pertinente les rapports entre voyage et rythmes vitaux. Elle souligne l’importance de l’instrumentation technique. La technique n’est pas forcément une exploitation de la nature ou de l’homme, « mais une fusion de la nature et de l’esprit en une création nouvelle qui les transcende l’une et l’autre » (Pirsig, 1978, p. 245). La roue a créé une place intermédiaire entre la terre et le ciel, le sol et l’air, ouvrant un nouvel espace d’habitat et de déplacement, un espace de glisse qui peut être grisant. Pas étonnant que plus de six mille ans après son invention, on parle encore d’inventer un nouvel art de vivre sur roues. La roue est devenue une conception symbolique de la vie et du temps.
Nous avons vu que la bicyclette – en tant que machine mécanique – a besoin d’être rachetée par l’effort pour être classée comme « moyen propre » de déplacement par un « vitaliste » comme Sylvain Tesson (2005, p. 20). Et encore ! Bien qu’il ait fait (ou parce qu’il a fait) le tour du monde à vélo, il a des mots très durs vis-à-vis de cette machine : « J’avais oublié combien le vélo aliénait l’esprit. À bicyclette, toute l’énergie spirituelle est consacrée à maintenir la tension physique. Et ce qu’on gagne en vitesse est à mettre au débit de la production intellectuelle. Le corps travaille. Le cerveau dort. » (Tesson, 2004, p. 72.) Le vélo a une histoire populaire et sportive qui nuit à sa prise en compte réflexive. Les traités récents qui s’y essaient s’intitulent avec grande prudence : Petit traité de vélosophie (Tronchet, 2000) ; Petit éloge de la bicyclette (Fottorino, 2007) ; Petite philosophie du vélo (Chambaz, 2008). Cependant, des tonalités épiques ont salué l’invention progressive et la première démocratisation, à la fin du xixe siècle, de la transformation simple et rapide de l’énergie humaine en vitesse : « La venue de la bicyclette est un des plus grands événements humains… La bicyclette est le premier stade de l’aviation : l’homme y apprend l’équilibre presque dans le fluide et s’y fait un œil agile et planant d’épervier… les pieds rotatifs ont un grand avantage sur les pieds sautatifs… il n’est pas douteux que le vélocipède sera la monture pratique des peuples civilisés… » (Citations de journaux d’époque par Philippe Gaboriau, 1995). Après la vitesse bourgeoise du xixe siècle, la vitesse populaire du xxe siècle, le vélo apporterait la vitesse écologique au xxie siècle (Gaboriau, 1995). Marc Augé (2008) en fait un éloge à part entière comme machine-symbole de création d’un monde mobile et propre. Pour l’avoir expérimenté lors d’un voyage de cinq mille kilomètres de Tours en Galilée, j’abonderais dans ce sens en ajoutant un argument supplémentaire : son accord possible avec les autres moyens de déplacement. Ma bicyclette m’a accompagné, quand il le fallait, en bateau, auto, bus, train et avion, et même à pied quand les pentes m’obligeaient à mettre pied à terre.
Le voyage, un synchroniseur autoécologique central des sociétés de mobilité
23Dans pratiquement toutes les cultures, le voyage apparaît comme un moyen quasi archétypal de formation vitale. Moyen initiatique aux arts non seulement de la voie, mais aussi de la vie. La vie « surmoderne » confronte à des mobilités paradoxales, exacerbées et inédites qui multiplient les formes de déplacement. Apprendre à rythmer le nombre et la nature de ces déplacements apparaît comme le premier art basique d’une conduite autoécomobile formatrice du cours de la vie actuelle. Conduite autoécomobile pertinente instrumentalement pour se transporter d’un lieu à un autre, mais aussi conviviale durablement avec les environnements sociaux et ouverte aux ondes « mondificatrices » pour communier cosmiquement.
24L’apprentissage de cette nouvelle conduite autoécomobile complexe, pour en faire un art de la voie et de la vie, pousse à faire une place plus centrale au projet rythmanalytique qui, depuis Einstein, pointe périodiquement dans les sciences humaines. Gaston Bachelard (1963) en fait le moyen majeur de construction de sa dialectique de la durée. « Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de préserver les énergies les plus diverses […]. Il faut rythmanalyser l’adulte pour le rendre à la discipline de l’activité rythmique à laquelle il doit l’essor de sa jeunesse. » Émile Benvéniste voit le rythme comme « la forme dès qu’elle est assumée par ce qui est mouvement, mobile, fluide ; la forme de ce qui n’a pas de forme organique » (Fraisse, 1974, p. 6). La fluidification mondiale actuelle fait centraliser le rythme comme forme d’organisation temporelle majeure, historicisant la formation / transformation des sujets individuels et collectifs (Michon, 2005). Le voyage peut nous apprendre à rythmer nos vies, à condition d’apprendre à voyager en actualisant le potentiel formateur des déplacements. Le voyage peut être un synchroniseur central des sociétés de mobilité. Un donneur de temps et de sens à apprendre à utiliser.